38.
Je la déshabillai à la lueur d'une bougie. J'enlevai ses souliers imprégnés d'eau, sa robe ruisselante et ses bas déchirés. Je séchai son corps et ses cheveux à l'aide d'une serviette propre. Elle tremblait encore de froid lorsque je l'étendis sur le lit et me couchai contre elle en la serrant dans mes bras pour lui communiquer ma chaleur. Nous demeurâmes ainsi un long moment, en silence, écoutant la pluie. Lentement, son corps se réchauffa sous mes mains et elle commença à respirer profondément. Je croyais qu'elle s'était endormie, quand je l'entendis parler dans la pénombre.
— Ton amie est venue me voir.
— Isabella.
— Elle m'a avoué qu'elle t'avait caché mes lettres. Qu'elle ne l'avait pas fait par méchanceté. Elle croyait agir pour ton bien, et elle avait peut-être raison.
Je m'inclinai sur elle et cherchai ses yeux. Je lui caressai les lèvres et, pour la première fois, elle esquissa un sourire.
— Je pensais que tu m'avais oubliée, dit-elle.
— J'ai essayé.
Son visage était marqué par la fatigue. Les mois d'absence avaient dessiné des lignes sur sa peau et son regard avait une expression égarée.
— Nous ne sommes plus jeunes, reprit-elle en lisant dans mes pensées.
— Quand avons-nous été jeunes, toi et moi ?
J'écartai la couverture et contemplai son corps nu allongé sur le drap blanc. Je lui caressai le cou et la poitrine en frôlant à peine la peau du bout des doigts. Je dessinai des cercles sur son ventre et suivis le tracé des os qui affleuraient sous ses hanches. Je laissai mes doigts jouer avec le duvet presque transparent entre ses cuisses.
Cristina m'observait en silence avec un sourire las, les yeux mi-clos.
— Qu'allons-nous faire ? demanda-t-elle.
Je me penchai et l'embrassai sur les lèvres. Elle m'étreignit et nous restâmes étendus tandis que la lumière de la bougie s'éteignait doucement.
— Nous trouverons bien, murmura-t-elle.
Peu avant l'aube, je me réveillai et découvris que j'étais seul dans le lit. Je me levai d'un coup, craignant que Cristina ne soit de nouveau partie au milieu de la nuit. Je remarquai alors que sa robe et ses souliers étaient toujours sur la chaise et poussai un soupir de soulagement. Je la trouvai dans la galerie, enveloppée dans une couverture et assise par terre devant la cheminée, où les braises d'une bûche exhalaient encore quelques flammes bleutées. Je m'assis près d'elle et l'embrassai dans le cou.
— Je ne pouvais pas dormir, dit-elle, le regard rivé sur le feu.
— Tu aurais dû me réveiller.
— Je n'ai pas osé. Tu avais le visage de quelqu'un qui n'a pas dormi depuis des mois. J'ai préféré explorer ta maison.
— Et ?
— Cette maison est triste comme si on lui avait jeté un sort. Pourquoi n'y mets-tu pas le feu ?
— Et où irions-nous vivre ?
— Tu parles au pluriel ?
— Pourquoi pas ?
— Je croyais que tu n'écrivais plus de contes de fées.
— C'est comme la bicyclette. Une fois qu'on a appris…
Cristina me dévisagea longuement.
— Qu'y a-t-il dans cette chambre au bout du couloir ?
— Rien. De vieilles affaires.
— Elle est fermée à clef.
— Tu veux la voir ?
Elle fit non.
— C'est seulement une maison, Cristina. Un tas de pierres et de souvenirs. Rien de plus.
Elle ne parut pas vraiment convaincue.
— Pourquoi ne partons-nous pas ? demanda-t-elle.
— Où ?
— Loin.
Je ne pus m'empêcher de sourire,, mais elle ne m'imita pas.
— Jusqu'où ?
— Là où personne ne saura qui nous sommes ni ne s'en souciera.
— C'est cela que tu veux ?
— Et pas toi ?
J'hésitai un instant.
— Et Pedro ? demandai-je, en m'étranglant presque pour formuler cette question.
Elle laissa tomber la couverture qui enveloppait ses épaules et me dévisagea d'un air de défi.
— Tu as besoin de sa permission pour coucher avec moi ?
Je me mordis la langue. Cristina me contemplait avec des larmes dans les yeux.
— Pardonne-moi, chuchota-t-elle. Je n'avais pas le droit de dire ça.
Je ramassai la couverture et tentai de l'en recouvrir, mais elle s'écarta et refusa mon geste.
— Pedro m'a quittée, poursuivit-elle d'une voix brisée. Il est allé hier au Ritz attendre que je sois partie. Il m'a dit qu'il savait que je ne l'aimais pas, que je m'étais mariée avec lui par gratitude ou par pitié. Il m'a dit qu'il ne voulait pas de ma charité, que chaque jour que je passais près de lui en feignant de l'aimer, je le torturais. Il m'a dit que, quoi que je fasse, il m'aimerait toujours et que c'était pour ça qu'il ne voulait plus me revoir.
Ses mains tremblaient.
— Il m'a aimée de toute son âme et j'ai seulement été capable de le rendre malheureux, murmura-t-elle.
Elle ferma les yeux et ses traits se contractèrent en un masque de douleur. Tout de suite après, elle laissa échapper un sourd gémissement et se bourra la figure et le corps de coups de poing. Je me jetai sur elle et l'entourai de mes bras pour l'immobiliser. Elle se débattait et criait. Je la plaquai au sol en lui tenant les mains. Elle se rendit lentement, épuisée, le visage couvert de larmes et de salive, les yeux rougis. Nous restâmes ainsi presque une demi-heure, jusqu'à ce que son corps se détende et s'enfonce dans un long silence. Je plaçai la couverture sur elle et la serrai dans mes bras, par-derrière pour cacher mes propres larmes.
— Nous partirons loin, lui chuchotai-je à l'oreille sans savoir si elle pouvait m'entendre ou me comprendre. Nous partirons loin, là où personne ne saura qui nous sommes ni ne s'en souciera. Je te le promets.
Cristina tourna la tête et me regarda. Elle avait une expression égarée, comme si on lui avait brisé l'âme à coups de marteau. Je l'étreignis très fort et l'embrassai sur le front. La pluie fouettait toujours les vitres et, pris tous deux dans cette lumière grise et pâle de l'aube morte, je pensai pour la première fois que nous étions en train de nous noyer.