25 Quand il convient de porter des bijoux

Bouillant d’impatience, Perrin faisait les cent pas sur les tapis à motifs floraux qui couvraient le sol de la tente. Comme il se sentait mal à l’aise dans la veste en soie vert foncé que lui avait fait confectionner Faile ! Depuis, il la portait rarement, même si sa femme affirmait que les broderies d’argent mettaient en valeur ses épaules. Sans doute, mais le ceinturon où il glissait sa hache – deux accessoires des plus ordinaires – soulignait qu’il était un imbécile de roturier occupé à passer pour un noble. De temps en temps, il tirait sur ses gants ou jetait un regard noir à son manteau doublé de fourrure posé sur le dossier d’une chaise et qui semblait lui tendre les bras. Deux fois, il tira une carte de sa manche et la déplia pour étudier la configuration sommaire de Malden, la ville où Faile était prisonnière.

Jondyn, Get et Hu avaient réussi à rattraper quelques habitants en fuite. Tout ce qu’ils en avaient tiré, c’était la carte, et pour ça, ils avaient dû déployer des efforts surhumains. Les citadins en état de se battre étaient morts ou, condamnés à servir les Shaido, portaient la robe blanche des gai’shain. Parmi les fuyards, on trouvait seulement des vieux, des très jeunes, des malades et des rebuts d’humanité. D’après Jondyn, la seule idée que quelqu’un puisse les forcer à rebrousser chemin pour combattre les Shaido avait donné des ailes aux fuyards, accélérant leur migration vers Andor et la sécurité.

Avec ses labyrinthes de rues, sa forteresse de la dame locale et sa grande citerne, dans le quartier nord-est, la carte était un casse-tête. Une source de possibilités tentantes, aussi… Mais pour les essayer, Perrin devrait d’abord en savoir plus sur les deux grands mystères absents de la carte. Le nombre exact de Shaido qui entouraient les fortifications, et la raison de la présence de quatre ou cinq cents Matriarches capables de canaliser.

Du coup, chaque fois, il avait rangé la carte et continué à marcher de long en large.

La tente rouge l’agaçait autant que la carte, même chose pour le mobilier, des chaises à dorures pliantes – pour faciliter le transport – jusqu’à la table au plateau en mosaïque qui ne l’était pas. Idem pour les miroirs en pied, les coiffeuses et les coffres renforcés de cuivre alignés le long d’une paroi. Comme il faisait à peine jour, les douze lampes brûlaient. Dans les braseros, il restait quelques braises, mais le froid reprenait lentement le dessus.

Perrin avait même ordonné qu’on sorte les deux tentures de soie de Faile – avec des motifs floraux et une ribambelle d’oiseaux – et qu’on les accroche aux piquets du toit. Dans le même ordre d’idées, il avait permis à Lamgwin de lui tailler la barbe et de raser ses joues et son cou. Après des ablutions poussées, il avait enfilé une tenue propre…

Bref, la tente était prête à accueillir Faile comme si elle allait revenir d’une promenade. Quant à Perrin, il avait l’air d’un fichu seigneur, histoire d’inspirer confiance à tout le monde.

L’ennui, c’était que Faile ne se promenait pas à cheval. Retirant un de ses gants, le jeune seigneur glissa une main dans sa poche en quête de la lanière de cuir garnie de nœuds. Il y en avait trente-deux, désormais. Soit trente-deux jours sans Faile. Pour le savoir, il n’avait pas besoin d’un pense-bête, mais la nuit, quand il déprimait dans le noir, sur un lit que Faile ne partageait pas avec lui, compter les nœuds le réconfortait. Bizarrement, ils étaient un lien avec elle. Et l’insomnie restait préférable à des cauchemars en série.

— Si tu ne t’assieds pas, fit Berelain, vaguement amusée, tu seras trop fatigué pour chevaucher jusqu’à So Habor, même avec l’aide de Neald. Te regarder suffit à m’épuiser.

Perrin réussit à ne pas foudroyer du regard la jeune femme. En robe d’équitation bleu foncé, un collier d’or incrusté de pierres précieuses autour du cou, le diadème de Mayene sur la tête – le Faucon d’Or en plein vol juste au-dessus de ses sourcils –, la Première Dame, son manteau écarlate plié sous elle, occupait une des chaises, ses mains gantées de rouge posées sur les genoux. L’air aussi impassible qu’une Aes Sedai, elle diffusait une odeur de… patience.

