32.

Un doigt de lumière vaporeuse tombait du manteau de nuages et enflammait la peinture rouge de la façade du magasin d'articles de magie de la rue Princesa. La devanture était protégée par une marquise en bois ouvragé. Derrière la porte à carreaux, on entrevoyait difficilement un intérieur sombre, garni de rideaux en velours noir qui entouraient des vitrines exhibant des masques et des colifichets vaguement victoriens, des jeux de cartes truqués et des fausses dagues, des livres de magie et des flacons en cristal poli contenant un arc-en-ciel de liqueurs étiquetées en latin et probablement embouteillées à Albacete. Le timbre de l'entrée annonça ma présence. Dans le fond, le comptoir était désert. J'attendis quelques secondes en examinant la collection de curiosités de ce bazar. J'en étais à chercher en vain mon visage dans un miroir qui reflétait tout le magasin sauf moi, quand j'aperçus du coin de l'œil une silhouette menue qui écartait le rideau de l'arrière-boutique.

— Un truc intéressant, n'est-ce pas ? lança le petit homme aux cheveux gris et au regard pénétrant.

Je confirmai.

— Comment ça marche ?

— Je l'ignore. Il m'est arrivé voici quelques jours d'un fabricant de miroirs truqués d'Istanbul. L'inventeur appelle ça une inversion réfractaire.

— Ça vous rappelle que tout n'est qu'apparence, fis-je remarquer.

— Sauf la magie. En quoi puis-je vous aider, monsieur ?

— Vous êtes M. Damián Roures ?

Le petit homme acquiesça lentement, sans sourciller. Se dessina sur ses lèvres une mimique enjouée qui, comme son miroir, n'était pas ce qu'elle paraissait être : le regard était froid et méfiant.

— On m'a recommandé votre magasin.

— Puis-je vous demander le nom de cette aimable personne ?

— Ricardo Salvador.

Le sourire forcé disparut.

— Je ne savais pas qu'il était toujours vivant. Je ne l'ai pas vu depuis vingt ans.

— Et Irene Sabino ?

Roures soupira en hochant tristement la tête. Il contourna le comptoir et alla à la porte. Il accrocha le panneau « fermé » et tourna la clef.

— Qui êtes-vous ?

— Mon nom est Martín. J'essaye d'éclaircir les circonstances qui ont entouré la mort de M. Diego Marlasca, que vous avez connu.

— Pour moi, elles ont été éclaircies voici des années. M. Marlasca s'est suicidé.

— J'avais d'autres idées sur le sujet.

— J'ignore ce qu'a pu vous raconter ce policier. Le ressentiment affecte la mémoire, monsieur… Martín. Salvador, en son temps, a essayé de vendre l'idée d'une conspiration dont il n'avait aucune preuve. Tout le monde savait qu'il réchauffait le lit de la veuve Marlasca et qu'il prétendait s'ériger en héros de la situation. Comme on pouvait s'y attendre, ses supérieurs l'ont rappelé à l'ordre et expulsé de la police.

— Il croit qu'on a voulu dissimuler la vérité.

Roures rit.

— La vérité… Ne me faites pas rigoler. Ce qu'on a voulu dissimuler, c'est le scandale. Le cabinet d'avocats Valera & Marlasca trempait dans tout ce qui se mijotait dans les marmites de cette ville. Personne n'avait intérêt à soulever le couvercle d'une affaire comme celle-là.

« Marlasca avait quitté sa position, son travail et son ménage pour vivre reclus dans cette demeure et y faire Dieu sait quoi. N'importe qui possédant une once de bon sens pouvait imaginer que ça se terminerait mal.

— Cela ne vous a pas empêché, vous et votre ami Jaco, de rentabiliser sa folie en lui promettant qu'il pourrait communiquer avec l'au-delà dans vos séances de spiritisme.

— Je ne lui ai jamais rien promis. Ces séances n'étaient qu'un simple amusement. Personne ne l'ignorait. Vous ne pouvez pas me faire porter le chapeau, je gagnais honnêtement ma vie et c'est tout.

— Et votre ami Jaco ?

— Je parle de ce qui me concerne. Ce qu'a pu faire Jaco, je n'en suis pas responsable.

— Il a bien fait quelque chose, ensuite.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Qu'il a pris cet argent dont Salvador s'entêtait à soutenir qu'il était sur un compte secret ? Qu'il a tué Marlasca et qu'il nous a tous roulés ?

— Et ça ne s'est pas passé ainsi ?

Roures me dévisagea longuement.

— Je l'ignore. Je ne l'ai pas revu depuis le jour où Marlasca est mort. J'ai déjà raconté ce que je savais à Salvador et aux autres policiers. Je n'ai jamais menti. Non, jamais. Si Jaco a commis quelque malversation, je n'en ai jamais eu connaissance et n'en ai jamais profité.

— Que pouvez-vous me dire d'Irene Sabino ?

— Irene aimait Marlasca. Elle n'aurait jamais rien comploté qui aurait pu lui nuire.

— Savez-vous ce qu'elle est devenue ? Elle est toujours vivante ?

— Je crois que oui. On m'a appris qu'elle travaillait dans une blanchisserie du Raval. C'était une bonne fille. Trop bonne. Elle croyait à ces histoires. C'est ce qui l'a perdue. Elle y croyait de tout son cœur.

