24 La tempête gronde

À travers les fenêtres, le soleil du milieu d’après-midi aurait dû se déverser dans la chambre de Rand, mais il pleuvait comme vache qui pisse et toutes les lampes, réglées au maximum, n’étaient pas de trop pour repousser la pénombre. Assourdissant, le tonnerre faisait trembler les vitres. Venu du Mur du Dragon à la vitesse d’un cheval au galop, un formidable orage charriait un air assez glacial pour qu’on redoute des chutes de neige. De la grêle martelait le manoir, et on gelait malgré les flammes qui crépitaient dans la cheminée.

Étendu sur sa couche, ses pieds encore bottés croisés sur le dessus-de-lit, Rand fixait les tentures du baldaquin en essayant de remettre de l’ordre dans ses idées. S’il pouvait s’abstraire de l’orage qui se déchaînait dehors, avec Min blottie sous son bras, c’était une tout autre affaire. Non qu’elle tentât de le distraire, mais elle y parvenait sans essayer.

Que devait-il faire d’elle ? Et d’Elayne ? Et d’Aviendha ? À cette distance de Caemlyn, les deux n’étaient qu’une très vague présence dans sa tête. En supposant qu’elles soient toujours à Caemlyn. Avec elles, il fallait toujours se méfier. Tout ce qu’il captait, pour le moment, c’était une direction très générale et la certitude qu’elles étaient vivantes.

Min se serrait contre lui, en revanche, et le lien rendait sa présence aussi vibrante dans son esprit que pour sa chair. Était-il trop tard pour la garder en sécurité ? Et pour préserver Elayne et Aviendha ?

Qui t’autorise à croire que tu peux préserver quelqu’un ? souffla Lews Therin dans la tête de Rand.

Le spectre dément était devenu un vieil ami, au fil du temps.

Nous allons tous mourir. Prie simplement pour ne pas être celui qui les tuera.

Un vieil ami, mais pas bienvenu. Plutôt du genre dont on ne peut pas se débarrasser. Désormais, Rand ne redoutait plus de tuer Min, Elayne ou Aviendha, et il n’avait plus peur de devenir fou – davantage qu’il l’était déjà, en tout cas, avec un fantôme dans sa tête et de temps en temps l’image voilée d’un visage qu’il semblait à un souffle de reconnaître. Oserait-il interroger Cadsuane sur tout ça ?

Ne te fie à personne, marmonna Lews Therin avec un rire grinçant. Même pas à moi.

Sans sommations, Min flanqua dans les côtes de Rand un coup assez fort pour lui arracher un grognement.

— Tu sombres dans la mélancolie, berger ! Si tu recommences à t’en faire pour moi, je jure de te…

Min avait tant de façons de manifester son mécontentement, chacune ayant un écho différent dans le lien. Parfois, comme en ce moment, Rand captait une légère irritation, à l’occasion mêlée d’inquiétude. En d’autres occasions, c’était plus violent, comme si elle brûlait d’envie de lui flanquer une paire de gifles.

Il y avait aussi, plus rarement, une sorte d’amusement, chez elle, qui lui donnait envie de rire – une réaction qu’il ne s’autorisait plus depuis longtemps. Enfin, elle émettait de temps en temps un rire de gorge qui lui aurait fait bouillir les sangs, même s’il n’y avait pas eu le lien.

— Pas touche, berger ! lança Min avant qu’il ait pu bouger la main qui reposait sur son dos.

Roulant sur elle-même, elle se leva souplement puis tira sur sa veste brodée pour la défroisser. Quand ce fut fait, elle baissa sur Rand un regard réprobateur. Depuis qu’ils étaient liés, elle était encore plus douée pour deviner ses pensées – un exercice dans lequel elle excellait déjà avant.

— Que comptes-tu faire, Rand ? Et que mijote Cadsuane ?

Dehors, des éclairs zébrèrent le ciel et les vitres tremblèrent plus violemment que jamais.

— Jusque-là, je n’ai jamais pu prévoir ce qu’elle ferait. Pourquoi ça devrait être différent aujourd’hui ?

L’épais matelas de plume céda un peu sous Rand quand il roula sur lui-même pour s’asseoir, les jambes dans le vide. D’instinct, il faillit plaquer une main sur la vieille blessure de son flanc, mais il se retint et prolongea le mouvement pour boutonner simplement sa veste. À demi cicatrisées mais jamais guéries, ces deux plaies superposées le tourmentaient depuis Shadar Logoth. Ou était-il simplement plus conscient de la manière dont elles pulsaient, l’inflammation réduite à une zone plus petite que la paume de sa main mais pourtant lancinante ?

Avec la disparition de Shadar Logoth, un de ces stigmates devrait commencer à guérir. Mais il était peut-être trop tôt pour qu’il sente la différence. Même si elle ne le ménageait pas, Min avait cogné de l’autre côté – sur ce plan, au moins, elle était toujours délicate – et il pensait avoir réussi à lui cacher ses douleurs. Pourquoi lui donner une raison supplémentaire de s’inquiéter ? Les soucis qu’il voyait dans ses yeux – et sentait dans sa tête – devaient concerner Cadsuane. Ou quelqu’un d’autre…

Le manoir et ses dépendances étaient pleins à craquer, désormais. Dans le contexte actuel, il avait semblé inévitable que quelqu’un, tôt ou tard, tente d’utiliser les Champions restés au Cairhien. Si elles n’avaient pas clamé sur tous les toits qu’elles entendaient rejoindre le Dragon Réincarné, leurs Aes Sedai n’en avaient pas non plus fait mystère. Même ainsi, Rand n’avait pas du tout prévu de voir débarquer tant de monde.

