Alors qu’il galopait dans la forêt au cœur d’un tourbillon de poudreuse soulevé par les sabots de Trotteur, l’air glacial semblait purifiant et rafraîchissant chaque fois que Perrin prenait une inspiration. Ici, il pouvait oublier les vieux amis qui se laissaient aller à croire les pires rumeurs. Même chose, jusqu’à un certain point, pour Masema, les Aes Sedai et les Matriarches. Mais pas pour les Shaido ! Soudés dans son esprit, ils composaient comme un casse-tête de fer impossible à démonter, de quelque manière qu’il le torde. Il aurait eu envie de le mettre en pièces, mais avec un casse-tête de forgeron, ça n’était jamais possible.
Après une brève pointe de vitesse, il fit passer son cheval au pas et s’en voulut d’avoir cédé à la tentation de fendre le vent. Dans la forêt, il faisait sombre même en plein jour, et les pierres affleurantes, entre les arbres, laissaient penser qu’il y en avait bien d’autres enfouies sous la neige. Autant de pièges où un cheval pouvait se casser une jambe – sans parler des taupinières, des tanières de renard et des terriers de blaireau.
Alors, pourquoi prendre de tels risques ? Galoper ne lui permettrait pas de libérer Faile une heure plus tôt, et aucun équidé ne pouvait tenir ce rythme très longtemps.
Quand le vent l’avait agglomérée en congères, la neige arrivait sans peine à hauteur de genoux d’un homme. Partout ailleurs, elle était assez profonde pour qu’il s’y enfonce au moins jusqu’à mi-mollets.
Perrin chevauchait vers le nord-est, d’où viendraient bientôt les éclaireurs avec des nouvelles de Faile. Ou au minimum, avec des informations sur les Shaido – l’endroit où ils étaient, par exemple. Tous les matins, il priait pour que ça arrive, mais aujourd’hui, ce serait le cas, il le savait. Et cette certitude augmentait son angoisse. Trouver les ravisseurs était la première étape, pas la solution de l’énigme.
Sous l’effet de la colère, son esprit sautait aisément du coq à l’âne. Quoi qu’en dise Balwer, il était méthodique, certes, mais rien de plus. Pas très doué pour réfléchir vite, il manquait d’intelligence ; donc, il faudrait qu’il s’appuie sur sa seule véritable qualité : la méthode.
Poussant à fond son cheval gris, Aram rattrapa le jeune seigneur et ralentit pour se placer légèrement derrière lui, un peu sur le côté, comme un bon chien de compagnie.
Perrin le laissa faire. Quand il l’incitait à chevaucher à ses côtés, l’odeur d’Aram exprimait toujours une sorte d’embarras. Comme d’habitude, l’ancien Zingaro ne parlait pas, mais son odeur, charriée par la bise, ne laissait aucun doute sur son humeur. Un mélange de colère, de méfiance et de mécontentement. Tendu comme un ressort sur sa selle, il sondait la forêt comme s’il redoutait qu’un Shaido se cache derrière chaque tronc.
À vrai dire, dans cette forêt, une armée entière aurait pu se cacher. Là où il était visible, par des trouées dans la frondaison, le ciel se révélait au mieux grisâtre. Du coup, les ombres, entre les arbres, semblaient plus obscures que la nuit et les troncs évoquaient des colonnes d’obsidienne géantes.
Pourtant, Perrin réussit à capter les battements d’ailes d’un choucas noir perché sur une branche tapissée de neige. Du coin de l’œil, il vit qu’une martre en chasse, à l’affût sur une autre branche, venait de relever sa tête plus noire que la pénombre environnante. Bien entendu, il capta l’odeur des deux créatures, puis celle d’un homme parmi les branches d’un chêne géant qui semblait tendre vers les deux cavaliers des « bras » aussi larges que le corps d’un poney.
Les lanciers du Ghealdan et les Gardes Ailés de Mayene patrouillaient dans les environs, comme il convenait. Enclin à se fier aux gars de Deux-Rivières, Perrin n’en avait pas assez sous ses ordres pour qu’ils surveillent toute la périphérie du camp. Du coup, il les affectait dans la forêt, leur environnement naturel, et tirait parti de leur aptitude à chasser de gros animaux qui pouvaient inverser les rôles et les traquer en retour. Forts de cette expérience, ces hommes remarquaient des mouvements qui auraient échappé à une sentinelle formée à penser en termes de guerre et de soldats. Les félins des montagnes qui s’éloignaient de leur habitat pour traquer des moutons avaient l’art de se cacher en pleine vue. Quant aux ours et aux sangliers, tout le monde savait qu’ils aimaient se retourner contre leurs poursuivants et leur tendre une embuscade.
