10.
Le lendemain matin, avant le réveil d'Isabella, je me rendis à l'épicerie que tenait sa famille rue Mirallers. Il était encore très tôt et la grille du magasin était à demi ouverte. Je me glissai à l'intérieur et trouvai deux employés en train d'entasser des caisses de thé et d'autres produits sur le comptoir.
— C'est fermé, lança l'un d'eux.
— Pourtant, on ne croirait pas. Va chercher le patron.
Pour distraire mon attente, j'examinai l'entreprise familiale de l'ingrate héritière qui, dans son innocence infinie, avait tourné le dos aux douceurs du commerce pour se livrer aux misères de la littérature. Le magasin était un petit bazar de merveilles provenant des quatre coins du monde. Marmelades, confitures et thés. Cafés, épices et conserves. Fruits et viandes séchées. Chocolats et jambons fumés. Un paradis pantagruélique pour bourses bien garnies. M. Odón, père de ma protégée et maître de l'établissement, se présenta bientôt, vêtu d'une blouse bleue, arborant une moustache de gendarme et une expression de consternation suffisamment alarmante pour suggérer l'imminence d'un infarctus. Je décidai de sauter la phase des politesses.
— Votre fille me dit que vous avez un fusil de chasse à double canon avec lequel vous avez juré de me tuer, déclarai-je en ouvrant les bras en croix. Me voici.
— Qui êtes-vous, grossier personnage ?
— Je suis le grossier personnage qui a dû héberger une jeune fille parce que sa chiffe molle de père est incapable de la tenir.
La colère s'effaça du visage de l'épicier et fit place à un sourire angoissé et craintif.
— Monsieur Martín ? Je ne vous avais pas reconnu… Comment va ma petite fille ?
Je soupirai.
— Votre petite fille est saine et sauve chez moi, ronflant comme un sonneur, mais son honneur et sa vertu sont intacts.
L'épicier se signa deux fois de suite, soulagé.
— Que Dieu vous le rende !
— Et vous qu'il vous maudisse, mais, en attendant, je vous prie d'avoir la bonté de venir la reprendre aujourd'hui sans faute, sinon je vous casserai la figure, avec ou sans fusil de chasse.
— Un fusil de chasse ? s'exclama l'épicier, stupéfait.
Son épouse, une femme menue au regard nerveux, nous espionnait derrière un rideau masquant l'arrière-boutique. Je compris qu'il n'y aurait pas de bagarre. M. Odón soufflait comme un phoque et paraissait effondré.
— C'est bien ce que je souhaite le plus au monde, monsieur Martín. Mais ma fille ne veut pas rester chez nous, argumenta-t-il, désolé.
De toute évidence, l'épicier n'était pas le méchant homme dépeint par Isabella, et je me repentis du ton que j'avais employé.
— Vous ne l'avez pas chassée de chez vous ?
Tout malheureux, M. Odón ouvrit des yeux grands comme des soucoupes. Sa femme s'avança et lui prit la main.
— Nous nous sommes disputés. Des deux côtés, on s'est jeté au visage des mots qu'on aurait dû taire. Mais c'est que notre fille a un caractère épouvantable… Elle a menacé de s'en aller en jurant que nous ne la reverrions jamais. Sa sainte mère a failli en mourir d'une crise de tachycardie. J'ai élevé la voix et lui ai promis de l'envoyer dans un couvent.
— Un argument infaillible pour convaincre une jeune fille de dix-sept ans, fis-je remarquer.
— C'est le premier qui m'est venu à l'esprit…, plaida l'épicier. Mais comment aurais-je pu faire une chose pareille, moi ?
— À ce que j'en ai vu, il vous aurait fallu le secours d'un régiment entier de la Garde civile.
— Je ne sais pas ce que vous aura raconté notre fille, monsieur Martín, mais il ne faut pas la croire. Nous ne sommes pas des gens raffinés, mais nous n'avons rien de monstres. Je ne sais plus comment m'y prendre avec elle. Je ne suis pas du genre à enlever ma ceinture pour imposer mes volontés en lettres de sang. Et mon épouse ici présente n'ose même pas élever la voix contre un chat. J'ignore d'où notre fille tient ce caractère. Je crois que c'est à force de tellement lire. Vous savez, les bonnes sœurs nous avaient prévenus. Mon père, que Dieu ait son âme, le disait déjà : le jour où on permettra aux femmes d'apprendre à lire et à écrire, le monde deviendra ingouvernable.
— Monsieur votre père était un grand penseur, mais ça ne résout pas votre problème, ni le mien.
— Et que pouvons-nous y faire ? Isabella ne veut pas vivre avec nous, monsieur Martín. Elle dit que nous sommes obtus, que nous ne la comprenons pas, que nous voulons l'enterrer dans cette boutique… Qui, plus que moi, aimerait la comprendre ? Je travaille ici depuis l'âge de sept ans du lever au coucher du soleil, et tout ce que je comprends, c'est que le monde est un lieu détestable et sans égards pour une jeune fille qui vit dans les nuages, expliqua l'épicier en s'adossant à un baril. Ma plus grande crainte est que, si je la force à revenir, elle nous échappe pour de bon et devienne la proie du premier venu. Rien que d'y penser…
— C'est vrai ajouta sa femme, qui parlait avec un zeste d'accent italien. Croyez bien que notre fille nous a brisé le cœur, mais ce n'est pas la première fois qu'elle s'en va. Elle doit tenir ça de ma mère, qui avait un caractère napolitain…
— Ah, la mamma ! se souvint M. Odón, pris de terreur à la seule évocation de sa belle-mère.
