9.
Je revins à l'hôtel en longeant le lac. Le concierge m'indiqua comment trouver l'unique librairie du village, où je pus acheter du papier et un stylo qui attendait là depuis des temps immémoriaux. Ainsi armé, je m'enfermai dans ma chambre. Je déplaçai la table de manière à la mettre devant la fenêtre et commandai un thermos de café. Je passai presque une heure à contempler le lac et les montagnes lointaines avant d'écrire un mot. Je me souvins de la vieille photo confiée par Cristina, cette image d'une enfant marchant sur une jetée en bois qui s'avançait dans la mer, dont le mystère avait toujours fui sa mémoire. J'imaginai que je suivais cette jetée, que mes pas me conduisaient derrière elle et, lentement, les mots commencèrent à couler et l'armature d'un petit récit s'esquissa au fil de la plume. J'allais écrire l'histoire dont Cristina n'avait jamais pu se souvenir, celle qui l'avait menée, enfant, à marcher au-dessus de ces eaux luisantes en tenant la main d'un inconnu. J'écrirais l'histoire de ce souvenir qui n'avait jamais existé, la mémoire d'une vie volée. Les images et la lumière qui se dessinaient entre les phrases me ramenèrent à cette vieille Barcelone de ténèbres qui nous avait engendrés tous les deux. Je travaillai jusqu'à ce que le soleil se couche, qu'il ne reste plus une goutte de café dans le thermos et que mes yeux et mes mains me fassent mal. Je laissai tomber mon stylo et enlevai les feuilles de la table. Quand le concierge frappa à la porte pour me demander si j'allai descendre dîner, je ne l'entendis pas. Je dormais profondément et, pour une fois, je rêvais en croyant que les mots, y compris les miens, avaient le pouvoir de guérir.
Quatre jours s'écoulèrent selon une routine immuable. Je m'éveillais à l'aube et sortais sur le balcon de la chambre pour voir à mes pieds le soleil teindre le lac de rouge. J'arrivais au sanatorium vers huit heures et demie et trouvais toujours le docteur Sanjuán assis sur les marches de l'entrée, contemplant le jardin une tasse de café fumante à la main. Je lui demandais :
— Vous ne dormez jamais, docteur ?
Il répliquait :
— Pas davantage que vous.
Vers les neuf heures, il m'accompagnait à la chambre de Cristina et m'ouvrait la porte. Il nous laissait seuls. Elle était toujours assise dans le même fauteuil face à la fenêtre. J'approchais une chaise et lui prenais la main. Elle notait à peine ma présence. Puis je commençais à lui lire les pages écrites pour elle dans la nuit. Chaque fois, je reprenais tout depuis le début. Il m'arrivait d'interrompre ma lecture et, en levant les yeux, j'étais surpris de découvrir un soupçon de sourire sur ses lèvres. Je passais la journée avec elle jusqu'au soir, en attendant que le médecin me prie de partir. Puis j'errais dans les rues désertes sous la neige et rentrais à l'hôtel, mangeais un peu et montais dans la chambre pour continuer d'écrire jusqu'à ce que je tombe vaincu par la fatigue. Les jours cessèrent d'avoir un nom.
Le cinquième jour, je pénétrai comme tous les matins dans la chambre de Cristina et vis que le fauteuil dans lequel elle m'attendait d'habitude était vide. Alarmé, je regardai autour de moi et la trouvai accroupie par terre, dans un coin, le corps recroquevillé en forme d'œuf, les bras autour des genoux et le visage couvert de larmes. En me voyant, elle sourit, et je compris qu'elle m'avait reconnu. Je m'agenouillai près d'elle et la pris dans mes bras. Je ne crois pas avoir jamais été aussi heureux que durant ces quelques pauvres secondes où je sentis son souffle sur ma figure et vis qu'une apparence de lumière étaient revenue sur ses traits.
— Où étais-tu ? demanda-t-elle.
