19 Des surprises

En vertu de la coutume, la Chaire d’Amyrlin était informée de toute session du Hall. Mais rien ne prescrivait qu’on l’attende pour commencer les débats. En conséquence, le temps pressait. Si elle s’était écoutée, la jeune Chaire d’Amyrlin se serait précipitée au Hall avant que Moria et les deux autres aient pu mettre en place leur « surprise ».

Dans le Hall, l’inattendu était rarement agréable. Quant aux surprises de dernière minute, elles tenaient du cauchemar. Mais le protocole dérivé des lois, pas des coutumes, devait être respecté. Une dirigeante n’entrait pas au Hall comme dans un moulin. Du coup, Egwene resta où elle était et chargea Siuan d’aller chercher Sheriam, afin que la Gardienne des Chroniques puisse annoncer sa venue aux représentantes, ainsi qu’il se devait. Selon Siuan, c’était une manière d’avertir les sœurs que la Chaire d’Amyrlin n’était pas loin, histoire qu’elles cessent d’évoquer leur kyrielle de secrets. Une plaisanterie ? Egwene ne l’aurait pas juré.

Quoi qu’il en soit, il ne rimait à rien de gagner le Hall avant de pouvoir y entrer. Contenant son impatience, Egwene se massa les tempes en s’efforçant de lire la suite des rapports remis par les Ajah. Malgré la répugnante infusion – ou à cause d’elle – la migraine lui brouillait la vue et la présence d’Anaiya et des deux autres sœurs n’arrangeait rien.

Aussitôt que Siuan fut sortie, Anaiya prit place sur le tabouret – sous elle, il ne tanguait pas – et entreprit de spéculer sur les motivations de Moria et compagnie. N’ayant rien d’un esprit exubérant, elle ne se lança pas dans des élucubrations, mais ses propos, même modérés, eurent de quoi glacer les sangs :

— Mère, les gens apeurés font bien des bêtises, même les Aes Sedai… Mais sois assurée que Moria se montrera ferme avec Elaida, en tout cas à long terme. À ses yeux, l’usurpatrice est responsable de tous les décès de sœurs survenus après la destitution de Siuan. Moria exige qu’Elaida soit fouettée avant de finir sous la hache du bourreau. Une femme dure… Plus dure que Lelaine, peut-être. En tout cas, plus déterminée. Elle ne broncherait pas devant des choses qui révulseraient Lelaine. J’ai bien peur qu’elle insiste pour que nous attaquions aussi tôt que possible. Puisque les Rejetés sont si actifs, et à une échelle jamais vue, elle pense qu’une Tour Blanche blessée vaut mieux qu’une tour divisée. C’est son point de vue, j’en ai peur. Après tout, même si nous voulons éviter que des sœurs s’entre-tuent, ce ne serait pas la première fois. La Tour Blanche est debout depuis longtemps, et elle a survécu à bien des blessures. Celle-là ne devrait pas faire exception.

La voix d’Anaiya allait très bien avec son visage doux, chaleureux et réconfortant. Pourtant, ses propos faisaient grincer les dents d’Egwene. Si elle affirmait redouter Moria, Anaiya semblait partager ses sentiments. Inquiétant, chez une femme qui pesait chacun de ses mots et ne s’emportait jamais. Si elle était partisane d’un assaut, combien d’autres sœurs soutenaient son analyse ?

Comme toujours, Myrelle ne respectait ni le lieu ni son occupante. Lunatique et peu commode, elle n’aurait pas reconnu la patience si elle l’avait croisée dans la rue. Malgré l’exiguïté de l’espace, elle marchait de long en large, flanquant de grands coups de pied dans les coussins semés sur son chemin.

— Si Moria est assez effrayée pour réclamer un assaut, c’est qu’elle est carrément morte de peur. Si elle est trop blessée, la tour ne sera pas en mesure d’affronter les Rejetés ou quiconque d’autre.

» Mère, le vrai problème, c’est Malind. Elle n’arrête pas de répéter que Tarmon Gai’don peut survenir n’importe quand. Je l’ai entendue affirmer que le phénomène que nous avons toutes capté était le premier coup de l’Ultime Bataille. Qui pourrait commencer ici, à deux pas du camp… Pour les Ténèbres, quelle meilleure cible que Tar Valon ?

» Malind n’a jamais reculé devant les choix douloureux, et elle sait battre en retraite quand ça s’impose. Pour arracher quelques-uns d’entre nous aux ravages de Tarmon Gai’don, elle abandonnerait sans sourciller Tar Valon et la tour. Elle proposera que nous levions le siège pour filer nous cacher à un endroit où les Rejetés ne nous trouveront pas. Un refuge où nous nous préparerons à frapper comme jamais…

» Si elle présente correctement son plan, elle pourrait bien être récompensée par un grand consensus…

À cette idée, la vue d’Egwene se troubla un peu plus.

Son visage rond dur et fermé, Morvrin plaqua les mains sur ses hanches et commenta sans aménité ce qui venait d’être dit :

— On n’en sait pas assez long pour établir que c’étaient les Rejetés… Une supposition ne démontre rien.

Chaque matin, racontait-on, cette femme ne croyait pas qu’il faisait jour avant d’avoir vu le soleil. Son ton ferme témoignait de sa rigueur intellectuelle. Chez elle, on ne sautait jamais aux conclusions, on en approchait pas à pas. Dans le cas présent, elle ne s’opposait pas à tout ce qui était dit, mais gardait un esprit ouvert et alerte. Quand on en arrivait à échanger des coups, les gens de ce type pouvaient soutenir n’importe quel camp avec la même ferveur.

Egwene referma bruyamment le dossier de cuir. Entre l’ignoble goût de l’infusion et la migraine qui empirait – que soient maudits les éclats de voix de ces femmes ! – elle n’était plus assez concentrée pour continuer à lire.

Les trois sœurs la regardèrent, étonnées. Dès le début, elle avait clairement montré qui dirigeait, mais sans jamais se mettre en colère – ou presque. Serments de fidélité ou pas, une jeune femme soupe au lait était trop facile à disqualifier. Une idée qui enrageait Egwene, sa fureur aggravant la migraine, qui augmentait elle-même son ire…

— J’ai attendu assez longtemps, dit-elle en s’efforçant de garder un ton neutre.

Mais avec la migraine, ce n’était pas facile.

Sheriam pensait peut-être la retrouver au Hall…

Son manteau récupéré, Egwene sortit en l’enfilant. Après une brève hésitation, Morvrin et les deux autres sœurs lui emboîtèrent le pas. Arriver avec elle au Hall donnerait l’impression qu’elles appartenaient à son cercle privé. Mais après tout, ces femmes étaient censées la surveiller et toutes, même Morvrin, devaient être impatientes d’entendre le rapport d’Akarrin et de découvrir ce que Moria et ses alliées avaient l’intention d’en faire.

Rien qui fût trop difficile à gérer, espérait Egwene. En tout cas, rien qui corresponde aux craintes d’Anaiya et de Myrelle. Si nécessaire, elle pouvait tenter d’en appeler à la Loi Martiale, une jurisprudence d’exception. Mais même si elle réussissait, gouverner par décrets n’avait pas que des avantages. Quand les gens étaient contraints d’obéir, ils trouvaient toujours un moyen de se défiler. Et plus on les forçait à se soumettre, plus ils se tortillaient pour échapper à leur sort. Un équilibre naturel qui n’épargnait personne…

Très récemment, Egwene avait découvert à quel point il était enivrant d’être respectée et obéie. À force, elle risquait de croire que c’était naturel, et de se sentir désorientée si la situation changeait. De plus, lors d’une crise de migraine, comme en ce moment, elle était susceptible d’enguirlander à peu près n’importe qui. Même quand les gens étaient obligés de faire avec, ça restait difficile à avaler.

