3.

Je passai des jours sans sortir de chez moi, dormant à contretemps, sans presque rien manger. La nuit, je m'asseyais dans la galerie face au feu et j'écoutais le silence, en espérant entendre des pas derrière la porte, croyant que Cristina allait rentrer, que dès qu'elle serait au courant de la mort de M. Sempere elle reviendrait auprès de moi, ne serait-ce que par pitié, ce qui, désormais, me suffisait. Une semaine ou presque après la mort du libraire, je compris que Cristina ne viendrait plus, et je remontai au bureau. Je tirai le manuscrit du patron du coffre et le relus, en pesant chaque phrase, chaque paragraphe. Cette lecture me donna à la fois la nausée et une obscure satisfaction. Quand je pensais aux cent mille francs dont, au début, j'avais été si heureux, je souriais intérieurement et je songeais que ce fils de chienne m'avait acheté à bas prix. Ma vanité calmait mon amertume, et ma douleur fermait la porte à ma conscience. Dans un mouvement d'orgueil, je relus ce Lux æterna de mon prédécesseur, Diego Marlasca, puis je le jetai dans les flammes de la cheminée. Là où il avait échoué, je vaincrais. Là où il s'était égaré en chemin, je trouverais la sortie du labyrinthe.

Je me remis au travail le septième jour. J'attendis minuit et m'assis à ma table de travail. Une page blanche dans le rouleau de la vieille Underwood et la ville noire derrière les fenêtres. Les mots et les images jaillirent de mes mains comme si elles avaient rageusement attendu dans la prison de mon âme. Les pages se succédaient sans conscience ni mesure, sans autre volonté que celle de subjuguer et d'empoisonner mes sens et mes sentiments. Je ne pensais plus au patron, à sa récompense ou à ses exigences. Pour la première fois dans ma vie, j'écrivais pour moi et pour personne d'autre. J'écrivais pour mettre le feu au monde et brûler avec lui. Je travaillais toutes les nuits jusqu'à épuisement. Je tapais sur les touches de la machine jusqu'à ce que mes doigts saignent et que la fièvre me voile la vue.

Un matin de janvier, alors que j'avais perdu la notion du temps, on frappa à la porte. J'étais couché sur mon lit, les veux perdus sur la vieille photo de Cristina enfant marchant la main dans celle d'un inconnu sur cette jetée qui s'avançait dans une mer lumineuse, cette image que je considérais désormais comme mon unique bien et la clef de tous les mystères. J'ignorai les coups pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce que j'entende sa voix et comprenne qu'elle ne renoncerait pas.

— Ouvrez ! Je sais que vous êtes là et je n'ai pas l'intention de m'en aller avant que vous ne m'ouvriez la porte ou que je l'enfonce.

Quand j'obtempérai, Isabella me contempla, horrifiée.

— C'est moi, Isabella.

Elle me poussa de côté et alla directement à la galerie ouvrir les fenêtres en grand. Puis elle se dirigea vers la salle de bains et fit couler l'eau dans la baignoire. Elle me prit par le bras et m'y traîna. Elle me força à m'asseoir sur le bord et examina mes yeux en relevant mes paupières tout en marmonnant entre ses dents. Sans m'adresser une parole, elle se mit en devoir de m'ôter ma chemise.

— Isabella, je ne suis pas d'humeur.

— C'est quoi, ces coupures ? Qu'est-ce que vous vous êtes fait ?

— Ce sont juste quelques éraflures.

— Je veux que vous consultiez un médecin.

— Non.

— Avec moi, pas question de se rebeller, rétorqua-t-elle durement. Vous allez tout de suite vous mettre dans cette baignoire, vous allez vous savonner et vous vous raserez. Vous avez le choix : ou c'est vous qui le faites, ou c'est moi. Ne croyez pas que vous vous en tirerez à bon compte.

Je souris.

— Je le sais bien.

— Obéissez. Moi, pendant ce temps, je vais chercher un médecin.

J'allais parler, mais elle leva la main et je gardai le silence.

— Pas un mot de plus. Si vous croyez que vous êtes le seul à souffrir, vous vous trompez. Et si ça vous est égal de vous laisser crever comme un chien, au moins ayez la décence de vous rappeler qu'il y en a d'autres à qui ça n'est pas égal, même si, en réalité, je ne sais pas pourquoi.

— Isabella…

— Dans l'eau ! Et faites-moi le plaisir d'enlever votre pantalon et votre caleçon.

— Je sais prendre un bain.

— Je n'en doute pas.

Pendant qu'Isabella partait à la recherche d'un médecin, j'exécutai ses ordres et me soumis à un baptême d'eau froide et de savon. Je ne m'étais pas rasé depuis l'enterrement et la glace me renvoyait un visage terrifiant. J'avais les yeux injectés de sang et la peau d'une pâleur maladive. Je passai des vêtements propres et m'assis dans la galerie pour l'attendre. Isabella réapparut vingt minutes plus tard en compagnie d'un médecin que j'avais parfois aperçu dans la rue.

— Voici votre patient. Ne faites pas attention à ce qu'il raconte, il ment comme il respire.

Le praticien me jeta un coup d'œil, pour estimer mon degré d'animosité.

— Allez-y, docteur, l'encourageai-je. Faites comme si je n'étais pas là.

