Longtemps avant la fin de la session, et malgré le manteau plié sur lequel elle siégeait, Egwene eut le sentiment que ses fesses engourdies ne reviendraient plus jamais à la vie. Après avoir enduré d’interminables discours, elle aurait souhaité que ses oreilles s’engourdissent aussi.
Contrainte de rester debout, Sheriam sautait d’un pied sur l’autre comme si elle rêvait d’une chaise – ou de s’asseoir sur le tapis de sol.
Egwene aurait pu se retirer, se libérant et libérant sa Gardienne. Rien n’obligeait la Chaire d’Amyrlin à rester, et ses interventions, dans le meilleur des cas, étaient écoutées avec une politesse distraite. Ensuite, le Hall repartait dans la direction qu’il avait choisie.
Cette affaire n’ayant rien à voir avec la guerre contre Elaida – et pas davantage avec le mors que les représentantes portaient aux dents –, le Hall ne la laisserait pas s’emparer des rênes. Du coup, elle aurait pu s’en aller à tout moment, après les incontournables politesses d’usage, mais elle craignait d’être confrontée, dès son réveil, à un plan tordu déjà mis en application avant qu’elle ait pu en prendre connaissance.
En tout cas, c’était ce qu’elle avait craint au début…
Les oratrices les plus prolixes ne furent pas une surprise pour la jeune Chaire d’Amyrlin. Magla, Saroiya, Takima, Faiselle et Varilin, chacune très énervée quand une autre représentante osait s’exprimer. En apparence, elles acceptaient la décision du Hall, puisqu’elles n’avaient pas d’autre option, à part démissionner. Si âpre que fût la bataille pour obtenir le grand consensus, quand une décision était prise, tout le monde était censé y adhérer, ou au minimum, ne pas faire obstruction. Le hic était là. En quoi consistait exactement une obstruction ? Dans la « bande des cinq », aucune sœur ne s’opposait à une Aes Sedai de son Ajah, bien entendu. Mais les quatre autres s’en donnaient à cœur joie – les cinq même, quand la représentante qui s’exprimait était une sœur bleue.
Après chaque intervention, une des cinq prenait la parole pour démontrer que les arguments de l’oratrice étaient absolument faux et risquaient de conduire à un désastre.
Cela dit, Egwene ne releva aucun signe évident de collusion. Les cinq se regardaient avec méfiance, comme toutes les autres représentantes, et chacune ne comptait que sur elle-même pour exposer son point de vue.
Dans cette atmosphère, presque rien de ce qui se disait n’aboutissait à un résultat concret. Les représentantes divergeaient sur le nombre d’émissaires à envoyer à la Tour Noire, et sur la répartition des places par Ajah. Idem sur le moment où la délégation devrait partir, la liste des conditions et la marge de manœuvre des négociatrices. Lors de pourparlers si délicats, la moindre erreur pouvait provoquer une catastrophe. Pour ne rien arranger, chaque Ajah, sauf le jaune, se considérait comme le plus qualifié pour diriger la mission.
Alors que Kwamesa soulignait que l’objectif était de signer un traité – la spécialité de l’Ajah Gris –, Escaralde, prêchant pour l’Ajah Marron, insistait sur l’importance des connaissances historiques face à une situation si extraordinaire. Berana, en bonne sœur blanche, implorait les autres de ne pas perdre de vue que la logique et la rationalité, en de telles circonstances, valaient de l’or. Négocier avec les Asha’man éveillerait bien des passions, et sans une bonne dose de froideur, le désastre était quasiment acquis d’avance !
Pour Romanda, la délégation devait être commandée par une sœur jaune. La guérison n’ayant strictement rien à voir dans cette affaire, elle fut vite réduite à prétendre que toutes les autres candidates seraient trop occupées à défendre les intérêts de leur Ajah et oublieraient ce qu’elles étaient venues faire à la Tour Noire.
À l’intérieur d’un Ajah, les représentantes se « soutenaient » en évitant de s’opposer frontalement, rien de plus. Entre les Ajah, à part sur la nécessité d’envoyer une ambassade, on n’était quasiment d’accord sur rien, et jamais à plus de deux dans les rares cas faisant exception à la règle.
La dispute concernait même le nom du groupe d’émissaires. Ambassade ? Délégation ? Sur ce thème, certaines sœurs changeaient d’avis toutes les heures. Jusqu’à Moria qui ne semblait plus très sûre de son choix…
Egwene n’était pas la seule à trouver mortellement ennuyeux ce concours d’arguments et de contre-arguments – à force de couper un cheveu en quatre, il n’en restait plus rien, et il fallait tout reprendre à partir de zéro. Les simples sœurs massées derrière les bancs commençaient à filer en douce, mais d’autres les remplaçaient, restant quelques heures avant de craquer.
Lorsque Sheriam prononça la formule rituelle libératrice – « Séparez-vous à présent dans la Lumière » –, la nuit était tombée et il ne restait plus qu’une grosse poignée de spectatrices pour tenir compagnie aux représentantes, à Egwene et à sa Gardienne. Sous le pavillon, tout le monde semblait vidé de ses forces, tel un linge drainé de son eau après un passage à l’essoreuse.
Pour quel feu d’artifice de décisions ? Eh bien, rien, à part celle de se réunir de nouveau pour débattre de ce qu’il faudrait bien un jour ou l’autre finir par décider…
Dehors, la demi-lune, plutôt pâlichonne, était piquée sur le carré de velours noir d’un ciel constellé d’étoiles. Comme de juste, on se gelait. Précédée par le nuage blanc de son souffle, Egwene s’éloigna du Hall, un sourire flottant sur ses lèvres tandis que les représentantes s’éparpillaient, certaines se disputant encore à voix basse.
Romanda et Lelaine marchaient côte à côte, mais la sœur jaune criait plus qu’elle parlait et sa collègue bleue ne ménageait pas non plus ses cordes vocales. En règle générale, les deux femmes se volaient dans les plumes dès qu’on les forçait à se côtoyer. Là, c’était la première fois qu’Egwene les voyait ensemble alors que rien ne les y obligeait.
Sans le moindre enthousiasme, Sheriam proposa d’aller chercher les rapports sur la réparation des chariots et sur les réserves de fourrage qu’Egwene lui avait demandés pour le matin. Quand la Chaire d’Amyrlin l’envoya au lit, elle ne cacha pas son soulagement. Après une rapide révérence, elle s’éloigna, les pans de son manteau serrés sur le torse.