À trente voire quarante pieds du sol, les gars de Deux-Rivières pouvaient prévenir le camp d’une attaque avant n’importe qui d’autre. Archers redoutables, ils ne répugnaient pas à cribler de flèches les assaillants qui passaient devant eux.
En ce jour, la présence de la sentinelle sollicita aussi peu l’esprit de Perrin que celle du choucas ou de la martre. Le regard rivé devant lui, il guettait le premier signe annonciateur du retour des éclaireurs.
Sans crier gare, Trotteur secoua la tête et hennit, produisant un nuage de buée. Terrifié, il s’arrêta net et la monture d’Aram l’imita.
Perrin se pencha pour flatter l’encolure du cheval. Quand il capta un vestige d’odeur, il se pétrifia. Cette odeur de soufre qui glaçait le sang dans ses veines et faisait se dresser tous les poils de sa nuque, il l’avait déjà sentie aujourd’hui. Du soufre ? Non, une pâle imitation de cette senteur. Avec des relents d’irréalité, comme si elle ne venait pas de ce monde.
L’odeur n’était pas récente – à une telle puanteur, l’épithète « fraîche » ne pouvait pas s’appliquer – mais pas ancienne non plus. Une heure, peut-être un peu moins. À savoir, le moment de son réveil, quelques secondes après qu’il eut senti cette abomination dans son rêve.
— Qu’est-ce que c’est, seigneur Perrin ? demanda Aram.
Bien qu’il luttât contre son cheval, qui tentait d’échapper à son contrôle pour fuir dans n’importe quelle direction, l’ancien Zingaro avait réussi à tirer du fourreau son épée au pommeau en forme de tête de loup. Chaque jour, il s’entraînait à l’escrime – des heures durant, quand c’était possible –, et les experts affirmaient qu’il se débrouillait très bien.
— Dans cette pénombre, je sais que tu peux distinguer un fil noir d’un blanc, mais ce n’est pas mon cas. Pour m’alarmer, je ne vois pas assez de choses…
— Rengaine ton arme, dit Perrin. Elle ne te servira à rien. Ce n’est pas une affaire d’acier…
Pour qu’il consente à avancer, le jeune seigneur dut cajoler Trotteur. Tous les sens aux aguets, il suivit la piste de la puanteur, les yeux rivés sur le sol couvert de neige. Cette odeur, il la connaissait, et pas seulement à cause de son rêve.
Il eut vite fait de trouver ce qu’il cherchait. Soulagé, Trotteur hennit doucement quand il le fit s’immobiliser à l’abord d’une bande de roche grise affleurante qui s’étendait sur leur droite. Tout autour, la neige était immaculée, mais des empreintes de chiens se détachaient sur ce passage, comme si une meute entière l’avait piétiné. Pénombre ou pas, pour les yeux de Perrin, c’était visible comme le nez au milieu de la figure. Des empreintes plus larges que ses paumes gravées dans la roche comme si elle était de la boue.
Perrin flatta de nouveau l’encolure de Trotteur. Pas étonnant que le pauvre cheval soit mort de peur.
— Aram, retourne au camp et dis à Dannil d’informer tout le monde que des Chiens des Ténèbres rôdaient par ici il y a environ une heure. Et rengaine-moi cette épée, bon sang ! Crois-moi, essayer de tuer un Chien des Ténèbres avec une lame est la dernière erreur qu’un homme commet.
— Un Chien des Ténèbres ! s’exclama Aram.
Perrin identifia de la peur dans l’odeur de son compagnon. Alors que bien des esprits forts auraient parlé d’histoires à dormir debout de colporteurs ou de contes pour enfants, les Zingari, éternels explorateurs du monde, savaient très bien ce qu’on pouvait y trouver d’horrible…
À contrecœur, Aram remit sa lame dans le fourreau accroché à son dos, mais il garda la main droite levée, très près de la poignée de l’arme.
— Comment tuer un Chien des Ténèbres, seigneur ? Peuvent-ils seulement mourir ?
Sur certaines horreurs, même les Zingari pouvaient être dépassés, semblait-il…
— Réjouis-toi de ne pas être obligé d’essayer, Aram. Et maintenant, file ! Tout le monde devra ouvrir l’œil, au cas où ces monstres reviendraient. C’est peu probable, je pense, mais on n’est jamais trop prudent.
Confronté à une meute, Perrin avait un jour tué un de ces monstres. Du moins, il l’avait supposé, après lui avoir planté trois flèches dans le corps. Mais les Créatures des Ténèbres ne crevaient pas facilement… Pour détruire celles-là, Moiraine avait dû recourir aux Torrents de Feu.