Il procéda au méticuleux rituel de l'auscultation, examen des pupilles, de la bouche, questions mystérieuses et regards en dessous qui constituent la base de la science médicale. Lorsqu'il en fut aux coupures sur le torse infligées par le rasoir d'Irene Sabino, il haussa les sourcils.

— Et ça ?

— Trop long à expliquer, docteur.

— Vous vous l'êtes fait vous-même ?

Je hochai négativement la tête.

— Je vais vous donner une pommade, mais je crains qu'il n'en reste des cicatrices.

— Je crois que c'était le but.

Le docteur poursuivit ses investigations. Je me soumis à tout, docile, en contemplant Isabella qui observait, anxieuse, sur le pas de la porte. Je compris à quel point elle m'avait manqué et combien j'appréciais sa compagnie.

— Vous m'avez fait sacrément peur, murmura-te avec réprobation.

Le docteur examina mes mains et fronça les sourcils devant le bout de mes doigts à vif. Il me les pansa un à un en marmottant tout bas.

— Depuis combien de temps n'avez-vous pas mangé ?

Je haussai les épaules. Il échangea un coup d'œil avec Isabella.

— Il n'y a rien de vraiment grave, mais j'aimerais vous revoir dans mon cabinet demain au plus tard.

— Je crains que ça ne soit pas possible, docteur.

— Il y sera, assura Isabella.

— Entre-temps, je vous conseille de commencer à manger quelque chose de chaud, d'abord du bouillon et ensuite du solide, de boire beaucoup d'eau mais ni café ni excitants, et surtout de vous reposer. Prenez l'air et le soleil, mais sans faire d'efforts. Vous êtes un cas classique d'épuisement et de déshydratation, avec un début d'anémie.

Isabella soupira.

— Ce n'est rien, dis-je.

Le docteur me lança un regard hésitant et se leva.

— Demain, dans mon cabinet, à quatre heures. Ici, je n'ai ni le matériel ni les conditions pour vous examiner à fond.

Il ferma sa trousse et m'adressa un adieu courtois. Isabella l'accompagna à la porte et je les entendis chuchoter sur le palier pendant deux ou trois minutes. Je me rhabillai et attendis, en bon patient, assis sur mon lit. J'entendis la porte se fermer et les pas du médecin dans l'escalier. Je savais qu'Isabella était dans l'entrée, attendant quelques secondes pour revenir dans ma chambre. Lorsqu'elle le fit, je la reçus avec un sourire.

— Je vais vous préparer quelque chose à manger.

— Je n'ai pas faim.

— Aucune importance. Vous allez manger et ensuite nous sortirons prendre l'air. Point final.

Isabella me prépara un bouillon que je me forçai à remplir de croûtons de pain et ingurgitai en faisant bonne figure tout en ayant l'impression d'avaler des pierres. Je ne laissai rien dans l'assiette et montrai celle-ci à Isabella, qui montait la garde près de moi comme un sergent. Après quoi, elle me conduisit dans ma chambre, chercha un manteau dans l'armoire. Elle me mit des gants et une écharpe et me poussa vers la porte. Quand nous passâmes le portail, un vent froid soufflait, mais le soleil couchant brillait encore en semant de l'ambre sur les rues. Elle me prit le bras et nous marchâmes.

— Comme deux amoureux, remarquai-je.

— Très drôle !

Nous allâmes jusqu'au parc de la Citadelle et entrâmes dans les jardins entourant la gloriette. Nous arrivâmes au bassin de la grande fontaine et nous assîmes sur un banc.

— Merci, murmurai-je.

Isabella ne répondit pas.

— Je ne t'ai pas demandé comment tu allais.

— Ça ne vous change pas de vos habitudes.

— Comment vas-tu ?

Isabella haussa les épaules.

— Mes parents sont ravis que je sois revenue. D'après eux, vous avez eu une bonne influence sur moi. S'ils s'imaginaient ! La vérité est que nous nous entendons mieux. On ne peut pas dire non plus que je les vois beaucoup. Je passe presque tout mon temps à la librairie.

— Et Sempere ? Comment supporte-t-il la mort de son père ?

— Pas très bien.

— Et toi, que penses-tu de lui ?

— C'est un homme bon.

Elle observa un long silence et baissa la tête.

— Il m'a demandé de l'épouser. Avant-hier, Aux Quatre Ces.

Je contemplai son profil, déjà privé de cette innocence juvénile que j'avais voulu trouver chez elle et qui n'y avait probablement jamais été.

— Et alors ? demandai-je finalement.

— Je lui ai répondu que je réfléchirais.

— Et tu vas accepter ?

Les yeux d'Isabella étaient perdus dans la fontaine.

— Il veut fonder une famille, avoir des enfants… Il aimerait que nous vivions dans l'appartement au-dessus de la librairie et est convaincu que nous nous en sortirons malgré les dettes accumulées par M. Sempere.

— Évidemment, tu es encore bien jeune…

Elle pencha la tête et me regarda dans les yeux.

— Tu l'aimes ?

Elle sourit avec une infinie tristesse.

— Qu'est-ce que j'en sais ? Je crois que oui, mais pas autant que lui croit m'aimer.

— Parfois, dans des circonstances difficiles, on peut confondre la compassion et l'amour.

— Ne vous inquiétez pas pour moi.

— Je te prie seulement de t'accorder un peu de temps.

Nous nous observâmes, en proie à une immense complicité qui n'avait plus besoin de paroles, et je la serrai dans mes bras.

— Amis ?

— Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

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