Aucune lumière ne filtrait de la plupart des tentes. Après la tombée de la nuit, peu de sœurs veillaient, car l’huile de lampe et les bougies étaient strictement rationnées.
Pour l’heure, l’absence de décisions convenait à Egwene, mais elle ne souriait pas que pour ça. Pendant la quasi-émeute, sa migraine avait disparu comme par enchantement. Pour une fois, elle n’aurait aucun mal à s’endormir. Les soirs « normaux », Halima la soulageait, mais après ses massages, elle faisait toujours de drôles de rêves. À dire vrai, tous ses songes avaient quelque chose de sinistre, mais ceux-là encore plus. Bizarrement, elle n’en gardait aucun souvenir, sinon qu’ils étaient sombres et perturbants. Sans nul doute, c’était dû aux résidus de douleur que les doigts d’Halima ne parvenaient pas à chasser. Ça la troublait quand même, car elle avait appris à se rappeler tous ses rêves. Il le fallait…
Libérée de la migraine, ce soir, elle n’aurait aucun problème – sauf que rêver ne figurait pas en tête sur sa liste de priorités.
Comme le Hall et son « bureau », sa tente se dressait dans une petite clairière et un chemin en bois y donnait accès. Elle était à l’écart, histoire que la Chaire d’Amyrlin ait un peu d’intimité. En tout cas, c’était l’explication officielle. Peut-être vraie, désormais. Egwene al’Vere n’était plus infréquentable…
Quelque quatre pas de long sur les côtés, la tente, déjà pas bien grande, était pleine à craquer. Des coffres remplis de vêtements dans un coin, deux lits de camp, un guéridon, un brasero, une table de toilette, un miroir en pied, un tabouret et un des rares vrais fauteuils du camp. Très simple, avec quelques sculptures minimalistes, ce siège prenait trop de place, mais il était confortable – le nec plus ultra du luxe, quand elle s’y asseyait, les jambes repliées sous elle. Les rares fois où elle avait l’occasion de lire pour son plaisir…
La deuxième couche était celle d’Halima. Non sans surprise, Egwene constata que sa masseuse miracle n’était pas là. Pourtant, il y avait quelqu’un pour l’attendre.
— Mère, au petit déjeuner, tu n’as rien mangé, à part un peu de pain, dit Chesa dès qu’Egwene eut franchi le rabat.
Plus que rondelette dans sa robe grise ordinaire, la servante personnelle de la Chaire d’Amyrlin était perchée sur le tabouret. À la lueur d’une lampe, elle reprisait des bas. Plutôt jolie, Chesa n’avait pas un fil de blanc dans les cheveux. Pourtant, Egwene aurait juré qu’elle était à son service depuis une éternité, pas seulement depuis Salidar. Sans doute parce qu’elle s’autorisait toutes les libertés d’une très ancienne domestique – y compris le droit de sermonner.
— À midi, tu n’as rien avalé du tout, d’après ce qu’on m’a dit.
Chesa leva à hauteur de ses yeux un bas blanc et étudia le talon qu’elle venait de repriser.
— Et ton dîner refroidit sur le guéridon depuis au moins une heure. Personne ne me le demande, mais si on voulait mon avis, je dirais que tes maux de tête viennent de la sous-alimentation. Tu es bien trop maigre.
Sur ces mots, Chesa posa le bas sur sa boîte à couture, se leva et alla prendre le manteau d’Egwene. Une occasion de s’écrier que celle-ci était gelée jusqu’aux os. Selon elle, c’était une autre cause de migraine. Les Aes Sedai feignaient d’ignorer le froid et la chaleur, mais leur corps souffrait quand même. Bien s’habiller, il n’y avait pas mieux. Et porter du rouge, parce que c’était plus chaud, tout le monde savait ça. Manger ne faisait pas de mal non plus. Le ventre vide, on avait encore plus froid. Egwene avait-elle jamais vu Chesa frissonner ?
— Merci, maman, railla la jeune Chaire d’Amyrlin, ce qui lui valut des ricanements – et un regard outragé.
Malgré les licences qu’elle multipliait, Chesa était pointilleuse sur les convenances – peut-être pas fidèle à la lettre, mais loyale à l’esprit – au point de faire passer Aledrin pour une joyeuse luronne.
— Je n’ai pas de migraine ce soir, grâce à ton infusion.
Ce n’était peut-être pas un mensonge. Si amère qu’elle fût, la décoction passait pour un délice, comparée à l’interminable session du Hall.
— Je n’ai pas très faim… Un petit pain me suffira.
Bien entendu, ça ne put pas être aussi simple que ça. Entre une maîtresse et sa servante, la relation n’était jamais simple. Les deux partageaient tout, et la domestique, au fil du temps, découvrait les faiblesses et les défauts de son employeuse. Vis-à-vis d’une servante, on n’avait jamais d’intimité.
En aidant Egwene à se déshabiller, Chesa marmonna entre ses dents. Pour finir, elle lui fit enfiler une robe de chambre – rouge, bien entendu – ornée de dentelle du Murandy et brodée de motifs floraux. Un cadeau d’Anaiya.
Pour ne pas la vexer, Egwene permit à Chesa de retirer le torchon qui couvrait le plateau de nourriture.
Les lentilles n’étaient plus qu’une masse gelée dans leur bol, mais un petit tissage arrangea les choses. Dès la première cuillerée, Egwene découvrit qu’elle avait de l’appétit, tout compte fait. Elle mangea tout, dévorant ensuite un bon morceau de fromage bleu, des olives à la peau ratatinée et deux petits pains – même si elle dut en retirer les charançons.
Ne voulant pas s’endormir trop vite, elle ne but qu’un gobelet de vin aux épices – qu’elle dut réchauffer aussi, et qui se révéla un peu amer.
Chesa rayonna d’approbation. À croire que sa maîtresse avait nettoyé le plateau. Baissant les yeux sur le bol vide et la coupe où il ne restait que des noyaux d’olives, Egwene dut admettre que c’était le cas.
Quand sa maîtresse se fut glissée sous les deux couvertures et le dessus-de-lit de sa couche, Chesa s’empara du plateau, mais elle ne sortit pas tout de suite.
