5.

Dans le monde où je vivais, les espérances, grandes et petites, devenaient rarement réalités. Jusqu'à ces derniers mois, les seuls souhaits que je formais chaque soir avant de me coucher étaient de rassembler un jour assez de courage pour oser adresser la parole à Cristina et de voir s'écouler rapidement les heures qui me séparaient de l'aube afin de pouvoir retourner à la rédaction de La Voz de la Industria. Désormais, même ce refuge semblait sur le point de m'échapper. Je songeais que peut-être, si mes efforts finissaient par échouer avec fracas, je parviendrais à recouvrer l'affection de mes camarades. Que peut-être, si j'écrivais une histoire assez mauvaise et assez abjecte pour qu'aucun lecteur ne soit capable de dépasser les premières lignes, mes péchés de jeunesse me seraient pardonnés. Et que, peut-être, ce ne serait pas un prix trop élevé pour pouvoir me sentir à nouveau chez moi. Peut-être…


J'étais arrivé à La Voz de la Industria bien des années auparavant, du fait de mon père, un homme tourmenté et poursuivi par la malchance qui, à son retour de la guerre des Philippines, s'était retrouvé dans une ville où l'on préférait ne pas le reconnaître et face à une épouse qui l'avait oublié et qui, deux ans après sa démobilisation, avait décidé de le quitter. En agissant ainsi, elle l'avait laissé le cœur brisé, avec un fils qu'il n'avait jamais désiré et dont il ne savait que faire. Mon père, qui était tout juste capable de lire et d'écrire son nom, était sans métier et sans ressources. Tout ce qu'il avait appris à la guerre était de tuer d'autres hommes comme lui avant que ceux-ci ne le tuent, toujours au nom de causes grandioses et creuses, dont chaque nouvelle bataille soulignait davantage le caractère absurde et vil.

À son retour de la guerre, mon père, qui paraissait avoir vieilli de vingt ans pendant son absence, avait cherché une place dans diverses entreprises du Pueblo Nuevo et du quartier de Sant Martí. Ces emplois ne duraient que quelques jours et, tôt ou tard, je le voyais rentrer à la maison lourd de ressentiment. Avec le temps et l'absence de toute autre perspective, il avait accepté le poste de vigile de nuit à La Voz de la Industria. La paye était modeste, mais les mois passaient et, pour la première fois depuis son retour, il paraissait s'être assagi. La paix avait été courte. Très vite, certains de ses anciens compagnons d'armes, cadavres vivants qui étaient revenus infirmes de corps et d'âme pour constater que ceux qui les avaient envoyés à la mort au nom de Dieu et de la patrie leur crachaient désormais à la figure, l'embarquèrent dans des affaires louches qui lui paraissaient importantes et qu'il ne réussit jamais à comprendre.

Souvent, mon père disparaissait plusieurs jours. Quand il revenait, ses mains et ses vêtements sentaient la poudre, et ses poches l'argent. Alors il se réfugiait dans sa chambre et, croyant que je ne m'en rendais pas compte, il s'injectait tout ce qu'il avait pu se procurer. Au début il ne fermait jamais la porte, mais il me surprit un jour en train de l'espionner et m'assena une gifle qui m'éclata les lèvres. Après quoi il me serra dans ses bras jusqu'à ce que la force lui manque et resta étendu au sol, l'aiguille encore plantée dans la peau. Je retirai l'aiguille et jetai une couverture sur lui. Après cet incident, il s'enferma à clef.

Nous habitions une mansarde dominant le chantier du nouvel auditorium du Palau de la Música del Orfeo Catalá. Un logement exigu et froid où le vent et l'humidité semblaient se moquer des murs. J'avais l'habitude de m'asseoir sur le petit balcon, les jambes dans le vide, pour regarder les passants et contempler cet empilement de sculptures et de colonnes qui s'élevait tel un récif de l'autre côté de la rue et qui, le plus souvent, me paraissait aussi lointain que la lune alors que, parfois, j'avais l'impression de pouvoir le toucher du doigt. J'ai été un enfant faible et maladif, à la merci de fièvres et d'infections qui me traînaient au bord de la tombe mais qui, à la dernière heure, étaient toujours prises de remords et s'en allaient chercher d'autres proies plus gratifiantes. Lorsque je tombais malade, mon père finissait par perdre patience et, après deux nuits de veille, il me laissait aux soins d'une voisine et disparaissait de la maison pendant plusieurs jours. Avec le temps, je me mis à suspecter qu'il espérait me trouver mort à son retour et se voir ainsi débarrassé de la charge de cet enfant à la santé de papier qui ne lui servait à rien.