Dans le ciel bleu, le soleil évoquait une énorme boule de feu, mais il ne réchauffait pas l’atmosphère. En revanche, il projetait des ombres sur la neige déjà à moitié transformée en gadoue. Dans le camp, on gelait autant qu’au bord du fleuve. Résolue à ignorer le froid, Egwene refusait de se laisser atteindre, mais avec la buée qui sortait de la bouche des passantes à chaque expiration, il aurait fallu être morte pour ne pas avoir conscience des rigueurs de l’hiver.

L’heure du déjeuner arrivait. Comme il était impossible de servir tant de novices en même temps, la Chaire d’Amyrlin et ses compagnes durent fendre de longues files d’attente pour avancer. Pressant le pas, Egwene réussit à passer assez vite pour que les jeunes femmes en blanc aient à peine le temps d’esquisser une révérence. Le Hall n’était pas loin, et pour l’atteindre, il suffirait de traverser quatre rues boueuses. Il avait été question d’installer des passerelles assez hautes pour qu’un cheval et son cavalier aient assez de place dessous, mais un tel équipement aurait prouvé que le camp était conçu pour durer, ce que personne ne désirait. Du coup, même les sœurs qui auraient aimé voir construire des passerelles insistaient avec un manque flagrant de conviction. Résultat, il fallait se résigner à patauger, jupe et manteau relevés, si on ne voulait pas être souillée jusqu’aux genoux.

Comme d’habitude, aux abords du Hall, il n’y avait personne, ou presque.

Nisao et Carlinya attendaient déjà devant le grand pavillon. Alors que la petite sœur jaune se mordillait la lèvre inférieure d’anxiété, Carlinya était l’incarnation même du calme légendaire des Aes Sedai. Bizarrement, elle avait oublié de mettre son manteau, et ses courts cheveux noirs auraient sacrément eu besoin d’un coup de peigne.

Après s’être inclinées, les deux femmes rejoignirent Anaiya et ses compagnes, qui suivaient Egwene de peu. Les cinq sœurs se mirent alors à bavarder – du temps et d’autres sujets futiles, d’après ce que la jeune Chaire d’Amyrlin capta.

Le souffle court, Beonin déboula au pas de course, s’arrêta un instant devant Egwene, puis alla se joindre aux autres. Dans son regard, la tension était plus visible que jamais. Parce que cette réunion risquait de nuire à ses négociations à venir ? Enfin, elle savait que ces pourparlers n’étaient qu’un leurre pour gagner du temps !

Egwene régula sa respiration et fit quelques exercices de novice. Contre la migraine, comme d’habitude, ça n’eut aucun effet.

Il n’y avait pas trace de Sheriam dans les environs. En revanche, sur le trottoir, ça commençait à être l’affluence. En compagnie des cinq sœurs de son expédition – une par Ajah –, Akarrin attendait près du rabat. Dans ce groupe, presque toutes les sœurs saluèrent la Chaire d’Amyrlin, mais avec une sorte de distraction, et aucune ne fit mine de lui parler. Leur avait-on ordonné de ne rien dire avant d’être devant le Hall ? Vu sa position, Egwene aurait pu exiger qu’elles lui fassent leur rapport sur-le-champ. Comment auraient-elles pu refuser ? Cela dit, la relation de la dirigeante avec les Ajah était toujours délicate, y compris celui dont elle était issue. À vrai dire, c’était aussi compliqué qu’avec le Hall. Préférant ne pas tenter le diable, Egwene sourit, salua de la tête et s’abstint de tout commentaire. Si elle serrait les dents derrière son sourire, tant mieux, puisque ça l’empêcherait de lâcher des bêtises.

Toutes les sœurs n’avaient pas conscience de sa présence. Vêtue d’une robe de laine et d’un manteau orné de superbes broderies, Akarrin regardait dans le vide en hochant la tête à intervalles réguliers. À l’évidence, elle répétait mentalement sa déposition. Assez faible dans le Pouvoir – en gros, juste au-dessus du niveau actuel de Siuan –, Akarrin, dans son groupe, n’était dominée que par Therva, une mince sœur jaune vêtue d’une robe d’équitation rayée d’or. Une constatation qui aidait à mieux mesurer l’effroi de ces sœurs face à l’étrange « phare » de saidar. La plus puissante aurait dû prendre les choses en main et se charger d’accomplir la mission qu’on leur avait confiée, mais dans le groupe, à part chez Akarrin, la détermination brillait surtout par son absence. D’ailleurs, ses compagnes continuaient de paraître rien moins qu’enthousiastes. D’habitude très réservée, malgré les grands yeux qui lui donnaient l’air sans cesse étonnée, Shana ne faisait rien pour cacher son inquiétude. Alors qu’elle observait le rabat, toujours fermé, elle tordait nerveusement le devant de son manteau, comme si ses mains refusaient de rester tranquilles.

Originaire de l’Arafel, Reiko, de l’Ajah Bleu, gardait les yeux baissés, mais les clochettes accrochées à ses longs cheveux noirs tintinnabulaient, comme si elle hochait nerveusement la tête sous sa capuche.

Seule Therva affichait une parfaite équanimité. Un mauvais signe… Par nature, cette sœur jaune était surexcitée. Qu’avait-elle vu pour être ainsi pétrifiée ?

Que cherchaient donc Moria et les deux autres représentantes ?

Egwene contint son impatience. La session n’était pas encore lancée. On venait d’ouvrir le rabat, et des sœurs s’apprêtaient à entrer sans aucune précipitation.

Salita hésita, comme si elle désirait dire quelque chose, puis elle tira sur son châle, adressa un salut minimal à Egwene et entra d’un pas un rien hésitant.

Quand elle s’inclina devant la Chaire d’Amyrlin, Kwamesa la regarda d’abord de haut, puis elle fit de même avec Anaiya et les autres. Mais cette sœur grise toisait absolument tout le monde. Pas parce qu’elle était grande, mais parce qu’elle aurait aimé l’être.

L’air hautain et les yeux froids, Berana s’arrêta le temps de saluer Egwene et de jeter un regard noir à Akarrin. Après un moment, s’avisant que l’autre sœur ne l’avait même pas vue, elle lissa le devant impeccable de sa robe blanche brodée de fils d’argent, puis entra dans le pavillon comme si elle allait dans cette direction par le plus grand des hasards.

Ces trois femmes faisaient partie des « trop jeunes représentantes » dont avait parlé Siuan. Malind et Escaralde aussi… En revanche, Moria portait le châle depuis cent trente ans. Par la Lumière, Siuan voyait des conjurées partout !

Alors qu’Egwene craignait que sa tête finisse par exploser à cause de l’attente, pas de la migraine, Sheriam apparut, l’ourlet de sa jupe et de son manteau relevé afin de courir plus vite.

— Mère, je suis désolée, dit-elle avant de canaliser le Pouvoir pour chasser la boue dont elle était couverte. (Quand elle secoua sa jupe, une poudre sèche en tomba.) Ayant appris que le Hall se réunissait, j’ai deviné que tu aurais besoin de moi, et j’ai fait aussi vite que possible. Navrée, vraiment…

Donc, Siuan était toujours en train de chercher la Gardienne.

— Tu es là, c’est tout ce qui compte.

Pour s’excuser en public, surtout devant Akarrin et son groupe, Sheriam devait être bouleversée. Même quand ils auraient dû être moins crédules, les gens se fiaient à l’apparence et au comportement des autres. Une Gardienne n’aurait jamais dû s’excuser en se tordant les mains devant des témoins. Sheriam ne pouvait pas ignorer ça…

— Entre et annonce-moi, dit simplement Egwene.