— Tu veux que je revienne, mère ? Si ça te reprenait… Eh bien, cette maudite femme doit être en galante compagnie, sinon elle serait là. Si je te refaisais de l’infusion ? J’ai acheté les herbes à un colporteur. Selon lui, il n’y a rien de mieux contre les maux de tête. Contre les rhumatismes et les coliques, aussi…
— Chesa, tu crois vraiment qu’Halima est une fille facile ?
Bien au chaud, Egwene somnolait déjà. C’était son objectif, mais pas si vite. Les migraines, les rhumatismes et les coliques ? Nynaeve serait morte de rire en entendant ça. Le « remède », ce soir, avait peut-être bien été les criailleries des représentantes.
— Halima aime séduire, c’est évident, mais je doute que ça aille plus loin.
Chesa ne répondit pas tout de suite.
— Mère, elle me rend nerveuse… Quelque chose cloche à son sujet. Je le sens dès que je la vois. Comme si quelqu’un se glissait derrière moi, ou m’épiait pendant que je prends un bain. (Elle eut un rire forcé.) Je ne sais pas comment décrire ça. C’est gênant, voilà tout.
Egwene soupira et se recroquevilla sous ses couvertures.
— Bonne nuit, Chesa.
Avec le Pouvoir, elle éteignit la lampe, plongeant la tente dans les ténèbres.
— Va dormir dans ton lit, à présent.
Si elle revenait, Halima détesterait trouver le sien occupé. Avait-elle vraiment cassé le bras d’un homme ? Le type avait dû la provoquer, dans ce cas…
Ce soir, Egwene désirait faire des rêves dont elle se souviendrait. Mais avant, elle voulait se plonger dans une tout autre sorte de songe, et pour ça, elle ne devait pas s’endormir comme une masse.
Par bonheur, elle n’avait pas besoin d’un des ter’angreal que le Hall gardait jalousement. Dans son état de fatigue, plonger dans une légère transe ne serait pas difficile, et…
… Détachée de son corps, elle flottait dans un océan d’obscurité, n’étaient les points lumineux qui tourbillonnaient autour d’elle, plus brillants que des étoiles dans un ciel nocturne dégagé. Plus nombreux, aussi…
Les rêves de tous les gens du monde – non, des mondes, ceux qui étaient comme ceux qui seraient, des univers si étranges qu’elle ne pouvait même pas commencer à les comprendre. Tous ces rêves, visibles dans l’espace à la fois exigu et infini qui séparait le monde éveillé de Tel’aran’rhiod…
Egwene reconnaissait au premier coup d’œil certains de ces rêves. Ils se ressemblaient tous ; pourtant, elle les distinguait les uns des autres, comme le visage des différentes Aes Sedai.
Certains songes, elle les évitait… Ceux de Rand étaient toujours protégés par un bouclier, et il risquait d’être averti si elle tentait de s’y introduire. Et de toute façon, la défense l’empêcherait de voir quoi que ce soit.
À partir des rêves d’une personne, impossible de la localiser dans l’espace. Deux points lumineux qui se touchaient presque pouvaient appartenir à des rêveurs séparés par des centaines de lieues.
Comme toujours, les rêves de Gawyn l’attirèrent, mais elle résista. Ces songes-là étaient dangereux, essentiellement parce qu’elle brûlait d’envie d’y entrer et de n’en plus jamais sortir.
Les rêves de Nynaeve la firent hésiter. Combien elle aurait aimé instiller la crainte de la Lumière chez cette femme ! Mais l’ancienne Sage-Dame avait jusque-là réussi à l’ignorer, et elle ne s’abaisserait pas à l’attirer dans le Monde des Rêves contre sa volonté. Le genre de vilenie qui ne rebutait pas les Rejetés… Cela dit, la tentation était forte.
Bougeant sans se déplacer, Egwene se mit en quête d’un point lumineux bien particulier. Deux, en réalité, car chacun ferait l’affaire. Autour d’elle, les rêves passaient à toute vitesse, mais ce ne serait pas un problème. Si une de ses deux cibles au moins était déjà endormie… Si tard, comment pouvait-il en être autrement ?
Très vaguement consciente du corps qu’elle avait laissé derrière elle, Egwene le sentit se rouler en boule sous les couvertures.
Soudain, elle repéra la luciole qu’elle cherchait. Comme attiré par un aimant, le point lumineux fondit sur elle, la lointaine étoile devenant une lune puis un mur scintillant et pulsant qui emplit son champ de vision. Consciente des complications que ça pouvait entraîner, même avec cette rêveuse, elle ne toucha pas la surface brillante. De toute façon, il aurait été plus que gênant de s’introduire accidentellement dans les rêves d’autrui. Projetant sa volonté vers la bulle onirique, elle parla à voix basse, pour ne pas être entendue comme si elle criait.
Sans corps et sans bouche, elle parla :
— Elayne, c’est Egwene. Retrouve-moi à l’endroit habituel.
Le mur scintillant disparut. Elayne s’était réveillée, mais elle se souviendrait et saurait que la voix ne faisait pas partie d’un songe.
Egwene se déplaça latéralement – ou était-ce plutôt comme achever un pas après s’être arrêtée au milieu ? On aurait pu croire les deux. Quoi qu’il en soit, elle bougea, et…
… se retrouva dans une petite pièce vide à l’exception d’une table en bois et de trois sièges à dossier droit. Par les deux fenêtres, elle vit qu’il faisait nuit dehors. Pourtant, une étrange lumière brillait, différente de celle des rayons de lune ou d’une lampe… ou même du jour. Venue de nulle part, cette lueur existait, tout simplement. Et elle suffisait amplement pour qu’on voie la petite pièce tristounette. Sur les lambris, de la vermine grouillait et les vitres cassées des fenêtres laissaient passer des flocons qui venaient s’écraser sur le sol jonché de brindilles et de feuilles mortes. Alors que la table et les sièges restaient stables, la neige disparaissait chaque fois qu’Egwene levait les yeux puis les rebaissait. Quant aux brindilles et aux feuilles, elles changeaient de place, comme si un vent taquin s’amusait avec elles.
Ces phénomènes n’inquiétèrent pas Egwene, tout comme le sentiment d’être épiée par des yeux invisibles. Rien de tout ça n’était réel, mais les choses se présentaient ainsi dans le Monde des Rêves. Un reflet de la réalité, certes, mais onirique, donc où tout pouvait se mélanger.