Escorté par une centaine de ses cavaliers, Davram Bashere avait mis pied à terre en pestant contre la pluie qui ruinait les selles et les harnais. Mêmes complaintes chez les Asha’man, une demi-douzaine, qui n’avaient pas jugé bon, pour une raison mystérieuse, de se protéger de l’orage. S’ils avaient chevauché avec Bashere, on aurait juré que deux groupes différents arrivaient, séparés par une courte distance et « réunis » par une puissante méfiance mutuelle.

Un des hommes en veste noire était Logain Ablar. Oui, Logain ! Devenu un Asha’man, avec l’Épée et le Dragon sur son col. Bashere et Logain avaient demandé un entretien à Rand – mais pas en public, et surtout pas en présence l’un de l’autre.

Des visiteurs surprenants, et pourtant pas les plus inattendus. Rand aurait cru que les huit Aes Sedai seraient des amies de Cadsuane, mais cette dernière avait paru aussi étonnée que lui de les voir. Plus étrange encore, à part une, toutes semblaient avoir un lien avec les Asha’man. Sans être leurs prisonnières ni leurs geôlières, à l’évidence…

Logain avait refusé de fournir des explications en présence de Bashere – qui s’était incrusté pour ne pas laisser à son rival le privilège de s’entretenir seul avec le Dragon Réincarné.

À présent, tous ces gens se séchaient et récupéraient dans leurs chambres. Un répit précieux pour Rand, résolu à remettre de l’ordre dans ses idées. Si c’était possible, avec Min près de lui…

À sa place, qu’aurait fait Cadsuane ? Eh bien, il lui avait demandé conseil, mais elle semblait dépassée par les événements, comme lui.

De toute façon, quoi qu’en pense Cadsuane, la décision avait été prise…

Des éclairs déchirèrent de nouveau le ciel. La foudre convenait très bien à Cadsuane. Comme elle, on ne savait jamais où elle allait frapper…

Alivia en finira avec elle, murmura Lews Therin. Elle nous aidera tous à mourir. Si tu le lui demandes, elle te débarrassera de Cadsuane.

Je ne veux pas la tuer, répondit Rand au spectre. Et la laisser mourir est un luxe que je ne peux pas m’offrir.

Lews Therin le savait pertinemment, ce qui ne l’empêcha pas de maugréer. Depuis Shadar Logoth, et par intermittence, il semblait un peu moins fou. Ou était-ce Rand qui l’était plus ? Tout bien pesé, il conversait chaque jour avec un mort présent dans sa tête, et ce n’était pas une preuve éclatante de santé mentale.

— Tu dois faire quelque chose, marmonna Min, les bras croisés. L’aura de Logain, plus forte que jamais, est tout entière orientée vers la gloire. Qui sait s’il ne pense pas toujours être le véritable Dragon Réincarné ? Dans les images que j’ai vues autour du seigneur Davram, il y a quelque chose de… sombre. S’il se retourne contre toi, ou s’il meurt… J’ai entendu un soldat dire que le seigneur Dobraine risque de mourir. Perdre un seul de ces trois hommes serait un coup dur. Si tu les perds tous, il te faudra un an pour t’en remettre.

— Si tu as vu ces choses, elles arriveront… Min, je dois faire ce que je peux, sans me soucier de ce que je ne peux pas.

La jeune femme foudroya Rand du regard. Une astuce pour faire croire à son compagnon que c’était lui qui cherchait une dispute.

Entendant gratter à la porte, Rand tourna la tête et sa compagne pivota à demi sur elle-même. La connaissant, le jeune homme paria qu’elle avait sorti de sa manche un de ses couteaux de lancer et le cachait derrière son poignet. Sacrée Min ! Même Thom Merrilin ne portait pas autant de lames sur lui ! Idem pour Mat.

Des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Rand, comme chaque fois qu’il pensait à un autre ta’veren. Ce coup-ci, elles formèrent presque une image. Un homme assis sur le banc du conducteur d’un chariot ? En tout cas, ce n’était pas le visage qu’il voyait parfois en pensée. Fugitive, la scène disparut sans laisser à Rand les vertiges liés au mystérieux visage.

— Entrez ! lança-t-il en se levant.

Elza se glissa dans la chambre et fit une impeccable révérence. Parangon d’amabilité, aussi calme et souveraine qu’une chatte, elle ignora superbement Min. Parmi les sœurs désormais loyales à Rand, aucune n’égalait sa ferveur et son zèle. En réalité, elles n’essayaient pas. Pour prêter serment, elles avaient eu des raisons diverses et variées. Quant à Verin et aux sœurs venues à sa rescousse aux puits de Dumai, elles n’avaient pas eu le choix, face à un ta’veren.

D’un abord si glacial qu’elle fût, Elza semblait dévorée par un feu intérieur. Le désir impérieux de garder Rand en vie jusqu’à l’Ultime Bataille.

— Tu m’as dit de te prévenir quand l’Ogier arriverait, rappela-t-elle.

— Loial ! s’écria Min, toute joyeuse.

Remettant son couteau en place, elle passa devant Elza, qui cilla en apercevant la lame.

Dans le salon attenant, Min s’adressa à l’Ogier :

— J’aurais pu tuer Rand quand il t’a laissé filer dans ta chambre avant que je t’aie vu !

Dans le lien, Rand capta qu’elle ne pensait pas ce qu’elle disait. Enfin, pas exactement…

— Merci, Elza…

Dans le salon, Min riait et Loial l’imitait, provoquant l’équivalent d’un petit séisme. Un Ogier tonitruant, comme il se devait…

Peut-être parce que sa ferveur l’incitait à entendre ce que Rand dirait à Loial, Elza hésita avant de se retirer sur une révérence un peu crispée. Une pause, dans les rires, indiqua qu’elle traversait le salon. Puis Min et Loial recommencèrent à se congratuler.