Plus d'une fois, j'ai désiré qu'il en soit ainsi, mais mon père rentrait toujours et me retrouvait plus vivant que jamais, frétillant comme un gardon et un peu plus grand. La mère Nature me dispensait sans la moindre pudeur son large Code pénal de germes et de disgrâces, mais elle ne trouvait jamais le moyen de m'appliquer jusqu'au bout les lois de la gravité. Contre tous les pronostics, j'ai survécu à ces premières années sur la corde raide d'une enfance d'avant la pénicilline. À cette époque, la mort ne vivait pas encore dans l'anonymat, l'on pouvait la discerner et la sentir partout, dévorant des âmes qui n'avaient pas encore eu le temps de pécher.


Mes seuls amis d'alors étaient d'encre et de papier. À l'école, j'avais appris à lire et à écrire bien avant les autres gamins du quartier. Là où les camarades voyaient de l'encre semée en chiures de mouche sur des pages incompréhensibles, je voyais de la lumière, des rues et des êtres humains. Les mots et le mystère de leur science cachée me fascinaient et m'apparaissaient comme une clef permettant d'ouvrir un monde infini, bien loin de cette maison, de ces rues et de ces jours opaques où, j'en avais déjà l'intuition, ne m'attendait qu'un avenir sans intérêt. Mon père n'aimait pas voir des livres à la maison. Il y avait chez ceux-ci, outre les lettres qu'il ne pouvait déchiffrer, quelque chose qui l'offensait. Il me répétait qu'il me mettrait au travail dès que j'aurais dix ans, et que mieux valait m'ôter toutes ces lubies de la tête parce que, sinon, je ne serais jamais qu'un pauvre type et un crève-la-faim. Je cachais les livres sous mon matelas et attendais qu'il soit sorti ou endormi pour les lire. Une nuit, il me surprit absorbé dans ma lecture et se mit en colère. Il m'arracha le livre des mains et le jeta par la fenêtre.

— Si tu gaspilles encore la lumière pour ces idioties, tu t'en repentiras !

Mon père n'était pas avare et, malgré les difficultés par lesquelles nous passions, il sortait quand il le pouvait quelques pièces pour que je m'achète des douceurs comme les autres enfants du quartier. Il était convaincu que je les dépensais en bâtons de réglisse, en pipes en sucre ou en caramels, mais je les conservais dans une boîte à café sous mon lit et, quand j'avais réuni quatre ou cinq sous, je courais m'acheter un livre en cachette.

L'endroit que j'aimais le plus dans toute la ville était la librairie Sempere & Fils, rue Santa Ana. Ce lieu sentant le vieux papier et la poussière était mon sanctuaire et mon refuge. Le libraire me permettait de m'asseoir sur une chaise dans un coin et de lire à ma guise tous les ouvrages que je souhaitais. Sempere ne me laissait presque jamais payer les livres qu'il me glissait dans les mains, mais, quand il ne s'en apercevait pas, je laissais tous les sous que j'avais pu réunir sur le comptoir avant de m'en aller. Ce n'était que de la ferraille, et si j'avais voulu m'acheter un livre avec si peu, j'aurais seulement pu me payer un carnet de papier à cigarettes. Quand il était l'heure de partir, je traînais les pieds, l'âme en berne, car si cela n'avait dépendu que de moi, je serais resté vivre là.

Un jour, pour Noël, Sempere me fit le plus beau cadeau que j'aie reçu de toute ma vie. C'était un vieux volume qui avait beaucoup vécu et avait été beaucoup lu. Je déchiffrai le titre :

Les Grandes Espérances, de Charles Dickens.

Je savais que Sempere connaissait des écrivains qui fréquentaient sa boutique et, voyant le soin avec lequel il maniait le volume, je pensai que ce M. Charles pouvait être un de ses clients.

— Un ami à vous ?

— De toute ma vie. Et à partir d'aujourd'hui, le tien aussi.