Cet après-midi-là, le docteur Sanjuán me donna la permission de sortir avec elle pour une heure de promenade. Nous marchâmes jusqu'au lac et nous assîmes sur un banc. Elle se mit à me parler d'un rêve qu'elle avait eu, l'histoire d'une enfant qui vivait dans une ville labyrinthique et obscure dont les rues et les maisons étaient vivantes et se nourrissaient des âmes des habitants. Dans son rêve, comme dans le récit que je lui avais lu les jours précédents, l'enfant réussissait à s'échapper et arrivait sur une jetée s'avançant sur une mer infinie. Elle marchait en tenant la main d'un étranger sans nom et sans visage qui l'avait sauvée et l'accompagnait maintenant vers la fin de cette plateforme de planches s'allongeant sur l'eau où quelqu'un l'attendait, quelqu'un qu'elle ne parvenait jamais à voir, parce que son rêve, comme mon histoire, restait inachevé.
Cristina se souvenait vaguement de la villa San Antonio et du docteur Sanjuán. Elle rougit en me racontant qu'elle pensait qu'il lui avait proposé de l'épouser la semaine précédente. Dans sa vision, l'espace et le temps se mélangeaient. Parfois, elle croyait que son père était soigné dans une chambre de la villa et qu'elle était venue le visiter. Un instant plus tard, elle ne se rappelait pas comment elle était arrivée ici, et ne se posait même pas la question. Elle se rappelait que j'étais sorti acheter des billets de train et, par moments, elle parlait de cette matinée où elle avait disparu comme si cela s'était passé la veille. D'autres fois, elle me confondait avec Vidal et me demandait pardon. Et d'autres encore, la peur assombrissait son visage et elle se mettait à trembler.
— Il approche, murmurait-elle. Il faut que je parte. Avant qu'il ne te voie.
Alors elle s'isolait dans un long silence, étrangère à ma présence ou au monde, comme si on l'avait entraînée dans un lieu lointain et inaccessible. Au bout de quelques jours, la certitude que Cristina avait perdu la raison commença de m'imprégner profondément. L'espoir du premier moment se teinta d'amertume et parfois, en revenant le soir à mon hôtel, s'ouvrait en moi ce vieil abîme de noirceur et de haine que je croyais oublié. Le docteur Sanjuán, qui m'observait avec la même patience et la même ténacité que celle qu'il réservait à ses patients, m'avait prévenu que c'était inévitable.
— Vous ne devez pas perdre espoir, mon ami, répétait-il. Nous accomplissons de grands progrès. Ayez confiance.
J'acceptais docilement et, jour après jour, je retournais au sanatorium et j'emmenais Cristina en promenade jusqu'au lac, pour écouter ces souvenirs rêvés qu'elle m'avait répétés sans relâche mais qu'elle redécouvrait quotidiennement. Chaque fois, elle me demandait où j'étais allé, pourquoi je n'étais pas revenu la chercher. Chaque fois, elle me regardait du fond de sa prison invisible et me demandait de la prendre dans mes bras. Chaque fois, quand je la quittais, elle me demandait si je l'aimais et je lui répondais invariablement :
— Je t'aimerai toujours. Toujours.
Une nuit, je fus réveillé par des coups frappés à la porte de ma chambre. Il était trois heures du matin. Je me traînai pour ouvrir, à demi inconscient, et trouvai une infirmière sur le seuil.
— Le docteur m'envoie vous chercher.
— Que s'est-il passé ?
Dix minutes plus tard, je franchissais les portes de la villa San Antonio. On entendait les cris depuis le jardin. Cristina avait bloqué de l'intérieur la porte de sa chambre. Le docteur Sanjuán, l'air de ne pas avoir dormi depuis huit jours, et deux infirmiers tentaient de la forcer. Dedans, Cristina hurlait et cognait les murs, renversait les meubles et cassait tout ce qui lui tombait sous la main.
— Qui est avec elle ? demandai je, pétrifié.
— Personne, expliqua le docteur.
