13.

Je redescendis la colline en direction du lacis de rues obscures de Gracia. Là, je trouvai un café ouvert où se pressait une nombreuse clientèle d'habitants du quartier qui discutaient furieusement de politique ou de football – difficile de savoir précisément. J'esquivai les consommateurs comme je pus et traversai un nuage de fumée et de brouhaha pour atteindre le comptoir où le bistrotier me jeta le coup d'œil vaguement hostile qu'il réservait, je suppose, aux étrangers, c'est-à-dire, dans le cas présent, à tout résident de n'importe quelle partie de la ville située à plus de deux rues de son établissement.

— J'ai besoin de téléphoner, déclarai-je.

— Le téléphone est réservé aux clients.

— Donnez-moi un cognac. Et le téléphone.

Le bistrotier prit un verre et fit un geste vers un couloir au fond de la salle, sous un panneau indiquant « Urinoirs ». Je trouvai, juste à l'entrée des toilettes, un semblant de cabine téléphonique exposée aux intenses relents d'ammoniac et au bruit qui filtrait de la salle. Je décrochai le combiné et attendis d'avoir la ligne. Quelques secondes plus tard, une opératrice du standard de la compagnie du téléphone me répondit.

— J'ai besoin d'appeler le bureau de Me Valera, 442, avenue Diagonal.

L'opératrice prit quelques minutes pour trouver le numéro et obtenir la communication. J'attendis, une main tenant le combiné et l'autre me bouchant l'oreille gauche. Finalement, elle me confirma qu'elle me branchait sur le numéro demandé et, après quelques secondes, je reconnus la voix de la secrétaire de Valera.

— Je regrette, mais Me Valera est absent pour le moment.

— C'est important. Dites-lui que mon nom est Martín. David Martín. C'est une question de vie ou de mort.

— Je sais qui vous êtes, monsieur Martín. Je regrette, mais je ne peux pas vous passer Me Valera, car il n'est pas là. Il est neuf heures et demie du soir et cela fait déjà un moment qu'il est parti.

— Alors donnez-moi son adresse personnelle.

— Il m'est impossible de vous communiquer cette information, monsieur Martín. Je suis désolée. Si vous voulez, vous pouvez appeler demain matin et…

Je raccrochai et attendis de nouveau la ligne. Cette fois, je donnai à l'opératrice le numéro que m'avait confié Ricardo Salvador. Son voisin répondit à l'appel et me dit qu'il montait tout de suite voir si l'ex-policier était chez lui. Salvador arriva dans la minute.

— Martín ? Vous allez bien ? Vous êtes à Barcelone ?

— Je viens d'arriver.

— Vous devez faire très attention. La police vous cherche.

— Elle est venue ici poser des questions sur Alicia Marlasca.

— Victor Grandes ?

— Oui, je crois. Il était avec deux armoires à glace qui ne m'ont jamais plu. Ils veulent vous faire porter le chapeau des morts de Roures et de la veuve Marlasca. Donc, soyez très prudent. Ils sont sûrement aux aguets. Si vous voulez, vous pouvez venir ici.

— Merci, monsieur Salvador. J'y réfléchirai. Je ne veux pas vous mettre encore dans le pétrin.

— Agissez comme vous voulez, mais prenez garde. Je crois que vous aviez raison : Jaco est de retour. Je ne sais pas pourquoi, mais il est de retour. Vous avez un plan ?

— Pour l'heure, je vais essayer de rencontrer Me Valera. À mon avis, au centre de toute cette histoire se trouve l'éditeur pour qui Marlasca travaillait, et Valera est le seul à connaître la vérité.

Salvador observa une pause.

— Vous voulez que j'y aille avec vous ?

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Je vous appellerai après l'avoir vu.

— Comme vous préférez. Vous êtes armé ?

— Oui.

— Heureux de l'entendre.

— Monsieur Salvador… Roures m'a parlé d'une femme dans le Somorrostro que Marlasca avait consultée. Quelqu'un qu'il avait connu par Irene Sabino.