Cet après-midi-là, cachant le livre sous mes vêtements pour que mon père ne le voie pas, j'emportai mon nouvel ami à la maison. Cette même année, nous eûmes une saison de pluies et des jours de plomb durant lesquels je lus Les Grandes Espérances au moins neuf fois de suite, en partie parce que je n'en avais pas d'autre à lire, en partie parce que je ne pensais pas qu'il puisse exister de meilleure histoire, et je finissais par imaginer que ce M. Charles ne l'avait écrite que pour moi. Je parvins vite à la ferme conviction que je ne voulais rien d'autre dans la vie qu'apprendre à faire ce que faisait ce M. Dickens.

Un jour, au petit matin, je me réveillai en sursaut, secoué par mon père qui revenait du travail plus tôt que d'habitude. Il avait les yeux injectés de sang et son haleine sentait l'alcool. Je le regardai, terrorisé, quand il passa la main sur l'ampoule nue au bout de son fil.

— Elle est encore chaude.

Il balança rageusement l'ampoule contre le mur. Elle éclata en mille morceaux de verre qui tombèrent sur ma figure, mais je n'osai pas les essuyer.

— Où est-il ? demanda-t-il d'une voix dangereusement calme.

Je hochai négativement la tête en tremblant.

— Où est ce livre de merde ?

Je niai une seconde fois. Dans la pénombre, je vis à peine le coup venir. Ma vision se brouilla et je tombai du lit, du sang dans la bouche et une douleur cuisante comme si mes lèvres étaient chauffées à blanc. En tournant la tête, j'aperçus au sol ce que je supposai être deux dents cassées. La main de mon père m'attrapa par le cou et me souleva.

— Où est-il ?

— Père, s'il vous plaît…

Il me propulsa face contre le mur de toutes ses forces. Le choc me fit perdre l'équilibre et m'effondrer comme un paquet d'os. Je me traînai vers un coin et restai là, recroquevillé, en boule, regardant mon père ouvrir l'armoire et en tirer le peu de linge que j'y rangeais. Il inspecta les tiroirs et les boîtes sans trouver le livre et revint vers moi. Je fermai les yeux et m'aplatis contre le mur, dans l'attente d'un nouveau coup qui ne vint pas. Quand je rouvris les paupières, mon père était assis sur le lit et pleurait, s'étranglant de honte. Quand il remarqua que je l'observais, il courut dans l'escalier, qu'il descendit quatre à quatre. J’épiai l'écho de ses pas dans le silence de l'aube, et c'est seulement quand il fut bel et bien parti que je rampai jusqu'au lit et sortis le livre caché sous le matelas. Je m'habillai et, le roman sous le bras, je sortis.

Une nappe de bruine descendait sur la rue Santa Ana quand j'arrivai devant la porte de la librairie. M. Sempere et son fils habitaient au premier étage du même immeuble. Six heures du matin n'était pas une heure pour me présenter, niais ma seule pensée à ce moment-là était de sauver ce livre : j'étais certain que si mon père le trouvait à son retour, il le déchiquetterait en y mettant toute la rage qu'il charriait dans son sang. Je sonnai et attendis. Je dus insister deux ou trois fois avant que la fenêtre du balcon s'ouvre et que le vieux Sempere, en robe de chambre et pantoufles, se penche et me contemple avec ahurissement. Une demi-minute plus tard, il descendit m'ouvrir et, devant ma figure, toute trace de mécontentement disparut. Il s'agenouilla devant moi et me prit dans ses bras.

— Mon Dieu ! Comment te sens-tu ? Qui t'a fait ça ?

— Personne. Je suis tombé.

Je lui tendis le livre.

— Je suis venu vous le rendre, parce que je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose…

Sempere me dévisagea en silence. Il m'entraîna à l'étage. Son fils, un garçon de douze ans tellement timide que je ne me souvenais pas d'avoir jamais entendu sa voix, s'était réveillé quand le libraire s'était levé et attendait sur le palier. Devant le sang sur mon visage, il jeta un coup d'œil affolé à son père.

— Appelle le docteur Campos.

Le garçon acquiesça et courut au téléphone. Je l'entendis parler et sus ainsi qu'il n'était pas muet. À eux deux, ils m'installèrent dans un fauteuil de la salle à manger et lavèrent le sang de mes blessures.

— Tu ne veux pas me dire qui t'a fait ça ?

Je ne desserrai pas les lèvres. Sempere ne savait pas où j'habitais, et je n'avais pas envie de lui donner des idées.

— C'est ton père ?

Je détournai les yeux.

— Non. Je suis tombé.