— Quand elle nous a dit qu'elle allait loger quelques jours chez vous pour vous aider dans votre travail, alors nous avons été plus tranquilles, poursuivit la mère d'Isabella, parce que nous savons que vous êtes une bonne personne, et puis, comme ça, notre fille reste tout près, à deux rues de la boutique. Nous sommes sûrs que vous saurez la convaincre de revenir.
Je m'interrogeai sur ce qu'avait bien pu leur raconter Isabella à mon sujet pour les persuader qu'on pouvait me donner le bon Dieu sans confession.
— Cette nuit même, poursuivit la mère, à un jet de pierre d'ici, deux journaliers qui revenaient de leur travail ont été sauvagement agressés. Vous vous rendez compte ? Il paraît qu'on les a roués de coups de barre de fer comme des chiens. L'un est à l'article de la mort et l'autre restera probablement infirme toute à sa vie. Dans quel monde vivons-nous ?
M. Odón me regarda, consterné.
— Si je vais la chercher, elle voudra de nouveau s'enfuir. Et, cette fois, je ne sais pas si elle rencontrera quelqu'un comme vous. Évidemment, il n'est pas convenable pour une jeune fille d'habiter dans la maison d'un monsieur célibataire, mais au moins nous sommes certains que vous êtes quelqu'un d'honorable et que vous prendrez soin d'elle.
L'épicier semblait sur le point de pleurer. J'aurais préféré qu'il coure chercher son fusil. Restait toujours la possibilité qu'un cousin napolitain se présente pour sauver l'honneur de la jeune fille, tromblon à la main. Porca miseria !
— J'ai votre parole que vous vous occuperez d'elle jusqu'à ce qu'elle soit plus raisonnable et rentre à la maison ?
Je soupirai.
— Vous avez ma parole.
Je retournai chez moi chargé de provisions et de denrées de luxe que M. Odón et sa femme se firent un devoir de me donner aux frais de la maison. Je leur promis de m'occuper d'Isabella pendant quelques jours, jusqu'à ce qu'elle recouvre la raison et comprenne que son foyer était au sein de sa famille. Les épiciers insistèrent pour payer son entretien, proposition extrême que je déclinai. Mon plan était de me débrouiller pour que, dans moins d'une semaine, Isabella revienne coucher chez ses parents, même si je devais, pour cela, maintenir la fiction qu'elle était ma secrétaire pendant la journée. On était venu à bout de plus puissantes forteresses.
À mon retour, je la trouvai assise à la table de la cuisine. Elle avait lavé toute la vaisselle de la veille, préparé du café et s'était habillée et coiffée comme une sainte sortie d'une image pieuse. Isabella, qui n'avait rien d'une idiote, n'ignorait pas d'où je venais : elle s'arma de son meilleur air de chien abandonné et m'adressa un sourire soumis. Je posai les sacs contenant le lot de délices de M. Odón sur l'évier.
— Mon père ne vous a pas tiré dessus ?
— Il n'avait plus de munitions pour son fusil, et il a décidé de me bombarder avec tous ces pots de confiture et ces morceaux de fromage.
Isabella pinça les lèvres en se composant une tête de circonstance.
— Alors, comme ça, Isabella a le caractère de sa grand-mère ?
— La mamma, confirma-t-elle. Dans le quartier, on l'appelait « la Vésuve ».
— Je veux bien le croire.
— On dit que je lui ressemble un peu. Pour l'obstination.
Il n'était pas besoin d'un juge, pensai-je, pour prendre acte de ses aveux.
— Tes parents sont de braves gens, Isabella. Ils te comprennent aussi peu que tu les comprends.
La jeune fille ne pipa mot. Elle me servit une tasse de café et attendit le verdict. J'avais deux options : ou bien la jeter à la rue et tuer de désespoir les deux épiciers, ou bien faire contre mauvaise fortune bon cœur et m'armer de patience pendant deux ou trois jours. Je supposai que quarante-huit heures de mon comportement le plus cynique et le plus distant suffiraient à briser la détermination d'acier d'une jeune personne et à la renvoyer, à genoux, dans les jupes de sa mère en implorant son pardon assorti du logement et de la pension complète.
— Tu peux rester ici pour le moment…
— Merci !
— Pas si vite. Tu peux rester à condition que, primo, tu passes chaque jour à la boutique pour saluer tes parents et les rassurer et, secundo, que tu m'obéisses et suives les règles de cette maison.
Ce propos avait quelque chose de paternel mais manquait de fermeté. Je gardai un visage sévère et décidai de durcir un peu le ton.
— Quelles sont les règles de cette maison ? s'enquit Isabella.
— Fondamentalement, ce qui me passe par la tête.
— Ça me paraît juste.
— Accord conclu, donc.
Isabella fit le tour de la table et m'embrassa avec effusion. Je sentis la chaleur et les formes fermes de son corps de dix-sept ans contre le mien. Je l'écartai avec délicatesse pour mettre entre nous une distance d'au moins un mètre.
— La première règle, c'est qu'ici on n'est pas dans Les Quatre filles du docteur March, on ne s'embrasse pas et on ne se met pas à pleurnicher pour un oui ou pour un non.
— Comme vous voudrez.
— Tu l'as compris, voilà la base de cohabitation : ça sera comme je voudrai.
Isabella rit et partit comme une flèche dans le couloir.
— Où vas-tu ?
— Faire le ménage dans votre bureau. Vous ne prétendez tout de même pas le laisser dans cet état ?