3.
À l'époque, la rue Nou de la Rambla déroulait un couloir de réverbères et d'enseignes lumineuses à travers les ténèbres du quartier du Raval. Cabarets, salles de bal et lieux difficiles à classer se succédaient, au coude à coude avec des établissements spécialisés dans les maladies vénériennes, préservatifs et désinfectants, qui restaient ouverts jusqu'à l'aube, tandis que des individus d'origines diverses, allant des jeunes gens visiblement aisés aux matelots des bateaux ancrés dans le port, se mêlaient à toutes sortes de personnages extravagants qui ne vivaient que pour la nuit. Des deux côtés de la rue s'ouvraient des passages étroits qui se perdaient dans la brume et hébergeaient une ribambelle de prostituées dont les tarifs allaient en décroissant.
L'Ensueño occupait l'étage supérieur d'un immeuble abritant au rez-de-chaussée une salle de music-hall dont les grandes affiches annonçaient le spectacle d'une danseuse, vêtue d'une robe aussi courte que diaphane qui ne cachait rien de ses charmes, tenant dans les bras un serpent noir dont la langue bifide semblait poser un baiser sur ses lèvres.
« Eva Montenegro et le tango de la mort », proclamaient des lettres géantes. « La reine de la nuit en exclusivité pour six soirées, sans prolongations. Avec la participation, en vedette américaine, de Mesmero, qui lit dans les pensées et dévoilera vos secrets les plus intimes. »
Près de l'entrée de la salle, une porte étroite menait à un long escalier aux murs peints en rouge. J'en gravis les marches et me trouvai devant une lourde porte en chêne sculpté dont le heurtoir avait la forme d'une nymphe en bronze, le pubis chastement voilé d'une feuille de trèfle. Je frappai plusieurs coups et attendis, en évitant de contempler mon reflet dans le miroir terni qui couvrait une bonne partie du mur. J'étais déjà en train de considérer la possibilité de repartir en courant, quand la porte s'ouvrit. Une femme d'un certain âge, les cheveux entièrement blancs élégamment noués en chignon, m'adressa un charmant sourire.
— Vous devez être monsieur David Martín.
Personne, dans toute ma vie, ne m'avait appelé monsieur, et ce ton cérémonieux me surprit.
— Lui-même.
— Si vous voulez bien avoir l'amabilité d'entrer et de me suivre.
Je lui emboîtai le pas dans un bref couloir qui débouchait sur un vaste salon circulaire dont les murs étaient revêtus de velours rouge et de lumières tamisées. Le plafond formait un dôme en verre dépoli, d'où pendait un lustre en cristal sous lequel une table en acajou portait un énorme gramophone qui distillait un air d'opéra.
— Puis-je vous offrir à boire, cher monsieur ?
— Si vous aviez un verre d'eau, je vous en serais reconnaissant.
La dame aux cheveux blancs sourit sans sourciller ni modifier d'une once son attitude aimable et son flegme imperturbable.
— Peut-être préféreriez-vous une coupe de champagne ou un alcool. Ou encore un verre de xérès.
Les connaissances de mon palais ne dépassant pas les subtilités des différents crus de l'eau du robinet, je haussai les épaules.
— Je vous laisse choisir.
La dame acquiesça sans perdre son sourire et m'indiqua un des somptueux fauteuils épars dans le salon.
— Si vous voulez bien vous asseoir, Chloé ne tardera pas.
Je crus que j'allais m'étrangler.
— Chloé ?
Indifférente à ma perplexité, la dame aux cheveux blancs disparut par une porte que l'on entrevoyait derrière un rideau noir, me laissant seul avec mes nerfs et mes désirs inavouables. Je déambulai dans la pièce pour dissiper le tremblement qui s'était emparé de moi. À l'exception de la musique en sourdine et du battement de mon cœur dans mes tempes, ce lieu était une tombe. Six ouvertures étaient réparties autour du salon derrière des tentures bleues, conduisant à six portes à doubles battants fermées. Je me laissai choir dans un fauteuil, un de ces meubles conçus pour bercer les postérieurs de princes régents et de généralissimes cultivant une certaine faiblesse pour les coups d'État. Bientôt la dame revint avec une coupe de champagne sur un plateau d'argent. Je m'en emparai et la vis disparaître de nouveau par la même porte. J'avalai la coupe d'un trait et déboutonnai le col de ma chemise. Je commençais à soupçonner que tout cela n'était qu'une plaisanterie tramée à mes dépens par Vidal. À cet instant, j'aperçus une silhouette qui venait dans ma direction, en provenance d'un des couloirs. Elle avait l'apparence d'une enfant, et c'en était une. Elle marchait tête baissée. Je me levai.