— Fais en sorte que les Aes Sedai, les Matriarches et les Asha’man soient informés.
Il y avait peu de chances que quelqu’un, dans le lot, sache générer des Torrents de Feu. Parmi les femmes, aucune, de toute façon, n’aurait admis qu’elle maîtrisait un tissage interdit. Même chose avec les hommes, très probablement. Cela dit, un autre tissage, licite, pourrait être efficace.
Réticent à l’idée de laisser Perrin seul, Aram dut s’y résigner quand celui-ci lui cria après. Son odeur trahissant une peine sincère et un outrage puissant, il s’en fut en direction du camp. Pensait-il que deux hommes auraient été plus en sécurité qu’un seul ?
Dès que l’ancien Zingaro fut hors de vue, Perrin orienta sa monture vers le sud, là où avaient filé les Chiens des Ténèbres. Pour ce qu’il devait faire, il entendait être seul. Si les gens s’apercevaient parfois qu’il y voyait bien mieux que la moyenne, ce n’était pas une raison pour faire étalage de son don. Idem pour son odorat si spécial. Avec toutes les raisons qu’on trouvait déjà pour le fuir, pourquoi en rajouter ?
Les Créatures des Ténèbres étaient peut-être passées par hasard si près de son camp. Peut-être, oui… Mais ces dernières années, il avait appris à se méfier des coïncidences. Le plus souvent, elles n’avaient rien de fortuit, du moins au sens où l’entendaient les gens normaux.
Si c’était une autre manifestation de sa nature de ta’veren intimement lié à la Trame, il s’en serait bien passé. Même quand il paraissait jouer en sa faveur, ce « don » avait plus d’inconvénients que d’avantages. Un hasard favorable pendant une minute pouvait se révéler destructeur celle d’après. Et il n’y avait pas que ça… Un ta’veren était particulièrement visible sur la Trame, et ce surcroît d’exposition pouvait aider les Rejetés à le localiser. En tout cas, il l’avait entendu dire. Et si certaines Créatures des Ténèbres tiraient aussi parti de ce phénomène ?
Alors que la piste remontait à près d’une heure, Perrin sentit ses épaules se raidir et son cuir chevelu le picota. Même pour ses yeux jaunes, le ciel restait gris foncé aux rares endroits où on l’apercevait. En d’autres termes, le soleil n’était pas encore levé. Avec le crépuscule, un des pires moments pour tomber sur la Horde Sauvage… Un peu avant l’aube, quand la lumière commençait à dissiper l’obscurité, mais sans avoir encore établi sa domination. Au moins, il n’y avait ni carrefour ni cimetière dans les environs. Hélas, les seuls foyers proches étaient à Brytan et il doutait qu’on puisse se sentir en sécurité dans ces taudis…
Perrin grava dans son esprit l’emplacement de la rivière où les occupants du camp venaient puiser de l’eau après avoir brisé la glace. Large d’une trentaine de pieds et peu profond, le cours d’eau n’avait rien d’impressionnant, mais en principe, les Chiens des Ténèbres ne le traverseraient pas pour s’en prendre à quelqu’un campé sur la rive opposée. Certes, mais leur faire face les arrêtait aussi, prétendait-on, et Perrin connaissait d’expérience le résultat piteux de cette manœuvre.
Humant l’air, il tenta de repérer l’odeur rémanente. Ou une autre, plus récente. Tomber sur ces monstres par hasard serait pire que déplaisant…
Trotteur avait un odorat presque aussi affûté que celui de Perrin – parfois, il identifiait les senteurs avant son maître. Chaque fois qu’il renâclait, Perrin le forçait à avancer. Dans la neige, il y avait une multitude d’empreintes – celles des chevaux des patrouilles, plus des traces de petits animaux – mais aucune n’appartenait aux Chiens des Ténèbres. Les seules visibles se trouvaient sur la bande de pierre… L’odeur de soufre y était beaucoup plus forte, mais les vestiges qu’il captait dans l’air permirent à Perrin d’atteindre un deuxième endroit où apparaissaient les énormes pattes. Les empreintes se superposant, il était impossible de dénombrer les Chiens des Ténèbres, mais, larges d’un pas ou de six, toutes les zones rocheuses portaient les traces des monstres. Une meute plus nombreuse que celle qu’il avait vue à Illian, et qui comptait pourtant dix membres. Était-ce pour ça qu’il n’y avait aucun loup dans le coin ? Le sentiment de mort certaine qu’il avait éprouvé dans le rêve était bel et bien réel, il en aurait mis sa main au feu. Et dans ce songe, il était un loup.
