4.

Nul ne peut savoir ce qu'est la soif avant d'avoir bu pour la première fois. Trois jours après ma visite à l'Ensueño, le souvenir de la peau de Chloé brûlait encore dans toutes mes pensées. Sans en parler à quiconque – et encore moins à Vidal –, je décidai de réunir le peu d'économies qui me restaient et d'aller là-bas le soir même dans l'espoir que ce serait suffisant pour payer ne fût-ce qu'un instant dans ses bras. Il était minuit passé quand j'arrivai devant l'escalier aux murs rouges qui conduisait à l'Ensueño. La lumière était éteinte et je montai lentement, abandonnant derrière moi la bruyante citadelle de cabarets, bars, music-halls et autres établissements délicats à définir que les années de la Grande Guerre en Europe avaient semés dans la rue Nou de la Rambla. La lumière tremblante qui filtrait depuis le porche dessinait les marches sur mon passage. Une fois sur le palier, je m'arrêtai pour chercher à tâtons le heurtoir de la porte. Mes doigts frôlèrent le lourd marteau de métal. Au moment où je le soulevais, la porte céda de quelques centimètres. Je la poussai doucement. Un silence total me caressa le visage. Devant moi s'ouvrait une pénombre bleutée. Déconcerté, je fis quelques pas. Le peu de lumière qui parvenait de la rue clignotait dans l'air, révélant fugacement les murs nus et le plancher défoncé. J'arrivai dans le salon que je me rappelai tapissé de velours et luxueusement meublé. La couche de poussière couvrant le sol brillait comme du sable à la lueur des panneaux lumineux de la rue. J'avançai en laissant les empreintes de mes pieds dans la poussière. Il n'y avait pas trace du gramophone, des fauteuils ni des tableaux. Le plafond, crevassé, laissait entrevoir des poutres calcinées. La peinture des murs partait en lambeaux comme une peau de serpent. Je me dirigeai vers le couloir qui menait à la chambre où j'avais rencontré Chloé. Je traversai ce tunnel obscur pour atteindre la porte à double battant, qui n'était plus blanche. Il n'y avait pas de poignée, juste un trou dans le bois, comme si elle avait été brutalement arrachée.

La chambre de Chloé était un puits de noirceur. Les murs étaient carbonisés et la plus grande partie du plafond s'était effondrée. Je pouvais voir le linceul de nuages noirs qui planait dans le ciel et la lune qui projetait un halo argenté sur le squelette métallique de ce qui avait été le lit. J'entendis alors le parquet grincer derrière moi et me retournai rapidement. Une silhouette sombre et mince, masculine, se découpait dans l'entrée du corridor. Je ne pouvais distinguer son visage, mais j'avais la certitude qu'elle m'observait. Elle resta là, immobile comme une araignée, quelques secondes, le temps qu'il me fallut pour réagir et avancer vers elle. En un instant, la silhouette se retira dans l'obscurité et, lorsque j'arrivai dans le salon, je n'y trouvai personne. Un faible rayon de lumière provenant d'une enseigne lumineuse accrochée de l'autre côté de la rue inonda la pièce durant une seconde, révélant un petit amas de décombres entassés contre le mur. Je m'agenouillai devant les débris rongés par le feu. Quelque chose dépassait du tas : des doigts. J'écartai les cendres qui les recouvraient et, lentement, affleura la forme d'une main. Elle était sectionnée à la hauteur du poignet. Je la reconnus aussitôt : c'était la main de la petite fille, que j'avais crue en bois et qui était en porcelaine. Je la laissai retomber sur les décombres et m'éloignai.

Je me demandai si je n'avais pas imaginé cet inconnu, car je ne vis nulle empreinte de ses pas sur le sol. Je redescendis dans la rue et restai en bas de l'immeuble, scrutant depuis le trottoir les fenêtres du premier étage, dans un état de confusion totale. Les passants me frôlaient en riant, sans prêter attention à ma présence. Je tentai de trouver la silhouette de l'inconnu dans la foule. Je devinais qu'il était là, à quelques mètres seulement peut-être, en train de m'observer. Finalement, je traversai la rue et entrai dans un café étroit bondé. Je parvins à me frayer un chemin jusqu'au comptoir et fis signe au garçon.

— Ce sera quoi ?

J'avais la bouche sèche et sableuse.

— Une bière, improvisai-je.

— Pendant que le garçon me servait, je me penchai vers lui.

— Savez-vous si l'établissement d'en face, l'Ensueño, a fermé ?

Le garçon posa le verre sur le zinc et m'examina comme s'il avait affaire à un demeuré.

— Il a fermé ça fait quinze ans.

— Vous êtes sûr ?

— Et comment ! Il n'a pas rouvert depuis l'incendie. Vous désirez autre chose ?

Je fis signe que non.

— Ça fera quatre centimes.

Je payai la consommation et m'en fus sans toucher à mon verre.

Le lendemain, j'arrivai à la rédaction du journal avant l'heure et me rendis directement aux archives du sous-sol. Avec l'aide de Matias, le responsable, et en me guidant sur ce que m'avait révélé le garçon du café, j'entrepris de consulter les couvertures de La Voz de la Industria parues quinze ans plus tôt. Il me fallut une quarantaine de minutes pour trouver l'histoire, tout juste une brève. L'incendie s'était produit à l'aube de la Fête-Dieu de 1903. Six personnes avaient péri dans les flammes : un client, quatre filles de la maison et une fillette employée là. La police et les pompiers avaient attribué cette tragédie à la chute d'un luminaire, mais le curé d'une paroisse proche n'hésitait pas à invoquer la justice divine et l'intervention du Saint-Esprit comme des facteurs déterminants.

De retour à la pension, je m'allongeai sur mon lit et tentai en vain de trouver le sommeil. Je tirai de ma poche la carte de visite de cet étrange bienfaiteur que j'avais découverte sous ma main en me réveillant sur le lit de Chloé et relus dans la pénombre les mots écrits au dos : « de grandes espérances ».

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