Rand s’autorisa enfin à se connecter à la Source. Autant que possible, il s’arrangeait pour qu’il n’y ait pas de témoins, à ces moments-là.

Un feu plus brûlant que le soleil et en même temps plus glacial que le pire des blizzards se déversa en lui. Face à ce vortex de rage, cent fois plus fort que l’orage, dehors, une seconde d’inattention risquait d’être mortelle. Se connecter au saidin revenait à lutter pour la survie.

Certes, mais la couleur des corniches – du vert, ici – devint bien plus vive, le noir de sa veste s’approfondit et l’or de ses broderies scintilla comme jamais. Sur les montants sculptés du lit, Rand distingua le grain du bois et les traces de polissage laissées par un artisan des décennies plus tôt. Le saidin lui donnait l’impression d’être à demi aveugle et sourd dès qu’il ne le maniait plus.

Une partie seulement de ce qu’il éprouvait…

Propre…, murmura Lews Therin. De nouveau pur et clair…

La stricte vérité. La souillure attachée depuis la Dislocation à la moitié masculine du Pouvoir n’existait plus. Cela dit, ça n’épargna pas à Rand une phénoménale envie de vomir. Un instant, la chambre sembla tourner autour de lui, et il dut se retenir à un montant du lit pour ne pas tomber. La souillure disparue, pourquoi était-il toujours malade quand il se connectait au saidin ? Il l’ignorait, et Lews Therin ne le savait pas non plus – ou il ne voulait rien dire.

Ce malaise expliquait pourquoi Rand s’efforçait d’être seul quand il se connectait au Pouvoir. Si Elza priait pour qu’il vive jusqu’à Tarmon Gai’don, bien des gens auraient aimé ne pas le voir arriver jusque-là, et tous n’étaient pas des Suppôts des Ténèbres.

Tirant parti de cet instant de faiblesse, le spectre voulut s’emparer du saidin. Quand il le sentit frémir d’avidité, Rand fit ce qu’il fallait. Avec plus de difficulté que d’habitude pour le repousser ? Eh bien, depuis Shadar Logoth, Lews Therin semblait plus solidement uni à lui, oui… Mais ça n’avait aucune importance. Avant de pouvoir mourir, il ne lui restait plus si longtemps, et l’essentiel serait de tenir jusque-là.

Pour oublier les derniers vestiges de la nausée, Rand prit une grande inspiration. À peu près requinqué, il passa dans le salon, où le « tonnerre » continuait à gronder.

Au milieu de la pièce, Min tenait entre ses mains un des énormes battoirs de Loial. Même en s’y prenant ainsi, elle ne parvenait pas à le recouvrir. Alors que le plafond était très haut, le sommet du crâne de l’Ogier le touchait presque. Pour l’occasion, Loial avait revêtu une redingote bleu foncé toute propre dont l’ourlet, au-dessus de son pantalon ample, venait taquiner le revers de ses bottes, à hauteur de genoux. Pour une fois, nota Rand, les poches de son ami n’étaient pas pleines de livres.

Les yeux grands comme des soucoupes de l’Ogier brillèrent quand il aperçut Rand, et un sourire fendit en deux son visage. Sous ses cheveux en bataille, ses oreilles poilues frémirent de plaisir.

— Rand, le seigneur Algarin a des chambres d’amis adaptées aux Ogiers. Six, tu te rends compte ? Bien entendu, elles n’ont plus été occupées depuis longtemps, mais on les aère chaque semaine, pour éviter les odeurs de renfermé, et la literie est de toute première qualité. Je pensais devoir me plier en deux dans un lit pour humain, mais ça ne sera pas le cas…

» Nous ne resterons pas longtemps ici, je parie ? (Les oreilles en berne, Loial soupira.) Je crois qu’il ne faudrait pas… Je veux dire… Hum, je pourrais m’habituer à avoir un vrai lit, et ce n’est pas souhaitable si je dois rester avec toi. Enfin, tu vois ce que je veux dire.

— Je vois, oui, confirma Rand.

Il aurait pu rire de l’accablement de l’Ogier. Il aurait dû en rire, même. Hélas, il en était incapable, ces derniers temps… Après avoir filé autour de la pièce une protection contre les oreilles indiscrètes, il entrecroisa les flux afin de pouvoir se séparer du saidin. Aussitôt, les derniers symptômes de nausée se volatilisèrent. En règle générale, il pouvait contrôler son malaise – au prix d’un gros effort –, mais pourquoi s’imposer cette épreuve quand ce n’était pas indispensable ?

— Certains de tes livres ont souffert de la pluie ?

À peine arrivé, Loial s’était empressé de vérifier l’état de ses trésors.

Soudain, une idée traversa l’esprit de Rand. Pendant qu’il tissait une protection, il avait pensé qu’il la « filait », un terme ancien qui appartenait au vocabulaire de Lews Therin. Les incidents de ce genre se multipliaient. Il reprenait des expressions de son « locataire », voire ne parvenait plus à faire la différence entre ses souvenirs et ceux du spectre. Mais il était Rand al’Thor, pas Lews Therin Telamon. En conséquence, il avait « tissé » une protection, puis « noué » les flux avant de « se couper » du saidin. Sauf que les deux manières de s’exprimer lui venaient tout naturellement…

— Mon exemplaire des Essais de Willim de Manaches est trempé, gémit Loial en tapotant sa lèvre supérieure du bout d’un index gros comme une saucisse.

S’était-il mal rasé, ou était-ce une moustache qui naissait sous son énorme nez ?

— Les pages auront peut-être des auréoles… Je n’aurais pas dû être si négligent avec un livre. Et mon carnet de notes aussi a souffert. Heureusement, l’encre ne s’est pas diluée… Tout reste lisible, mais il faudrait que je fabrique un étui pour…

Soudain rembruni, Loial plissa le front.

