26.
Je sortis de la maison peu après l'aube. Des nuages noirs rampaient au-dessus des toits et privaient les rues de leurs couleurs. Pendant que je traversais le parc de la Citadelle, les premières gouttes frappèrent les feuilles des arbres et éclatèrent comme des balles sur le chemin en soulevant des volutes de poussière. De l'autre côté du parc, une forêt d'usines et de gazomètres se multipliait jusqu'à l'horizon, diluant les particules de charbon de ses cheminées dans cette pluie noire que le ciel déversait en larmes de goudron. Je parcourus l'allée inhospitalière de cyprès qui conduisait aux portes du cimetière de l'Est, ce chemin que j'avais si souvent suivi avec mon père. Le patron était déjà là. Je l'aperçus de loin qui m'attendait, impavide sous la pluie, au pied d'un des grands anges de pierre veillant à l'entrée principale de la nécropole. Il était vêtu de noir, et le seul détail qui permettait de ne pas le confondre avec les centaines de statues derrière les grilles d'enceinte était ses yeux. Il n'eut pas un battement de paupière pendant le temps que je mis pour arriver à quelques mètres seulement de lui, et, mal à l'aise, je le saluai de la main. Il faisait froid et le vent charriait une odeur de chaux et de soufre.
— Les visiteurs de passage croient naïvement que le soleil et la chaleur règnent toujours sur cette ville, dit le patron. Mais, pour moi, tôt ou tard, l'âme originelle de Barcelone, trouble et obscure, revient se refléter dans son ciel.
— Vous devriez éditer des guides touristiques et non des textes religieux, suggérai je.
— Ça revient au même. Comment avez-vous passé ces jours de paix et de tranquillité ? Avez-vous avancé dans votre travail ? M'apportez-vous de bonnes nouvelles ?
J'ouvris ma veste et lui tendis une liasse de pages. Nous pénétrâmes dans le cimetière pour chercher un endroit à l'abri de la pluie. Le patron choisit un vieux mausolée dont la coupole était soutenue par des colonnes de marbre et entourée d'anges au visage trop mince et aux doigts trop larges. Nous nous assîmes sur un banc de pierre glacé. Sourire carnassier aux lèvres, il me fit un clin d'œil, ses prunelles jaunes et brillantes se refermant sur un point noir dans lequel se reflétait mon visage blême et visiblement anxieux.
— Détendez-vous, Martín. Vous accordez trop d'importance au décor.
Il commença de lire calmement les pages que je lui avais apportées.
— Je crois que je vais faire un tour pendant votre lecture, annonçai-je.
Corelli approuva sans lever les yeux.
— N'allez pas m'échapper, murmura-t-il.
Je m'éloignai aussi vite que je le pus sans qu'il remarque ma hâte et me perdis dans les tours et les détours de la nécropole. J'esquivai obélisques et tombeaux pour m'enfoncer dans le cœur du cimetière. La dalle était toujours là, marquée par un vase vide avec son squelette de fleurs pétrifiées. Vidal avait payé l'enterrement et même commandé à un sculpteur, jouissant d'une certaine réputation dans la corporation des pompes funèbres, une pietà qui gardait la tombe, yeux levés vers le ciel, mains sur la poitrine dans une attitude de supplication. Je m'agenouillai devant la dalle et nettoyai la mousse qui recouvrait l'inscription gravée au burin :
JOSÉ ANTONlO MARTÍN CLARÉS
1875-1908
Héros de la guerre des Philippines
Son pays et ses amis ne l'oublieront jamais
— Bonjour, père, murmurai-je.
Dans le bruit des gouttes frappant les pierres tombales, je contemplai la pluie noire qui glissait sur le visage de la pietà, et je me fendis d'un sourire en hommage à ces amis qu'il n'avait jamais eus et à ce pays qui l'avait transformé en mort-vivant pour enrichir un quarteron de caciques qui avaient toujours ignoré son existence. Je m'assis sur la dalle et posai la main sur le marbre.