Perrin ignorait pourquoi, mais dans son odeur, il ne captait plus le sentiment qu’il était un agneau bien gras mis à rôtir pour le dîner. Pour un peu, il lui en aurait été reconnaissant. Avoir quelqu’un avec qui parler de Faile – de son absence, surtout – le rassurait. Berelain l’écoutait et son odeur évoquait la… sympathie.

— Je veux être présent si… quand Gaul et les Promises ramèneront des prisonniers.

Le lapsus arracha une grimace à Perrin. On aurait pu croire qu’il doutait. Pourtant, tôt ou tard, ils finiraient bien par capturer quelques Shaido, même si ça semblait assez compliqué. Mais faire des prisonniers ne servait à rien quand on ne pouvait pas les ramener, et si les Shaido pouvaient être qualifiés d’imprudents, c’était uniquement en comparaison des autres Aiels. Pour lui expliquer ça, Sulin avait fait montre d’une admirable patience. Mais pour lui, il devenait de plus en plus difficile de se montrer patient…

— Qu’est-ce qui retient Arganda ? grommela-t-il.

Comme si son nom typique du Ghealdan l’avait fait apparaître, Arganda écarta le rabat et entra, le visage de pierre et les yeux cernés. À première vue, il dormait aussi peu que Perrin. Assez petit, il portait son plastron d’argent mais pas de casque. Comme il n’avait pas pris la peine de se raser, une barbe naissante assombrissait son menton et ses joues. Dans un concert de cliquetis, il posa sur la table une grosse bourse de cuir – à côté des deux qui s’y trouvaient déjà.

— En provenance du coffre de la reine…, marmonna-t-il amèrement.

Ces dix derniers jours, c’était son ton habituel.

— Assez pour couvrir nos engagements, et même plus. J’ai dû forcer la serrure et affecter trois hommes à la surveillance du magot. Le coffre ouvert, la tentation risque d’être forte, même pour nos meilleurs éléments…

— Parfait, parfait, fit Perrin en s’efforçant de cacher son impatience.

Si Arganda avait dû mobiliser cent hommes pour défendre le coffre, ça ne l’aurait pas affecté. Sa propre bourse était la moins pansue des trois, et pour la remplir, il avait dû racler les fonds de tiroir.

Après avoir mis son manteau, il ramassa les trois bourses et sortit.

Avec un grand déplaisir, il constata que le camp avait pris des allures permanentes. Ce n’était pas prévu, mais il ne pouvait rien y faire. Désormais, beaucoup de gars de Deux-Rivières dormaient sous des tentes – marron et plusieurs fois rapiécées, pas rouges – assez grandes pour huit ou dix d’entre eux. Devant, ils entassaient leurs armes dépareillées, histoire de les avoir sous la main.

Les moins chanceux avaient transformé leurs abris de fortune en cabanes végétales. Au moins, ces tentes et ces cahutes n’étaient pas alignées avec la rectitude géométrique de rigueur dans les cantonnements du Ghealdan et de Mayene.

Malgré ça, le camp ressemblait à un petit village, avec des ruelles creusées dans la neige par des centaines et des centaines de semelles. Tous les feux de cuisson étaient entourés d’un cercle de pierres. Même si tôt, des hommes faisaient la queue dans l’attente de leur petit déjeuner.

Ce matin, c’était le contenu des chaudrons qui forçait Perrin à se déplacer. Avec tant de chasseurs, le gibier se faisait rare et les autres denrées commençaient à manquer. Histoire de rallonger la farine d’avoine, ils en étaient réduits à piller les réserves de glands des écureuils pour les moudre. Hélas, au milieu de l’hiver, les « trésors » qu’ils découvraient étaient au mieux desséchés et au pire pourris. Si le mélange au goût aigre qui en résultait remplissait les estomacs, il fallait vraiment crever de faim pour l’avaler.

Autour de Perrin, presque tous les hommes regardaient les chaudrons avec avidité.