Le docteur Campos, qui habitait à quatre ou cinq numéros de là, arriva en cinq minutes. Il m'examina des pieds à la tête, palpa les ecchymoses et nettoya les coupures avec autant de délicatesse qu'il le put. Il était évident qu'il brûlait d'indignation, mais il ne pipa mot.

— Il n'y a pas de fractures, mais un bon nombre de meurtrissures qui dureront et le feront souffrir pendant un bout de temps. Ces deux dents, il faudra les arracher. Elles sont fichues et il y a un risque d'infection.

Le médecin parti, Sempere me prépara un verre de lait chaud avec du cacao.

— Tout ça pour sauver Les Grandes Espérances, hein ?

— Je haussai les épaules. Père et fils échangèrent un sourire complice.

— La prochaine fois que tu voudras sauver un livre, le sauver vraiment, ne joue pas avec ta vie. Préviens-moi et je te mènerai dans un lieu secret où les livres ne meurent jamais et où personne ne peut les détruire.

Je les observai tous les deux, intrigué.

— C'est quoi, ce lieu ?

Sempere me fit un clin d'œil et m'adressa ce sourire mystérieux qui semblait sortir d'un feuilleton de M. Alexandre Dumas et qui, prétendait-on, était une marque de famille.

— Chaque chose en son temps, mon ami. Chaque chose en son temps.


Mon père passa toute la semaine sans lever les yeux de terre, rongé par le remords. Il acheta une ampoule neuve et finit par me dire que je pouvais l'allumer, mais pas trop longtemps, parce que l'électricité coûtait très cher. Je préférai ne pas jouer avec le feu. Le samedi suivant, mon père voulut m'acheter un livre et se rendit dans une librairie de la rue de la Palla, devant l'ancien rempart romain, la première et la dernière dont il franchit jamais le seuil. Mais comme il ne pouvait lire les titres sur les dos des centaines d'ouvrages exposés, il en ressortit les mains vides. Puis il me donna de l'argent, plus que d'habitude, et m'incita à m'offrir ce que je voudrais. Le moment me parut propice pour évoquer un sujet que je n'avais jamais eu jusque-là l'occasion d'aborder :

— Mme Mariana, l'institutrice, m'a demandé de vous dire qu'elle aimerait que vous passiez un jour la voir pour parler avec elle.

— Parler de quoi ? Qu'est-ce que tu as fait ?

— Rien, père. Mme Mariana voudrait discuter avec vous de mon éducation future. Elle dit que j'ai des dispositions et qu'elle pourrait m'aider à obtenir une bourse pour entrer chez les frères des écoles…

— Qu'est-ce qu'elle se croit, cette femme, pour te remplir la tète de foutaises et te dire que tu vas entrer dans un collège pour petits morveux ? Tu sais qui sont ces gens-là ? Tu sais comment ils vont te considérer et comment ils vont te traiter dès qu'ils sauront d'où tu viens ?

Je baissai les paupières.

— Mme Mariana veut seulement nous aider, père. Rien d'autre. Ne vous fâchez pas. Je lui dirai que c'est impossible, voilà tout.

Mon père me lança un coup d'œil furieux, mais il se maîtrisa et respira profondément plusieurs fois, avant de parler :

— Nous nous en tirerons, tu m'entends ? Toi et moi. Sans les aumônes de tous ces salopards. Et la tête haute.

— Oui, père.

Il posa la main sur mon épaule et me regarda comme si, pour un bref instant qui ne devait jamais se reproduire, il était fier de moi, même si nous étions différents, même si j'aimais les livres qu'il ne pouvait lire, et même si ma mère nous avait abandonnés tous les deux, dressés l'un contre l'autre. En cet instant, je crus que mon père était le meilleur homme de la Terre et que tout le monde finirait par s'en rendre compte si la vie, pour une fois, acceptait de lui accorder sa chance.

— Tout le mal qu'on a fait dans la vie revient toujours, David. Et moi, j'ai fait beaucoup de mal. Beaucoup. Mais j'ai payé le prix. Et notre existence va changer. Tu verras. Tu verras…

Malgré l'insistance de Mme Mariana, qui était plus maligne qu'une loutre et devinait ce qui se passait, je ne revins jamais sur ce sujet avec mon père. Lorsque l'institutrice se rendit compte que c'était sans espoir, elle me proposa de me consacrer tous les jours, à la fin de la classe, une heure, juste pour moi, afin de me parler de livres, d'histoire et de toutes ces choses qui effrayaient tant mon père.