Alors que la piste obliquait vers l’ouest, Perrin eut une intuition qui se transforma en certitude quand cette tendance se confirma. Les Chiens des Ténèbres avaient fait le tour du camp, en passant par la zone, au nord, où plusieurs arbres géants à demi déracinés s’appuyaient les uns contre les autres, chaque tronc arborant une entaille, comme si on en avait prélevé un gros morceau.
Des empreintes constellaient une bande rocheuse aussi plate et lisse qu’un sol de marbre poli, à l’exception d’une fine rainure bien droite, comme si on l’avait tracée au cordeau. Rien ne résistait à l’ouverture d’un portail par un Asha’man, et ici, on en avait ouvert deux. Sur un grand pin abattu, Perrin remarqua une large zone du tronc brûlée, ses contours aussi distincts et nets que si on les avait découpés à la scie.
À l’évidence, ces preuves de l’utilisation du Pouvoir de l’Unique n’avaient pas intéressé les Chiens. Pas plus qu’ailleurs, ils n’avaient daigné s’arrêter ni même ralentir. Capables de courir plus vite qu’un cheval, et pendant plus longtemps, ils laissaient derrière eux une puanteur qui ne semblait pas s’être davantage dissipée à un endroit qu’à un autre. Sur ce circuit, Perrin avait remarqué une bifurcation de la piste – simplement les empreintes de la meute venant du nord puis partant vers le sud. D’abord un tour du camp, puis le début de la poursuite, plus probablement, parce que les Chiens devaient traquer quelque chose ou quelqu’un.
Pas lui, conclut logiquement Perrin. La meute avait peut-être fait le tour du camp parce qu’elle sentait un ta’veren, mais s’il avait été sa proie désignée, elle n’aurait pas hésité un instant à s’y aventurer. Celle qu’il avait affrontée était entrée en Illian, mais sans essayer tout de suite de le tuer. Comme les rats et les corbeaux, les Chiens des Ténèbres faisaient-ils des rapports à leurs maîtres ?
À cette idée, Perrin serra les dents. Attirer l’attention des Ténèbres était le cauchemar de tout homme sain d’esprit. Dans son cas, ça pouvait aussi être un frein à la libération de Faile. Et ça, c’était plus inquiétant que n’importe quoi d’autre.
Par bonheur, il existait des moyens de combattre les Créatures des Ténèbres et les Rejetés, quand on ne pouvait pas faire autrement. Tout obstacle qui se dresserait entre sa femme et lui, Perrin trouverait une façon de le contourner ou de le traverser, selon ce qui s’imposerait. Chiens des Ténèbres ou Rejetés, ça ne changerait rien. En lui, un homme ne pouvait accumuler qu’une quantité limitée d’angoisse. La sienne se focalisait sur Faile, et il n’y avait pas de place pour autre chose.
Un peu avant qu’il soit revenu à son point de départ, la bise charria jusqu’aux narines de Perrin l’odeur vive et piquante de plusieurs cavaliers et montures. Tirant sur les rênes, il fit s’immobiliser Trotteur. Une centaine de pas devant lui, il repéra entre cinquante et soixante chevaux.
Enfin levé, le soleil dardait à travers la frondaison des lances de lumière qui se reflétaient sur la neige et parvenaient à chasser un peu les ombres. Un peu seulement, car l’obscurité subsistait partout où les multiples doigts du soleil ne parvenaient pas à caresser la poudreuse.
Perrin choisit un de ces îlots de résistance comme refuge.
Les cavaliers n’étaient plus très loin de l’endroit où il avait repéré les premières traces des Chiens. Bientôt, le jeune homme reconnut le manteau d’un vert maladif d’Aram, et dessous, sa veste rouge à rayures. Un accoutrement qui jurait avec l’épée longue accrochée dans son dos.
Les autres cavaliers arboraient un casque rouge et un manteau sombre sur un plastron rouge. Alors qu’ils regardaient dans toutes les directions, les fanions rouges de leur lance voletaient au gré de la bise.
Avec une escorte de Gardes Ailés, la Première Dame de Mayene s’offrait souvent une promenade matinale.
Alors qu’il s’apprêtait à filer en douce, histoire d’éviter Berelain, Perrin avisa trois grandes femmes à pied au milieu des cavaliers. Reconnaissant des Aielles, il hésita. À contrecœur, les Matriarches daignaient chevaucher quand c’était indispensable. Éviter de patauger une demi-lieue dans la neige ne devait pas entrer dans cette catégorie.
