4.

Le lendemain matin, je descendis prendre mon petit déjeuner dans un café situé face aux portes de Santa María del Mar. Le quartier du Born était plein de carrioles et d'individus se rendant au marché, de commerçants et de grossistes ouvrant leurs magasins. Je m'assis à la terrasse et commandai un café au lait. Un exemplaire de La Vanguardia était resté orphelin sur la table voisine et je l'adoptai. Tandis que mes yeux glissaient sur les titres et les chapeaux, je remarquai une silhouette qui montait les marches jusqu'au porche de la cathédrale et s'asseyait sur la dernière pour m'observer à la dérobée. La jeune fille devait avoir dans les seize ou dix-sept ans et faisait mine de prendre des notes sur un cahier tout en me lançant des coups d'œil furtifs. Je dégustai tranquillement mon café au lait. Au bout d'un moment, j'appelai le garçon.

— Vous voyez cette demoiselle à l'entrée de l'église ? Dites-lui de commander ce qu'elle veut : je l'invite.

Le garçon accepta. En le voyant approcher, la jeune fille plongea la tête dans son cahier, en feignant une expression de totale décontraction qui m'arracha un sourire. Le garçon s'arrêta devant elle et toussota. Elle leva la tête. Il lui expliqua sa mission et termina en me montrant du doigt. Alarmée, elle se tourna vers moi. Je la saluai de la main. Ses joues s'embrasèrent.

Elle se leva et vint vers ma table à petits pas, le regard cloué au sol.

— Isabella ? demandai-je.

La jeune fille leva les yeux et soupira, embarrassée de sa propre personne.

— Comment avez-vous su ? s'étonna-t-elle.

— Intuition surnaturelle.

Elle me tendit la main et je la serrai sans enthousiasme.

— Est-ce que je peux m'asseoir ?

Elle prit une chaise sans attendre ma réponse. Pendant une demi-minute, elle changea de position au moins six fois pour finir par revenir à la première. Je l'observais avec un calme et une indifférence calculés.

— Vous ne vous souvenez pas de moi, n'est-ce pas, monsieur Martín ?

— Je devrais ?

— Pendant des années, je vous ai livré toutes les semaines le panier contenant votre commande hebdomadaire à l'épicerie Gispert.

L'image de la fillette de la boutique qui m'avait si longtemps monté mes provisions me revint en mémoire et s'estompa pour laisser place au visage plus adulte et légèrement plus anguleux de cette Isabella féminine aux formes agréables et à l'expression acérée.

— La petite fille des pourboires, dis-je, bien qu'elle n'ait plus rien ou presque d'une petite fille.

Isabella fit signe que oui.

— Je me suis toujours demandé ce que tu faisais avec cet argent.

— J'achetais des livres chez Sempere & Fils.

— Si j'avais su…

— Si je vous dérange, je m'en vais.

— Tu ne me déranges pas. Tu veux prendre quelque chose ?

La jeune fille fit non.

— M. Sempere m'a assuré que tu as du talent.

Isabella haussa les épaules et me gratifia d'un sourire sceptique.

— En règle générale, ajoutai-je, plus on a de talent, plus on doute d'en avoir. Et vice versa.

— Dans ce cas, je dois être un prodige, répliqua-t-elle.

— Bienvenue au club. Alors, que puis-je faire pour toi ?

Elle gonfla à fond ses poumons.

— M. Sempere m'a dit que vous pourriez peut-être lire mes textes et me donner votre opinion avec quelques conseils.

Je la regardai dans les yeux pendant quelques secondes sans répondre. Elle soutint mon examen sans sourciller.

— C'est tout ?

— Non.

— C'est bien ce que je pensais. Quel est le chapitre deux ?

Elle hésita à peine quelques instants.

— Si ce que vous lisez vous plaît et si vous croyez que j'ai des dispositions, j'aimerais que vous me permettiez d'être votre secrétaire.

— Qu'est-ce qui te fait croire que j'ai besoin d'une secrétaire ?

— Je peux ranger vos papiers, taper à la machine, corriger des erreurs et des fautes…

— Des erreurs et des fautes ?

— Je ne voulais pas insinuer que vous commettez des erreurs…

— Qu'est-ce que tu voulais insinuer, alors ?

— Rien. Mais quatre yeux voient toujours mieux que deux. Et puis je peux m'occuper de la correspondance, faire des commissions, vous aider à chercher de la documentation. En plus, je sais cuisiner et je peux…

— Tu me demandes un emploi de secrétaire ou de cuisinière ?

— Je vous demande de me donner une chance.

Isabella baissa les yeux. Je ne pus réprimer un sourire. Malgré moi, je trouvais cette étrange jeune fille sympathique.

— Voilà ce que nous allons décider. Apporte-moi les vingt meilleures pages que tu aies écrites, celles dont tu crois qu'elles montrent le meilleur de ce que tu sais faire. Ne m'en donne pas davantage, parce que je n'ai pas l'intention d'en lire une de plus. Je les regarderai tranquillement et, selon ce que j'en penserai, nous discuterons.

Son visage s'illumina et, un instant, le voile de dureté et de raideur qui recouvrait ses traits s'évanouit.

— Vous ne vous en repentirez pas, déclara-t-elle.

Elle se leva et me dévisagea nerveusement.

— Est-ce que je peux vous les apporter chez vous ?

— Dépose-les dans la boîte à lettres. C'est tout ?

Elle fit signe que oui à plusieurs reprises et se retira du même pas court et nerveux. Quand elle fut sur le point de se retourner et de se mettre à courir, je l'appelai.

— Isabella ?

Elle m'adressa un coup d'œil interrogateur, empreint d'une subite inquiétude.

— Pourquoi moi ? Et ne me raconte pas que c'est parce que je suis ton auteur préféré et toutes les flatteries que Sempere t'a conseillées pour m'embobiner, car si tu le fais, cette conversation aura été la première et la dernière.

Isabella hésita un instant. Elle m'offrit un regard clair, dénué de tout calcul.

— Vous êtes le seul auteur que je connais.

Elle me sourit, effrayée, et repartit avec son cahier, son pas incertain et sa sincérité. Je la vis tourner au coin de la rue Mirallers et disparaître derrière la cathédrale.

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