— Ce sera notre secret, dit-elle.

J'avais déjà commencé à comprendre que mon père était honteux de passer pour un ignorant, un laissé-pour-compte d'une guerre qui, comme toutes les guerres, avait été menée au nom de Dieu et de la patrie pour rendre plus puissants des hommes qui l'étaient déjà trop avant de la provoquer. C'est pourquoi je me mis à l'accompagner parfois dans ses gardes de nuit. Nous prenions rue Trafalgar un tramway qui nous laissait aux portes du cimetière. Je restais dans sa guérite où je lisais de vieux numéros du journal et je cherchais des occasions de bavarder avec lui, tâche ardue. Mon père ne parlait presque plus, ni de la guerre, ni des colonies, ni de la femme qui l'avait quitté. Une nuit, je lui demandai pourquoi ma mère nous avait abandonnés. J'imaginais que ce pouvait être à cause de moi, d'une faute que j'avais commise, même si, à l'époque, je n'étais encore qu'un bébé.

— Ta mère m'avait déjà quitté avant qu'on m'envoie au front. Ma bêtise a été de ne m'en rendre compte qu'après mon retour. La vie est comme ça, David. Tôt ou tard, tout le monde t'abandonne.

— Je ne vous abandonnerai jamais, père.

Je crus qu'il allait se mettre à pleurer et je le serrai dans mes bras pour ne pas voir son visage.

Le lendemain, à l'improviste, mon père m'emmena devant les magasins de tissus El Indio, rue du Carmen. Nous n'y entrâmes pas, mais, derrière les vitrines, il me désigna une femme jeune et souriante qui s'occupait des clients et leur montrait des draps et des étoffes de luxe.

— C'est ta mère. Un de ces jours, je reviendrai et je la tuerai.

— Ne dites pas ça, père.

Il me regarda, les yeux rougis, et je sus qu'il l'aimait encore et que jamais je ne pardonnerais à ma mère ce qu'elle lui avait infligé. Je me rappelle l'avoir observée à la dérobée, sans qu'elle soupçonne notre présence, et l'avoir reconnue seulement au portrait que mon père conservait dans un tiroir, à côté de son pistolet de l'armée que, chaque nuit, quand il me croyait endormi, il contemplait comme s'il contenait toutes les réponses, ou du moins les plus importantes.


Pendant des années, je devais revenir aux portes de ce bazar pour surveiller ma mère en secret. Je n'eus jamais le courage d'entrer ni de l'aborder quand elle sortait et remontait la Rambla vers une vie que je lui imaginais auprès d'une famille qui la rendait heureuse et un enfant qui méritait plus que moi son affection et le contact de sa peau. Mon père ne sut jamais qu'il m'arrivait de m'échapper pour l'épier, ou que, certains jours, je la suivais de près, toujours sur le point de lui prendre la main et de marcher à côté d'elle, et m'enfuyant toujours au dernier moment. Dans mon monde, les grandes espérances n'existaient que dans les pages d'un livre.

La chance que mon père espérait si fort ne se montra jamais. La seule faveur dont le gratifia l'existence fut de ne pas le faire attendre trop longtemps. Une nuit, alors que nous arrivions aux portes du journal où il venait prendre son service, trois pistoleros sortirent de l'ombre et le criblèrent de balles sous mes yeux. Je me souviens de l'odeur de soufre et du halo de fumée qui montait des trous que les tirs avaient laissés dans son manteau et dont la braise rougeoyait encore. Un des pistoleros s'apprêtait à l'achever d'une balle dans la tête quand je me jetai sur mon père. Un autre le retint. Je me souviens des yeux du pistolero sur les miens, hésitant à me tuer aussi. Il y renonça et ils s'éloignèrent au pas de course pour disparaître dans les ruelles qui s'enfonçaient entre les usines du Pueblo Nuevo.

Cette nuit-là, ses assassins laissèrent mon père ensanglanté dans mes bras et moi seul au monde. Les quinze jours suivants, je dormis dans les ateliers de l'imprimerie du journal, caché parmi les linotypes qui ressemblaient à de gigantesques araignées d'acier, essayant de faire taire le sifflement qui me perçait les tympans à la tombée de la nuit et manquait de me rendre fou. Quand je fus découvert, j'avais encore les mains et les vêtements couverts de sang séché. D'abord personne ne comprit qui j'étais, car je ne prononçai pas une parole pendant presque une semaine, et quand je le fis, ce fut pour crier le nom de mon père à en perdre la voix. Lorsque l'on s'enquit de ma mère, je déclarai qu'elle était morte et que je n'avais personne sur cette Terre. Mon histoire parvint aux oreilles de Pedro Vidal, la star du journal et l'ami intime de l'éditeur, lequel, sur ses instances, ordonna que l'on me confie un emploi de grouillot et qu'on me permette de vivre dans le modeste logis du concierge, au sous-sol, jusqu'à nouvel avis.