— Mais elle parle à quelqu'un…, protestai-je.
— Elle est seule.
Un veilleur de nuit arriva en toute hâte avec un pied-de-biche.
— C'est tout ce que j'ai trouvé.
Le médecin acquiesça et l'homme glissa le levier dans la fente entre la serrure et l'encadrement de la porte pour forcer celle-ci.
— Comment a-t-elle pu s'enfermer de l'intérieur ? demandai-je.
— Je ne sais pas…
Pour la première fois, il me sembla lire de la peur sur le visage du docteur. Le veilleur de nuit était sur le point de réussir, quand, soudain, le silence s'abattit de l'autre côté.
— Cristina ? appela le médecin.
Il ne reçut pas de réponse. La porte céda enfin et s'ouvrit d'un coup. Je suivis le docteur dans la chambre, baignée dans la pénombre. La fenêtre était ouverte et un vent glacé soufflait. Les chaises, la table, le fauteuil étaient sens dessus dessous. Les murs étaient barbouillés de ce qui me parut être des traînées irrégulières de peinture noire. C'était du sang. Il n'y avait pas trace de Cristina.
Les infirmiers coururent au balcon et scrutèrent le jardin à la recherche d'empreintes dans la neige. À ce moment, nous entendîmes un rire provenant de la salle de bains. J'ouvris la porte. Le sol était jonché de verre. Cristina était assise par terre, adossée à la baignoire métallique comme une poupée cassée. Ses mains et ses pieds saignaient, semés de coupures et de morceaux de verre. Son sang coulait encore sur les éclats du miroir qu'elle avait brisé à coups de poing. Je l'entourai de mes bras et cherchai son regard. Elle sourit.
— Je ne l'ai pas laissé entrer, chuchota-t-elle.
— Qui ?
— Il voulait que j'oublie, mais je ne l'ai pas laissé entrer, répéta-t-elle.
Le docteur s'agenouilla près de moi et examina les coupures qui couvraient son corps.
— S'il vous plaît, murmura-t-il en m'écartant. Pas maintenant.
Un infirmier avait couru chercher une civière. Je les aidai à y étendre Cristina et lui tins la main pendant qu'on la menait à la salle de soins, où le docteur lui injecta un calmant qui, en quelques secondes à peine, lui fit perdre conscience. Je restai près d'elle jusqu'à ce que son regard devienne un miroir vide et qu'une infirmière me prenne par le bras pour m'obliger à sortir. Je demeurai là, les mains et les vêtements tachés de sang, au milieu du couloir obscur qui sentait le désinfectant. Je m'adossai au mur et me laissai glisser sur le sol.
Cristina se réveilla le lendemain pour se retrouver attachée sur son lit par des courroies de cuir, enfermée dans une chambre sans fenêtres ni autre éclairage qu'une ampoule pendant du plafond et répandant une lumière jaune. J'avais passé la nuit sur une chaise posée dans un coin, sans notion du temps qui s'était écoulé. Elle ouvrit les yeux d'un coup, avec une grimace de douleur due aux élancements des blessures sur son bras.
— David ? appela-t-elle.
— Je suis là.
Je m'approchai du lit et me penchai pour qu'elle voie mon visage et le sourire anémique que j'avais tenté d'esquisser pour elle.
— Je ne peux pas bouger.
— Tu es attachée par des courroies. C'est pour ton bien. Dès que le docteur viendra, il te les enlèvera.
— Enlève-les, toi.
— Je ne peux pas. Il faut que ce soit le médecin qui…
— S'il te plaît, supplia-t-elle.
— Cristina, il vaut mieux que…
— Je t'en prie.
La douleur et la peur envahissaient ses traits, pourtant y régnaient une clarté et une présence absentes depuis mon arrivée. Elle était redevenue elle-même. Je détachai les deux premières lanières qui passaient sur ses épaules et sa taille. Je lui caressai le visage. Elle tremblait.
— Tu as froid ?