Par une brèche ménagée dans la palissade, les dernières charrettes sortaient du camp, leurs conducteurs cairhieniens couverts jusqu’aux oreilles et recroquevillés sur leur banc comme de gros sacs de laine sombre. Tout ce que les charrettes avaient contenu était entreposé au centre du camp. À l’extérieur, une longue file de véhicules vides s’enfonçait dans la forêt.

L’apparition de Perrin avec Berelain et Arganda provoqua des remous, sauf dans les rangs des gars de Deux-Rivières à l’estomac vide. Quelques types saluèrent le jeune seigneur de la tête – un ou deux idiots allant même jusqu’à s’incliner – mais la plupart, comme toujours quand il était avec Berelain, s’efforcèrent de ne pas le regarder. Tas de crétins décérébrés !

Il y avait beaucoup d’autres gens, cependant, qui allaient et venaient entre les tentes et les cabanes. Et ceux-là n’avaient pas de préjugés stupides…

Un soldat de Mayene sans armure, sa veste grise froissée, accourut avec la jument de Berelain. Après avoir salué la Première Dame, il se plia en deux pour lui tenir son étrier.

Annoura était déjà en selle sur sa fine jument aussi noire que celle de Berelain était blanche. Des tresses ornées de perles dépassant de la capuche de son manteau, l’Aes Sedai s’aperçut à peine de l’arrivée d’une femme qu’elle était pourtant censée conseiller. Le dos très raide, elle regardait fixement les tentes basses des Aielles, où rien ne bougeait, sinon les fines colonnes de fumée qui montaient du trou ménagé dans le toit.

Avec son casque à plumet rouge, son plastron et son bandeau sur l’œil, le borgne Gallenne fit oublier à Perrin l’étrange comportement de la sœur originaire du Tarabon. Dès qu’il vit Berelain, il beugla un ordre qui transforma en statues les cinquante Gardes Ailés de l’escorte. Quand la Première Dame fut en selle, il cria un autre ordre, et les guerriers, avec un bel ensemble, enfourchèrent leur monture.

Arganda jeta un coup d’œil mauvais aux tentes des Aielles, foudroya du regard les Gardes Ailés, puis alla rejoindre les lanciers du Ghealdan – eux aussi au nombre de cinquante – qui attendaient dans leur armure étincelante, un casque conique vert sur la tête. À voix basse, Arganda dit quelques mots à l’homme qui les commanderait – un officier nommé Kireyin que Perrin soupçonnait d’être de haute naissance. Une hypothèse confirmée par le regard hautain qui brillait derrière la grille de son casque argenté. Arganda étant court sur pattes, Kireyin dut se pencher sur sa selle pour l’écouter, et cette manœuvre figea encore plus ses traits de marbre.

Derrière l’officier, un homme brandissait l’étendard du Ghealdan, reconnaissable à ses Trois Étoiles d’Argent à six branches. Plus loin, un des Gardes Ailés de Berelain arborait le Faucon d’Or sur champ d’azur de Mayene.

Aram était là aussi, mais nettement à l’écart, et sans monture. Enveloppé de son manteau vert plus que fatigué, la poignée de son épée dépassant de son dos, il bombardait de regards envieux les Gardes Ailés et les lanciers. Quand il vit Perrin, il se rembrunit encore plus puis détala, fendant la foule de gars de Deux-Rivières en quête d’un petit déjeuner. Alors qu’il en bouscula plusieurs, il ne daigna pas s’excuser. Au fil des jours passés à attendre sans rien faire, Aram, de plus en plus nerveux, s’en était pris à tout le monde à part Perrin. La veille, il avait failli en venir aux mains avec deux lanciers – pour quel motif, aucun des trois n’avait su le dire, après qu’on les eut séparés. Selon Aram, les soldats lui avaient manqué de respect. Les deux hommes, eux, l’accusaient de grossièreté…

Voilà pourquoi le Zingaro renégat – du point de vue des siens – ne serait pas du voyage. À So Habor, les négociations promettaient d’être délicates. Inutile de les compliquer en emmenant un type prêt à se battre pour un rien.

— Garde un œil sur Aram, souffla Perrin quand Dannil lui amena Marcheur, qu’il avait choisi pour cette expédition. Même chose pour Arganda, mais lui, ne le perds pas de vue.