— Et Marlasca ? Que cherchait-il en ce monde ?

— Marlasca était embarqué dans un truc bizarre, ne me demandez pas quoi. Un truc que ni moi ni Jaco ne lui avions vendu ni ne pouvions lui vendre. Tout ce que je sais, je l'ai entendu dire un jour par Irene. Apparemment, Marlasca avait rencontré quelqu'un que je ne connaissais pas – et croyez-moi, je connaissais, et je connais toujours tout le monde dans la profession –, qui lui avait promis que s'il accomplissait un certain travail, niais j'ignore lequel, il récupérerait son fils d'entre les morts.

— Irene a-t-elle révélé qui était cette personne ?

— Elle ne l'avait jamais vue. Marlasca ne le lui permettait pas. Mais elle devinait qu'il avait peur.

— Peur de quoi ?

Roures claqua la langue.

— Marlasca croyait qu'il était maudit.

— Expliquez-vous.

— Je vous le répète. Il était malade. Il avait la conviction qu'un corps étranger était entré en lui.

— Quoi ?

— Un esprit. Un parasite. Je ne sais pas. Voyez-vous, dans ce genre de business on rencontre des individus qui n'ont pas précisément toute leur tête. Il leur arrive une tragédie personnelle, ils perdent la personne aimée ou une fortune, et ils tombent dans le trou. Le cerveau est l'organe le plus fragile du corps. M. Marlasca n'avait pas tout son jugement, et il suffisait de parler cinq minutes avec lui pour s'en rendre compte. C'est pour ça qu'il est venu me voir.

— Et vous lui avez dit ce qu'il voulait entendre.

— Non. Je lui ai dit la vérité.

— Votre vérité ?

— La seule que je connaisse. J'ai eu le sentiment que cet homme était sérieusement dérangé et je n'ai pas voulu en profiter. Ces choses-là ne finissent jamais bien. Dans ce business, il y a une limite à ne pas dépasser, quand on sait se tenir. Si quelqu'un cherche une distraction, ou un peu d'émotion ou de consolation de l'au-delà, on l'accueille et on le fait payer pour le service rendu. Mais celui qui a l'air au bord de perdre la raison, on le renvoie chez lui. C'est un spectacle comme un autre. Ce qu'on veut, ce sont des spectateurs, pas des illuminés.

— Une éthique exemplaire. Et donc, qu'avez-vous dit à Marlasca ?

— Je lui ai expliqué qu'il s'agissait de supercheries, de contes. Je lui ai assuré que j'étais un comédien qui gagnait sa vie en organisant des séances de spiritisme pour de pauvres malheureux qui avaient perdu des êtres chers et avaient besoin de croire que des amants, des parents, des amis les attendaient dans l'autre monde. Je lui ai répété qu'il n'y avait rien de l'autre côté, seulement un grand vide, que ce monde d'ici-bas était tout ce que nous avions. Je lui ai conseillé d'oublier les esprits et de retourner dans sa famille.

— Et il vous a cru ?

— Évidemment pas. Il a cessé de venir aux séances et a cherché de l'aide ailleurs.

— Où ?

— Irene avait grandi dans les cabanes de la plage du Bogatell, et bien qu'elle soit devenue célèbre en dansant et en jouant au Paralelo, elle appartenait toujours à ce milieu. Elle m'a raconté qu'elle avait emmené Marlasca voir une femme que l'on appelle la Sorcière de Somorrostro, pour la prier de le protéger contre cet individu avec qui il était en dette.

— Irene a-t-elle mentionné son nom ?

— Je ne m'en souviens pas. Je vous le répète, ils ne venaient plus aux séances.

— Andreas Corelli ?

— Je n'ai jamais entendu ce nom.

— Où puis-je rencontrer Irene Sabino ?

— Je vous ai dit tout ce que je sais, répliqua Roures, exaspéré.

— Une dernière question et je m'en vais.

— J'espère que c'est vrai.

— Vous souvenez-vous d'avoir entendu Marlasca mentionner Lux æterna ?

Roures fronça les sourcils et hocha négativement la tête.

— Merci pour votre aide.

— De rien. Et si possible, ne revenez pas.

J'acquiesçai et me dirigeai vers la sortie. Roures me suivait des yeux, méfiant.

— Attendez ! lança-t-il au moment où j'allais franchir le seuil de l'arrière-boutique.

Je me retournai. Le petit homme m'observait, hésitant.

— Je crois me rappeler que Lux æterna était le nom d'une sorte de texte religieux que nous avions utilisé une fois dans les séances de l'appartement de la rue Elisabets. Il faisait partie d'une collection de brochures du même genre, probablement empruntées à la bibliothèque de supercheries de la société L'Avenir. Je ne sais si c'est de ça que vous parlez.

— Vous souvenez-vous de quoi il traitait ?

— Mon associé, Jaco, était plus au courant que moi, c'était lui qui dirigeait les séances. Mais, si mes souvenirs sont bons, Lux æterna était un poème sur la mort et les sept noms du Fils du Matin, le Porteur de la Lumière.

— Le Porteur de la Lumière ?

Roures sourit.

— Lucifer.

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