Seonid et Masuri, à cheval, faisaient presque certainement partie de la colonne. Quant aux Aielles, pour une raison mystérieuse, elles semblaient apprécier Berelain…
Quelle que soit sa composition, Perrin n’avait aucune intention de se joindre à ce groupe, mais son hésitation lui joua un mauvais tour. Une des Matriarches – Carelle, semblait-il, une rousse au regard plein de défi – tendit une main dans sa direction. Du coup, toutes les têtes se tournèrent vers lui, et les Gardes Ailés, alertés, pointèrent leur lance. Dans l’alternance d’ombre et de lumière actuelle, personne n’aurait dû le voir, mais les Matriarches, comme tous les Aiels, avaient une vue perçante.
En manteau couleur bronze, la mince Masuri était bien là, perchée sur une jument pommelée. Annoura aussi, en queue de colonne sur une jument brune, mais reconnaissable aux fines tresses noires qui dépassaient de sa capuche.
Au premier rang, Berelain paradait sur un hongre alezan. Grande, de longs cheveux bruns, elle rayonnait dans son manteau rouge doublé de fourrure noire. Un défaut suffisait cependant à gâter sa beauté : elle n’était pas Faile ! Cela dit, elle avait un autre désavantage, beaucoup plus grave. C’était de sa bouche que Perrin avait appris les contacts entre Masema et les Seanchaniens, et, pire encore, le rapt de Faile.
Dans le camp, tout le monde pensait qu’il avait couché avec la Première Dame la nuit de l’enlèvement. Comme de juste, Berelain n’avait rien fait contre cette fable. S’il la voyait mal se fendre d’un démenti public, elle aurait pu lancer quelques allusions, ou charger ses servantes de rétablir la vérité. Bien au contraire, elle entretenait l’ambiguïté en se taisant, et ses domestiques, de vraies commères, apportaient de l’eau au moulin des ragots. Sur le territoire de Deux-Rivières, une réputation de ce genre collait à la peau d’un homme…
Depuis cette maudite nuit, Perrin évitait Berelain. Là encore, il aurait détalé sans demander son reste, mais la Première Dame prit le panier que tenait une de ses servantes – une femme rondelette vêtue d’un manteau bleu et or –, dit quelques mots aux cavaliers puis talonna sa monture pour rejoindre le jeune seigneur. Seule…
Annoura leva une main et l’appela, mais elle ne daigna pas tourner la tête.
Où qu’il aille, comprit Perrin, elle le suivrait. Autrement dit, s’il partait, tout le monde penserait qu’il voulait être en tête à tête avec elle. En guise de parade, il fit avancer Trotteur avec l’intention de rallier la colonne, même si ça ne l’enthousiasmait pas. Que Berelain le suive, si ça l’amusait ! Mais la jeune femme, fine mouche, passa au petit galop et arriva à son niveau avant qu’il ait pu réagir. Excellente cavalière, elle ne s’était pas laissé arrêter par la neige, allant jusqu’à sauter par-dessus un rocher. Oui, sur une selle, elle s’en sortait bien. Pas comme Faile, mais mieux que la moyenne.
— Tu me foudroies du regard ! lança-t-elle en immobilisant sa monture devant Trotteur.
Une manière pas si subtile que ça de lui barrer le chemin. Cette femme n’avait aucune vergogne.
— Allons, souris, pour que tout le monde pense que nous filons le parfait amour. (D’une main gantée de rouge, elle tendit le panier à Perrin.) Voilà qui devrait te rendre ta bonne humeur. J’ai cru comprendre que tu oublies de manger… (Elle plissa le nez.) Et de te laver ! Quant à ta barbe, depuis quand ne l’as-tu pas taillée ? Un mari un rien négligé et hirsute qui vole au secours de son épouse, ça peut passer pour romantique. Pas un traîne-misère crasseux, tu peux me croire. Aucune femme ne pardonne à un homme de saccager l’image qu’elle a de lui.
Désorienté, Perrin accepta le panier et le posa sur le pommeau de sa selle. Puis, par réflexe, il se massa le nez. Avec Berelain, il était habitué à sentir certaines odeurs. Pour l’essentiel, celle d’une louve en chasse dont il était la proie. Aujourd’hui, rien de semblable. D’elle, il émanait une senteur de patience digne d’une pierre, une pointe d’amusement et… un rien de peur. Sauf si sa mémoire le trahissait, elle n’avait jamais eu peur de Perrin. Et pourquoi cette infinie patience ? Ou cette nuance d’amusement ? Un chat sauvage à l’odeur d’agneau n’aurait pas troublé davantage le mari de Faile.
Troublé ou non, le jeune homme saliva en captant les arômes qui montaient du panier. De la bécasse rôtie et du pain encore chaud. Avec la pénurie de farine, le pain était presque aussi rare que la viande. De fait, Perrin sautait des repas. Souvent parce qu’il oubliait, tout simplement, et parfois parce qu’il répugnait à s’exposer aux piques de Lini et de Breane – ou à se faire battre froid par ses anciens amis – pour obtenir sa pitance. Mais là, son estomac grommelait. Consommer de la nourriture apportée par Berelain revenait-il à tromper Faile ?