Les trois bourses rangées dans une sacoche de selle, Perrin la ferma soigneusement. La contribution de Berelain pesait aussi lourd que la sienne et celle d’Arganda réunies. Mais la Première Dame avait des raisons de se montrer généreuse – après tout, ses hommes ne crevaient pas moins de faim que les autres.

— Arganda a l’air d’un type prêt à faire une bêtise, ajouta Perrin à l’intention de Dannil.

Marcheur renâcla un peu quand son maître s’empara des rênes, mais il se calma très vite sous sa main experte.

D’une phalange rougie par le froid, Dannil lissa sa moustache en forme de défenses et coula un regard en biais à Arganda. Puis il soupira, exhalant un nuage de buée.

— Je le surveillerai, seigneur Perrin. Mais même si tu m’as confié le commandement, dès que tu auras le dos tourné, il n’en fera qu’à sa tête.

Hélas, c’était la stricte vérité. Perrin aurait préféré laisser Gallenne au camp et emmener Arganda, mais aucun des deux n’aurait accepté cette configuration.

S’il comprenait que les hommes et les bêtes ne tiendraient plus très longtemps sans vivres et sans fourrage, Arganda refusait de s’éloigner davantage de sa reine, et So Habor était dans la direction opposée à Malden. Livré à lui-même, cet homme se serait approché un peu plus chaque jour des Shaido, jusqu’à tomber nez à nez avec eux. Si Perrin était prêt à mourir pour libérer Faile, Arganda, lui, semblait prêt à mourir tout court.

— Fais de ton mieux pour l’empêcher de dérailler, Dannil…, insista Perrin. Tu as carte blanche, tant que tu ne lui tapes pas dessus…

« Carte blanche », c’était beaucoup dire. En réalité, Dannil avait peu de moyens d’agir. Pour deux gars de Deux-Rivières, on comptait trois lanciers, et si ses sauveteurs s’entre-tuaient, Faile ne risquait pas d’être libre un jour.

Perrin eut envie d’appuyer sa tête contre l’encolure de Marcheur. Par la Lumière ! Il était épuisé, avançant dans un tunnel sans même apercevoir un peu de clarté au bout…

Des bruits de sabots annoncèrent l’arrivée de Masuri et Seonid, suivies par leurs trois Champions emmitouflés dans la cape-caméléon qui les faisait disparaître à moitié, occultant aussi une partie de leur monture. Les deux Aes Sedai portaient des robes de soie et un épais collier d’or brillait sous le col du manteau sombre de Masuri. Accroché à une chaîne en or fixée à ses cheveux, un petit bijou blanc oscillait sur le front de Seonid.

Sur sa selle, Annoura se détendit visiblement. Du côté des tentes aielles, les six Matriarches, sagement alignées, regardaient partir la colonne. Les habitants de So Habor n’étant pas susceptibles d’accueillir des Aiels à bras ouverts – comme ceux de Malden, à vrai dire –, les Matriarches non plus ne seraient pas de l’expédition. Jusqu’à cet instant, Perrin s’était demandé si elles laisseraient venir les Aes Sedai sans elles.

N’attendant plus personne, la colonne allait pouvoir se mettre en route alors que le soleil dépassait la cime des arbres.

— Plus tôt on part, dit Perrin en enfourchant son étalon, et moins on revient tard…

Alors qu’ils avançaient vers la brèche, dans la palissade, le jeune seigneur vit que des gars de Deux-Rivières étaient déjà prêts à remettre les pieux manquants. Quand des hommes de Masema rôdaient dans les environs, personne ne manquait de vigilance…

Jusqu’à la forêt, il y avait une centaine de pas. Du coin de l’œil, Perrin capta un mouvement parmi les arbres. Un cavalier, semblait-il. Sans doute un des éclaireurs de Masema qui allait avertir le Prophète que Perrin et Berelain quittaient le camp. Mais même s’il chevauchait vite, l’homme n’arriverait pas à temps. Si Masema voulait la mort des deux jeunes gens, ce qui semblait probable, il devrait attendre une autre occasion.

Cela dit, Gallenne n’était pas disposé à prendre l’ombre d’un risque. Depuis le jour où ils s’étaient aventurés dans le camp de Masema, on n’avait plus revu Santes et Gendar, les deux pisteurs de voleurs de Berelain. Pour Gallenne le message était aussi limpide que si on leur avait renvoyé deux têtes dans un sac. Du coup, les Gardes Ailés se déployèrent autour de la Première Dame avant qu’elle ait atteint la lisière des arbres. Ce faisant, ils protégeaient aussi Perrin, mais c’était purement accidentel.

