10.
Au-delà du sanatorium de la villa San Antonio s'ouvrait un chemin bordé d'arbres qui longeait un ruisseau et s'éloignait du village. La carte encadrée dans la salle à manger de l'hôtel du Lac le mentionnait sous le doux nom de promenade des Amoureux. Cet après-midi-là, en quittant le sanatorium, je m'aventurai sur ce sentier sombre qui suggérait moins l'amour que la solitude. Je marchai environ une demi-heure sans croiser une âme, laissant derrière moi la silhouette anguleuse de la villa San Antonio, et les résidences qui entouraient le lac se réduisirent à des découpages en carton sur l'horizon. Je m'assis sur un des bancs qui jalonnaient le parcours et contemplai le coucher du soleil, à l'autre bout de la vallée de la Cerdagne. De là, on apercevait, à quelque deux cents mètres, une petite chapelle isolée au milieu d'un champ enneigé. Sans bien savoir pourquoi, je me levai et me frayai vers elle un chemin dans la neige. Arrivé à une douzaine de mètres, je remarquai que la chapelle n'avait pas de porte. La pierre était noircie par les flammes qui l'avaient dévorée. Je montai les marches menant à ce qui avait été l'entrée et fis quelques pas. Les restes de bancs brûlés et de poutres tombées du toit gisaient parmi les cendres. La végétation avait rampé vers l'intérieur et grimpait sur les vestiges de l'autel. La lumière du crépuscule pénétrait par les fenêtres étroites. Je m'installai sur ce qui restait d'un banc face à l'autel et écoutai le vent siffler dans les fissures de la voûte dévorée par le feu. Je levai les yeux et souhaitai posséder ne fût-ce qu'un souffle de cette foi qu'avait hébergée mon vieil ami Sempere, foi en Dieu ou en les livres, pour pouvoir implorer Dieu ou l'enfer de me donner encore une chance et de me laisser tirer Cristina de ce lieu.
— S'il vous plaît murmurai-je, en retenant mes larmes.
Je souris amèrement : un homme déjà vaincu suppliant misérablement un Dieu auquel il n'avait jamais cru. Et devant cette maison de Dieu en ruine et en cendres, envahie par le vide et la solitude, je compris que je retournerais le soir même auprès de Cristina sans autre miracle ni bénédiction que ma détermination à l'emmener et à l'arracher des mains de ce médecin pusillanime et amoureux fermement décidé à la transformer en Belle au bois dormant. Je mettrais le feu à la maison plutôt que de laisser encore quelqu'un porter la main sur elle. Je l'emmènerais chez moi pour mourir à son côté. La haine et la colère éclaireraient mon chemin.
Je quittai la vieille chapelle à la tombée de la nuit. Je traversai ce champ d'argent qui brillait à la lumière de la lune et repris le sentier à travers les bois, suivant dans le noir le tracé du ruisseau, jusqu'à ce que j'aperçoive au loin la villa San Antonio éclairée, ainsi que les tours et les toits qui bordaient le lac. En arrivant au sanatorium, je ne me donnai pas la peine de sonner à la grille. Je sautai le mur et traversai le jardin plongé dans l'obscurité. Je contournai la maison et allai à l'une des entrées de service. Elle était fermée de l'intérieur, mais je n'hésitai pas un instant à briser la vitre d'un coup de coude pour accéder à la poignée. Je pénétrai dans le couloir, guettant les voix et les chuchotements, m'imprégnant de l'odeur d'une soupe qui montait des cuisines. Je traversai le rez-de-chaussée jusqu'à la chambre du fond où le bon docteur avait enfermé Cristina, cultivant sans doute son fantasme de Belle au bois dormant destinée à flotter éternellement dans des limbes de médicaments et de lanières.
J'avais pensé trouver la porte de la chambre fermée à clef, mais la poignée tourna sous ma main où battait la douleur sourde des coupures. Je poussai le battant. La première chose qui me frappa fut mon haleine flottant devant mon visage. La seconde, le carrelage blanc couvert de traces de sang. La fenêtre donnant sur le jardin était grande ouverte et les rideaux ondulaient dans le vent. Le lit était vide. Je m'approchai et pris une des courroies de cuir avec lesquelles le médecin et les infirmiers avaient attaché Cristina. Elle était coupée net, comme si c'était du papier. Je sortis dans le jardin et discernai, brillant sur la neige, une piste d'empreintes rouges qui s'éloignait vers le mur. Je la suivis et tâtai l'enceinte qui entourait le jardin. Il y avait du sang sur les pierres. Je grimpai et sautai de l'autre côté. Les traces, erratiques, se dirigeaient vers le village. Je me souviens de m'être mis à courir.
Je suivis les empreintes dans la neige jusqu'au parc qui longeait le lac. La pleine lune brillait sur la grande plaque de glace. Je l'aperçus alors. Elle avançait lentement, en boitant, sur le lac gelé, abandonnant derrière elle une traînée sanglante. Quand j'arrivai sur le bord, elle avait déjà franchi une trentaine de mètres vers le milieu du lac. Je criai son nom et elle s'arrêta. Elle se retourna lentement et je la vis sourire tandis qu'un réseau de fissures s'étoilait sous ses pieds. Je sautai sur la glace, la surface craquant à mon passage, et courus derrière elle. Cristina resta immobile. Les crevasses sous elle s'élargissaient comme un lierre étendant ses tentacules noirs. La glace cédait sous mes pas et je tombai en avant.
— Je t'aime, l'entendis-je dire.
Je rampai jusqu'à elle, mais le réseau de failles, s'agrandissant sous mes mains, l'encercla. Quelques mètres à peine nous séparaient encore, quand la glace se rompit et céda sous ses pieds. Des gueules noires s'ouvrirent et l'engloutirent comme dans une fosse de goudron. Cristina n'eut pas plus tôt disparu de la surface que les plaques de glace se rapprochèrent, refermant l'ouverture où elle avait été précipitée. Son corps glissa de quelques mètres sous la glace, poussé par le courant. Je réussis à me traîner jusqu'à l'endroit où elle avait été happée et frappai la glace de toutes mes forces. De l'autre côté de cette plaque translucide, Cristina me voyait, les yeux ouverts et les cheveux ondoyant dans le courant. Je cognai en me déchirant les mains, en vain. Cristina n'écarta jamais les yeux des miens. Elle colla une paume à la glace et sourit. Les ultimes bulles d'air s'échappaient déjà de ses lèvres et ses pupilles se dilataient pour la dernière fois. Une seconde plus tard, lentement, elle commença de s'enfoncer pour toujours dans les noires profondeurs.