— La Sorcière du Somorrostro.

— Que savez-vous d'elle ?

— Pas grand-chose. Je ne suis pas sûr qu'elle existe vraiment, comme cet éditeur. Ce dont vous devez vous inquiéter, c'est de Jaco et de la police.

— J'en tiendrai compte.

— Appelez-moi dès que vous aurez appris quelque chose, d'accord ?

— Je le ferai. Merci.

Je raccrochai et, en passant devant le comptoir, je laissai quelques pièces pour payer le téléphone et le verre qui restait dessus, intact.

Vingt minutes plus tard, je me trouvais devant le numéro 442 de l'avenue Diagonal en train d'observer la lumière dans le cabinet de Valera en haut de l'immeuble. L'entrée était fermée, mais je frappai à la porte jusqu'à ce que le concierge apparaisse, le visage dépourvu de toute aménité. Dès qu'il m'eut entrouvert pour me renvoyer grossièrement, je le poussai de côté, me glissai dans l'entrée en ignorant ses protestations. J'allai directement à l'ascenseur et le concierge tenta de me retenir par le bras, mais je lui lançai un regard venimeux qui le dissuada définitivement.

Lorsque la secrétaire de Valera m'ouvrit la porte, son expression de surprise se changea vite en peur, particulièrement quand je glissai mon pied de manière à l'empêcher de me la refermer au nez et entrai sans y être invité.

— Prévenez Me Valera, intimai-je. Tout de suite.

La secrétaire, blême, me regarda.

— M. Valera n'est pas là…

Je lui saisis le bras et la poussai jusque dans le bureau de l'avocat. La lumière était allumée, mais il n'y avait pas trace de Valera. La secrétaire sanglotait, terrorisée, et je me rendis compte que je lui enfonçais les doigts dans le bras. Je la lâchai et reculai de quelques pas. Elle tremblait. Je soupirai et essayai d'esquisser un geste d'apaisement qui n'eut d'autre effet que de découvrir la crosse du revolver à la ceinture de mon pantalon.

— S'il vous plaît, monsieur Martín… je vous jure qu'il n'est pas ici.

— Je vous crois. Calmez-vous. Je veux juste lui parler. C'est tout.

La secrétaire acquiesça. Je lui souris.

— Soyez assez aimable pour prendre le téléphone et l'appeler chez lui, indiquai-je.

Elle décrocha le téléphone et murmura le numéro de l'avocat à l'opératrice. Quand elle eut obtenu la communication, elle me tendit le combiné.

— Bonsoir…, débutai-je.

— Martín, quelle désagréable surprise ! s'exclama Valera au bout du fil. Puis-je savoir ce que vous fabriquez dans mon bureau à cette heure indue, outre terroriser mon personnel ?

— Je suis navré de vous déranger, maître, mais j'ai besoin de contacter d'urgence votre client, M. Andreas Corelli, et vous êtes le seul à pouvoir m'aider.

Un long silence.

— Je crains que vous ne fassiez erreur, Martín. Je ne peux pas vous aider.

— J'espérais pouvoir régler ça à l'amiable, monsieur Valera.

— Je ne comprends pas, Martín. Je ne connais pas M. Corelli.

— Pardon ?

— Je ne l'ai jamais vu, je ne lui ai jamais parlé et je sais encore moins où le trouver.

— Je vous rappelle qu'il vous a engagé pour me sortir de la préfecture.

— Nous avons reçu une lettre quinze jours auparavant, avec un chèque, nous indiquant que vous étiez un de ses associés, que l'inspecteur Grandes vous harcelait, et nous demandant d'assurer votre défense en cas de nécessité. À la lettre était jointe une enveloppe qu'il nous priait de vous remettre personnellement. Je me suis borné à encaisser le chèque et à demander à mes relations à la préfecture de m'aviser si l'on vous y conduisait. C'est ce qui s'est passé, vous êtes bien placé pour le savoir. J'ai exécuté ma part du contrat en vous sortant de la préfecture et en menaçant Grandes d'une pluie de désagréments s'il ne facilitait pas votre remise en liberté. Je ne pense pas que vous ayez à vous plaindre de nos services.