Si on lui avait laissé le choix, Gallenne aurait mobilisé toutes ses forces, soit quelque neuf cents hommes. Mieux encore, de son point de vue, il aurait dissuadé Berelain de participer à cette « aventure ». Perrin aussi avait essayé, sans le moindre succès. Comme souvent, Berelain l’avait écouté avec attention, puis elle avait agi à sa guise. Faile était exactement pareille. Parfois, un homme devait vivre avec ça…

Parfois ? La plupart du temps, oui, puisqu’il n’y pouvait rien changer.

À cause des arbres et des rochers qui se dressaient sur son chemin, la belle formation dut vite se briser. Même dans la pénombre de la forêt, le spectacle resta quand même coloré, surtout quand les cavaliers en rouge passaient dans des zones où des rayons de soleil, filtrant de la frondaison, éclairaient les fanions de leurs lances et faisaient briller leur plastron. Aussitôt après, ces cavaliers disparaissaient derrière des arbres, mais d’autres les remplaçaient, prolongeant leur chatoiement.

Suivies par leurs Champions, les trois Aes Sedai chevauchaient derrière Perrin et Berelain. Ensuite venait le porte-étendard de Mayene, celui du Ghealdan quelques pas à sa traîne. Le reste de la colonne avançait en rangs aussi serrés qu’il était possible dans un tel environnement. Si vaste qu’elle fût, la forêt, d’une extrême densité, était peu propice aux défilés militaires, mais la parade restait quand même impressionnante avec ses flonflons et ses couleurs.

Perrin aurait pu éclater d’un rire amer, dans d’autres circonstances…

Curieusement, Berelain parut lire ses pensées.

— Quand tu vas acheter un sac de farine, le mieux est de porter de la laine très ordinaire, histoire que le vendeur comprenne qu’il est inutile de gonfler son prix, parce que tu ne pourras pas payer. Si tu veux acheter des tonnes de farine, pare-toi de bijoux, pour lui faire croire que tu reviendras vite acheter le reste de son stock…

Perrin ne put s’empêcher de ricaner. Ce discours lui rappelait ce que maître Luhan lui avait dit un jour – avec un petit coup de coude dans les côtes pour souligner qu’il plaisantait, et une lueur dans l’œil qui signifiait le contraire.

« Quand tu veux une petite faveur, habille-toi comme un pauvre. Et comme un riche quand tu en demandes une grande… »

Quoi qu’il en soit, Perrin se félicitait que Berelain n’émette plus l’odeur d’une louve en chasse. Un souci de moins, c’était toujours bon à prendre.

Quand ils rattrapèrent les charrettes, elles étaient déjà immobiles sur l’aire de « voyage ». En ne ménageant pas l’huile de coude, des hommes, à grands coups de hache, avaient débité et évacué les arbres déracinés par les portails successifs, créant ainsi une petite clairière – déjà surpeuplée avant que Gallenne déploie son cercle de cavaliers, chaque homme faisant face à l’extérieur.

Flamboyant Murandien à la moustache en pointes, Fager Neald était déjà là, perché sur un hongre pommelé. Sa veste ferait l’affaire pour quiconque n’avait jamais vu un Asha’man – de toute façon, la seconde qu’il possédait était noire aussi. Au moins, son col n’arborait aucun insigne qui aurait pu attirer l’attention…

Bien que la neige ne fût pas très épaisse, les vingt gars de Deux-Rivières dirigés par Wil al’Seen attendaient en selle plutôt que de se geler les pieds dans leurs bottes. Aujourd’hui, ils avaient l’air bien plus durs que les jeunes hommes partis avec Perrin du territoire. Arc long dans le dos, carquois et épée à la ceinture – toute une gamme de lames dépareillées –, ils étaient aujourd’hui de vrais baroudeurs. Avec un peu de chance, Perrin pourrait bientôt les renvoyer à la maison – ou mieux encore, les y ramener.