— Tu as l’air fatigué, Rand. Min, il ne semble pas très bien…

— Il a un peu trop tiré sur la corde, mais il se repose, à présent, répondit la jeune femme, sur la défensive.

Rand eut l’ombre d’un sourire. Min le défendait toujours, même face à ses amis…

— Oui, tu te reposes, berger ! (Lâchant la main de Loial, Min plaqua les poings sur ses hanches.) Puisqu’on en parle, si tu t’asseyais ? Et toi aussi, Loial. Si je continue à lever la tête pour te regarder, j’attraperai un torticolis.

Loial gloussa, l’équivalent du mugissement d’un taureau, puis il étudia une des chaises à dossier droit. Proportionnellement à sa taille, on eût dit un siège pour enfant.

— Berger ! Min, tu n’imagines pas comme il est agréable de t’entendre l’appeler comme ça !

Loial s’assit. Le siège grinçant sinistrement, il se retrouva avec les genoux presque sous le menton.

— Désolé, Rand, mais c’est vraiment agréable, et je n’ai guère eu d’occasions de me réjouir, ces derniers temps.

Une fois assuré que la chaise tenait bon, l’Ogier coula un regard à la porte d’entrée et souffla :

— Karldin n’a pas le sens de l’humour…

— Tu peux parler plus fort, dit Rand, nous sommes sous une protection.

Il avait failli dire « derrière un bouclier ». Ce n’était pas la même chose, et il le savait, mais…

Trop fatigué pour s’asseoir – comme pour s’endormir facilement le soir –, Rand alla se camper devant la cheminée histoire de réchauffer ses articulations et ses os douloureux. Le vent aspiré par le conduit faisait danser les flammes et renvoyait parfois dans la pièce un nuage de fumée. La pluie martelait toujours les fenêtres, mais l’orage semblait terminé. Mains croisées dans le dos, Rand se détourna du feu.

— Que font les Anciens, Loial ?

Au lieu de répondre, l’Ogier regarda Min comme s’il était en quête de soutien et d’encouragements. Assise au bord d’un fauteuil bleu, les jambes croisées, la jeune femme lui sourit. Avec la discrétion d’un blizzard qui s’engouffre dans un tunnel, le géant soupira.

— Karldin et moi, nous sommes passés dans tous les Sanctuaires, Rand. À part le Shangtai, bien entendu, où je ne peux pas me montrer. Mais j’ai laissé un message partout ailleurs, et le Daiting n’est pas loin du Shangtai. Quelqu’un transférera mon message… Dans le Shangtai, la Grande Souche est en cours, et cette réunion attirera beaucoup de monde. D’autant plus que la dernière édition remonte à mille ans, soit l’époque où les humains se massacraient lors de la guerre des Cent Années. C’était au tour de mon Sanctuaire de l’organiser… Quelque chose de très important doit se préparer, mais personne n’a voulu me donner des précisions. Tant qu’on n’a pas une barbe, inutile d’espérer en savoir plus sur une Souche, grande ou petite…

Loial tapota le duvet qui couvrait son menton, faisant écho à son esquisse de moustache. À l’évidence, il entendait se doter de la pilosité requise, mais rien ne garantissait qu’il y arriverait. Selon les critères de son peuple, à plus de quatre-vingt-dix ans, il restait un gamin.

— Les Anciens ? répéta Rand avec une rare patience.

Avec Loial et les Ogiers en général, mieux valait se préparer à flâner en chemin. Pour ce peuple, le temps ne passait pas comme pour le commun des mortels. Après mille ans d’interruption, par exemple, quel humain aurait dit que c’était à son tour d’organiser une réunion ? D’autre part, si on lui en laissait la possibilité, Loial avait tendance à s’étendre longuement sur tous les sujets.

Les oreilles frémissantes, il regarda de nouveau Min et eut droit à un second sourire encourageant.

— Comme je disais, je suis passé dans tous les Sanctuaires, à part le Shangtai. Karldin n’est jamais entré. Plutôt qu’être hors de portée de la Source, il a préféré dormir à la belle étoile.

Rand ne manifesta pas son impatience. Pourtant, l’Ogier leva les mains, paumes ouvertes.

— Je vais entrer dans le vif du sujet, Rand… Oui, j’y arrive. J’ai fait ce que j’ai pu, mais j’ignore si c’était suffisant. Dans les Terres Frontalières, tous les gens des Sanctuaires m’ont conseillé de rentrer chez moi et de laisser la main à des Ogiers plus sages et plus âgés. Sur la côte des Ombres, le Shadoon et le Mardoon m’ont tenu le même discours. Les autres Sanctuaires, en revanche, ont accepté de surveiller les Portails des Chemins. À mon avis, ils ne croient pas qu’il y ait un danger, mais ils ont donné leur parole, et tu sais que c’est une garantie absolue. Encore une fois, je suis sûr que quelqu’un fera passer le mot au Shangtai. Les Anciens, chez moi, n’ont jamais aimé avoir un Portail si près de leur fief. L’Ancien Haman m’a répété au moins cent fois que c’était dangereux. Raison de plus pour surveiller la zone…

Rand acquiesça lentement. Les Ogiers ne mentaient presque jamais. Et quand ils essayaient, c’était si lamentable qu’ils ne se risquaient pas à une seconde tentative.

Bref, la parole d’un Ogier avait au moins autant de valeur que celle de n’importe qui d’autre. Les Portails seraient lourdement gardés, c’était certain. Sauf dans les Terres Frontalières et sur les montagnes qui se dressaient entre l’Amadicia et le Tarabon.