Sheriam abaissa sa capuche, inspira à fond, ajusta son étole et se dirigea vers le rabat. Passant la tête à l’intérieur du pavillon, elle prononça les paroles protocolaires :

— Elle arrive, oui, elle arrive…

Egwene avança avant que sa Gardienne ait fini de parler.

— … la Flamme de Tar Valon et Chaire d’Amyrlin.

Sur ces mots, Sheriam s’écarta et laissa entrer Egwene. Grâce aux lampes, on y voyait assez bien sous le pavillon, et les braseros, aujourd’hui parfumés à la lavande, réchauffaient un peu l’atmosphère. Quand elle était dans un lieu agréablement chauffé, aucune Aes Sedai ne se plaignait de ne plus avoir à ignorer le froid.

La configuration du pavillon respectait de très anciennes règles, un peu modifiées puisque la réunion n’avait pas lieu à la Tour Blanche, où une grande salle circulaire portait le nom sans ambiguïté de Hall de la Tour.

Au fond de la pièce, sur une plate-forme couverte d’un tissu rayé des sept couleurs, trônait un banc très simple mais parfaitement ciré. Avec l’étole d’Egwene, c’était la seule occurrence, dans le camp, où l’Ajah Rouge restait représenté. Arguant qu’Elaida avait fait repeindre son trône et portait une étole comptant six couleurs, certaines sœurs bleues – l’Ajah victime de cet ostracisme – avaient demandé qu’on efface toute trace de rouge. Egwene était restée très ferme. Si elle devait appartenir à tous les Ajah et à aucun, alors qu’il s’agisse des sept, comme il convenait.

Sur les tapis qui couvraient le sol, deux rangées de bancs occupaient toute la largeur de la salle. Par groupes de trois, ces « îlots » reposaient eux aussi sur une plate-forme, mais couverte d’un tissu à la couleur d’un Ajah. Là, en revanche, il n’y en avait que six.

En vertu de la tradition, les deux doyennes du Hall avaient droit aux places les plus proches de la Chaire d’Amyrlin. Ici, l’Ajah Jaune et le Bleu bénéficiaient de cet honneur. Sinon, pour les autres sièges, les premières arrivées se servaient.

Neuf représentantes étaient déjà là – pas assez pour qu’on ouvre la session, d’un strict point de vue légal. Observatrice, Egwene remarqua au premier coup d’œil une bizarrerie dans la répartition des sièges.

Comme de juste, Romanda était déjà assise, laissant un banc vide entre elle et Salita. Avec Moria, Lelaine occupait deux des bancs alloués à l’Ajah Bleu.

Avec son chignon gris très strict, Romanda était la doyenne des représentantes et arrivait presque toujours la première afin de prendre sans difficulté sa place. Sa cadette de peu, Lelaine semblait incapable de lui céder le moindre privilège, même sur un point si trivial. Les hommes qui avaient installé les plateformes – rangées le long des parois quand le Hall n’était pas en session – s’apprêtaient à sortir par l’issue du fond, puisqu’ils avaient achevé leur travail à cette extrémité du pavillon. Alors que Kwamesa, la seule représentante de l’Ajah Gris en vue, venait juste de s’asseoir, Berana, l’unique représentante blanche, était encore en train de s’installer. Kandorienne au visage rond, et seule représentante verte, Malind était déjà assise au moment de l’arrivée d’Egwene. Pourtant, bizarrement, elle avait choisi pour son Ajah une plate-forme proche de l’entrée du pavillon. D’habitude, la devise était : « Plus on est près de la Chaire d’Amyrlin, mieux ça vaut. »

À l’opposé de Malind, Escaralde se tenait devant la plate-forme couverte de tissu marron, et elle discutaillait ferme avec Takima. Presque aussi petite que Nisao, Takima avait le calme et la grâce de la femme-oiseau qu’elle semblait être. Mais il ne fallait pas s’y fier. Quand elle le désirait, cette femme avait tout d’un cyclone. Les poings sur les hanches et le front plissé, elle ressemblait à un moineau fou de rage, toutes les plumes hérissées pour se grossir.

À la voir foudroyer du regard Berana, Egwene comprit que l’annexion des sièges était la cause de tout. Pour aujourd’hui, il n’était plus question de changer quoi que ce soit, mais Escaralde écrasait Takima de toute sa hauteur, comme si elle s’attendait à devoir se battre pour un bon emplacement.

Egwene n’en revint pas, comme chaque fois qu’elle voyait Escaralde faire ce numéro. Très petite – plus que Nisao, même –, elle devait puiser ses motivations dans une incroyable force de volonté. Quand elle se croyait dans son droit, Escaralde ne cédait jamais un pouce de terrain. Et elle se croyait toujours dans son droit.

Si Moria voulait une attaque massive et rapide, Malind rêvant en secret de battre en retraite, à quoi aspirait donc Escaralde ?

Malgré ce que Siuan avait dit sur le sujet, l’entrée d’Egwene n’eut rien de spectaculaire. Quoi qui ait pu pousser Malind et ses alliées à convoquer le Hall, elles n’avaient pas dû trouver l’affaire assez importante pour la réserver aux oreilles des seules représentantes. Du coup, de simples Aes Sedai entouraient la plate-forme de leur Ajah. Par groupes de quatre ou cinq, elles montaient la garde derrière leurs représentantes, et aucune ne s’abstint de saluer Egwene tandis qu’elle se dirigeait lentement vers son siège.

Les représentantes, en revanche, ne parurent pas la remarquer. Lelaine elle-même la gratifia d’un regard morne avant de plisser le front à l’intention de Moria, qui semblait très ordinaire dans sa robe de laine bleue. Si ordinaire, pour tout dire, qu’on aurait pu passer à côté de son visage intemporel, quand on n’était pas prévenu.

Assise bien droite, Lelaine s’immergeait dans ses pensées.

Romanda, par contre, se fendit d’un hochement de tête. À l’intérieur du Hall, la Chaire d’Amyrlin restait une dirigeante, mais moins que partout ailleurs. Parce que dans le Hall, les représentantes sentaient leur pouvoir. En un sens, la Chaire d’Amyrlin, ici, était la première parmi des égales. Ou peut-être un peu plus que ça, mais pas de beaucoup. Selon Siuan, une Chaire d’Amyrlin convaincue que les représentantes étaient ses égales risquait autant le désastre qu’une Chaire qui estimait mal la différence, jugeant le fossé plus large qu’en réalité. Tout ça revenait à courir au sommet d’un mur, avec des molosses déboulant des deux côtés. Pour s’en sortir, il fallait prendre garde aux endroits où on mettait les pieds et penser aussi peu que possible aux chiens. Mais on ne perdait jamais conscience de leur présence…

Une fois montée sur la plate-forme, Egwene retira son manteau, le posa au milieu du banc et s’assit dessus. Les sièges étant redoutablement durs, certaines représentantes apportaient un coussin quand la session promettait d’être longue. Egwene préférait s’en abstenir. La limitation du temps de parole empêchant rarement une ou deux femmes de gloser pendant une éternité, l’absence de coussin aidait à rester éveillée durant ces pensums.

Sheriam vint s’asseoir à la gauche d’Egwene, comme il convenait, et il n’y eut plus qu’à attendre. Un coussin, finalement, aurait été le bienvenu.

Lentement, les autres bancs se remplissaient. Berana avait été rejointe par Saroiya et Aledrin, cette dernière assez enveloppée pour que les deux autres semblent minces. Bien entendu, la tenue y était pour quelque chose. Avec ses broderies blanches en volute, la robe de Saroiya accentuait sa sveltesse alors que celle d’Aledrin, aux manches larges et au devant uniformément neigeux, avait l’effet inverse.