C'était un temps où le sang et la violence devenaient le pain quotidien des rues de Barcelone. Jours de tracts et de bombes qui laissaient des corps déchiquetés, frémissants et fumants dans les rues du Raval, jours où des bandes aux visages barbouillés de noir rôdaient la nuit en répandant le sang, de processions de saints et de défilés de généraux qui puaient la mort et l'hypocrisie, de discours incendiaires où tout le monde mentait et où tout le monde avait raison. On respirait déjà dans l'air empoisonné la rage et la haine qui, des années plus tard, devaient mener les uns et les autres à s'assassiner au nom de slogans grandioses et de chiffons de couleur. Le brouillard perpétuel des usines rampait sur la ville et noyait ses avenues pavées et sillonnées par les tramways et les voitures. La nuit appartenait aux lampadaires à gaz, à l'obscurité des ruelles rompue seulement par l'éclair des coups de feu et les traînées bleues de la poudre brûlée. C'était un temps où l'on grandissait vite et où, quand ils laissaient leur enfance derrière eux, beaucoup de gamins avaient déjà un regard de vieux.


Sans autre famille désormais que cette Barcelone de ténèbres, je fis du journal mon refuge et mon univers jusqu'au moment où, à l'âge de quatorze ans, mon salaire me permit de louer cette chambre dans la pension de Mme Carmen. J'y logeais depuis à peine une semaine quand la tenancière monta dans ma chambre pour m'informer qu'un monsieur me réclamait. Sur le palier, je trouvai un homme aux vêtements gris, à l'air gris et à la voix grise qui me demanda si j'étais bien David Martín. Sur ma réponse positive, il me tendit un paquet enveloppé dans du papier d'emballage et disparut aussitôt dans l'escalier, laissant derrière lui son absence grise empestant ce monde de misère qui était devenu le mien. J'emportai le paquet dans ma chambre et fermai la porte. Nul, à l'exception de deux ou trois personnes au journal, ne savait que j'habitais là. Je le défis, intrigué. J'y trouvai un étui en bois usé dont l'aspect me parut vaguement familier. Il contenait le vieux revolver de mon père, celui que l'armée lui avait laissé et avec lequel il était revenu des Philippines pour trouver une mort prématurée et pitoyable. L'arme était accompagnée d'une petite boîte en carton avec quelques balles. J'empoignai le revolver et le soupesai. Il sentait la poudre et la graisse. Je me demandai combien d'hommes mon père avait tués avec cette arme sur laquelle il comptait sûrement pour mettre fin à ses jours, si d'autres ne l'avaient devancé. Je replaçai l'arme dans l'étui et le refermai. Ma première réaction fut de le jeter à la poubelle, mais ce pistolet était tout ce qui me restait de mon père. Je supposai que son usurier habituel, qui avait récupéré à sa mort le peu que nous possédions dans l'ancien logement dominant les toits du Palau de la Música pour apurer ses dettes, avait décidé de m'envoyer ce macabre souvenir afin de saluer mon entrée dans l'âge adulte. Je cachai l'étui sur le haut de l'armoire, contre le mur où la poussière s'accumulait, un endroit auquel Mme Carmen ne pourrait jamais accéder, même juchée sur des échasses, et pendant des années je n'y touchai plus.

L'après-midi même, je retournai à la librairie Sempere & Fils et, me considérant comme un homme qui avait gagné son indépendance et ferait son chemin dans le monde, je manifestai mon intention d'acquérir ce vieil exemplaire des Grandes Espérances que je m'étais vu forcé de rendre des années plus tôt.

— Fixez le prix que vous voudrez, déclarai-je au libraire. Ajoutez le prix de tous les livres que je n'ai pas payés depuis dix ans.

Sempere me sourit tristement et posa la main sur mon épaule.

— Je l'ai vendu ce matin, m'avoua-t-il, consterné.

Загрузка...