Via les Chemins, on pouvait voyager de la Colonne Vertébrale du Monde jusqu’à l’océan d’Aryth ou des Terres Frontalières jusqu’à la mer des Tempêtes. Pour ça, on traversait un monde étrange coupé du temps – ou parallèle à la réalité, peut-être. Dans cette bulle, deux jours de marche pouvaient conduire à cent lieues du point de départ, ou même à trois cents, selon le type de Chemin emprunté – et les risques qu’on acceptait de courir. Dans les Chemins, il était facile de perdre la vie, voire de connaître un sort pire que la mort.

Des lustres plus tôt, les Chemins avaient été infestés par la corruption et l’obscurité. Une situation qui ne dérangeait pas les Trollocs, tant qu’il y avait des Myrddraals pour leur ouvrir la voie.

Neuf Portails resteraient sans surveillance, avec le risque que chacun s’ouvre pour laisser passer des dizaines de milliers de Trollocs. Sans la coopération des Sanctuaires, toute surveillance serait impossible. Beaucoup de gens ne croyaient pas à l’existence des Ogiers et les autres ne tenaient pas à s’en approcher sans avoir la garantie d’être acceptés. Des Asha’man voudraient peut-être prendre le risque, si Rand en trouvait assez qui se révèlent dignes de confiance.

Soudain, il s’avisa qu’il n’était pas le seul à être fatigué. Tout grand et fort qu’il soit, Loial paraissait lessivé. Bien qu’immaculée, sa redingote était fripée et il flottait dedans. Pour un Ogier, rester longtemps loin des Sanctuaires était dangereux, et Loial vagabondait depuis plus de cinq ans. Quelques brèves visites à des Sanctuaires, au cours des derniers mois, n’avaient peut-être pas suffi à le retaper.

— Loial, tu devrais peut-être rentrer chez toi. Le Sanctuaire Shangtai est à quelques jours de marche.

Quand il se redressa, oreilles pointées, la chaise de l’Ogier grinça plus que sinistrement.

— Pour retrouver ma mère, Rand ? Vu sa position d’Oratrice, elle ne ratera pas une Grande Souche.

— Elle ne peut pas être déjà revenue de Deux-Rivières, mon ami…

La mère de Loial avait la réputation de marcher très vite, mais il y avait des limites, même pour les Ogiers.

— Tu ne la connais pas, marmonna Loial, manquant faire vibrer les murs. Et Erith sera avec elle, c’est couru !

Une lueur étrangement dangereuse dans le regard, Min se pencha vers l’Ogier :

— À la façon dont tu parles d’Erith, je sais que tu veux l’épouser. Alors, pourquoi t’obstines-tu à la fuir ?

De sa position, près de la cheminée, Rand étudia sa compagne. Le mariage… Aviendha supposait qu’il l’épouserait, ainsi qu’Elayne et Min, selon la coutume des Aiels. Elayne pensait de même, si étrange que ça parût. Lui, il le croyait aussi. Quelle était la position de Min ? Sur ce sujet, elle n’avait jamais rien dit. Il n’aurait jamais dû laisser ces femmes le lier. À sa mort, elles seraient dévastées par le chagrin…

Les oreilles de Loial tremblèrent, mais plus d’excitation. Trahis par ces appendices, c’était pour ça que les Ogiers faisaient de si mauvais menteurs. Apeuré, l’Ogier leva les mains pour se défendre, comme si des deux, ce n’était pas lui, le géant.

— Oui, Min, tu as raison, je veux l’épouser. Bien sûr que oui ! Erith est très belle et a un esprit ouvert. T’ai-je raconté avec quelle attention elle a écouté mes explications sur le… ? Oublions ça ! Oui, je le veux, et je le dis à tous les gens que je rencontre. L’épouser, c’est mon plus cher désir – mais pas si tôt. Ce n’est pas comme chez les humains, Min. Toi, tu fais tout ce que Rand te demande. Erith exigera que je me range et que je reste à la maison. Chez nous, les épouses ne laissent rien faire à leur mari, si ça implique de quitter le Sanctuaire au-delà de quelques jours. Je dois finir mon livre, et comment y arriver, si je ne vois pas tout ce que fait Rand ? Depuis que j’ai quitté le Cairhien, je suis sûr qu’il a accompli beaucoup d’exploits, et je risque de ne jamais rattraper mon retard. Erith ne comprendrait pas. Min ? Es-tu en colère contre moi ?

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

Loial soupira de soulagement. Rand faillit en lever les bras au ciel. L’Ogier gobait vraiment que Min n’était pas furieuse ? Conscient qu’il avançait à tâtons dans le noir dès qu’il était question des femmes – y compris Min, et peut-être surtout elle –, Rand n’aurait jamais cru trouver quelqu’un de plus ignare que lui. Avant de convoler avec son Erith, Loial aurait intérêt à en apprendre plus long sur le sujet. Sinon, elle l’écorcherait comme une chèvre malade.

Avant que Min s’en charge à sa place, il semblait urgent d’exfiltrer l’Ogier de ce salon.

— Loial, tu devrais y réfléchir pendant la nuit. Au matin, tu auras peut-être changé d’avis.

Une part de Rand l’espérait. L’Ogier était resté bien trop longtemps à l’Extérieur. Une autre part ne partageait pas cet altruisme. Si ce qu’Alivia lui avait dit sur les Seanchaniens était vrai, Loial pourrait lui être très utile.

Parfois, le Dragon Réincarné se dégoûtait lui-même…

— Quoi qu’il en soit, je dois parler à Bashere, à présent. Puis à Logain.

Un nom désagréable à prononcer. Que fichait-il dans une veste noire d’Asha’man, celui-là ?

Loial ne se leva pas. En revanche, il parut de plus en plus troublé, les oreilles et les sourcils en berne.

— Rand, je dois te dire quelque chose au sujet des Aes Sedai qui étaient avec nous.

Dehors, les éclairs se déchaînèrent et le tonnerre revint en force. Lors de certains orages, les accalmies annonçaient seulement que le pire restait à venir.