Apparemment, chacune essayait de savoir si l’autre avait idée de ce qui se passait. Hochant la tête tout en parlant, elles jetaient des coups d’œil furtifs aux bancs des sœurs bleues, vertes et marron.

Plus grande que la plupart des hommes, Varilin, une rousse flamboyante, venait de prendre place à côté de Kwamesa. Tirant et retirant sur son châle, elle regardait alternativement Moria, Escaralde et Malind.

Son châle à franges jaunes serré sur ses larges épaules, Magla venait d’entrer en même temps que Faiselle, une Domani au visage carré vêtue d’une robe de soie surchargée de broderies vertes. En même temps, mais pas « avec », car Magla était dans le camp de Romanda alors que Faiselle ne jurait que par Lelaine. Des factions qui ne se mélangeaient pas…

D’autres sœurs arrivaient par à-coups. Nisao et Myrelle, par exemple, se glissant avec une demi-douzaine d’autres derrière Magla et Faiselle.

Morvrin était déjà avec les sœurs marron, derrière Takima et Escaralde, tandis que Beonin, derrière Varilin et Kwamesa, avait rejoint le banc des sœurs grises. À ce rythme, la moitié des Aes Sedai du camp auraient bientôt investi le pavillon.

Alors que Magla se dirigeait encore vers la plate-forme des sœurs jaunes, Romanda se leva.

— Nous sommes plus de onze, donc nous pouvons commencer, dit-elle d’une voix curieusement haut perchée.

À la voir, on aurait pu s’attendre au timbre d’une soprano – si on avait pu l’imaginer en train de chanter. Avec son visage toujours fermé, ce n’était pas le cas.

— Selon moi, ajouta-t-elle quand elle vit Kwamesa se lever, il est inutile d’ouvrir une session formelle. Pour être franche, je ne vois pas ce que nous faisons là, mais maintenant que nous y sommes, réglons ça aussi vite que possible. Certaines d’entre nous ont des choses plus urgentes à faire. Comme toi, mère…

Ponctuée d’un salut, la dernière phrase était peut-être un peu trop respectueuse… Pas assez pour qu’on puisse parler d’ironie, bien entendu. Très intelligente, Romanda ne se mettait jamais en danger. Les crétines siégeaient rarement au Hall, et quand ça arrivait, elles n’y restaient pas très longtemps. Romanda, elle, pouvait se vanter de quelque quatre-vingts ans de présence, et c’était son deuxième mandat.

Le regard froid, Egwene hocha aussi très légèrement la tête. Une façon de montrer qu’elle avait entendu l’intervention… et dûment noté son ton. L’art délicat de l’équilibrisme…

Debout, la bouche ouverte, Kwamesa se demanda si elle devait prononcer les phrases rituelles – toujours dites par la cadette des représentantes – qui ouvraient une session formelle. Si le placement de Romanda, au plus près de la Chaire d’Amyrlin, lui conférait une grande influence et pas mal d’autorité, il restait possible de la contredire. Sur leurs bancs, plusieurs représentantes plissaient le front ou s’agitaient, mais aucune ne parla.

De sa démarche légère, Lyrelle entra sous le pavillon et glissa gracieusement vers la plate-forme des sœurs bleues. Grande pour une Cairhienienne – soit de taille moyenne partout ailleurs –, elle resplendissait dans une robe de soie bleue au corsage brodé de rouge et d’or. Une véritable ode à la grâce. On murmurait qu’elle avait été danseuse avant de rejoindre la tour…

En comparaison, Samalin, la sœur verte qui la suivait, faisait penser à un solide bûcheron, bien qu’elle n’ait rien eu en réalité de masculin.

Toutes les deux semblèrent surprises de voir Kwamesa debout. À tout hasard, elles se hâtèrent de gagner leur banc.

Varilin tira sur la manche de Kwamesa et insista jusqu’à ce qu’elle consente à se rasseoir. Visage de marbre, la jeune représentante, les yeux lançant des étincelles, parvint quand même à exprimer son mécontentement. Pour elle, le protocole comptait beaucoup.

— Il serait peut-être judicieux d’ouvrir une session formelle, dit soudain Lelaine, sa voix paraissant très grave après celle de Romanda.

Après avoir ajusté son châle avec une lenteur calculée, elle se leva en évitant soigneusement de regarder Egwene. D’une grande beauté, Lelaine était aussi l’incarnation même de la dignité.

— Des pourparlers avec Elaida ont semble-t-il été autorisés, reprit-elle. Sous la Loi Martiale, je concède qu’il n’était pas obligatoire de nous consulter, mais je crois fermement que nous devons en débattre en session formelle. En particulier parce que plusieurs d’entre nous risquent d’être calmées si Elaida conserve tant soit peu de pouvoir.

Ce mot, « calmées », n’était plus aussi terrorisant depuis que Siuan et Leane étaient guéries. Des murmures coururent pourtant dans l’assemblée. À première vue, l’affaire des négociations n’était pas devenue de notoriété publique aussi vite qu’Egwene l’avait prévu. Incapable de dire si les sœurs étaient enthousiastes ou atterrées, elle ne pouvait pas passer à côté de leur surprise. Même chez certaines représentantes…

Entrée pendant la tirade de Lelaine, Janya s’immobilisa net, forçant les sœurs qui la suivaient à faire de même pour ne pas la percuter. Dévisageant longuement l’adversaire de Romanda, elle se tourna vers Egwene, le regard plus dur qu’avant.

À voir son rictus, Romanda n’était pas au courant non plus pour les négociations. Parmi les représentantes « trop jeunes », Berana restait de glace, Samalin semblait ébahie et Salita ne cachait pas sa révulsion. Sheriam elle-même blêmit et vacilla sur ses pieds. Inquiète, Egwene espéra qu’elle n’allait pas vomir devant tout le Hall.

Le plus intéressant, cependant, ce furent les réactions des sœurs qui, selon Delana, parlaient des négociations avec plus ou moins de ferveur. Immobile, les yeux baissés sur son giron, Varilin luttait pour étouffer un sourire. Hésitante, Magla se passait nerveusement la langue sur les lèvres et lançait des coups d’œil en coin à Romanda. Paupières closes, Saroiya remuait la bouche comme si elle était en train de prier. Le front très légèrement plissé, Faiselle et Takima regardaient fixement Egwene. Quand elles s’en avisèrent, elles sursautèrent puis affichèrent une telle expression de royale sérénité qu’on aurait pu croire qu’elles se moquaient l’une de l’autre. Très étrange, ça… Sans nul doute, Beonin avait déjà dû informer ces sœurs des propos de la Chaire d’Amyrlin. Pourtant, à part Varilin, toutes semblaient perturbées. Avaient-elles vraiment cru à des pourparlers capables de mettre fin au conflit ? Alors que chaque femme assise sous ce pavillon risquait d’être calmée puis exécutée pour sa « trahison » ? S’il y avait eu une solution autre que la destitution d’Elaida, elle n’existait plus depuis des mois – dès la fondation de ce Hall. À partir de là, impossible de revenir en arrière.

Lelaine parut satisfaite par la réaction à sa tirade. La jubilation d’un renard dans un poulailler… Avant qu’elle se soit rassise sur son banc, Moria se leva d’un bond. Une précipitation qui attira bien des regards et suscita quelques murmures. Sans être un parangon de grâce, l’Illianienne n’était pas du genre à bondir…

— Ce sujet doit être débattu, dit-elle, mais plus tard. Cette réunion a été provoquée par trois représentantes qui posent la même question. Avant tout, il convient de leur répondre. Qu’ont donc trouvé Akarrin et ses compagnes ? Je demande qu’elles viennent faire leur rapport devant nous.