La petite fille s'inclina en une légère révérence et, d'un geste, m'invita à la suivre. À ce moment, je me rendis compte qu'une de ses mains était postiche, comme celle d'un mannequin. Elle m'escorta jusqu'au bout du couloir et, à l'aide d'une clef pendue à son cou, ouvrit la porte et me céda le passage. La chambre était plongée dans une quasi-obscurité. J'avançai de quelques pas, en tentant de mieux distinguer l'intérieur. Je perçus le bruit de la porte qui se refermait derrière moi et, quand je me retournai, l'enfant avait disparu. Le mécanisme de la serrure joua et je compris que j'étais enfermé. Je demeurai ainsi environ une minute, immobile. Peu à peu mes yeux s'habituèrent à la pénombre, et les contours de la pièce se précisèrent. La chambre était tapissée de noir du plancher au plafond. Sur un côté, on devinait une série d'étranges accessoires, tels que je n'en avais jamais vu et dont je fus incapable de décider s'ils étaient sinistres ou tentateurs. Un large lit circulaire était disposé sous un baldaquin qui m'apparut comme une grande toille d'araignée, auquel étaient accrochés deux candélabres dont les cierges noirs brûlaient en répandant ce parfum de cire qui règne dans les chapelles et les veillées mortuaires. Près du lit s'ouvrait une jalousie au dessin sinueux. Je frissonnai. Cet endroit était identique à la chambre que j'avais imaginée pour l'ineffable vampire Chloé et ses aventures dans Les Mystères de Barcelone. Tout cela sentait le piège. Je me disposais à tenter de forcer la porte quand je m'aperçus que je n'étais pas seul. Glacé, je m'arrêtai. Une forme se dessinait derrière la jalousie. Deux yeux brillants m'observaient, et je discernai des doigts blancs et effilés terminés par de longs ongles vernis de noir entre les orifices de la jalousie. J'avalai ma salive.
— Chloé ? murmurai-je.
C'était elle. Ma Chloé. La sublime femme fatale d'opéra que j'avais décrite dans mes récits était devant moi, bien vivante et pareillement vêtue. Elle avait la peau la plus blanche que j'aie jamais vue, et ses cheveux noirs et brillants taillés au carré encadraient son visage. Ses lèvres étaient peintes d'une couleur qui ressemblait à du sang frais, et ses yeux verts étaient cernés de noir. Elle se déplaçait à la manière d'un félin, et l'on eût cru que son corps, serré dans un corset luisant comme des écailles, était d'une matière aquatique et défiait les lois de la gravité. Son cou mince et interminable était ceint d'un ruban de velours écarlate d'où pendait un crucifix inversé. Je la regardai approcher lentement ; incapable même de respirer, les yeux rivés sur ces jambes inimaginables gainées dans des bas de soie qui devaient coûter plus cher que ce que je gagnais en un an et se terminaient par des chaussures pointues comme des poignards, nouées aux chevilles par des rubans de soie. De toute mon existence, je n'avais rien vu d'aussi beau, ni d'aussi terrifiant.
Je me laissai conduire par cette créature jusqu'au lit où je tombai, littéralement, à la renverse. La lueur des cierges caressait les contours de son corps. Mon visage et mes lèvres se trouvèrent à la hauteur de son ventre nu et, involontairement, je posai un baiser sur son nombril et promenai ma joue sur sa peau. J'avais oublié qui j'étais et où je me trouvais. Elle s'agenouilla devant moi et me prit la main droite. Doucement, comme un chat, elle m'en lécha les doigts un à un, puis me regarda fixement et commença à me déshabiller. Lorsque je voulus l'aider, elle sourit et écarta mes mains.