En Tel’aran’rhiod, la sensation de vide était omniprésente. Dans cette pièce, c’était encore pire, puisqu’elle était bel et bien abandonnée dans le monde éveillé. Quelques mois plus tôt, dans ce qui avait été jadis une auberge et qu’on appelait désormais la Petite Tour, ce réduit était le bureau de la Chaire d’Amyrlin. Quant au village de Salidar, arraché à la forêt environnante, il était le fief de la résistance contre Elaida.
Si elle était sortie, Egwene aurait vu des arbustes percer la neige au milieu des rues qui avaient pourtant été déboisées au prix d’efforts inhumains. Via un portail, des sœurs allaient encore à Salidar pour inspecter les pigeonniers, histoire qu’un messager ailé envoyé par un de leurs espions ne tombe pas entre de mauvaises mains. Mais elles agissaient ainsi uniquement dans le monde éveillé. En Tel’aran’rhiod, il n’y avait rien à trouver dans les pigeonniers, parce que les animaux domestiques n’y avaient pas de reflet. De plus, rien de ce qu’on faisait ici n’affectait le monde réel.
Les sœurs autorisées à utiliser les ter’angreal oniriques choisissaient d’autres destinations qu’un village fantôme en Altara. Et personne d’autre n’avait l’ombre d’une raison d’y venir. Bref, un endroit où nul ne risquait de prendre Egwene par surprise. Partout ailleurs, il pouvait y avoir des espions. Ou des souvenirs bien trop douloureux… Par exemple, elle détestait voir ce qu’était devenu Deux-Rivières depuis son départ.
En attendant Elayne, la jeune Chaire d’Amyrlin tenta de modérer son impatience. La Fille-Héritière n’étant pas une Rêveuse, elle avait besoin d’un ter’angreal. Et avant de « partir », elle voudrait sûrement dire où elle allait à Aviendha.
Pourtant, au fil des minutes, Egwene sentit sa patience fondre. En Tel’aran’rhiod, le temps s’écoulait différemment. Une heure pouvait équivaloir à quelques minutes dans le monde éveillé, et vice versa. Elayne pouvait se déplacer à la vitesse du vent et ne pas arriver très vite…
Pour se distraire, Egwene vérifia sa tenue. Une robe d’équitation grise au corsage richement brodé de fil vert et à la jupe ornée de bandes de la même couleur. Avait-elle encore pensé à l’Ajah Vert ?
Pour ses cheveux, un simple filet d’argent suffisait. Et bien sûr, l’étole de la Chaire d’Amyrlin reposait sur ses épaules. La faisant d’abord disparaître, elle lui permit de revenir – pas au prix d’un effort de volonté, simplement en ne pensant plus à l’occulter. L’étole faisait partie d’elle, désormais, et c’était la Chaire d’Amyrlin qui désirait s’entretenir avec Elayne.
La femme qui apparut enfin n’était pas la Fille-Héritière, mais Aviendha, bizarrement vêtue d’une robe de soie verte au col et aux poignets ornés de dentelle. Dans cette tenue, son bracelet d’ivoire semblait aussi mal assorti que le ter’angreal qui pendait à son cou au bout d’une lanière de cuir. Un anneau de pierre bizarrement torsadé, des points de couleur à l’intérieur…
— Où est Elayne ? demanda Egwene, très inquiète. Elle va bien ?
L’Aielle baissa les yeux sur sa tenue et sursauta. En un éclair, elle fut soudain vêtue d’une jupe ample sombre et d’un chemisier blanc. Un châle noir posé sur ses épaules, un foulard de la même couleur tenait ses cheveux roux – plus longs qu’en réalité, supposa Egwene, puisqu’ils cascadaient jusqu’à sa taille. Dans le Monde des Rêves, tout pouvait être altéré.
Autour du cou d’Aviendha, un collier d’argent se matérialisa. Composé d’un entrelacs de disques délicatement ouvragés que les Kandoriens appelaient des « flocons de neige », c’était un cadeau d’Egwene, dans un passé qui semblait très lointain.
— Elle n’a pas pu se servir du ter’angreal, dit Aviendha en désignant l’anneau toujours accroché à son cou, sous le collier. À cause des bébés… (Elle sourit et ses yeux verts brillèrent comme des émeraudes.) Elayne a un de ces fichus caractères, parfois ! Elle a jeté l’anneau par terre… et l’a piétiné.
Egwene prit une grande inspiration. Les bébés ? Il y en avait donc plus d’un ? Alors qu’Aviendha était amoureuse de Rand – Egwene en aurait mis sa main au feu – elle semblait ravie qu’Elayne soit enceinte. Mais les Aiels n’étaient pas comme tout le monde – pour rester polie.
La jeune Chaire d’Amyrlin n’aurait pas cru ça d’Elayne, cependant. Ni de Rand. Personne n’avait annoncé qu’il était le père, et on ne devait pas poser ce genre de question, mais il suffisait de savoir compter. Difficile de croire qu’Elayne ait pu coucher avec un autre homme durant la période critique.
Soudain, Egwene s’avisa qu’elle portait une lourde robe de laine et un châle plus épais que celui d’Aviendha. Une tenue typique de Deux-Rivières. Le genre qu’on mettait pour siéger au Cercle des Femmes. Par exemple quand une idiote s’était fait engrosser et ne manifestait aucune intention de se marier.
En un éclair, la robe d’équitation revint. Dans le reste du monde, rien n’était comme à Deux-Rivières. Elle avait parcouru assez de chemin pour le savoir. Sans être obligée d’aimer ça, elle devait faire avec.
— Si elle va bien, ainsi que ses bébés…
Par la Lumière ! Combien y en avait-il ? Plus d’un, ça pouvait déjà être un problème. Mais pas question de demander. Elayne devait avoir à ses côtés la meilleure sage-femme de Caemlyn. Mieux valait changer promptement de sujet.
— Tu as des nouvelles de Rand ? Ou de Nynaeve ? J’aimerais bien lui dire deux mots sur sa façon de filer avec lui…
— Rien sur aucun des deux, répondit Aviendha en ajustant son châle avec la même minutie qu’une Aes Sedai soucieuse de fuir le regard de sa dirigeante.
Son ton était-il hésitant ?