Lelaine foudroya du regard sa collègue bleue. Pourtant, les lois de la tour étaient sans ambiguïté sur ce point, et tout le monde le savait. Une occurrence assez rare pour être mentionnée…

D’une voix tremblante, Sheriam demanda à Aledrin, la plus jeune représentante, après Kwamesa, d’aller chercher Akarrin et les autres pour qu’elles témoignent devant le Hall.

Après la session, décida Egwene, elle devrait parler à Sheriam. Si elle continuait comme ça, elle ne serait plus crédible dans son rôle de Gardienne des Chroniques.

Au milieu d’un groupe de sœurs, Delana entra en trombe et gagna son banc avant même qu’Aledrin soit revenue avec Akarrin.

Quand elles se présentèrent devant Egwene, les six sœurs ne portaient plus leurs manteaux, qu’elles avaient dû laisser dehors. Alors qu’elle les étudiait, Delana eut une étrange expression. Le souffle court, elle avait dû courir pour arriver jusqu’ici.

Session formelle ou pas, Aledrin prit sur elle de respecter à la lettre le protocole.

— Vous êtes convoquées devant le Hall de la Tour pour rapporter ce que vous avez vu, dit-elle avec un accent tarabonais à couper au couteau.

Dans son pays, les cheveux blond foncé – tenus par un filet, pas tressés et ornés de perles – et les yeux marron n’étaient pas une combinaison rare.

— Je vous ordonne de parler sans omettre ni éluder quoi que ce soit, et de répondre à toutes les questions en ne négligeant aucun aspect. Sur la Lumière et sur votre espoir de salut et de résurrection, jurez de le faire ou de subir toutes les conséquences si vous vous dérobez.

Les antiques représentantes à qui on devait cette partie du cérémonial de la tour connaissaient mieux que personne l’ambiguïté des Trois Serments. Une petite omission par là, un rien de flou par ici, et tout le sens d’un discours s’inversait – sans qu’il soit nécessaire de mentir.

Non sans impatience, Akarrin jura d’une voix assurée. Les cinq autres parurent à la fois plus dubitatives et moins enthousiastes. Au cours de leur vie, beaucoup de sœurs n’avaient jamais l’occasion de témoigner devant le Hall…

Quand les déclamations furent terminées, Aledrin retourna s’asseoir.

— Dis-nous ce que tu as vu, Akarrin, fit Moria alors que la représentante blanche s’éloignait.

Une entorse au protocole, car elle aurait dû attendre que sa collègue soit en place. Visiblement mécontente, Aledrin s’assit avec une raideur exagérée.

À la tour, il y avait plus de traditions et de coutumes que de lois. Un exploit, considérant le nombre d’articles qui régissaient à peu près tout, de la vie de tous les jours aux circonstances les plus extraordinaires. Cela dit, les traditions et les coutumes restaient le ciment qui unissait les sœurs.

Fidèle à une de ces traditions, Akarrin répondit en s’adressant à la Chaire d’Amyrlin :

— Ce que nous avons vu, mère, c’est un grand cratère dans le sol, dit-elle, chaque mot ponctué par un hochement de tête.

Elle semblait avoir pesé et repesé ses phrases, soucieuse qu’elles soient claires pour tout le monde.

— À l’origine, ce devait être un cercle très précis, comme une balle coupée en deux, mais le périmètre s’est affaissé en certains endroits. Ce cratère est large d’environ une lieue et profond d’à peu près la moitié.

Quelqu’un en cria de surprise. Akarrin fronça les sourcils comme si on avait voulu l’interrompre. Puis elle enchaîna :

— Sur la profondeur, nous ne sommes pas certaines, parce qu’il y a de l’eau et de la glace au fond. Selon nous, ce cratère deviendra un jour un lac. Quant à son emplacement, nous avons pu l’établir avec une parfaite précision. Ce cratère est situé là où se dressait jadis Shadar Logoth, une très vieille cité.

Akarrin se tut. Un long moment, on n’entendit rien d’autre que des froissements de tissu tandis que les Aes Sedai s’agitaient sur leurs bancs.

Egwene aurait bien voulu les imiter. Dans un cratère de cette taille, on aurait pu mettre la moitié de Tar Valon.

— Akarrin, demanda-t-elle, as-tu idée de la cause de l’apparition de ce cratère ?

Quelle voix assurée ! se félicita Egwene. Alors que Sheriam, elle, tremblait carrément. Si quelqu’un s’en apercevait… Les actes de la Gardienne retombaient toujours sur la Chaire d’Amyrlin. Si Sheriam affichait sa terreur, nombre d’Aes Sedai penseraient qu’Egwene était terrorisée aussi. Un soupçon qu’elle ne voulait pas voir peser sur elle.

— Mère, nous avons toutes été choisies à cause de notre aptitude à analyser les résidus de tissage. Une capacité supérieure à la moyenne, dois-je dire.

Ainsi, ces femmes n’avaient pas été sélectionnées seulement parce que des sœurs plus puissantes n’étaient pas intéressées. Il y avait une leçon à tirer de ça. Les actes des Aes Sedai n’étaient jamais aussi simples qu’ils le semblaient… Agacée, Egwene se demanda quand elle cesserait de réapprendre des leçons qu’elle aurait dû retenir.

— Parmi nous, Nisain est la meilleure dans cet exercice. Si tu veux bien, mère, je la laisserai répondre.

Nisain tira sur sa jupe sombre et se racla la gorge. Dégingandée, le menton carré et les yeux bleu glacier, cette sœur grise s’était fait une petite réputation en matière de lois et de traités. À l’évidence, parler devant le Hall l’intimidait. Pour ne pas voir les autres représentantes, elle riva les yeux sur Egwene.

— Considérant le volume de saidar utilisé, mère, je n’ai pas été surprise de trouver des résidus presque aussi épais que la neige.

L’accent chantant du Murandy, reconnut Egwene…

— Même après pas mal de temps, j’aurais dû pouvoir me faire une idée du tissage, mais ça n’était rien qui me soit familier. Ce que j’ai perçu n’avait aucun sens. Vraiment. Un construct si étranger qu’il aurait pu…

Nisain blêmit et déglutit péniblement.

— … Eh bien, ne pas avoir été tissé par une femme. Reprenant l’hypothèse des Rejetés, j’ai cherché des… résonances. Les autres aussi…

Nisain se tourna brièvement vers ses compagnes, puis se concentra de nouveau sur Egwene. Décidément, elle la préférait nettement aux représentantes, qui la regardaient intensément, le cou tendu et les yeux ronds.

— Je ne sais pas ce qui a été fait – à part un cratère d’une lieue de large –, j’ignore comment on s’y est pris, mais j’affirme que le saidin a joué un rôle dans tout ça. La résonance était forte – presque palpable. Pour ce tissage, on a utilisé plus de saidin que de saidar. L’équivalent du pic du Dragon comparé à une colline… Mère, c’est tout ce que je peux dire.

Partout sous le pavillon, les sœurs relâchèrent le souffle qu’elles retenaient. Sheriam sembla expirer plus fort, mais c’était peut-être une idée, parce qu’elle était plus près.

Egwene se força à rester de marbre. Les Rejetés et un tissage capable de détruire la moitié de Tar Valon… Si Malind proposait de fuir, serait-il possible de convaincre les sœurs de rester pour affronter ça ?

Egwene pouvait-elle abandonner Tar Valon, la Tour Blanche et des dizaines de milliers d’innocents ?

— Quelqu’un a une question ? demanda-t-elle.