— Qui aurait pu vous prédire ça ?
Mon père, qui avait passé toute sa vie à côtoyer la misère, reposait pour l'éternité dans une tombe de bourgeois. Enfant, je n'avais jamais compris pourquoi le journal avait décidé de lui offrir une sépulture digne d'un importateur de sucre, avec service funèbre, curé, pleureuses et fleurs. Personne ne m'avait avoué que Vidal avait payé le sépulcre fastueux de l'homme mort à sa place, même si je m'en étais toujours douté, attribuant ce geste à cette bonté, cette générosité infinie dont le ciel avait gratifié mon mentor et idole, le grand don Pedro Vidal.
— Je dois vous demander pardon, père. Pendant des années, je vous ai détesté pour m'avoir laissé seul. Je pensais que vous aviez eu la mort que vous cherchiez. C'est pour cette raison que je ne suis jamais venu vous voir. Pardonnez-moi.
Mon père n'avait jamais apprécié les larmes. Pour lui, quand un homme pleurait, ce n'était jamais sur les autres mais sur lui-même. Se laisser aller était une preuve de lâcheté et ne méritait aucune pitié. Je ne voulus pas pleurer, car je l'aurais encore une fois trahi.
— J'aurais aimé que vous voyiez mon nom sur un livre, même si vous n'auriez pas pu le lire. J'aurais aimé que vous soyez là, avec moi, pour voir votre fils se frayer un chemin et accomplir des choses qu'on ne vous a jamais laissé faire. J'aurais aimé vous connaître, père, et que vous me connaissiez. J'ai fait de vous un étranger pour vous oublier, et maintenant, l'étranger, c'est moi.
Je ne l'entendis pas arriver, mais en relevant la tête je découvris que le patron m'observait en silence, à quelques mètres à peine. Je me relevai et allai vers lui comme un chien bien dressé. Je me demandai s'il savait que mon père était enterré là et si c'était précisément la raison de ce rendez-vous dans le cimetière. On devait pouvoir lire sur mon visage comme dans un livre, car le patron hocha négativement la tête et posa une main sur mon épaule.
— Je ne savais pas, Martín. Je suis désolé.
Je n'étais pas disposé à lui ouvrir une telle porte sur la camaraderie. Je me détournai pour mettre fin à ce geste d'affection et de commisération, et contractai les paupières pour contenir mes larmes de rage. Sans l'attendre, je pris la direction de la sortie. Il resta quelques secondes sur place, puis se décida à me suivre. Il marcha près de moi en silence jusqu'à la porte principale. Là, je fis halte et manifestai mon impatience.
— Eh bien ? Vous avez des commentaires ?
Le patron ignora le ton vaguement hostile et sourit calmement.
— Votre travail est excellent.
— Mais…
— Si je devais vous faire une observation, ce serait que vous avez trouvé, je crois, le bon angle d'attaque en construisant toute une histoire à partir d'un témoin des faits qui se sent une victime et parle au nom d'un peuple qui attend ce sauveur guerrier. Je veux que vous poursuiviez dans cette voie.
— Cela ne vous semble pas forcé, artificiel… ?
— Au contraire. Rien ne nous induit plus à avoir la foi que la peur, la certitude d'être menacés. Quand nous nous sentons des victimes, toutes nos actions et nos croyances deviennent légitimes, même les plus contestables. Ceux qui s'opposent à nous, ou qui, simplement, sont nos voisins, cessent d'être nos semblables et deviennent des ennemis. Nous ne sommes plus des agresseurs, nous sommes des défenseurs. L'envie, la jalousie ou le ressentiment qui nous motivent sont sanctifiés, car nous avons la certitude d'agir pour notre seule défense. Le mal, la menace, sont toujours chez l'autre. La peur est le premier pas vers une foi passionnée. La peur de perdre notre identité, notre vie, notre condition ou nos croyances. La peur est la poudre et la haine est la mèche. Le dogme, en dernière instance, n'est que l'allumette qui y met le feu. Voilà pourquoi je suis convaincu que votre travail ouvre les bonnes portes.