Je t’avais dit de les tuer toutes quand tu en avais l’occasion ! triompha Lews Therin. Je te l’avais dit !


— Tu es sûre qu’ils ont été liés, Samitsu ? demanda Cadsuane d’un ton ferme.

Et assez haut pour être entendue malgré le tonnerre. Cet orage convenait à merveille à son humeur. Comme elle aurait aimé montrer les dents ! Pour rester tranquillement assise à siroter une infusion au gingembre, il fallait avoir son entraînement. Depuis une éternité, elle n’avait plus laissé ses émotions prendre le dessus. Là, elle avait envie de mordre. Quelque chose ou quelqu’un…

Samitsu tenait elle aussi une tasse en porcelaine, mais elle n’avait pas encore bu, refusant la chaise que Cadsuane lui avait désignée. Les clochettes de ses cheveux tintinnabulant, la mince Aes Sedai se détourna de la cheminée de gauche dont elle contemplait les flammes. Comme elle n’avait pas pris le temps de sécher ses cheveux, ils pendaient lamentablement dans son dos. Et ses yeux noisette trahissaient un malaise inhabituel.

— Ce n’est pas le genre de question qu’on peut poser à des sœurs – et de toute façon, aucune ne me répondrait. Bien sûr, elles ne m’ont rien dit spontanément. Au début, j’ai cru qu’elles avaient fait comme Merise, Corele et la pauvre Daigian.

Un éclair de sympathie passa dans le regard de Samitsu. D’expérience, elle savait quel calvaire traversait Daigian depuis la mort d’Eben. Toute sœur qui n’en était pas à son premier Champion avait connu ça.

— Mais il est clair que Toveine et Gabrelle sont toutes les deux avec Logain. Je crois que Gabrelle partage même sa couche. Si un lien a été établi, c’est venu des hommes.

— Un prêté pour un rendu…, marmonna Cadsuane derrière sa tasse.

Certains esprits prétendaient que ce n’était que justice. Mais que venait faire cette notion dans un combat ? Soit on luttait soit on baissait les bras, et ça n’avait rien d’un jeu. La justice, c’était bon pour les gens bien en sécurité d’un côté pendant que d’autres se vidaient de leur sang en face.

Hélas, elle ne pouvait pas faire grand-chose, sinon tenter d’équilibrer les événements. L’équilibre, ça n’avait rien à voir avec la justice ou la noblesse d’âme.

Toute cette affaire tournait à la foire d’empoigne.

— Je suis ravie que tu m’aies avertie avant que je sois en face de Toveine et des autres, mais je te demande quand même de retourner à Cairhien dès les premières lueurs de l’aube.

— Cadsuane, je ne pouvais rien faire… La moitié des gens à qui je donnais un ordre allaient demander à Sashalle s’ils devaient l’exécuter, et les autres me disaient en face qu’ils ne pensaient pas comme moi. Le seigneur Bashere l’a convaincue de libérer les Champions – je donnerais cher pour savoir comment il était au courant – et elle a chargé Sorilea de l’opération. Impossible de m’y opposer ! Sorilea s’est comportée comme si je venais d’abdiquer. Elle ne comprenait pas, et elle n’a pas caché qu’elle me tenait pour une idiote. Je n’ai aucune raison de retourner à Cairhien, sauf si tu veux que je porte les gants de Sashalle et que je cire ses chaussures.

— J’entends que tu la surveilles, Samitsu. Rien de plus. Je veux savoir ce qu’une de ces sœurs converties en fidèles du Dragon fait quand les Matriarches et moi ne sommes pas là pour les tenir à l’œil. Tu as toujours été très observatrice…

Si Cadsuane était célèbre, elle ne le devait sûrement pas à sa patience. Mais avec Samitsu, il fallait parfois l’être. Cette sœur jaune était pour de bon observatrice, elle ne manquait pas d’intelligence – ni de volonté, la plupart du temps. En outre, c’était la plus grande experte en guérison vivante – jusqu’à l’arrivée de Damer Flinn. Pourtant, elle souffrait de pertes de confiance abyssales. Avec elle, le bâton ne fonctionnait pas, alors que la carotte réussissait à tous les coups. Pour ne pas recourir à ce qui faisait le boulot, il aurait fallu être idiote.

Alors que Cadsuane vantait son intelligence et son génie dans l’art de guérir – indispensable, ça, puisqu’elle pouvait s’en vouloir de ne pas avoir pu sauver un mort –, Samitsu reprenait du poil de la bête… et retrouvait toute son assurance.

— Sois sûre que Sashalle ne changera pas de bas sans que je le sache, fit Samitsu, regonflée à bloc.

À dire vrai, Cadsuane n’en attendait pas moins.

— Mais si je peux me permettre de demander…

Sa confiance recouvrée, Samitsu se révélait à peine courtoise. Sauf quand elle déprimait, elle n’avait rien d’une tendre agnelle.

— … que fiches-tu ici, au fin fond de Tear ? Et que va faire le jeune al’Thor ? Ou faut-il dire : que vas-tu le pousser à faire ?

— Il a un plan très dangereux, répondit Cadsuane.

Dehors, sur un fond de ciel obsidienne, les éclairs déchiquetaient carrément l’air. Cadsuane connaissait parfaitement bien les intentions du garçon. Restait à savoir si elle devait les contrarier…


— Il faut que ça s’arrête ! s’écria Rand, un roulement de tonnerre lui faisant écho.

Avant cet entretien, il avait retiré sa veste et remonté les manches de sa chemise pour dévoiler les dragons enroulés autour de ses avant-bras, la tête écarlate à crinière d’or sur le dos de ses mains. À chaque regard, son interlocuteur devait se souvenir qu’il avait le Dragon Réincarné en face de lui. Par prudence, il serrait les poings – une façon de ne pas céder aux injonctions de Lews Therin, qui aurait voulu le voir tordre le cou à ce maudit Logain Ablar.