— Chuuut !
Quand elle eut terminé, elle se pencha sur moi et me lécha les lèvres.
— À ton tour, maintenant. Déshabille-moi. Doucement. Très doucement.
Je sus alors que je n'avais survécu à mon enfance maladive et lamentable que pour vivre ces secondes-là. Je la déshabillai lentement, dénudant sa peau jusqu'à ce qu'il ne lui reste sur le corps que le ruban de velours autour du cou et ces bas noirs dont le seul souvenir pourrait faire vivre jusqu'à cent ans plus d'un malheureux comme moi.
— Caresse-moi, me chuchota-t-elle à l'oreille. Joue avec moi.
Je la caressai et baisai chaque centimètre de sa peau comme si je voulais le mémoriser à jamais. Chloé ne montrait nulle impatience et répondait au contact de mes mains et de mes lèvres par de doux gémissements qui me guidaient. Puis elle me fit m'étendre sur le lit et couvrit mon corps du sien jusqu'à ce que je sente chaque pore me brûler. Je posai mes mains sur son dos et parcourus cette ligne miraculeuse qui marquait sa colonne vertébrale. Son regard impénétrable m'observait à quelques centimètres seulement de mon visage. Je sentis que je devais parler.
— Je m'appelle…
— Chuuut !
Avant que je puisse prononcer quelque autre niaiserie, Chloé posa ses lèvres sur les miennes et, pendant une heure, elle me fit disparaître du monde. Consciente de ma maladresse mais feignant de ne pas s'en apercevoir, Chloé anticipait chacun de mes mouvements et guidait mes mains sur son corps sans hâte ni pudeur. Il n'y avait ni ennui ni absence dans ses yeux. Elle se laissait faire et m'autorisait à la savourer, avec une patience infinie et une tendresse qui me permit d'oublier comment j'étais arrivé là. Cette nuit, dans le bref espace d'une heure, j'appris chaque ligne de sa peau comme d'autres apprennent des prières ou leur damnation. Plus tard, lorsque je me trouvai presque sans souffle, Chloé me laissa appuyer ma tête sur ses seins et me caressa les cheveux longuement, silencieusement, jusqu'à ce que je m'endorme dans ses bras, la main entre ses cuisses.
Quand je me réveillai, la chambre était toujours dans la pénombre et Chloé était partie. Sa peau n'était plus sous mes mains. À sa place, je trouvai une carte de visite imprimée sur le même parchemin blanc que celui de l'enveloppe dans laquelle m'était parvenue l'invitation, et j'y lus, sous l'emblème de l'ange, ce qui suit :
ANDREAS CORELLI
Éditeur
Éditions de la Lumière
69, boulevard Saint-Germain, Paris
Au dos étaient ajoutés quelques mots manuscrits :
Cher David, la vie est faite de grandes espérances. Quand vous serez prêt pour transformer les vôtres en réalité, mettez-vous en contact avec moi. Je vous attendrai.
Votre ami et lecteur,
A. C.
Je ramassai mes vêtements éparpillés sur le sol et m'habillai. La porte de la chambre n'était plus fermée. Je parcourus le couloir jusqu'au salon, où le gramophone s'était tu. Aucune trace de la petite fille ni de la femme aux cheveux blancs qui m'avait reçu. Le silence était total. À mesure que je me dirigeais vers la sortie, j'eus l'impression que, derrière moi, les lumières s'éteignaient et que les couloirs et les pièces s'obscurcissaient lentement. Je sortis sur le palier et descendis l'escalier pour retourner dans le monde, à contrecœur. Dans la rue, je me dirigeai vers la Rambla en laissant derrière moi l'agitation et la foule des établissements nocturnes. Montait du port un fin et chaud brouillard que les lumières des baies vitrées de l'hôtel Oriente teintaient d'un jaune sale, pulvérulent, dans lequel les passants s'évanouissaient telles des traînées de vapeur. Je marchai, tandis que le parfum de Chloé commençait à s'effacer de mon esprit, et je me demandai si les lèvres de Cristina Sagnier, la fille du chauffeur de Vidal, avaient le même goût.