13.

Les jours passaient en lectures et en frictions. Accoutumé depuis des années à vivre seul et dans cet état d'anarchie méthodique et négligente propre à tout célibataire endurci, je voyais mes habitudes bien ancrées dynamitées peu à peu, de façon subtile mais systématique, par la présence constante d'une femme dans la maison, même s'il ne s'agissait que d'une adolescente turbulente au caractère imprévisible. Je croyais au désordre organisé ; pas Isabella. Je croyais que les objets trouvent d'eux-mêmes leur place dans le chaos d'une demeure ; pas Isabella. Je croyais à la solitude et au silence ; pas Isabella. Si je cherchais un coupe-papier, un verre ou une paire de chaussures, je devais demander à Isabella où la Providence lui avait inspiré de les cacher.

— Je ne cache rien. Je range les choses là où elles doivent être : ça n'a rien à voir.

Pas un jour ne s'écoulait sans que l'envie ne me vienne une bonne demi-douzaine de fois de l'étrangler. Lorsque je me réfugiais dans le bureau en quête de paix et de calme pour réfléchir, Isabella ne manquait jamais de faire son apparition quelques minutes plus tard, tout sourire, pour m'apporter une tasse de thé ou des petits gâteaux. Elle tournicotait dans la pièce, allait à la fenêtre, rangeait ce qui traînait sur la table, puis s'enquérait de ce que je fabriquais là-haut, toujours muet et mystérieux. Je découvris que les filles de dix-sept ans possèdent des facultés verbales d'une ampleur telle qu'elles sont contraintes par leur cerveau à les exercer toutes les vingt secondes. Le troisième jour, je pris une décision : il fallait lui trouver un petit ami, sourd de préférence.

— Isabella, comment se peut-il qu'une charmante fille comme toi n'ait pas de soupirants ?

— Qui vous dit que je n'en ai pas ?

— Aucun garçon ne trouve grâce à tes yeux ?

— Les garçons de mon âge sont assommants. Ils n'ont aucune conversation et la moitié sont des idiots congénitaux.

J'allais lui faire observer que ça ne s'arrangeait pas en vieillissant, mais je ne voulus pas noircir encore le tableau.

— Quel âge, alors, doivent-ils avoir pour te plaire ?

— Je les aime plus vieux. Comme vous.

— Parce que tu me trouves vieux ?

— Eh bien, vous n'êtes plus précisément un jeune homme.

Je préférai croire qu'elle se moquait de moi plutôt que d'encaisser ce coup bas porté à ma vanité. Je pris le parti de m'en tirer par quelques pointes d'ironie.

— Bonne nouvelle : les jeunes filles aiment les vieux. Et mauvaise nouvelle : les vieux, particulièrement les vieillards décrépits et libidineux, aiment les jeunes filles.

— Je suis au courant. Ça fait belle lurette que je ne suce plus mon pouce.

Isabella m'observa : elle avait visiblement une idée derrière la tête et me sourit malicieusement.

— Et vous aussi, vous aimez les jeunes filles ?

J'avais la réponse sur les lèvres avant même qu'elle n'ait formulé la question. J'adoptai mon ton le plus sévère et le plus distant, genre professeur agrégé de géographie.

— Elles me plaisaient quand j'avais ton âge. En général, j'aime les filles qui ont le mien.

— À votre âge, ce ne sont plus des filles, ce sont des demoiselles, ou, désolée pour vous, des dames.

— Fin de la discussion. Tu n'as rien à faire en bas ?

— Non.

— Alors mets-toi à écrire. Je ne te garde pas ici pour que tu fasses la vaisselle et que tu caches mes affaires. Je te garde parce que tu m'as dit que tu voulais apprendre à écrire et que je suis le seul idiot de ta connaissance qui puisse t'y aider.

— Pas besoin de vous fâcher. Le problème, c'est que l'inspiration ne vient pas.

— L'inspiration vient quand on pose ses coudes sur la table et son derrière sur la chaise, et que l'on commence à transpirer. Choisis un sujet, une idée, et passe ta cervelle au presse-citron jusqu'à ce qu'elle te fasse mal. C'est ça, l'inspiration.

— Le sujet, je l'ai.

— Alléluia !

— Je vais écrire sur vous.

Un long silence et un échange de regards, comme deux adversaires qui se jaugent de chaque côté de l'échiquier.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous trouve intéressant. Et pas commun.

— Et vieux.

— Et susceptible. Presque autant qu'un garçon de mon âge.

Malgré moi, je commençais à m'habituer à la compagnie d'Isabella, à ses piques et à la lumière qu'elle avait apportée dans cette maison. En continuant de la sorte, mes pires craintes risquaient de se réaliser : nous finirions par devenir amis.

— Et vous, vous avez déjà votre sujet, avec tous ces bouquins que vous consultez ?

Je décidai que moins j'en révélerais à Isabella sur mon travail, mieux je me porterais.

— J'en suis encore au stade de la documentation.

— La documentation ? Ça marche comment ?

— En gros, on lit des milliers de pages pour apprendre tout le nécessaire et arriver à l'essentiel d'un sujet, à sa vérité émotionnelle, après quoi on oublie tout pour reprendre de zéro.

Isabella soupira.

— C'est quoi, la vérité émotionnelle ?

— C'est la sincérité dans la fiction.

— Alors il faut être sincère et honnête pour écrire une fiction ?