— Je ne veux pas d’une guerre contre la Tour Blanche ! Tes Asha’man de malheur ne me contraindront pas à un affrontement. Ai-je été bien clair ?

Les mains sur la longue poignée de son épée, Logain ne broncha pas. Plus petit que Rand, c’était quand même un grand type, son regard froid ne laissant pas deviner qu’il venait de se faire souffler dans les bronches – et plutôt deux fois qu’une. Sur le col de sa veste récemment repassée, l’épée d’argent et le dragon brillaient de tous leurs feux.

— Dois-je comprendre qu’il faut les libérer ? Et qu’en échange, les Aes Sedai relâcheront ceux des nôtres qu’elles ont capturés ?

— Non ! rugit Rand. Ce qui est fait ne peut être défait.

Quand il lui avait suggéré de libérer Narishma, Merise s’était indignée comme s’il lui avait demandé d’abandonner un chiot sur le bas-côté de la route. Et s’il ne se trompait pas, Flinn et Corele étaient prêts à se battre jusqu’à la mort pour rester ensemble. Entre ces deux-là, il aurait juré qu’il y avait bien plus qu’un lien. Au fond, si une Aes Sedai pouvait lier un homme capable de canaliser, pourquoi une jolie femme ne se serait-elle pas intéressée à un vieux boiteux ?

— Tu mesures la pagaille dont tu es responsable, Logain ? À cette heure, le seul homme capable de canaliser qu’Elaida veuille voir vivant, c’est moi – et jusqu’à l’Ultime Bataille, pas plus. Quand elle apprendra tout ça, elle sera enragée et cherchera à vous tuer tous. J’ignore comment les rebelles réagiront, mais Egwene a toujours été très dure en affaires. Je devrai sans doute interdire aux Asha’man de lier des femmes à eux jusqu’à ce que les Aes Sedai aient lié assez d’Asha’man à elles… Si elles ne décident pas de vous abattre tous dès qu’elles en auront l’occasion. Ce qui est fait est fait, mais il faut que ça s’arrête !

À chaque mot, Logain se tendit un peu plus. Pourtant, il soutint le regard de Rand. Les autres personnes présentes dans la pièce ne l’intéressaient visiblement pas.

Refusant de participer à cette réunion, Min était allée lire un des nombreux ouvrages d’Herid Fel. Si son compagnon n’en comprenait pas un mot, elle s’en délectait.

Rand avait insisté pour que Loial reste. Gêné, l’Ogier faisait mine de contempler la cheminée. En réalité, il lorgnait la porte, se demandant sans doute s’il pourrait s’éclipser à un moment – peut-être sous couvert de l’orage, s’il s’aggravait encore.

Comparé à l’Ogier, Davram Bashere faisait encore plus petit que nature. Grisonnant, les yeux noirs inclinés, un nez crochu et une épaisse moustache noire, lui aussi portait son épée – une lame incurvée plus courte que celle de Logain. D’humeur morose, il gardait très souvent les yeux baissés sur son gobelet de vin. Quand il les posait parfois sur Logain, sa main glissait vers la poignée de son arme. Un geste instinctif, selon Rand.

— Taim a donné l’ordre, dit Logain, mal à l’aise de devoir se justifier en public.

Un éclair plus puissant que les autres illumina brièvement son visage – un masque d’ombre sur fond de ténèbres.

— J’ai cru qu’il venait de toi. (Logain jeta un coup d’œil à Bashere et pinça les lèvres.) Taim fait beaucoup de choses que les gens pensent ordonnées par toi. En réalité, il a ses propres plans. Flinn, Narishma et Manfor sont sur la liste des déserteurs, comme tous les Asha’man que tu gardes à tes côtés. Il a aussi un groupe d’une trentaine de types qui ne le quittent pas et qu’il entraîne en privé. Tous les hommes qui portent le dragon font partie de cette coterie, à part moi. Et s’il avait osé, Taim ne m’aurait jamais accordé le dragon. Quoi que tu aies fait jusque-là, il est temps de t’intéresser à la Tour Noire avant qu’elle soit divisée autant que la Tour Blanche, sinon plus. Si tu laisses faire Taim, tu verras que la loyauté de la plupart des Asha’man lui est acquise. Lui, ils le connaissent. Toi, ils ne t’ont jamais vu ou à peine aperçu…

Agacé, Rand abaissa ses manches et se laissa tomber dans un fauteuil. Ce qu’il avait fait ne regardait pas Logain ! Bien entendu, celui-ci savait que le saidin était purifié, mais il n’aurait pas pu imaginer que c’était l’œuvre de Rand ou d’aucun autre homme. Pensait-il que le Créateur, après trois mille ans de souffrance infligée aux mâles, avait décidé de se montrer clément ?

Après avoir conçu le monde, le Créateur avait laissé à l’humanité le choix d’en faire un paradis ou une Fosse de la Perdition. Des mondes, il en avait créé beaucoup, les regardant prospérer ou mourir avant de s’en détourner pour aller en créer d’autres. Un jardinier pleurait-il chaque fois qu’une bouture ne prenait pas ?

Un instant, Rand crut que les pensées de Lews Therin parasitaient son esprit. Sur le Créateur, il n’avait jamais tenu ce genre de propos, même dans sa tête. Pourtant, il sentit le spectre approuver du chef sa nouvelle vision du monde – le comportement d’un homme qui écoute parler quelqu’un. Certes, mais ce n’était pas le genre de raisonnement qu’il aurait eu avant de « connaître » Lews Therin. Mais quel espace séparait encore leurs esprits, en réalité ?

— Taim devra attendre, lâcha Rand, très las.