— Oui, fit Romanda, calme comme si rien ne s’était passé. Mais pas pour nos amies… Si tout le monde est dans mon cas, je suis sûre qu’elles seront ravies de ne plus être l’objet de tous les regards.

Cette proposition n’entrait pas vraiment dans les prérogatives de Romanda, mais elle n’en sortait pas non plus. Du coup, Egwene ne releva pas.

Plus personne ne voulant interroger Akarrin et ses compagnes, Romanda les remercia chaleureusement de leurs efforts. Là encore, ce n’était pas vraiment son rôle.

— Pour qui est ta question ? demanda Egwene tandis qu’Akarrin et les cinq autres allaient se réfugier au fond du pavillon, parmi la foule de sœurs de plus en plus dense.

Pressées de ne plus être le centre de l’attention, elles entendaient quand même savoir ce qui allait se passer.

Egwene avait eu du mal à cacher son hostilité, mais Romanda fit mine de ne pas s’en être aperçue.

— Pour Moria, répondit-elle. Depuis le début, nous soupçonnons les Rejetés. Le phénomène, nous le savions, était à la fois lointain et puissant. Tout ce que nous avons appris de plus, c’est que Shadar Logoth a disparu. Ce que ça m’inspire, c’est que le monde sera meilleur sans cette tanière des Ténèbres. (Elle riva sur Moria un regard qui aurait ramené n’importe quelle sœur au stade de son noviciat, où elle tremblait de peur devant les Aes Sedai.) Ma question, la voici : quelque chose a changé pour nous ?

— Probablement, oui, répondit la sœur bleue en soutenant le regard de Romanda.

Au Hall, elle n’était pas très ancienne, mais toutes les représentantes se valaient, du moins en théorie.

— Depuis longtemps, nous nous préparons à une attaque des Rejetés, continua-t-elle. Chaque sœur sait comment créer un cercle ou se joindre à un lien déjà établi – jusqu’à ce qu’il ait treize membres. Tout le monde doit pouvoir s’unir à un cercle, même les novices récemment arrivées.

Lelaine foudroya Moria du regard. Elle n’alla pas plus loin, car elles appartenaient au même Ajah et devaient donner l’impression de se soutenir. Mais ses lèvres pincées en disaient long sur ses véritables sentiments.

Romanda, elle, n’était liée par rien.

— Tu es obligée d’expliquer ce que tout le monde sait déjà ? C’est nous qui avons pris ces mesures. Aurais-tu oublié ?

Un ton provocateur, cette fois… Dans le Hall, les explosions de colère étaient interdites, mais on tolérait l’ironie.

Moria resta insensible à l’attaque à peine feutrée.

— Je dois tout reprendre au début parce que nous n’avons pas assez réfléchi. Malind, nos cercles peuvent-ils résister à ce que viennent de décrire Akarrin et Nisain ?

Malgré ses yeux durs, Malind semblait presque toujours sur le point de sourire. Presque, mais pas aujourd’hui… Se levant lentement, elle laissa errer son regard sur les deux rangées de représentantes.

— Absolument pas ! Même si nous faisons en sorte que nos treize sœurs les plus puissantes soient toujours dans le même cercle – ce qui les obligerait à ne plus se quitter d’un pouce – nous serions désarmées comme une souris face à un chat. Quand elles sont très nombreuses, des souris peuvent repousser un chat affamé, mais au prix de pertes terribles.

» Le genre de pertes qui signeraient l’arrêt de mort de la Tour Blanche.

De nouveau, des murmures coururent dans tout le pavillon.

Egwene parvint à ne pas tressaillir, mais elle dut se forcer à ouvrir ses poings serrés sur le devant de sa robe. Qu’allaient donc proposer les représentantes ? Attaquer ou battre en retraite ? Dans tous les cas, comment pourrait-elle s’opposer à ces femmes ?

Même Ajah ou non, Lelaine n’y tint plus.

— Que proposes-tu, Moria ? Même si nous unissions la tour aujourd’hui, ça ne changerait rien aux faits.

Moria sourit comme si sa collègue bleue venait de dire exactement ce qu’elle attendait.

— Certes, mais nous devons changer les faits. Aujourd’hui, c’est clair, notre cercle le plus fort serait impuissant. Puisque nous n’avons ni angreal ni sa’angreal, inutile de compter sur ce soutien. Même à la tour, je ne suis pas sûre qu’il y ait un artefact assez puissant pour faire une différence. Alors, comment renforcer un cercle pour qu’il puisse empêcher ce qui s’est passé à Shadar Logoth ? Escaralde, que peux-tu nous dire à ce propos ?

Soufflée, Egwene se pencha en avant sur son siège. Ainsi, ces femmes travaillaient ensemble ? Dans quel dessein ?

La Chaire d’Amyrlin ne fut pas la seule à remarquer que les trois représentantes qui avaient convoqué le Hall étaient à présent debout. En ne se rasseyant pas, Moria et Malind avaient proclamé leur position.

Avec la grâce d’une reine, Escaralde se leva – mais elle remarqua aussitôt les regards qui volaient de ses deux compagnes à elle. Le front plissé, les sœurs étaient sur la défensive.

Avant de parler, Escaralde tira deux fois sur son châle. La voix pleine de détermination, elle s’exprima comme un professeur devant une classe :

— Bien que souvent négligés, les anciens textes sont très clairs sur le sujet. Dommage qu’ils attirent plus la poussière que les érudites. Les écrits datant des débuts de la tour établissent clairement que les cercles, durant l’Âge des Légendes, n’étaient pas limités à treize membres. Le mécanisme précis – il faudrait dire l’équilibre exact – est inconnu, mais il ne devrait pas être trop dur de le retrouver.

» Pour celles d’entre vous qui ne fréquentent pas assez la bibliothèque de la tour, je rappelle que renforcer un cercle implique… d’y adjoindre des hommes capables de canaliser.

Faiselle bondit sur ses pieds.

— Que proposes-tu ? demanda-t-elle.

Elle se rassit aussitôt, soucieuse de ne pas être prise pour un soutien des trois sœurs.

— Je demande qu’on évacue le pavillon ! s’écria Magla. (Comme Moria, elle était illianienne et la nervosité faisait resurgir son accent.) Ce n’est pas un sujet à débattre devant tout le monde. Je propose une réunion à huis clos.

— Je crains qu’il soit un peu tard pour ça, répondit Moria.

Assez fort pour être entendue malgré les murmures des sœurs qui se tenaient derrière les rangées de bancs. Un bourdonnement de ruche…

— Ce qui a été dit ne peut être retiré, et trop de sœurs l’ont entendu pour qu’on puisse faire machine arrière. (Elle inspira à fond, soulevant sa généreuse poitrine, et haussa encore le ton.) Devant le Hall, je dépose une motion stipulant qu’il nous faut passer un accord avec la Tour Noire afin d’inclure des hommes dans nos cercles en cas de besoin.

La voix de Moria s’étrangla sur les derniers mots. Quoi d’étonnant ? Parmi les Aes Sedai, qui aurait pu les prononcer sans dégoût et sans haine ? Devant une telle transgression, le silence se fit sous le pavillon. Pas pour longtemps.

— C’est de la folie ! s’écria Sheriam.

Une autre transgression, et pas la moindre. Dans le Hall, la Gardienne des Chroniques ne participait jamais aux débats. En fait, sans la Chaire d’Amyrlin, elle n’avait même pas le droit d’y assister. Rouge comme une pivoine, Sheriam se raidit, prête à se justifier ou à affronter les inévitables reproches.

Mais le Hall avait d’autres chats à fouetter…

Se levant juste le temps de s’exprimer, d’autres représentantes intervinrent, parlant parfois en même temps qu’une autre.

— De la folie ? C’est bien pire que ça ! cria Faiselle.