— Merci pour la miche et la viande, dit-il sans aménité. Mais la dernière chose que je veux, c’est qu’on nous prenne pour des amants. Quant à me laver ou non, ça ne te regarde pas. Dans le camp, personne ne sent moins mauvais que moi.
Erreur, s’avisa soudain Perrin. Sous le parfum floral de Berelain, il ne captait aucun relent de sueur. Bien entendu, cette constatation l’irrita, car là aussi, ça frôlait la trahison…
Une fraction de seconde, Berelain écarquilla les yeux – pourquoi diantre ? – puis elle soupira malgré son sourire et de l’irritation se mêla à son odeur.
— Fais monter ta tente, Perrin ! Dans une de tes charrettes, il y a une baignoire en cuivre, je le sais. Tu n’aurais pas osé la jeter, pas vrai ? Les gens attendent qu’un noble ait l’air d’un noble, et ça inclut l’hygiène, même quand il en coûte de gros efforts. Entre tes fidèles et toi, c’est un pacte tacite. En plus de ce dont ils ont besoin ou qu’ils désirent, tu dois leur donner ce qu’ils attendent. Sinon, ils cessent de te respecter, et ils t’en veulent à cause de ça. En ce moment, aucun de nous ne peut se permettre de laisser les choses en arriver là. Loin de chez nous, entourés d’ennemis, c’est toi, Perrin Yeux-Jaunes, qui incarnes notre seul espoir de rentrer à la maison… en un seul morceau. Sans toi, tout s’écroule. Et maintenant, souris ! Parce que si nous ne roucoulons pas, c’est que nous sommes en train de parler sérieusement…
Perrin dut obtempérer. À cinquante pas de là, les Gardes Ailés et les Matriarches les regardaient. Dans la pénombre, son rictus passerait pour un sourire. Les gens, cesser de le respecter ? Berelain avait tout fait pour ça, même chose pour les adorateurs de Faile. Auprès des gars de Deux-Rivières, il avait perdu tout son prestige.
Pire encore, Faile lui avait un jour servi en gros le même sermon que cette femme. Comment Berelain osait-elle se faire l’écho de son épouse adorée ? Si irrationnel que ce fût, pour ça, il lui en voulait à mort.
— Quel sujet de conversation, entre nous, pourrait inquiéter tes gens ? Ne leur fais-tu donc pas confiance ?
Berelain ne broncha pas, mais la peur, dans son odeur, gagna en intensité. Sans pour autant paniquer, elle pensait être en danger. D’ailleurs, elle serrait très fort les rênes de sa monture.
— J’ai envoyé mes pisteurs de voleurs dans le camp de Masema, histoire qu’ils fouinent un peu et se fassent des « amis ». C’est moins efficace que recourir à des espions, mais grâce au vin qu’ils sont censés m’avoir volé, ils ont pu délier quelques langues.
Un instant, tête inclinée, Berelain défia Perrin du regard. Bon sang ! elle savait que Faile avait enrôlé Selande et ses idiots de copains pour qu’ils « fouinent » eux aussi ! En fait, c’était elle qui l’avait appris à Perrin. Sans doute parce que Gendar et Santes, ses pisteurs de voleurs, avaient vu Haviar et Nerion dans le camp de Masema. Avant de lâcher dame Medore sur Berelain et Annoura, Balwer devait être informé de ce développement. Sinon, gare aux embrouilles !
Encouragée par le silence du jeune homme, Berelain enchaîna :
— Dans le panier, il n’y a pas que du pain et de la bécasse. J’y ai glissé un document que Santes a découvert hier dans le bureau de Masema. Cet idiot ne peut pas voir un tiroir fermé à clé sans avoir envie de l’ouvrir. S’il voulait vraiment savoir ce qui mérite d’être ainsi protégé, selon Masema, il aurait dû mémoriser le texte au lieu de le subtiliser. Mais ce qui est fait est fait. Alors que je me suis donné tant de mal pour dissimuler cette note, ne te fais pas surprendre en train de la lire.
Ouvrant le panier, Perrin découvrit un petit ballot d’où montaient des odeurs de viande rôtie et de pain chaud.
— J’ai déjà vu des hommes de Masema te coller aux basques. En ce moment, on nous épie peut-être.
— Je ne suis pas idiot, marmonna Perrin.