La plupart de ces hommes avaient l’embout d’une hallebarde calé dans un étrier, sauf Tod al’Caar et Flann Barstere, qui portaient le Loup Rouge de Perrin et l’Aigle Rouge de Manetheren. Si Tod serrait fièrement les dents, menton pointé, Flann, un grand type maigre originaire de Colline de la Garde, tirait une tête d’enterrement. À l’évidence, il ne s’était pas porté volontaire pour ce poste. Tod non plus, d’ailleurs…

Wil gratifia Perrin du regard innocent et ouvert qui avait roulé tant de filles dans la farine à Champ d’Emond. Amateur de broderies sur sa veste, les jours de fête, il adorait chevaucher sous de nobles étendards – sans doute avec l’espoir qu’une femme penserait que c’étaient les siens.

Perrin ne réagit pas. Pas plus qu’aux étendards, il ne s’était attendu à la présence de ces trois hommes dans la clairière.

Serrant les pans de son manteau comme si la bise était une tempête, Balwer talonna maladroitement son rouan pour rejoindre le jeune seigneur. Deux fanatiques de Faile le suivaient, le regard brillant de défi.

Sur son visage sombre de Tearienne, les yeux bleus de Medore faisaient un peu bizarre, mais après tout, sa veste aux manches amples rayées de vert ne semblait pas très naturelle non plus sur son opulente poitrine. À la fille d’un Haut Seigneur, noble dame jusqu’au bout des ongles, les vêtements d’homme n’allaient pas du tout. Dans une veste presque aussi noire que celle de Neald, n’étaient des rayures rouges et bleues sur le devant, Latian, un Cairhienien au teint pâle, était à peine plus grand que sa compagne. Enrhumé, il reniflait sans cesse et se frottait frénétiquement le nez, ce qui ne contribuait pas à lui donner l’air d’un cador. Autre surprise, aucun des deux ne portait une épée.

— Seigneur Perrin, Première Dame, salua Balwer en s’inclinant sur sa selle – un moineau qui sautille sur une branche.

Ses yeux volèrent vers les Aes Sedai qui suivaient les deux jeunes gens. La seule manifestation d’intérêt qu’il leur accorda.

— Seigneur, il m’est revenu à l’esprit que j’ai une connaissance à So Habor. Un coutelier itinérant, mais qui sera peut-être chez lui. Voilà des années que je ne l’ai pas vu.

La première fois que le secrétaire de Perrin évoquait l’existence d’un ami à lui en ce monde. Dans une ville perdue dans le nord de l’Altara, ça paraissait étrange, mais pourquoi pas ? Cette « connaissance », aurait juré Perrin, était bien plus qu’un simple ami. Comme Balwer, d’ailleurs, de moins en moins crédible en banal secrétaire.

— Et vos compagnons, maître Balwer ? demanda Berelain, presque aussi impassible qu’une Aes Sedai.

Mais Perrin sentit de l’amusement dans son odeur. Informée que Faile utilisait ses jeunes partisans comme espions, elle ne doutait pas un instant que Perrin les employait de la même façon.

— Ils avaient envie de prendre l’air, Première Dame, répondit le petit homme étique. Seigneur Perrin, je m’en porte garant. Ils ont promis de se tenir tranquilles, et ce voyage pourrait être instructif pour eux.

Balwer aussi sentait l’amusement – un peu moisi, comme tout ce qui le concernait – mais avec une nuance d’agacement. Il savait que Berelain savait, ce qui lui déplaisait, mais elle évitait toute référence directe à ce qu’elle savait, et ça, il appréciait. Décidément, ce petit homme était bien plus que ce qu’il semblait être…

À coup sûr, il avait de solides raisons d’emmener les deux jeunes gens. D’une manière ou d’une autre, il s’était attiré les grâces des partisans de Faile, et il les envoyait espionner tous leurs alliés. À l’en croire, découvrir ce que disaient et faisaient des amis pouvait être aussi intéressant que se procurer les plans de l’ennemi, et il n’existait pas de meilleure manière de s’assurer de leur sincérité. Bien évidemment, Berelain savait qu’on espionnait ses hommes. Et Balwer, là encore, savait qu’elle savait. En outre, elle savait qu’il…

Un jeu bien trop raffiné pour un forgeron venu du fin fond de sa campagne !

— Nous perdons du temps, dit Perrin. Neald, ouvre le portail.