— Comment nous allier à des hommes capables de canaliser ? s’indigna Varilin.

— Ces Asha’man sont souillés ! rugit Saroiya, la réserve légendaire de l’Ajah Blanc jetée aux orties. (Serrant son châle, elle tremblait si fort que les franges oscillaient frénétiquement.) Souillés par le Ténébreux !

— Suggérer une telle horreur, c’est piétiner toutes les valeurs que défend la Tour Blanche, affirma Takima. Nous serions méprisées par les autres Aes Sedai, y compris celles qui gisent dans leur tombe.

Enragée, Magla leva le poing.

— Seul un Suppôt des Ténèbres peut proposer ça ! Oui, un Suppôt !

Moria blêmit devant cette accusation – puis s’empourpra de nouveau, la colère prenant le dessus.

Egwene dut s’avouer qu’elle était en porte-à-faux. La Tour Noire, une création de Rand, était peut-être indispensable pour avoir une chance de remporter l’Ultime Bataille. Certes, mais les Asha’man étaient des hommes capables de canaliser, autrement dit la terreur des Aes Sedai depuis trois mille ans. De plus, ils maniaient le saidin souillé par le contact du Ténébreux.

Peut-être, mais Rand aussi était un homme capable de canaliser. Pourtant, sans lui, les Ténèbres triompheraient lors de Tarmon Gai’don.

Que la Lumière lui pardonne de voir les choses si froidement, mais c’était la stricte vérité.

Quoi qu’elle finisse par décider, la situation tournait au désastre. Escaralde et Faiselle s’insultaient, beuglant comme des poissonnières. Des insultes, dans le Hall !

L’équanimité de l’Ajah Blanc tout à fait oubliée, Saroiya agonissait d’injures Malind, qui lui rendait la pareille avec une hargne mêlée de jubilation. Puisqu’elles criaient en même temps, il semblait douteux que ces femmes comprennent ce qu’elles disaient – une chance, peut-être…

Contre toute attente, Romanda et Lelaine ne participaient pas à cette émeute. Sans ciller, elles se défiaient du regard, tentant de deviner la position que prendrait l’autre afin d’opter pour le camp opposé.

Descendant de sa plate-forme, Magla fonça sur Moria avec le regard brillant de quelqu’un qui désire en venir aux coups. Plus de mots, mais des poings ! Serrant les siens, Magla ne s’aperçut même pas que son châle venait de tomber sur le sol.

Egwene se leva et s’unit à la Source. Sauf dans des cas très strictement définis, il était interdit de canaliser dans le Hall. Une référence, sans doute, aux heures les plus sombres de la Tour Blanche. Pourtant, la Chaire d’Amyrlin réalisa un tissage très simple d’Air et de Feu.

— Une motion a été présentée devant le Hall ! dit-elle avant de se couper du saidar.

Un moment moins pénible qu’au début. Pas facile, loin de là, mais plus aussi déchirant. Et le souvenir de la douceur du Pouvoir l’aiderait à tenir jusqu’à la prochaine fois.

Amplifiés par le tissage, ses mots retentirent comme autant de roulements de tonnerre. Les mains plaquées sur les oreilles, les sœurs reculèrent d’instinct.

Le silence qui suivit fut assourdissant. Regardant Egwene avec de grands yeux, Magla sursauta en s’avisant qu’elle était à mi-chemin des bancs de l’Ajah Bleu. Honteuse, elle ouvrit les poings, se baissa pour ramasser son châle et fonça se rasseoir.

Sheriam pleurait à chaudes larmes.

Enfin, la petite démonstration n’avait pas été si tonitruante que ça ?

— Une motion a été présentée devant le Hall, répéta Egwene dans le silence toujours aussi pesant.

Après le tissage d’amplification sonore, sa propre voix résonna bizarrement à ses oreilles. Tout bien pesé, ça avait peut-être été tonitruant. Ce tissage n’avait jamais été conçu pour l’intérieur – même entre des cloisons de toile.

— Qu’as-tu à dire en faveur d’une alliance avec la Tour Noire, Moria ?

Egwene se rassit. Que devait-elle penser sur la question ? À quelles difficultés serait-elle confrontée ? Et comment tirer un avantage de tout ça ? Vraiment, elle avait besoin que la Lumière vienne à son secours.

Mais avant tout, il fallait que Sheriam sèche ses larmes et se reprenne. La Chaire d’Amyrlin avait besoin d’une Gardienne, pas d’une pleureuse.

Il fallut quelques minutes pour que l’ordre revienne. Tirant sur des châles ou des robes qui n’en avaient pas besoin, les représentantes évitaient de se regarder et tournaient résolument le dos aux sœurs massées derrière les deux rangées de bancs. Certaines avaient désormais aux joues un rouge qui ne devait plus rien à la colère. Car enfin, les représentantes ne se crêpaient pas le chignon comme des poissonnières. En particulier devant d’autres sœurs.

— Nous sommes face à deux difficultés apparemment insurmontables, dit Moria. (Elle s’était reprise, mais son regard lançait encore des éclairs.) Les Rejetés ont découvert ou retrouvé une arme contre laquelle nous ne pouvons rien. Même si nous donnerions cher pour que ce ne soit pas le cas, face à cette menace, nous sommes impuissantes. Condamnées à mort, pour dire les choses telles qu’elles sont.

» Parallèlement, les Asha’man ont poussé comme de la mauvaise herbe. Selon des rapports fiables, ils seraient aujourd’hui presque aussi nombreux que les Aes Sedai. Même si cette estimation est un peu exagérée, ne nous abandonnons pas à un optimisme béat…

» De nouveaux candidats arrivent chaque jour à la Tour Noire. Sur ce point, tous nos espions et agents sont formels. Nous aurions pu apaiser ces hommes, bien entendu, mais nous les avons ignorés à cause du Dragon Réincarné. Ce problème, nous l’avons remis à plus tard, et aujourd’hui, il n’y a plus rien à faire, car les Asha’man sont trop nombreux. Mais peut-être était-il déjà trop tard quand nous avons appris ce qu’ils faisaient.

» Si nous ne pouvons pas les apaiser, il faut trouver un moyen de les contrôler. Un accord avec la Tour Noire – alliance est un mot trop fort –, s’il est bien négocié, pourrait être le premier pas nous permettant de protéger le monde de ces mâles capables de canaliser. Ça nous donnerait aussi l’occasion de les intégrer dans nos cercles.

Un index levé, Moria balaya du regard les deux rangées de représentantes.

— Sur un point, nous devrons rester inflexibles. Le contrôle des flux restera toujours entre les mains d’une sœur. N’allez pas croire que j’offre à un homme de diriger des Aes Sedai et des Asha’man liés pour augmenter leur puissance. Mais avec des renforts, nos cercles deviendront plus forts – peut-être assez pour neutraliser la nouvelle arme des Rejetés. Ainsi, nous aurons fait d’une pierre deux coups. Ou tué deux lièvres d’une seule flèche… Mais en guise de lièvres, nous sommes face à des lions, et si nous ne faisons rien, ce sont eux qui nous tueront. C’est aussi simple que ça.

Le silence retomba – si on oubliait Sheriam, recroquevillée sur elle-même, qui continuait à sangloter.

— Nous pouvons peut-être renforcer assez les cercles pour résister aux Rejetés, dit calmement Romanda avant d’exhaler un profond soupir. (Un jeu de scène qui donnait plus de poids à ses propos que des cris et des gesticulations.) Et contrôler les Asha’man par la même occasion… Un verbe un peu trop léger, je trouve…

— Quand on se noie, fit Moria, elle aussi très sereine, on se raccroche au premier morceau de bois flotté venu, même si on n’est pas sûre qu’il suffira. Les eaux ne se sont pas encore refermées sur nos têtes, Romanda, mais nous sombrons. Oui, nous sombrons.