— Non. Il faut avoir du métier. La vérité émotionnelle n'est pas une qualité morale, c'est une technique.

— Vous parlez comme un scientifique, protesta Isabella.

— La littérature, du moins la bonne, est une science, mais elle a besoin du sang de l'art. Comme l'architecture ou la musique.

— Je pensais que c'était quelque chose qui sortait de l'artiste, comme ça, d'un coup.

— La seule chose qui sort comme ça, d'un coup, ce sont les poils et les verrues.

Isabella considéra ces révélations avec un enthousiasme mitigé.

— Tout ce que vous dites là, c'est juste pour me décourager et me renvoyer chez moi.

— Ne raconte pas n'importe quoi.

— Vous êtes le pire maître au monde.

— C'est l'élève qui fait le maître, et pas l'inverse.

— On ne peut pas discuter avec vous parce que vous connaissez tous les trucs de la rhétorique. Ce n'est pas juste.

— Rien n'est juste. Au mieux, on peut aspirer à ce que ce soit logique. La justice est une maladie rare dans un monde qui n'a pas besoin d'elle pour se porter comme un charme.

— Amen. Alors c'est ça qui vous arrive, quand on vieillit ? On ne croit plus en rien, comme vous ?

— Non. En vieillissant, la majorité des gens continuent de croire à des bêtises, la plupart du temps de plus en plus énormes. Moi, je vais à contre-courant, parce que je n'ai pas envie de me compliquer l'existence.

— Ne vous vantez pas. En tout cas, quand je serai plus âgée, je continuerai à croire, menaça Isabella.

— Bonne chance !

— Et, en plus, je crois en vous.

Elle ne détourna pas les yeux quand je la regardai.

— C'est parce que tu ne me connais pas.

— Ça, c'est ce que vous imaginez. Vous n'êtes pas aussi mystérieux que vous le pensez.

— Je ne prétends pas être mystérieux.

— C'est une façon aimable de dire antipathique. Moi aussi, je connais quelques trucs de la rhétorique.

— Ce n'est pas de la rhétorique. C'est de l'ironie.

— Il faut donc que ce soit toujours vous qui gagniez, dans les discussions ?

— Quand on me rend la victoire aussi facile, oui.

— Et cet homme, votre patron…

— Corelli ?

— Corelli. Avec lui aussi, elle est facile ?

— Non. Corelli connaît encore mieux les trucs de la rhétorique que moi.

— C'est bien ce qu'il me semblait. Vous avez confiance en lui ?

— Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Je ne sais pas. Vous avez confiance en lui ?

— Et pourquoi pas ?

Isabella haussa les épaules.

— Concrètement, qu'est-ce qu'il vous a commandé ? Vous ne voulez pas me le dire ?

— Je te l'ai déjà expliqué. Il veut que j'écrive un livre pour sa maison d'édition.

— Un roman ?

— Pas exactement. Plutôt une fable. Une légende.

— Un livre pour enfants ?

— Quelque chose de ce genre.

— Et vous allez le faire ?

— Il paye très bien.

Isabella fronça les sourcils.

— Et c'est pour ça que vous écrivez ? Parce qu'on vous paye bien ?

— Ça m'arrive.

— Et cette fois ?

— Cette fois, je vais écrire ce livre parce que je dois le faire.

— Vous êtes en dette avec lui ?

— Je suppose qu'on pourrait le formuler de cette façon.

Isabella soupesa l'affaire. Je crus qu'elle allait ajouter quelques mots, mais elle dut réfléchir et se mordit les lèvres. À la place, elle m'offrit un sourire innocent et un de ses airs angéliques qui lui permettaient de changer de sujet en un clin d'œil.

— Moi aussi j'aimerais qu'on me paye pour écrire, lança-t-elle.

— Tous ceux qui écrivent aimeraient ça, mais cela ne signifie pas que quelqu'un le fera.

— Et comment on y parvient ?

— On commence en descendant dans la galerie, en prenant une feuille de papier…

— … les coudes sur la table et en se passant la cervelle au presse-citron jusqu'à ce qu'elle vous fasse mal. D'accord.

Elle m'examina, hésitante. Elle vivait déjà depuis une semaine dans cette maison, et je n'avais pas encore ébauché la moindre tentative pour la renvoyer dans la sienne. Je supposai qu'elle se demandait quand je le ferais et pourquoi je ne m'y étais pas encore décidé. Moi aussi, je me posais la question et ne trouvais pas la réponse.

— Je suis contente d'être votre secrétaire, même si vous êtes comme vous êtes, déclara-t-elle finalement.

La jeune fille me regardait comme si sa vie dépendait d'une parole aimable. Je succombai à la tentation. Les bonnes paroles sont des cadeaux gratuits qui n'exigent pas de sacrifices et font plus plaisir que les vrais.

— Moi aussi, je suis content que tu sois ma secrétaire, Isabella, même si je suis comme je suis. Et je serai encore plus content quand tu n'auras plus besoin d'être ma secrétaire et que tu n'auras plus rien à apprendre de moi.

— Vous croyez que j'ai des dispositions ?

— Je n'en doute pas un instant. Dans dix ans, tu seras le maître et moi l'apprenti, dis-je, répétant des mots qui, aujourd'hui, avaient un relent de trahison.

— Menteur, susurra-t-elle en posant doucement un baiser sur ma joue, pour, tout de suite, dévaler l'escalier.

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