21.

De retour dans la maison de la tour, j'appris à considérer d'un œil neuf ce qui, durant trop d'années, avait été mon foyer et ma prison. Le portail franchi, je sentis que je m'engouffrais dans le gosier d'un être de pierre et d'ombre. Je montai l'escalier comme si je m'enfonçais dans ses entrailles et ouvris la porte de l'étage pour trouver ce long couloir obscur qui se perdait dans la pénombre et qui, pour la première fois, m'apparut comme l'antichambre d'un esprit méfiant et empoisonné. Au loin, se découpant sur le flamboiement écarlate du crépuscule qui filtrait depuis la galerie, je distinguai la silhouette d'Isabella s'avançant vers moi. Je refermai la porte et allumai la lumière du vestibule.

Isabella était habillée en demoiselle distinguée et, avec ses cheveux rassemblés en chignon et son maquillage, elle avait l'allure d'une femme de dix ans plus âgée.

— Te voilà bien jolie et très élégante, remarquai-je froidement.

— Presque comme une fille de votre âge, non ? Ma robe vous plaît ?

— D'où l'as-tu tirée ?

— Elle était dans un coffre de la chambre du fond. Je crois qu'elle appartenait à Irene Sabino. Comment me trouvez-vous ? Est-ce que je ne suis pas mieux comme ça ?

— Je t'avais demandé que l'on vienne tout enlever.

— Je suis allée ce matin à la paroisse, et ils m'ont répondu qu'ils ne pouvaient pas venir et que c'était à nous de le leur apporter.

Je la regardai en silence.

— C'est la vérité I s'écria-t-elle.

— Enlève cette robe et remets-la où tu l'as prise. Et lave-toi la figure. Tu ressembles à…

— … une femme comme les autres ?

Je niai, en soupirant.

— Tu ne pourrais jamais être une femme comme les autres, Isabella.

— Bien sûr. C'est pour ça que je vous plais si peu, murmura-t-elle en faisant demi-tour dans le couloir.

— Isabella ! appelai-je.

Elle m'ignora et entra dans sa chambre.

— Isabella ! répétai-je en élevant la voix.

Elle m'adressa un regard hostile et claqua la porte. J'entendis un grand remue-ménage et allai frapper. Pas de réponse. Je tambourinai de nouveau. Rien. J'ouvris et la trouvai en train de rassembler les quelques affaires qu'elle avait apportées et de les fourrer dans son sac.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Je m'en vais, voilà ce que je fais. Je m'en vais et je vous laisse en paix. Ou en guerre, parce qu'avec vous on ne sait jamais.

— Je peux te demander où ?

— En quoi ça vous intéresse ? C'est une question rhétorique, ou ironique ? Pour vous, naturellement, ça ne pose pas de problème, mais moi qui suis une imbécile, je suis incapable de faire la différence.

— Isabella, attends un moment et…

— Ne vous tracassez pas pour la robe, je l'enlève tout de suite. Et vos plumes, vous pouvez aller les rendre, je ne m'en suis pas servie et je m'en fiche. C'est un cadeau de mauvais goût pour petite fille qui n'a pas dépassé la maternelle.

Je m'approchai d'elle et posai la main sur son épaule. Elle recula d'un bond comme si un serpent l'avait frôlée.

— Ne me touchez pas !

Je battis en retraite sur le seuil, en silence. Ses mains et ses lèvres tremblaient.

— Isabella, pardonne-moi. S'il te plaît. Je ne voulais pas te blesser.

Elle avait des larmes dans les yeux et un sourire amer sur les lèvres.

— Vous n'avez fait que ça. Depuis que je suis là. Vous m'avez insultée et traitée comme si j'étais une pauvre idiote sans jugeote.

— Pardonne-moi, répétai-je. Laisse tes affaires. pas. Ne t'en va pas.

— Pourquoi ?

— Parce je te le demande : s'il te plaît.

— Si je veux de la pitié et de la charité, je peux en trouver ailleurs.

— Ce n'est pas de la pitié ni de la charité, à moins que ce ne soit toi qui en éprouves pour moi. Je te le demande parce que l'idiot c'est moi, et que je ne veux pas être seul. Je ne peux pas être seul.

— Charmant, vraiment ! Toujours à penser aux autres. Achetez-vous un chien.

Elle laissa tomber le sac sur le lit et me fit face, essuyant ses larmes et laissant libre cours à la colère qu'elle avait accumulée. Je serrai les dents.

— Puisque nous jouons au jeu de la vérité, laissez-moi vous dire que vous serez toujours seul. Vous serez seul parce que vous ne savez ni aimer ni partager. Vous êtes comme cette maison, qui me donne des frissons. Ça ne m'étonne pas que votre dame de cœur vous ait planté là, et que tout le monde vous laisse tomber. Vous n'aimez pas et vous empêchez les autres de vous aimer.

Je la contemplai, accablé, comme si on venait de me frapper sans que je sache d'où venaient les coups. Je cherchai mes mots et ne réussis qu'à balbutier.

— Vraiment, les plumes ne te plaisent pas ? arrivai-je enfin à articuler.

À bout, Isabella eut une mimique écœurée.

— Ne prenez pas cet air de chien battu, je veux bien admettre que je suis stupide, mais il y a des limites.

Je me tus, adossé à l'encadrement de la porte. Isabella m'observait avec un mélange de méfiance et de compassion.

— Je ne voulais pas dire ça de votre amie, celle des photos. Excusez-moi, murmura-t-elle.

— Ne t'excuse pas. C'est la vérité.

Je baissai les yeux et quittai la chambre. Je me réfugiai dans le bureau pour contempler la ville obscure et noyée dans le brouillard. Un moment plus tard, j'entendis des pas hésitants dans l'escalier.

— Vous êtes là-haut ?