Pour les fouineurs de Masema, il savait aussi. En majorité, les sbires du Prophète étaient des citadins, et les autres, à quelques exceptions près, auraient fait honte à un enfant de dix ans de chez lui, tant ils étaient patauds dans la forêt. Mais les exceptions, justement, pouvaient être cachées dans les environs. À une distance respectueuse, cependant, puisque ces gens prenaient Perrin pour une sorte de Créature des Ténèbres à moitié domestiquée. À cause de ses yeux, bien entendu. Du coup, il détectait moins facilement leur odeur. Surtout quand, comme ce matin, il avait d’autres préoccupations en tête.
Écartant le chiffon, il admira la peau croustillante d’une bécasse presque aussi grosse qu’un poulet de bonne taille. Alors qu’il détachait un pilon, il chercha à tâtons sous le ballot et localisa une note pliée en quatre. Sans se soucier de la tacher de gras, il la déplia au-dessus de la bécasse – avec peine, à cause de ses gants – et lut tout en mordillant la viande. Pour un observateur, il semblerait réfléchir au prochain morceau à déguster.
Un sceau de cire verte, cassé d’un côté, portait l’empreinte de trois mains miniatures, chacune avec l’index et l’auriculaire levés. Sur le document, les lettres étaient tracées d’une manière inhabituelle, mais avec un effort, on parvenait à les déchiffrer.
« Le porteur de cette note est sous ma protection. Au nom de l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement ! – qu’on lui fournisse toute l’assistance dont il aura besoin afin de servir l’Empire. Et qu’on n’en parle à personne, à part moi.
— L’Impératrice, dit doucement Perrin – la douceur du fer qui fait bruire de la soie.
Cette note confirmait que Masema traficotait avec les Seanchaniens. Perrin n’en avait jamais douté, car Berelain n’aurait pas menti sur un sujet pareil. Pour rédiger ce type de message, Suroth Sabelle Meldarath devait être une personne importante.
— Quand Santes dira sous serment où il a trouvé cette note, ça signera la perte de Masema.
« Afin de servir l’Empire » ? Le Prophète savait que Rand combattait les Seanchaniens…
De nouveau, les couleurs tourbillonnèrent puis furent balayées.
Masema était un traître !
Berelain rit comme si son interlocuteur venait de faire assaut d’esprit, mais on voyait qu’elle se forçait.
— Selon Santes, dans l’excitation d’un camp qui se monte, personne ne l’a remarqué. Je les ai donc autorisés, Gendar et lui, à y retourner avec mon dernier tonneau de vin des collines de Tunaighan. Ils auraient dû revenir un peu après le coucher du soleil. À cette heure, ils ne se sont toujours pas montrés. Bien sûr, ils peuvent être en train de cuver quelque part, mais ce n’est pas leur genre…
Berelain s’interrompit, lâcha un petit cri et dévisagea Perrin. Un peu gêné, il s’aperçut qu’il venait de casser en deux l’os du pilon. Sans y penser, il avait dévoré toute la viande.
— J’avais plus faim que je le croyais…, marmonna-t-il.
Crachant les morceaux d’os dans sa paume gantée, il les jeta ensuite par terre.
— Masema doit savoir que tu détiens ce document. J’espère que tu as une escorte en permanence, pas seulement quand tu te balades.
— Sur ordre de Gallenne, cinquante hommes ont dormi autour de ma tente, cette nuit.
Berelain continuait à avoir l’air ébahie. N’avait-elle jamais vu un type casser un os en deux avec ses dents ?
— Que t’a dit Annoura ?
— Elle m’a conseillé de détruire la note. Pour pouvoir répondre, si on m’interroge, que je ne l’ai pas et que j’ignore où elle était cachée. Elle propose de témoigner dans le même sens, mais je doute que Masema se contenterait de ça.
— Et tu as raison.
Annoura devait le savoir aussi. Souvent entêtées et parfois bornées, les Aes Sedai n’étaient jamais stupides.
— A-t-elle dit qu’elle détruirait cette note ? Ou qu’elle le ferait si tu la lui confies ?
Berelain plissa le front et prit le temps de la réflexion avant de répondre :
— Oui, c’est ce qu’elle a proposé.
La monture de la Première Dame piaffa, mais elle la calma presque sans y penser.
— Pour quelle autre raison la voudrait-elle ? Perrin, Masema n’est pas sensible à la… pression.
« Au chantage », fallait-il traduire. Le Prophète n’était pas non plus du genre à s’en moquer totalement. Surtout quand la « pression » venait d’une Aes Sedai.