Agacée, Egwene eut un claquement de langue. Décidément, elle voyait des complots partout et commençait à soupçonner tout le monde. Rand avait voulu se cacher, tout simplement. Et Nynaeve, une Aes Sedai, était libre d’agir à sa guise. Même quand la Chaire d’Amyrlin donnait un ordre, les sœurs trouvaient moyen de n’en faire qu’à leur tête. Mais cette Chaire d’Amyrlin ne raterait pas Nynaeve al’Meara, quand elle lui mettrait la main dessus. Quant à Rand…
— Je crains que vous ayez bientôt des ennuis, dit-elle.
Sur la table, au milieu d’un plateau d’argent, une jolie bouilloire apparut en même temps que deux tasses de porcelaine. Du bec verseur montaient des volutes de vapeur. Egwene aurait pu faire apparaître des tasses pleines, mais le service appartenait au rituel, quand on offrait une infusion à quelqu’un – y compris une infusion onirique, pas plus réelle que tout le reste. Dans le Monde des Rêves, on pouvait boire des litres et mourir quand même de soif. Pourtant, l’infusion avait un goût merveilleux, et on aurait juré qu’Egwene y avait ajouté la quantité de miel requise. S’asseyant à la table, elle prit sa tasse et raconta ce qui était arrivé au Hall.
Aviendha laissa reposer sa tasse sur le bout de ses doigts et écouta sans y tremper les lèvres. Sa tenue changea encore, devenant un cadin’sor dont les couleurs se confondaient avec les ombres. Ses cheveux, nettement plus courts, disparurent sous un shoufa et un voile noir se matérialisa sous son menton. Alors que les Promises de la Lance ne portaient pas de bijoux, le bracelet d’argent resta où il était.
— Tout ça à cause de ce phare que nous avons capté, murmura-t-elle quand Egwene en eut terminé. Parce que les représentantes pensent que les créatures des Ténèbres disposent d’une nouvelle arme.
Une étrange façon de présenter les choses.
— De quoi d’autre peut-il s’agir ? demanda Egwene. Une Matriarche t’a dit quelque chose ?
Depuis beau temps, elle ne croyait plus que les Aes Sedai savaient tout. Parfois, les Matriarches détenaient des informations capables de laisser bouche bée la sœur la plus impassible.
Aviendha plissa le front. Le chemisier et la jupe revinrent, puis ce fut le retour de la robe de soie – avec le bracelet d’ivoire et le collier du Kandor. Bien entendu, l’anneau de pierre resta au bout de la lanière de cuir.
Un châle se matérialisa sur les épaules de l’Aielle. En plein hiver, dans cette pièce, on se gelait.
— Les Matriarches n’en savent pas plus que les Aes Sedai. Mais elles ont moins peur, je crois. La vie est un rêve, et tout le monde finit par se réveiller. Nous dansons avec les lances contre le Tueur de Feuilles…
Un des noms donnés au Ténébreux par les Aiels… Une bizarrerie, selon Egwene, puisqu’ils vivaient dans un désert sans arbres.
— … mais nul n’entre dans la danse avec la certitude de survivre ou de gagner. Je doute que les Matriarches puissent envisager une alliance avec les Asha’man. Est-ce avisé ? De ce que tu dis, j’ai du mal à savoir si tu es pour…
— Je ne vois pas d’autres choix, reconnut Egwene à contrecœur. Le cratère fait une lieue de large ! Cette alliance est notre seul espoir.
Aviendha sonda le fond de sa tasse.
— Et si les créatures des Ténèbres n’avaient aucune arme nouvelle ?
En un éclair, Egwene comprit ce que voulait dire son interlocutrice… et ce qu’elle faisait. Aviendha était en formation pour devenir une Matriarche. Quelle que soit sa tenue, elle était une Matriarche, ce qui expliquait sans doute la présence du châle sur ses épaules.
En Egwene, quelque chose eut envie de sourire. Son amie évoluait, s’éloignant de la Promise de la Lance au sang chaud qu’elle avait rencontrée. Mais quelque chose d’autre lui rappela que les Matriarches n’avaient pas toujours les mêmes objectifs que les Aes Sedai. Ni les mêmes valeurs, bien souvent.
Quelle tristesse… Devoir penser à Aviendha comme à une Matriarche, plus comme à une amie. Désormais, sa priorité serait ce qui était bon pour les Aiels, sans considération pour la Tour Blanche. Cela dit, la question posée restait pertinente.
— Aviendha, tôt ou tard nous devrons pactiser avec la Tour Noire. Moria a raison : les Asha’man sont trop nombreux pour qu’on puisse les apaiser tous. À supposer qu’on prenne ce risque avant l’Ultime Bataille. Un rêve m’indiquera peut-être un jour une autre voie, mais jusque-là, ça n’est pas arrivé.
Aucun rêve, jamais, ne lui avait montré quelque chose d’utile. Enfin, pas vraiment…
— Au moins, nous avons le début d’une tactique visant à contrôler les Asha’man. Parce qu’il y aura un accord, c’est inévitable. Si les représentantes arrivent à avancer au-delà de cette constatation… Que ça nous plaise ou non, il faudra vivre avec. À terme, ce sera peut-être même une bonne chose.
Aviendha sourit derrière sa tasse. Pas d’amusement… Pour une raison mystérieuse, elle semblait soulagée.
— Les Aes Sedai pensent que les hommes sont idiots, dit-elle d’un ton grave. Très souvent, c’est faux. Plus souvent que vous le croyez, en tout cas. Avec les Asha’man, soyez prudentes. Mazrim Taim n’est pas un crétin, et je le tiens pour un homme très dangereux.
— Le Hall en a conscience, lâcha Egwene, glaciale.
Pour le danger, au moins. Le crétinisme, ça restait discutable…
— Je me demande pourquoi nous parlons de ça. Ce n’est pas moi qui décide. L’important est ailleurs. Si nous engageons des pourparlers, beaucoup de sœurs comprendront que la Tour Noire n’est pas une raison de rester loin de Caemlyn. Demain ou dans une semaine, des Aes Sedai viendront voir comment se porte Elayne et où en est le siège. Ce qui reste à décider, c’est la façon de cacher les choses que nous voulons garder secrètes. J’ai quelques idées, et j’espère que tu en auras d’autres.
L’éventualité que des Aes Sedai inconnues investissent le palais inquiéta tellement Aviendha qu’elle passa de la robe de soie au cadin’sor puis à la jupe et au chemisier – avant de refaire le cycle à l’envers, sans même s’en apercevoir. Ses traits, en revanche, restèrent aussi impassibles que ceux d’une sœur. Si les Aes Sedai en visite découvraient les membres de la Famille, les sul’dam et les damane prisonnières ou le marché passé avec les Atha’an Miere, l’Aielle n’aurait aucune raison personnelle d’en faire une maladie. Mais elle redoutait les conséquences que ça aurait pour Elayne.