Elle fit non.
— Tu veux que je prévienne le docteur ?
Encore une fois, elle fit non.
— David, regarde-moi.
Je m'assis au bord du lit et la regardai dans les yeux.
— Tu dois le détruire, dit-elle.
— Je ne comprends pas.
— Tu dois le détruire.
— Quoi ?
— Le livre.
Cristina, il vaudrait mieux que je prévienne le docteur…
— Non. Écoute-moi.
Elle se cramponna à ma main.
— Le matin où tu es allé chercher les billets, tu te souviens ? Je suis remontée dans le bureau et j'ai ouvert le coffre.
Je soupirai.
— J'ai trouvé le manuscrit et j'ai commencé à le lire.
— C'est seulement un conte, Cristina…
— Non, tu mens. Je l'ai lu, David. En tout cas suffisamment pour savoir que tu dois le détruire…
— Ne t'inquiète pas pour ça maintenant. Je t'ai déjà dit que j'avais abandonné le manuscrit.
— Mais lui ne t'a pas abandonné. J'ai essayé de le brûler…
Un instant, en entendant ces mots, je lâchai sa main, réprimant une colère froide au souvenir des allumettes éteintes que j'avais trouvées sur le sol du bureau.
— Tu as essayé de le brûler ?
— Mais je n'ai pas pu, murmura-t-elle. Il y avait quelqu'un dans la maison.
— Il n'y avait personne dans la maison, Cristina. Personne.
— Dès que j'ai gratté l'allumette et l'ai approchée du manuscrit, je l'ai senti derrière moi. J'ai reçu un coup sur la nuque et je suis tombée.
— Qui t'a frappée ?
— Tout était très obscur, comme si la lumière du jour s'était retirée et ne pouvait pas entrer. Je me suis retournée, mais tout était trop sombre. J'ai seulement vu ses yeux. Des yeux comme ceux d'un loup.
— Cristina…
— Il m'a arraché le manuscrit des mains et l'a remis dans le coffre.
— Cristina, tu ne vas pas bien. Laisse-moi appeler le docteur et…
— Tu ne m'écoutes pas.
Je lui souris et l'embrassai sur le front.
— Si, bien sûr, je t'écoute. Mais il n'y avait personne dans la maison…
Elle ferma les yeux et inclina la tête de côté en gémissant, comme si mes paroles étaient autant de couteaux qui lui tailladaient les entrailles.
— Je vais prévenir le docteur…
Je me penchai pour l'embrasser encore et me levai. Je me dirigeai vers la porte en sentant son regard rivé sur mon dos.
— Lâche ! cria-t-elle.
Quand je revins en compagnie du docteur Sanjuán, elle avait défait la dernière attache et titubait dans la chambre pour gagner la porte, laissant des marques sanglantes sur le carrelage blanc. À nous deux, nous la recouchâmes sur le lit. Elle criait et se débattait avec une rage qui glaçait le sang. Le tapage avait alerté le personnel infirmier. Un gardien nous aida à la maintenir pendant que le docteur l'attachait de nouveau. Quand elle fut immobilisée, il m'adressa une semonce sévère.
— Je vais encore lui administrer un sédatif. Restez là, mais pas question de la détacher de nouveau.
Je demeurai seul avec elle une minute, tentant de la calmer. Elle continuait de se débattre pour se dégager des courroies. Je saisis son visage et essayai de capter son regard.
— Cristina, je t'en prie…
Elle me cracha à la figure.
— Va-t'en.
Le médecin revint avec une infirmière qui portait sur un plateau métallique une seringue, des pansements et un flacon en verre contenant une solution jaunâtre.
— Sortez, m'ordonna-t-il.
Je me retirai sur le seuil. L'infirmière maintint Cristina contre le lit et le docteur lui fit une piqûre au bras. Cristina jetait des cris déchirants. Je me bouchai les oreilles et sortis dans le couloir.
Lâche, me répétai-je. Lâche.