Combien de temps attendrait-il ? Bizarrement, Lews Therin ne lui avait pas encore crié de tuer Logain. Contre toute attente, ça ne l’aidait pas à se sentir mieux.

— Es-tu venu pour t’assurer que Logain arriverait ici sain et sauf ? demanda-t-il à Bashere. Ou pour m’annoncer que quelqu’un a poignardé Dobraine ? Ou as-tu aussi une tâche urgente à m’assigner ?

Surpris par le ton de Rand, Bashere arqua un sourcil. Puis il regarda Logain, les dents serrées. Après un moment, il soupira si fort que sa moustache aurait dû s’envoler.

— Deux hommes ont fouillé ma tente, dit-il en posant son gobelet sur un guéridon. L’un d’eux avait sur lui une note que je jurerais écrite de ma main, si je ne savais pas que c’est impossible. Cet ordre les autorisait à emporter « certains objets ».

» Selon Loial, les types qui ont attaqué Dobraine détenaient le même genre de message, apparemment de la main de leur victime. En réfléchissant bien, on trouve facilement ce qu’ils cherchaient. À qui est-il le plus probable que tu aies confié les sceaux ? Eh bien, à Dobraine ou à moi, pas vrai ? Tu en as trois, et ils sont brisés, selon ce que tu dis. Les Ténèbres savent peut-être où est le quatrième.

Oreilles crispées, Loial se détourna de la cheminée et prit la parole pour la première fois :

— C’est très grave, Rand ! Si quelqu’un brise les sept sceaux de sa prison – voire un ou deux de plus – le Ténébreux pourra se libérer. Et nul ne peut l’affronter, pas même toi. D’accord, les prophéties disent le contraire, mais ça doit être une façon de parler.

Logain lui-même parut inquiet, comme s’il imaginait le duel inégal entre Rand et le Ténébreux.

Soucieux de dissimuler sa fatigue, Rand s’adossa à son siège. Les sceaux d’un côté, les manœuvres de Taim de l’autre… Le septième sceau était-il déjà brisé ? Les Ténèbres venaient-elles d’ouvrir les hostilités de l’Ultime Bataille ?

— Un jour, Bashere, tu m’as dit quelque chose. Si ton adversaire t’offre deux cibles…

— … frappes-en une troisième ! acheva le militaire.

Rand acquiesça. Sa décision était déjà prise, de toute façon.

L’orage gagnant encore en intensité, les fenêtres tremblèrent.

— Je ne peux pas combattre en même temps les Ténèbres et les Seanchaniens. Donc, je vous charge, tous les trois, de négocier une trêve avec les Seanchaniens.

Bashere et Logain en restèrent muets. Jusqu’à ce qu’ils explosent, chacun parlant en même temps que l’autre. Loial, lui, semblait sur le point de s’évanouir.


Pas vraiment calme, Elza écoutait Fearil lui rapporter ce qui s’était passé depuis qu’elle l’avait laissé en arrière à Cairhien. Ce qui l’irritait, ce n’était pas la voix râpeuse de son Champion. Non, elle détestait les éclairs et aurait donné cher pour pouvoir tisser une protection devant les fenêtres en plus de celle qui défendait la pièce contre les oreilles indiscrètes. Personne n’aurait trouvé suspect son désir d’intimité, puisqu’elle s’efforçait depuis vingt ans de faire croire à tout le monde qu’elle avait épousé Fearil. Malgré sa voix, c’était le genre de bel homme, grand et mince, que les femmes prenaient volontiers pour mari. D’autant que la dureté de sa bouche, même quand il souriait, accentuait son charme.

Si elles réfléchissaient un peu, les autres sœurs risquaient de trouver bizarre qu’elle ait toujours eu un seul Champion à la fois. Un homme vraiment qualifié était difficile à trouver, mais elle devrait peut-être commencer à chercher.

Les fichus éclairs zébrèrent de nouveau le ciel…

— Oui, oui, j’en ai assez entendu, Fearil. Tu as fait ce qu’il fallait. Si tu avais été le seul à refuser de rejoindre son Aes Sedai, ça aurait paru louche.

Dans le lien, une onde de soulagement passa. Elza était très stricte au sujet des ordres qu’elle donnait. Même s’il savait qu’elle ne pouvait pas le tuer – ou ne le voudrait pas, au moins – les punitions n’étaient pas exclues. Pour ne pas partager les souffrances de son Champion, Elza n’aurait qu’à occulter le lien et tisser une protection contre ses cris. Les braillements lui déplaisaient presque autant que la foudre.

— C’est très bien que tu sois avec moi, enchaîna-t-elle.

Malgré tout, il restait dommage que Fera soit toujours prisonnière des Aiels, cette bande de sauvages. Quoique… Avant de pouvoir lui faire confiance, elle devrait cuisiner la sœur blanche afin de savoir pourquoi elle avait prêté serment. Jusqu’au voyage à Cairhien, elle ignorait avoir quelque chose en commun avec Fera. Aucune sœur de son trinôme n’était avec elle, ce qu’elle regrettait amèrement. Mais on l’avait envoyée seule à Cairhien, et elle ne discutait jamais les ordres qu’on lui donnait. Très logique, de la part d’une femme qui déniait à Fearil le droit de contester les siens.

— Je crois que quelques personnes devront mourir bientôt…, dit-elle.

Dès qu’elle aurait décidé lesquelles… Alors que de la satisfaction filtrait du lien, Fearil inclina la tête. Il adorait tuer.

— En attendant, abats quiconque menace le Dragon Réincarné. Tu as bien compris ? Quiconque !

Ce point était devenu parfaitement clair pour Elza alors qu’elle était également prisonnière des sauvages. Le Dragon Réincarné devait être là pour l’Ultime Bataille. Sinon, comment le Grand Seigneur pourrait-il l’écrabouiller ?

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