— Éclairez-moi. Que cherchez-vous : la foi ou le dogme ?
— Il ne nous suffit pas que les hommes croient. Il faut qu'ils croient ce que nous voulons qu'ils croient. Et ils ne doivent ni le mettre en question, ni écouter ceux qui le mettent en question. Le dogme doit faire partie intégrante de l'identité. Quiconque le conteste est notre ennemi. Il est le mal. Et notre droit, notre devoir, est de le combattre et de le détruire. C'est l'unique chemin du salut. Croire pour survivre.
Je soupirai et acquiesçai à contrecœur.
— Je ne vous sens pas convaincu ; Martín. Dites-moi le fond de votre pensée. Vous pensez que je me trompe ?
— Je ne sais pas. Je pense que vous simplifiez les choses d'une manière dangereuse. Tout votre discours semble être un simple mécanisme conçu pour générer et diriger la haine.
— Le qualificatif que vous vouliez employer n'est pas dangereuse, c'est odieuse, mais je ne vous en tiendrai pas rigueur.
— Pourquoi devons-nous réduire la foi à un acte de refus et d'obéissance aveugle ? N'est-il pas possible de croire à des valeurs comme l'acceptation, la concorde ?
Le patron sourit, amusé.
— Il est possible de croire à n'importe quoi, Martín, au libre marché ou à la petite souris qui vient chercher les dents de lait sous l'oreiller. Et même de croire que nous ne croyons à rien, comme vous le faites, ce qui est la plus grande des croyances. N'ai-je pas raison ?
— Le client a toujours raison. Qu'est-ce qui ne va pas, selon vous, dans l'histoire ?
— J'ai besoin d'un méchant. Consciemment ou pas, nous nous définissons presque tous par opposition plus que par sympathie. En réalité il est plus facile de réagir que d'agir. Rien n'excite plus la foi et le zèle du dogme qu'un bon adversaire. Et plus il est invraisemblable, mieux c'est.
— J'avais pensé que ce rôle serait plus efficace s'il restait abstrait. L'adversaire serait le non-croyant, l'étranger, celui qui est en dehors du groupe.
— Oui, mais j'aimerais que vous soyez plus concret. Il est difficile de haïr une idée. Cela exige une certaine discipline intellectuelle et un esprit obsessionnel et maladif que l'on ne trouve pas chez tout un chacun. Il est beaucoup plus facile de haïr quelqu'un à qui l'on peut donner un visage, en le rendant responsable de tout ce qui nous dérange. Pas besoin que ce soit un individu isolé. Ce peut être une nation, une race, un groupe…
Le cynisme parfait et serein du patron finissait par déteindre sur moi. Je soupirai encore, abattu.
— Ne jouez pas avec moi au citoyen modèle, Martín. Pour vous ça ne change rien, et nous avons besoin d'un méchant dans ce vaudeville. Vous devriez le comprendre mieux que personne. Il n'y a pas de drame sans conflit.
— Quel genre de méchant vous plairait ? Un tyran envahisseur ? Un faux prophète ? Un croquemitaine ?
— Je vous laisse le choix du costume. N'importe lequel des suspects habituels fera l'affaire. Une des raisons d'exister de notre méchant doit être de nous permettre d'endosser le rôle de victime et de proclamer notre supériorité morale. Nous projetterons sur lui tout ce que nous sommes incapables de reconnaître en nous et que nous qualifions de démoniaque chez les autres en fonction de nos intérêts personnels. C'est l'arithmétique de base du pharisaïsme. Je vous l'ai déjà conseillé, vous devez lire la Bible. Toutes les réponses que vous cherchez y sont.
— C'est ce que je suis en train de faire.
— Persuadez l'homme pieux qu'il est exempt de tout péché et il se mettra à lancer des pierres, ou des bombes, avec enthousiasme. En réalité, ça ne réclame pas de grands efforts : il suffit, pour le convaincre, de l'encourager un peu et de lui fournir un prétexte. Je ne sais si je m'explique bien.