L’Asha’man lissa sa moustache cirée et sourit de toutes ses dents. Depuis que les Shaido étaient localisés, il souriait trop, comme s’il était impatient de se frotter à eux.

— À tes ordres, seigneur, dit-il avec un geste théâtral.

La barre de lumière désormais familière apparut puis s’élargit pour former un passage.

Sans attendre quiconque, Perrin le franchit et déboucha dans un champ enneigé entouré d’un muret de pierre. Au-delà s’étendait un terrain vallonné où se dressaient de très rares arbres – le jour et la nuit, après la forêt qu’ils venaient de traverser. En principe, on devait être à une ou deux lieues de So Habor, si Neald ne s’était pas trompé.

Si l’Asha’man avait commis une erreur, Perrin se jura de lui arracher sa ridicule moustache. Dans les circonstances actuelles, comment ce type osait-il rigoler tout le temps ?

Quand tout le monde l’eut rejoint, Perrin partit en direction de l’ouest sous un ciel chargé de nuages gris. Le long d’une route enneigée, suivi par la caravane de charrettes à grandes roues, il contempla les ombres de la matinée qui s’étendaient devant lui. Avide de se dégourdir les jambes, Marcheur tira sur les rênes, mais il le retint, soucieux de ne pas semer les attelages.

Pour continuer à former un cercle défensif autour de Berelain, les hommes de Gallenne devaient chevaucher hors de la route, dans les champs, et donc négocier les murets qui les entouraient. Chaque fois qu’ils trouvèrent un passage – sans doute prévu pour permettre aux propriétaires de se partager une charrue – ils l’empruntèrent. Dans les autres cas, ils sautèrent avec panache, les fanions de leurs lances flottant au vent. Au risque de se briser le cou ou de casser les jambes de leurs montures ? Pour être franc, s’il devait choisir, leur cou était le dernier souci de Perrin…

Wil et les deux crétins qui brandissaient la Tête de Loup et l’Aigle Rouge se joignirent aux porte-étendard de Mayene, derrière les Aes Sedai et les Champions, les autres gars de Deux-Rivières préférant protéger les flancs du convoi de charrettes. Une tâche impossible, pour dix-sept hommes, mais leur seule vue rassurerait les conducteurs.

Personne ne redoutait vraiment une attaque de bandits – ou de Shaido, d’ailleurs –, mais comment se sentir en sécurité hors du camp, en ce moment ? Par bonheur, sur un tel terrain, ils repéreraient de loin une éventuelle menace.

Les basses collines ne permettaient pas de voir vraiment très loin, mais dans cette région agricole semée de fermes au toit de chaume et d’étables, on ne distinguait rien de menaçant, et il n’y avait aucune cachette pour une force puissante – les bosquets, régulièrement déboisés pour fournir du bois de chauffage, n’auraient pas permis à dix cavaliers de se dissimuler.

Un détail frappa soudain Perrin. La neige qui couvrait la route, devant lui, n’était pas du tout fraîche. Pourtant, elle ne portait pas d’empreintes, à part celles des éclaireurs de Gallenne. Autour des fermes, des étables et des granges, on ne voyait pas âme qui vive. Et pas une colonne de fumée ne montait des cheminées.

Un paysage parfaitement paisible et… absolument désert.

Sur la nuque de Perrin, tous les poils se hérissèrent.

Entendant un petit cri de femme, il se retourna et vit que Masuri, un bras levé, désignait au nord une silhouette volante. Au premier coup d’œil, on aurait pu penser à une chauve-souris géante aux ailes nervurées se laissant porter vers l’est par les courants. Une étrange chauve-souris, cependant, avec un long cou et une queue encore plus longue…

Avec un juron bien senti, Gallenne porta sa longue-vue à son œil. Sans avoir besoin d’aide, Perrin distingua nettement l’être humain perché sur ce qui ne pouvait en aucun cas être une chauve-souris.

— Les Seanchaniens…, souffla Berelain, l’angoisse perceptible dans sa voix et dans son odeur.

Perrin pivota sur sa selle pour suivre des yeux la créature volante, mais l’éclat du lever de soleil le força vite à détourner la tête.

— Rien à voir avec nous…, marmonna-t-il.

Si Neald les avait envoyés n’importe où, il l’étranglerait de ses mains.

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