Penser aux femmes du Peuple de la Mer ne fit pas seulement apparaître le cadin’sor. Une rondache et trois courtes lances aielles se matérialisèrent au pied de la chaise d’Aviendha.
Y avait-il un problème particulier avec les Régentes des Vents ? Enfin, plus grave que d’habitude… Egwene s’abstint de poser la question. Si Aviendha n’y faisait pas allusion, ça signifiait qu’Elayne et elle entendaient régler seules la question. À coup sûr, si certaines informations avaient été précieuses pour Egwene, son amie ne les aurait pas gardées par-devers elle.
Vraiment ?
Avec un soupir, Egwene posa sa tasse sur la table, d’où elle se volatilisa, puis se frotta les yeux. La suspicion coulait dans ses veines, désormais. Une chance, parce que sinon, elle aurait risqué de ne pas vivre très longtemps. Cela dit, avec une amie, rien ne l’obligeait à laisser son récent naturel prendre le dessus.
— Tu es fatiguée ? demanda Aviendha. (En tenue de Matriarche, de nouveau.) Le manque de sommeil ?
— Non, je dors bien, mentit Egwene avec l’ombre d’un sourire.
Aviendha et Elayne avaient assez de soucis pour qu’elle ne les ennuie pas avec ses migraines.
— Eh bien, je ne vois pas que dire de plus, reprit Egwene en se levant. Et toi ? Pareil ? Donc, nous en avons terminé. Dis à Elayne de prendre soin d’elle, et veille sur sa santé. Et sur celle des bébés.
— Ce sera fait, dit Aviendha, de nouveau en robe de soie bleue. Toi, fais attention à ta santé. Tu demandes trop à ton corps. Dors bien et réveille-toi…
La manière aielle de dire « bonne nuit ». Sur ces mots, Aviendha disparut.
Egwene regarda longuement le siège que son amie avait occupé. Elle, en demander trop à son corps ? Pas plus que nécessaire… Puisqu’on en parlait, elle le réintégra, ce corps, et constata qu’il dormait.
Lui, peut-être, mais pas elle – en tout cas au sens classique du terme. Alors que son corps dérivait, la respiration lente et régulière, elle s’y glissa juste ce qu’il fallait pour que des rêves puissent atteindre sa conscience.
Elle aurait pu attendre de se réveiller, moment où elle notait ses songes dans un petit carnet relié de cuir caché dans un de ses coffres, sous des chemisiers fins qu’elle ne mettait jamais avant le printemps. Oui, elle aurait pu, mais observer les rêves à mesure qu’ils arrivaient lui faisait gagner du temps. Et avec un peu de chance, ça l’aiderait à les interpréter. Ceux qui n’étaient pas des fantaisies nocturnes, en tout cas…
Des « fantaisies », il n’en manquait pas ! Souvent, on y voyait Gawyn, un grand et beau jeune homme qui la prenait dans ses bras, l’entraînait dans une danse puis faisait l’amour avec elle. Une nuit, en songe, elle s’était refusée à lui. Une fois réveillée, elle avait eu honte de sa puérilité. Quelle petite dinde ! Un jour ou l’autre, elle le prendrait pour Champion, puis elle l’épouserait et elle lui ferait l’amour jusqu’à ce qu’il demande grâce.
Même dans son sommeil, cette idée la fit sourire.
D’autres rêves étaient beaucoup moins plaisants.
De la neige jusqu’à la taille, au milieu d’une forêt très dense, elle savait qu’elle devait absolument en sortir. Mais chaque fois qu’il lui semblait apercevoir la lisière des arbres, celle-ci s’éloignait en un éclair, la ramenant à son point de départ.
Ou elle poussait une très lourde meule sur le versant escarpé d’une colline… Quand elle était presque au sommet, elle glissait, s’étalait et devait regarder la grosse pierre ronde dévaler la pente – encore une fois jusqu’à son point de départ. Indomptable, Egwene recommençait, mais après chaque chute, la colline se révélait plus haute.
Egwene en savait assez sur les rêves pour déterminer d’où venaient ceux-là, même s’ils n’avaient aucun sens caché. Simplement, elle était fatiguée et accablée par la tâche qui l’attendait. C’était ainsi, il n’y avait rien à faire. Pendant ces songes « laborieux », sentant son corps se raidir, elle tentait de le détendre en relâchant ses muscles. Ce type de demi-sommeil valait à peine mieux qu’une insomnie, et même moins, si elle passait la nuit à s’agiter dans son lit.
Ses efforts donnaient quand même quelques résultats. Par exemple, elle n’eut qu’un aperçu d’un cauchemar où elle devait tirer une charrette remplie d’Aes Sedai sur une route boueuse.
D’autres rêves s’intercalaient avec ses obsessions récurrentes.
Sur la place commune d’un village, Mat jouait aux quilles. À la manière typique des rêves, les maisons au toit de chaume étaient floues. Parfois en pierre et d’autres fois en bois, il leur arrivait d’avoir des toits de tuile… Mat, en revanche, se révélait net et clair comme dans la réalité. Une belle veste verte, un chapeau noir à larges bords – la tenue qu’il portait le jour de son arrivée à Salidar, perché sur un cheval. À part lui, il n’y avait pas âme qui vive. Faisant tourner la boule entre ses mains, il prenait quelques pas d’élan puis la lançait presque nonchalamment sur l’herbe rase. Les neuf quilles tombaient, comme si elles avaient reçu un coup de pied. Quand Mat se tournait pour prendre une autre boule, elles se redressaient – non, il y en avait neuf nouvelles, puisque les autres gisaient toujours sur le sol. Mat lançait de nouveau sa boule qui roulait lentement… Egwene aurait voulu hurler. Les quilles n’étaient pas des morceaux de bois sculptés, mais des hommes debout au milieu des cadavres qui jonchaient le sol. Jusqu’à l’impact de la boule, aucun ne bougeait pour échapper à son destin. Ensuite, le manège recommençait, de nouveaux sacrifiés venant remplacer les précédents. Et Mat continuait à jouer, comme s’il s’en fichait.