— Oui.

Elle entra dans la pièce. Elle s'était changée et avait essuyé ses larmes. Elle me fit un sourire que je lui rendis.

— Pourquoi êtes-vous ainsi ? demanda-t-elle.

Je haussai les épaules. Isabella s'approcha et s'assit près de moi sur le rebord intérieur de la fenêtre. Nous admirâmes ensemble le spectacle de silences et d'ombres au-dessus des toits de la vieille ville, sans éprouver le besoin de parler. Passé un certain temps, elle sourit et me regarda.

— Et si nous allumions un des cigares que mon père vous a donnés et le fumions à deux ?

— Pas question !

Elle s'enferma dans un de ses longs silences. De temps en temps, elle se tournait vers moi et souriait. Je l'observais du coin de l'œil et me rendais compte qu'il me suffisait de la voir pour croire qu'il restait peut-être encore quelque chose de bon et d'acceptable dans cette chienne de vie, et même, avec un peu de chance, dans ma propre personne.

— Tu restes ?

— Donnez-moi une bonne raison. Une raison sincère, ou si vous préférez, dans votre cas, égoïste. Et il vaudrait mieux que vous ne me racontiez pas de craques, sinon je pars tout de suite.

Elle se retrancha derrière un air défensif, s'attendant à ce que je lui sorte une quelconque flatterie, et, pendant un instant, j'eus le sentiment qu'elle était la seule personne au monde à laquelle je ne voulais ni ne pouvais mentir. Je baissai les yeux et, exceptionnellement, je dis la vérité, ne serait-ce que pour, une fois au moins, m'entendre la prononcer à voix haute.

— Parce que tu es l'unique amie qui me reste.

La dureté s'effaça de son visage et je préférai détourner la tête plutôt que d'y lire de la pitié.

— Et M. Sempere ? Et l'autre cuistre, M. Barceló ?

— Tu es la seule qui ose me dire la vérité.

— Et votre ami, le patron, il ne vous dit pas la vérité ?

— Ne mélange pas les torchons et les serviettes. Le patron n'est pas mon ami. Et je ne crois pas qu'il ait dit une seule fois la vérité dans sa vie.

Isabella me dévisagea longuement.

— Vous voyez ? Je savais bien que vous n'aviez pas confiance en lui. Je l'ai lu sur votre figure dès le premier jour.

Je tentai de récupérer un peu de dignité, mais je ne trouvai que le sarcasme.

— Tu as ajouté la lecture sur les visages à la liste de tes talents ?

— Pour lire sur le vôtre, pas besoin de talent, rétorqua-t-elle, C'est aussi simple que le conte du Petit Poucet.

— Et qu'est-ce que tu y lis encore, éminente pythonisse ?

— Que vous avez peur.

J'essayai de rire, sans conviction.

— Il ne faut pas être honteux d'avoir peur. Avoir peur est signe de bon sens. Les seuls qui n'ont peur de rien sont des idiots finis. Je l'ai lu dans un livre.

— Le manuel du trouillard ?

— Vous pouvez très bien ne pas l'admettre si vous estimez que ça met votre virilité en péril. Je sais : vous, les hommes, vous êtes convaincus que votre obstination doit être aussi grosse que ce que vous avez entre les jambes.

— Ça aussi, tu l'as lu dans ce livre ?

— Non, ça, je l'ai trouvé toute seule.

Je baissai les bras, m'inclinant devant l'évidence.

— D'accord. Oui, j'admets que je suis vaguement inquiet.

— Vaguement ? Avouez plutôt que vous êtes mort de peur. Avouez-le.

— N'exagérons rien. J'ai certains doutes concernant ma relation avec mon éditeur, et, compte tenu de mon expérience, c'est compréhensible. Mais, que je sache, Corelli est un parfait honnête homme, et notre relation professionnelle sera profitable et positive pour les deux parties.

— C'est pour ça que vous avez des gargouillis dans le ventre toutes les fois qu'on prononce son nom ?

Je soupirai, incapable de poursuivre la discussion.

— Que veux-tu que je te dise, Isabella ?

— Que vous ne travaillerez plus pour lui.

— Je ne peux pas faire ça.

— Pour quelle raison ? Vous ne pouvez pas lui rendre son argent, et l'envoyer promener ?

— Ce n'est pas si simple.

— Pourquoi ? Vous vous êtes fourré dans de mauvais draps ?

— Je crains que oui.

— De quel genre ?

— C'est ce que j'essaye de découvrir. En tout cas, je suis le seul responsable et c'est à moi de régler la question. Rien de tout cela ne doit te concerner.

Isabella ne parut pas convaincue.

— Vous êtes une catastrophe ambulante, vous savez ?

— Je finis par m'accoutumer à cette idée.

— Si vous voulez que je reste, il va falloir changer les règles.

— Je suis tout ouïe.

— Fini le despotisme éclairé. À partir d'aujourd'hui, cette maison est une démocratie.

— Liberté, égalité, fraternité.

— Doucement avec la fraternité. Mais plus de « je veux » ni de « j'ordonne », et plus de numéros à la mister Rochester.

— Comme vous voudrez, miss Jane Eyre.

— Et ne vous faites pas d'illusions, je ne me marierai pas avec vous, même si vous devenez aveugle.

Je lui tendis la main pour sceller notre pacte. Elle la serra avec hésitation, puis elle se jeta à mon cou. Je me laissai prendre dans ses bras et plongeai mon visage dans ses cheveux. Son contact était apaisant et rassurant, il rayonnait de vie, celle d'une jeune fille de dix-sept ans, et je voulus croire qu'il ressemblait à celui que ma mère n'avait jamais eu le temps de me prodiguer.

— Amis ? murmurai-je.

Jusqu'à ce que la mort nous sépare.

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