2.

La foule s'était réunie aux portes du cimetière dans l'attente du corbillard. Personne n'osait parler. Retentissaient le bruit de la mer au loin et l'écho d'un train de marchandises se dirigeant vers le quartier des usines qui s'étendait derrière le cimetière. Il faisait froid et des flocons de neige flottaient dans le vent. Peu après trois heures, le corbillard tiré par des chevaux noirs enfila l'avenue d'Icaria bordée de cyprès et de vieux hangars. Le fils de Sempere et Isabella arrivaient avec lui. Six collègues de la corporation des libraires, parmi lesquels M. Gustavo, chargèrent le cercueil sur leurs épaules et entrèrent dans l'enceinte. Les participants les suivirent, formant une procession silencieuse qui parcourut les allées et les pavillons du cimetière sous une couche de nuages bas ondulant comme une vague de mercure. Quelqu'un remarqua que le fils du libraire paraissait avoir vieilli de quinze ans en une nuit. Il le nommait « monsieur » Sempere car, désormais, il était le responsable de la librairie et parce que, depuis quatre générations, ce bazar enchanté de la rue Santa Ana, toujours géré par un M. Sempere, n'avait jamais changé de nom. Isabella lui tenait le bras et il me sembla que, si elle n'avait pas été là, il se serait effondré telle une marionnette sans fils.

Le curé de l'église Santa Ana, un vieil homme de l'âge du défunt, attendait au pied du tombeau, une sobre dalle de marbre sans fioritures qui passait presque inaperçue. Les six libraires qui avaient porté le cercueil le déposèrent devant la tombe. Barceló me salua de la tête. Je préférai rester en arrière, par lâcheté ou par respect je ne le sais. De là, je pouvais voir la tombe de mon père, à une trentaine de mètres. Une fois l'assemblée réunie autour du cercueil, le curé leva les yeux et sourit.

— M. Sempere et moi, nous avons été amis presque quarante ans et, pendant tout ce temps, nous n'avons parlé qu'une seule fois de Dieu et des mystères de la vie. Peu le savent, mais notre ami Sempere n'était plus jamais entré dans une église depuis l'enterrement de son épouse Diana, aux côtés de qui nous l'accompagnons aujourd'hui afin qu'ils reposent l'un près de l'autre pour l'éternité. C'est pour cela, peut-être, que tous le prenaient pour un athée, mais il était un homme de foi. Il croyait en ses amis, en certaines vérités et en une entité de à laquelle il ne s'aventurait pas à donner un nom ni un visage, parce que, répétait-il, nous les prêtres, nous étions là pour ça. M. Sempere croyait que nous appartenions à un grand ensemble et que, en quittant ce monde, nos souvenirs et nos passions ne se perdaient pas. Pour lui, ils devenaient les souvenirs et les passions de ceux qui prennent notre relève. Il se refusait à décider si nous avions créé Dieu à notre image et ressemblance ou s'Il nous avait créés sans bien savoir ce qu'Il faisait. Notre ami croyait que Dieu, ou quel que soit l'auteur de notre présence sur cette Terre, vivait dans chacune de nos actions, dans chacune de nos paroles, et se manifestait dans tout ce qui nous distinguait de simples figures de boue. M. Sempere croyait que Dieu vivait un peu, ou beaucoup, dans les livres, et c'est la raison pour laquelle il a consacré sa vie à les partager, à les protéger et à assurer que leurs pages, comme nos souvenirs et nos passions, ne se perdraient jamais. Il croyait, et il m'a fait croire, que tant qu'il resterait une seule personne dans ce monde capable de lire et de vivre les livres, il subsisterait un petit morceau de Dieu ou de vie. Je sais que mon ami n'aurait pas aimé que nous prenions congé de lui avec des prières et des chants. Il lui aurait suffi de constater que tous ses amis venus en ce jour lui dire adieu ne l'oublieraient pas. Je ne doute pas un instant que le Seigneur, même si le vieux Sempere ne s'en souciait guère, accueillera près de lui notre cher ami et qu'il vivra pour toujours dans les cœurs de nous tous, de tous ceux qui, un jour, ont découvert grâce à lui la magie des livres, y compris de ceux qui, sans le connaître, ont poussé une fois les portes de sa petite librairie où comme il se plaisait à le répéter, l'histoire ne faisait que commencer. Reposez en paix, ami Sempere, et que Dieu nous donne à tous l'occasion d'honorer votre mémoire et de vous remercier pour avoir eu le privilège de vous connaître.

Un silence infini régna sur le cimetière quand le prêtre cessa de parler et bénit le cercueil. À un signal du préposé des pompes funèbres, les croque-morts descendirent lentement la bière avec des cordes. Je me souviens du bruit du cercueil quand il toucha le fond et des sanglots étouffés dans l'assistance. Je me rappelle que je restai là, incapable de bouger, devant les employés recouvrant la tombe d'une grande dalle de marbre où l'on pouvait lire le seul nom de Sempere et sous laquelle, depuis vingt-six ans, reposait sa femme Diana.

Lentement, l'assistance se retira en direction des portes du cimetière, où elle se sépara en groupes sans savoir où aller, personne ne voulant vraiment partir et laisser derrière soi le pauvre M. Sempere. Barceló et Isabella, encadrant le fils du libraire, l'emmenèrent avec eux. Je demeurai seul sur place après que tous se furent éloignés et, seulement alors, j'osai avancer jusqu'à la tombe. Je m'agenouillai et posai la main sur le marbre.

— À bientôt, murmurai-je.

Je l'entendis arriver et je devinai que c'était lui avant de le voir. Je me relevai et me retournai : Pedro Vidal me tendait la main avec le sourire le plus triste qu'il m'ait jamais été donné de voir.

— Tu ne me serreras pas la main ?

Je ne le fis pas et, au bout de quelques secondes, Vidal hocha la tête et retira sa main.

— Que faites-vous ici ? éructai-je.

— Sempere était aussi mon ami, répliqua-t-il.

— Bien sûr. Et vous êtes venu seul ?

Vidal me regarda sans comprendre.

— Où est-elle ? demandai-je.

— Qui ?

Je laissai échapper un rire amer. Barceló s'était approché, l'air consterné.

— Que lui avez-vous encore promis, pour l'acheter ?

Le regard de Vidal se durcit.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, David.

J'avançai jusqu'à sentir son haleine contre ma figure.

— Où est-elle ? insistai je.

— Je l'ignore.

— À d'autres ! m'écriai-je.

Je fis demi-tour, m'apprêtant à gagner la sortie, mais Vidal me prit le bras pour me retenir.

— David, attends…

Sans en prendre conscience, je le frappai de toutes mes forces. Mon poing s'abattit sur son visage et il tomba à la renverse. J'avais du sang sur la main et entendis des pas qui s'approchaient à toute allure. Des bras m'immobilisèrent et m'écartèrent de Vidal.

— Pour l'amour de Dieu, Martín…, supplia Barceló.

Le libraire s'accroupit près de Vidal qui gémissait, la bouche ensanglantée. Il lui soutint la tête et me lança un regard furibond. Je partis aussi vite que je le pus, croisant sur mon chemin quelques assistants qui s'étaient arrêtés pour contempler l'altercation. Je n'eus pas le courage de les affronter.

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