Un vrai rêve, celui-là, Egwene le comprit avant même qu’il cesse. Une image d’un avenir virtuel, ou un avertissement sur ce qu’il faudrait éviter. Les rêves authentiques étaient toujours des virtualités, pas des certitudes. Plus souvent qu’à son tour, Egwene devait se souvenir que le Rêve n’était pas la Prédiction.
Chaque quille représentait des milliers d’hommes. Sur ce point, elle n’avait aucun doute. Et une Illuminatrice était impliquée dans cette affaire. Dans un assez lointain passé, Mat en avait rencontré une, mais là, c’était bien plus récent. Après la destruction de leur fief, les Illuminateurs s’étaient éparpillés. L’une d’entre eux voyageait avec une ménagerie itinérante que Nynaeve et Elayne avaient intégrée durant un temps. Bref, Mat avait pu rencontrer son Illuminatrice n’importe où.
Ce rêve n’était qu’un futur possible – sombre et sanglant – mais Egwene l’avait fait deux fois. Pas avec les mêmes détails ; pourtant, le sens restait strictement identique. Était-ce une preuve que cet avenir verrait le jour ? Pour le savoir, Egwene aurait dû interroger les Matriarches, et elle en avait de moins en moins envie. Chaque question qu’elle posait leur apprenait des choses importantes, et elles ne visaient pas les mêmes objectifs qu’elle. Pour sauver autant d’Aiels que possible, elles étaient prêtes à sacrifier la Tour Blanche. La Chaire d’Amyrlin, en revanche, ne veillait pas que sur un peuple.
D’autres rêves se succédèrent.
Sur le versant d’une falaise, Egwene avançait le long d’une étroite corniche. Autour d’elle, les nuages dissimulaient le sommet et le sol – tous deux très lointains, elle le savait.
Une épaule plaquée contre la roche, elle avançait, le moindre faux pas – voire une pierre roulant sous ses pieds – risquant de la précipiter dans le vide. L’équivalent du rêve de la meule ou de la charrette sur la route boueuse ? Non, parce que c’était un vrai rêve.
Soudain, la corniche s’effrita sous ses pieds et elle dut se retenir à la roche, les doigts en quête de la plus infime prise. Lorsqu’elle en trouva enfin, elle cessa de glisser vers le bas. Suspendue dans le vide, elle entendit le son des pierres qui rebondissaient contre la paroi de la falaise. Puis il n’y eut plus que le silence.
Malgré les nuages, elle aperçut la partie intacte de la corniche, à dix pieds de sa position. Une lieue n’aurait rien changé, parce que c’était déjà trop loin. Dans l’autre direction, un rideau de brume occultait tout, mais le salut devait être encore plus éloigné.
Les bras sans force, elle ne pouvait pas se hisser jusqu’au sommet. Rester suspendue jusqu’à ce qu’elle lâche prise, c’était ça, son destin. Une torture morale avant la chute…
Mais une femme apparut, émergeant des nuages, comme si gravir le versant était pour elle une promenade de santé. La poignée d’une épée dépassait de son dos. Si le visage de l’inconnue fluctuait sans cesse, la partie visible de l’arme semblait aussi solide que la roche de la falaise.
Arrivée au niveau d’Egwene, la femme lui tendit la main.
— Ensemble, dit-elle avec un accent traînant familier, nous atteindrons le sommet.
Egwene repoussa la créature onirique comme elle aurait rejeté une mygale. Se sentant tomber, elle gémit dans son sommeil. Elle avait déjà rêvé de cette Seanchanienne. Une femme liée à elle et qui la sauverait. Non ! On lui avait mis un a’dam, pour faire d’elle une damane…
Plutôt crever que d’être sauvée par une Seanchanienne !
Lentement, d’autres rêves affluèrent.
Une ascension, le long d’une autre falaise enveloppée de brume… Mais cette fois, le chemin, très large, était pavé, et aucune pierre ne risquait de rouler sous ses pieds. La roche du versant, d’une blancheur de craie, était lisse comme si on l’avait polie. Malgré la brume, elle brillait faiblement. Montant rapidement, Egwene s’avisa vite que la falaise était en réalité une spirale. Aussitôt après avoir pensé ça, elle se retrouva au sommet, sur un disque plat et poli toujours entouré de brume. Plat ? Non, pas tout à fait. Au centre, un petit socle blanc soutenait une lampe à huile en verre transparent. À l’intérieur, la flamme brûlait sans osciller le moins du monde, et elle était blanche.
Deux corbeaux noirs comme la nuit jaillirent de la brume, survolèrent le disque puis, sans ralentir, vinrent frapper la lampe. Déséquilibrée, elle oscilla sur son socle et de l’huile se renversa. Certaines gouttes s’embrasèrent, puis disparurent. D’autres tombèrent sur le sol, chacune surmontée d’une minuscule flamme blanche.
Sur le socle, la lampe continuait d’osciller, menaçant de tomber.
Egwene se réveilla en sursaut. Elle savait ! Pour la première fois de sa vie, elle connaissait très précisément le sens d’un rêve. Mais pourquoi avoir songé à une Seanchanienne qui la sauvait – puis aux Seanchaniens attaquant la Tour Blanche ? Une attaque qui ferait trembler les Aes Sedai et menacerait la tour elle-même.
Là encore, c’était une virtualité. Mais les événements vus dans les vrais rêves étaient plus susceptibles d’advenir.
Alors qu’elle croyait méditer paisiblement, Egwene sursauta et faillit s’unir à la Source lorsque le rabat de la tente s’écarta. À la hâte, elle recourut à des exercices de novice pour se calmer. De l’eau qui coule sur de la roche lisse, un vent qui souffle dans de hautes herbes… Par la Lumière, quelle frousse elle avait eue ! Après une telle frayeur, il fallait de la compagnie pour se remettre.
— Tu dors ? demanda Halima alors qu’Egwene allait s’enquérir de qui venait d’entrer.
La jeune femme semblait tendue – non, excitée.
— Eh bien, je ne cracherais pas non plus sur une bonne nuit de sommeil.
Pendant qu’Halima se déshabillait, Egwene ne bougea pas un cil. Si elle se trahissait, elle devrait parler avec sa masseuse, et dans les circonstances présentes, ce serait embarrassant. À l’évidence, Halima s’était trouvé de la compagnie, mais pas pour toute la nuit… Si elle était libre d’agir à sa guise, bien entendu, Egwene fut quand même déçue. Regrettant de s’être réveillée, elle recommença à sombrer dans le sommeil et ne fit rien pour s’arrêter à mi-chemin. Elle se souviendrait de chaque rêve – et elle avait vraiment besoin de repos.