— Vous vous expliquez à merveille. Vos arguments ont la subtilité d'une machine à vapeur.
— Je ne suis pas certain d'apprécier vraiment ce ton condescendant, Martín. Vous imaginez peut-être que tout cela n'est pas à la hauteur de votre pureté morale et intellectuelle ?
— Mais non, pas du tout, murmurai-je lâchement.
— Alors, qu'est-ce qui chatouille votre conscience, mon ami ?
— Je ne suis pas sûr d'être le nihiliste qu'il vous faut.
— Personne ne l'est. Le nihilisme est une pose, pas une doctrine. Mettez la flamme d'une bougie sous les testicules d'un nihiliste et vous constaterez qu'il verra très vite la beauté de l'existence. Ce qui vous gêne est ailleurs.
Je levai les yeux et, prenant le ton le plus provocant que je pus, je regardai le patron bien en face.
— Ce qui me gêne, probablement, c'est que je comprends ce que vous dites, mais que je ne le sens pas.
— Est-ce que je vous paye pour sentir ?
— Sentir et penser forment parfois un tout. L'idée est de vous, pas de moi.
Le patron sourit en se ménageant une de ses pauses théâtrales, tel un maître d'école préparant l'estocade destinée à mater un élève indocile et turbulent.
— Et que sentez-vous, Martín ?
L'ironie et le mépris que je décelais dans sa voix m'enhardirent et firent sauter d'un coup le verrou de l'humiliation accumulée pendant des mois passés dans son ombre. Rage et honte de me sentir intimidé en sa présence et d'accepter ses discours empoisonnés. Rage et honte de m'être laissé démontrer que, moi qui croyais n'être que désespoir, j'avais une âme aussi mesquine et misérable que son humanisme de fange et de boue. Rage et honte de sentir, de savoir, qu'il avait toujours raison, surtout lorsque j'avais le plus de mal à l'admettre.
— Je vous ai posé une question, Martín. Que sentez-vous ?
— Je sens que le mieux serait de laisser les choses là où elles en sont et de vous rendre votre argent. Je sens que, même si je ne sais pas ce que vous avez l'intention de faire avec cette entreprise absurde, je préfère ne pas y être mêlé. Et, surtout, que je regrette de vous avoir rencontré.
Le patron ferma les yeux et se retrancha dans un long silence. Il se détourna et s'éloigna de quelques pas en direction des portes de la nécropole. J'observai sa silhouette qui se découpait contre le jardin de marbre, et son ombre immobile sous la pluie. J'eus peur, une peur confuse qui naissait dans mon ventre et m'inspirait le désir enfantin de demander pardon et d'accepter n'importe quelle punition pour ne plus avoir à supporter ce silence. Et j'éprouvai du dégoût. Pour sa présence et plus encore pour moi-même.
Il fit volte-face et revint vers moi. Il s'arrêta à quelques centimètres à peine et pencha son visage sur le mien. Je respirai son haleine froide et me perdis dans ses prunelles obscures, sans fond. Cette fois, la voix et le ton étaient de glace, dépourvus de cette humanité pragmatique et étudiée dont il saupoudrait sa conversation et son comportement.
— Je ne vous le répéterai pas. Vous respecterez votre engagement et moi le mien. C'est là la seule chose que vous pouvez et devez sentir.
Involontairement, je n'en finissais pas d'acquiescer, jusqu'au moment où le patron sortit la liasse de pages de sa poche et me la tendit. Il la laissa tomber avant que j'aie pu la saisir. Le vent entraîna les pages dans un tourbillon et elles se dispersèrent vers l'entrée du cimetière. Je me précipitai pour tenter de les sauver de la pluie, mais plusieurs avaient échoué sur des flaques et se décomposaient dans l'eau, les mots se détachant de la feuille en filaments. Je les rassemblai toutes en une boule de papier spongieux. Quand je relevai les yeux, le patron avait disparu.