Tout en prélevant le second pilon de la bécasse, Perrin s’arrangea pour plier le message et le glisser sous sa manche, d’où son gant l’empêcherait de glisser. Une preuve précieuse. Oui, mais de quoi ? Comment le Prophète pouvait-il être un fanatique du Dragon Réincarné et un traître ? Cette note, l’avait-il prise à quelqu’un ? Mais à qui ? Un vrai traître tombé entre ses mains ? Dans ce cas, pourquoi l’aurait-il gardée sous clé ? De plus, il avait bel et bien rencontré des Seanchaniens…
Comment envisageait-il d’utiliser ce message ? Jusqu’où pouvaient aller les exigences du « porteur » ?
Trop de questions et pas l’ombre d’une réponse. Pour ça, il aurait fallu un esprit plus vif que le sien. Balwer aurait peut-être une idée.
Alléché par le premier pilon, son estomac criait famine. Pourtant, au lieu d’engloutir la bécasse, il referma le panier et mordilla délicatement le second pilon. Esprit vif ou pas, sur un point, il pouvait enquêter seul.
— Annoura, qu’a-t-elle dit d’autre ? Sur Masema, surtout.
— Rien, sinon qu’il est dangereux et que je dois l’éviter. Comme si je ne le savais pas ! Elle ne l’aime pas et déteste parler de lui.
Après une brève hésitation, Berelain ajouta :
— Pourquoi cette question ?
Rompue aux intrigues, la Première Dame de Mayene savait lire entre les lignes et entendre entre les mots.
Perrin mordit dans le pilon histoire de gagner un peu de temps pendant qu’il mâchait. Allergique aux intrigues, il y avait été assez exposé pour savoir qu’en dire trop était périlleux. En dire pas assez aussi, malgré ce que professait Balwer.
— Annoura a rencontré Masema en secret. Idem pour Masuri.
Berelain resta souriante, mais son odeur changea. Désormais inquiète, elle se tortilla sur sa selle comme si elle voulait regarder les deux Aes Sedai, mais elle se ravisa.
— Les sœurs ont des raisons que la raison ignore…, se contenta-t-elle de dire.
Inquiète parce que sa conseillère rencontrait le Prophète, ou parce que Perrin le savait ? L’ancien forgeron détestait ces complications. Des parasites en regard des choses importantes.
Par la Lumière, il avait aussi nettoyé le second pilon ! Espérant que Berelain n’avait pas remarqué, il jeta l’os au loin. Son estomac regimba, mais il l’ignora.
Si l’escorte de Berelain n’avait pas bougé, Aram s’était approché. Penché sur sa selle, il observait les jeunes gens.
Enveloppées dans leur châle, les Matriarches parlaient entre elles sans se soucier de la neige qui leur montait jusqu’aux chevilles. Apparemment, la bise ne les dérangeait pas non plus. De temps en temps, l’une des trois jetait un coup d’œil à Perrin et à sa compagne. L’intimité, pour ces femmes, était une notion vide de sens. Comme pour les Aes Sedai. Assez loin l’une de l’autre, Masuri et Annoura espionnaient aussi. En l’absence des Matriarches, elles auraient sans doute canalisé le Pouvoir pour entendre ce qui se disait.
Les Aielles en étaient sûrement capables aussi, et elles avaient autorisé Masuri à rencontrer Masema. Les deux Aes Sedai se seraient-elles indignées de voir les Matriarches puiser dans la Source pour espionner ? Avec les Aielles, Annoura se montrait presque aussi circonspecte que Masuri. Quel nid de vipères ! Perrin abominait ces cloaques-là, mais il devait faire avec. Et vivre dedans, même…
— Nous avons apporté assez d’eau au moulin des commères, dit-il.
Comme s’il y en avait eu besoin !
Accrochant le panier au pommeau de sa selle, le jeune seigneur talonna Trotteur. Manger une bécasse, ça ne pouvait pas être une infidélité…
Berelain ne le suivit pas tout de suite, mais elle le rattrapa avant qu’il ait rejoint Aram.
— Je découvrirai ce que mijote Annoura, dit-elle avec une froide détermination.
S’il n’avait pas eu lui-même l’intention de la cuisiner, Perrin aurait pris l’Aes Sedai en pitié. Mais les sœurs se fichaient de la compassion des autres et se laissaient très rarement tirer les vers du nez.
Même si la détermination, dans son odeur, dominait maintenant la peur, Berelain recommença à sourire avec insouciance.
— Le jeune Aram nous a parlé de la Horde Sauvage conduite par le Ténébreux. Seigneur Perrin, tu y crois vraiment ? Ma nourrice me racontait des histoires de ce genre, quand j’étais petite.
Les railleries d’une femme qui ne s’en laissait pas conter. Aram rougit jusqu’aux oreilles et des Gardes Ailés ricanèrent.
Ils cessèrent quand Perrin leur montra les empreintes, sur la bande de pierre.