Aux premières lueurs de l’aube, Chesa apporta le petit déjeuner à sa maîtresse et entreprit de l’aider à s’habiller. En réalité, les premières lueurs brillaient par leur absence, et sans allumer la lampe, on n’y aurait rien vu.
Dans le brasero, les cendres étaient froides et on se gelait encore plus que d’habitude. L’annonce de chutes de neige ?
Halima s’étira dans sa chemise de nuit en soie et lança en plaisantant qu’elle aurait adoré avoir elle aussi une servante. Alors qu’elle s’échinait sur de minuscules boutons, dans le dos d’Egwene, Chesa ne broncha pas, comme si la masseuse espiègle n’existait pas.
Egwene ne dit rien – délibérément. Halima n’étant pas à son service, elle n’avait pas le droit de lui dicter son comportement.
Alors que Chesa s’écartait, sa tâche accomplie, Nisao se glissa sous la tente, le rabat laissant entrer une vague d’air glacial. Très furtivement, Egwene vit qu’il faisait toujours gris dehors. Les chutes de neige se précisaient.
— Je dois parler à mère en privé, annonça Nisao, emmitouflée dans son manteau comme si elle sentait venir les flocons.
Chez elle, un ton si ferme n’était pas coutumier.
Egwene fit un signe de tête à Chesa, qui fila vers la sortie mais lâcha :
— Ne laisse pas refroidir ton petit déjeuner…
Halima dévisagea Nisao et Egwene avant de récupérer son manteau, jeté en boule au pied de sa couche.
— Delana doit avoir du travail pour moi, marmonna-t-elle, agacée.
Nisao la foudroya du regard tandis qu’elle sortait. Puis, sans un mot, elle tissa un bouclier anti-espionnage autour d’Egwene et de sa propre personne. Sans avoir demandé la permission…
— Anaiya et son Champion sont morts, annonça-t-elle. Hier soir, des ouvriers qui apportaient des sacs de charbon ont entendu du bruit. Miraculeusement courageux, ils se sont précipités, et ils ont découvert Anaiya et Setagana gisant dans la neige.
Egwene alla s’asseoir dans son fauteuil, qui ne lui parut pas si confortable que ça, dans les circonstances présentes. Anaiya, morte… Elle n’avait rien d’une beauté, mais son sourire réchauffait tout le monde autour d’elle. Une femme aux traits ordinaires qui adorait les robes ornées de dentelle. Egwene aurait dû avoir aussi de la peine pour Setagana, mais un Champion, après la mort de son Aes Sedai, ne survivait jamais longtemps.
— Qu’est-il arrivé ?
Pour annoncer simplement la mort d’Anaiya, Nisao n’aurait pas eu besoin de tisser une protection.
Les traits tendus, la sœur regarda derrière son épaule comme si elle craignait qu’on les espionne malgré son tissage.
— Les ouvriers pensent qu’ils ont mangé des champignons pourris ou vénéneux. Certains fermiers, trop avides de vendre, ne font pas attention à ce qu’ils ramassent. Les champignons les plus toxiques peuvent tétaniser les poumons ou faire enfler la gorge au point que l’air ne passe plus.
Egwene acquiesça impatiemment. Bon sang ! elle avait grandi à la campagne !
— Tout le monde semble accepter cette explication, reprit Nisao, la voix traînante. (Triturant les pans de son manteau, elle ne paraissait pas pressée d’en arriver à ses conclusions.) Pas de blessures, rien de suspect… Aucune raison d’accuser quelqu’un d’autre qu’un fermier imprudent. Mais… (Elle regarda de nouveau par-dessus son épaule.) Je suppose que c’est à cause de ces débats au sujet de la Tour Noire… Enfin, quoi qu’il en soit, j’ai analysé les résonances… Ils ont été tués avec du saidin. (Elle grimaça de dégoût.) Quelqu’un a tissé des flux d’Air autour de leur tête et a attendu qu’ils s’étouffent.
Frissonnant, Nisao resserra davantage les pans de son manteau.
Egwene aurait voulu trembler aussi, mais rien ne se passa. Anaiya, morte étouffée… Une cruelle façon de tuer, choisie par un meurtrier qui ne voulait pas laisser de traces.
— Tu en as parlé à quelqu’un ?
— Bien sûr que non ! Toi d’abord, mère. En attendant que tu te réveilles, cependant.
— Une erreur… Tu devras justifier ce retard. Parce que nous ne pouvons pas garder cette affaire secrète.
Dans l’histoire, les Chaires d’Amyrlin, pour le bien de la tour, avaient pourtant caché des choses encore plus graves.
— S’il y a un homme capable de canaliser parmi nous, toutes les sœurs doivent être sur leurs gardes.
Qu’un tel homme se cache au milieu des ouvriers ou des soldats semblait improbable, mais moins que la venue dans le camp d’un tueur se contentant de faire deux victimes. D’où une importante question corollaire.
— Pourquoi Anaiya ? Parce qu’elle était au mauvais endroit au mauvais moment ? Où sont-ils morts, tous les deux ?
— Près des chariots, à la lisière sud du camp. J’ignore ce qu’ils y faisaient à cette heure de la nuit. Sauf si Anaiya voulait utiliser les feuillées, Setagana jugeant bon de la protéger même là.
— Tu vas découvrir ça pour moi, Nisao. Que fichaient Anaiya et Setagana alors que tout le monde dormait ? Et pourquoi les a-t-on tués ? Cette question-là, tu la garderas secrète. Tant que nous n’aurons pas la réponse, nul ne doit savoir que nous sommes sur une piste.
Nisao ouvrit la bouche, la referma puis siffla entre ses dents :
— S’il le faut, s’il le faut…
Garder des secrets n’était pas sa grande spécialité, elle le savait. La dernière fois, ça l’avait contrainte à jurer allégeance à Egwene.
— Ce drame mettra-t-il fin au projet de négociations avec la Tour Noire ?
— J’en doute fort…, soupira Egwene, très lasse.
Comment pouvait-elle être fatiguée juste après le lever du soleil ?
— Quoi qu’il en soit, je crois que cette journée sera très longue.
Et le mieux qu’elle pouvait espérer, au sortir de cette épreuve, serait de passer une nouvelle nuit sans migraine.