Du coup, ce fut moi qui restai silencieux.

— Si vous ne me croyez pas, demandez à Mlle Margarita de vous montrer la lettre, ajouta Valera.

— Et votre père ? demandai-je.

— Mon père ?

— Votre père et Marlasca étaient en affaires avec Corelli. Il devait savoir quelque chose…

— Je vous assure que mon père n'a jamais eu aucun contact direct avec ce M. Corelli. Toute la correspondance avec celui-ci, s'il y en a eu une, car les archives du cabinet ne la mentionnent pas, était menée personnellement par le défunt M. Marlasca. Puisque vous me posez la question, je puis vous assurer que mon père avait fini par douter de l'existence de ce M. Corelli, surtout dans les derniers mois de la vie de M. Marlasca, quand celui-ci a eu une liaison, pour employer des termes corrects, avec cette femme.

— Quelle femme ?

— La chanteuse de cabaret.

— Irene Sabino ?

Je l'entendis soupirer, irrité.

— Avant de mourir, M. Marlasca a placé sous la gestion et la tutelle du cabinet un capital d'où devait être effectuée une série de virements sur un compte au nom d'un certain Juan Corbera et de María Antonia Sanahuja.

Jaco et Irene Sabino, pensai-je.

— Quel était le montant de ce capital ?

— C'était un dépôt en devises étrangères. Je crois me souvenir qu'il avoisinait les cent mille francs français.

— Marlasca a-t-il expliqué d'où lui venait cet argent ?

— Nous sommes un cabinet d'avocats, pas une agence de détectives. Le cabinet s'est limité à suivre les instructions stipulées dans les dernières volontés de M. Marlasca, sans poser de questions.

— Quelles autres instructions a-t-il laissées ?

— Rien de spécial. De simples paiements à des tierces personnes qui n'avaient aucune relation avec le cabinet ni avec sa famille.

— Vous ne vous souvenez d'aucune en particulier ?

— Mon père se chargeait personnellement de ce genre d'affaires pour éviter que nos employés n'aient accès à des informations confidentielles.

— Ça n'a pas paru étrange à votre père que son ex-associé veuille faire don de cet argent à des inconnus ?

— Si, naturellement. Beaucoup de chose lui ont paru étranges.

— Vous rappelez-vous où devaient être envoyés ces paiements ?

— Comment voulez-vous que je me rappelle ? Il y a au moins vingt-cinq ans de cela.

— Faites un effort. Pour Mlle Margarita.

La secrétaire me jeta un regard terrifié, auquel je répondis en lui adressant un clin d'œil.

— Ne faites pas la bêtise de lever le petit doigt sur elle, menaça Valera.

— Ne me donnez pas des idées, tranchai-je. Comment va votre mémoire ? Elle se rafraîchit un peu ?

— Je peux consulter les agendas personnels de mon père. C'est tout.

— Où sont-ils ?

— Ici, dans ses papiers. Mais cela prendra plusieurs heures.

Je raccrochai et contemplai la secrétaire qui avait de nouveau éclaté en sanglots. Je lui tendis un mouchoir et lui donnai une tape sur l'épaule.

— Allons, mademoiselle, ne vous mettez pas dans cet état, je vais m'en aller. Vous voyez bien que je voulais juste lui parler.

Elle hocha la tête, toujours effrayée, sans quitter le revolver des yeux. Je boutonnai mon manteau et lui souris.

— Une dernière chose.

Elle leva la tête, craignant le pire.

— Donnez-moi l'adresse de Me Valera. Et n'essayez pas de me mentir, parce que, sinon, je reviendrai et je vous promets que je laisserai à l'entrée cette sympathie naturelle qui me caractérise.

Avant de partir, je priai Mlle Margarita de me montrer le fil du téléphone et le coupai pour lui éviter la tentation de prévenir Valera que je m'apprêtais à lui rendre une visite de politesse, ou d'appeler la police pour l'informer de notre petit différend.

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