De nouveau, le silence régna, n’étaient les pleurnicheries de Sheriam. Avait-elle perdu tout contrôle de ses nerfs ? Cela dit, parmi les représentantes, toutes étaient sinistres, y compris Moria, Malind ou Escaralde. L’avenir n’avait rien de plaisant…

Le teint verdâtre, Delana semblait sur le point de vomir – un excès dont Sheriam, au moins, s’était abstenue.

Egwene se leva – juste le temps de poser la question requise. Même devant des motions hors du commun, le protocole devait être respecté. Surtout, peut-être…

— Qui veut parler contre cette motion ?

Les représentantes ayant toutes repris leurs esprits, plusieurs firent mine de se lever, mais Magla les devança et elles se rassirent sans manifester de mécontentement. Si le protocole reprenait le dessus, il y avait de l’espoir…

Faiselle parla après Magla, puis ce fut le tour de Varilin, suivie par Saroiya et enfin par Takima. La limitation du temps de parole ne jouant pas, toutes s’exprimèrent longuement, Varilin et Saroiya s’approchant dangereusement de la durée proscrite même lors de débats ouverts.

Des interventions ferventes et d’une rare éloquence. Pour siéger au Hall, ce talent était indispensable. Pourtant, il devint vite évident que ces sœurs se paraphrasaient les unes les autres, sans jamais rien apporter de nouveau.

Les Rejetés et leur nouvelle arme furent passés sous silence. La Tour Noire et les Asha’man, voilà l’obsession de ces représentantes ! Selon elles, la Tour Noire était un chancre sur la face du monde – une infection aussi menaçante que l’Ultime Bataille. Le nom seul – une insulte lancée à la Tour Blanche – se référait directement aux Ténèbres. Et les « soi-disant » Asha’man – aucune oratrice ne les mentionnait sans ces deux mots – n’étaient que de vulgaires mâles capables de canaliser.

Dans l’ancienne langue, Asha’man signifiait « gardien » ou « protecteur ». Ces hommes n’avaient rien à voir avec ça. Condamnés à devenir fous si le saidin ne les tuait pas, voilà ce qu’ils étaient ! Des aliénés qui maniaient le Pouvoir…

De Magla à Takima, les oratrices insistèrent sur cette abomination sans nom. Trois mille ans d’horreur et avant ça, la Dislocation du Monde. Oui, des hommes de ce genre avaient disloqué le monde, détruit l’Âge des Légendes et semé partout la désolation. Et c’était avec ça que les Aes Sedai devraient s’allier ? Si les rebelles le faisaient, elles deviendraient la honte de toutes les nations, et ce ne serait que justice. Il ne fallait pas que ça arrive !

Quand Takima se rassit, tirant sur son châle pour qu’il recouvre ses bras, un sourire satisfait flottait sur ses lèvres. En unissant leurs efforts, ses alliées et elle venaient de faire passer les Asha’man pour des monstres plus redoutables que les Rejetés et plus destructeurs que l’Ultime Bataille. Les égaux du Ténébreux, peut-être…

Egwene ayant posé la question rituelle, c’était à elle de relancer les débats.

— Qui est en faveur de cette motion ? demanda-t-elle, restant debout juste le temps de dire ces quelques mots.

Le silence qui suivit battit tous les records. Si Sheriam ne sanglotait plus, elle avait encore quelques hoquets, et ils retentissaient comme des roulements de tonnerre sous le pavillon silencieux.

Le sourire de Takima tourna au vinaigre lorsque Janya se leva en réponse à la question de la Chaire d’Amyrlin.

— Un petit morceau de bois flotté, c’est toujours mieux que rien, quand on se noie. Je préfère agir que m’en remettre à l’espoir et sombrer comme une pierre.

Janya était connue pour prendre la parole quand on s’y attendait le moins.

Quand Samalin se leva juste après Malind, cela déclencha une réaction en chaîne. Salita, Berana et Aledrin l’imitèrent, vite suivies par Kwamesa.

Sept représentantes pour… Alors que le temps semblait passer au ralenti, Egwene s’avisa qu’elle se mordait la lèvre inférieure, et elle cessa aussitôt, priant pour que personne ne l’ait remarqué. Avec un peu de chance, elle ne se serait pas fait saigner… De toute façon, personne ne la regardait, car la tension était à son comble.

Romanda foudroya des yeux Salita, qui continua à regarder droit devant elle, le teint grisâtre et les lèvres tremblantes. Incapable de cacher sa peur, elle ne baisserait pas les bras pour autant.

Romanda hocha la tête puis… se leva. Ainsi, elle aussi violait les coutumes ?

— Parfois, dit-elle en dévisageant Lelaine, il faut se résoudre à faire des choses dont on préférerait se passer.

Lelaine soutint sans ciller le regard de son éternelle rivale jaune. Le visage figé comme s’il était en porcelaine, elle redressa lentement le menton. Puis elle se leva à son tour, avec un regard impatient pour Lyrelle, qui se hâta de l’imiter.

Personne ne parla. L’affaire était entendue…

Enfin, presque… Pour attirer l’attention de Sheriam, Egwene se racla la gorge. La suite était l’affaire de la Gardienne. Mais la « pleureuse » continuait à s’essuyer les yeux tout en balayant les bancs du regard – comme si elle comptait les représentantes debout et refusait de croire ce qu’elle voyait.

Egwene toussotant de plus en plus fort, la Gardienne aux yeux verts sursauta et se tourna enfin vers elle. Même là, il lui fallut un temps fou pour se souvenir de ce que lui dictait son devoir.

— Le petit consensus étant atteint, dit-elle d’une voix tremblante, nous tenterons de passer un accord avec… avec la Tour Noire.

Inspirant profondément, Sheriam se redressa et parut retrouver de sa superbe. Revenue sur un terrain familier, elle semblait aller mieux.

— Au nom de l’unité, je demande le grand consensus…

Un appel vibrant et puissant. Même lorsque le petit consensus suffisait, l’unanimité était toujours préférable, et on s’efforçait de l’obtenir. Pour ça, il fallait parfois des jours et des nuits de débat, mais on ne renonçait pas avant qu’il soit absolument évident que des dissensions subsisteraient.

Un appel puissant et vibrant qui eut un écho dans le cœur de bien des sœurs. Se levant comme une marionnette dont on tire les fils, Delana regarda autour d’elle, désorientée.

— Je ne me lèverai pas pour ça, lâcha Takima, oublieuse de tout protocole. Quoi que l’on dise, et même si les débats durent jusqu’à la fin des temps, je ne changerai pas d’avis.

Personne d’autre ne se leva. Faiselle s’agita sur son banc, comme si elle allait le faire, mais elle en resta là. La réaction la plus marquée…

Alors que Saroiya se mordait les doigts, l’air horrifiée, Varilin affichait l’expression hagarde d’une femme qui vient de recevoir un coup de marteau entre les deux yeux. Agrippant le bord de son banc, Magla regardait obstinément le sol, à ses pieds. Consciente du regard noir que Romanda rivait sur sa nuque, elle haussa les épaules en guise de réponse.

La position de Takima aurait dû mettre un terme à la session. Quand une représentante déclarait qu’elle ne se lèverait sous aucun prétexte, à quoi bon chercher le grand consensus ?

Pourtant, Egwene décida d’y aller elle aussi de son coup de canif au protocole.

— Une des représentantes est-elle prête à renoncer à son siège pour protester ? demanda-t-elle.

Des petits cris retentirent dans l’assistance. La Chaire d’Amyrlin, elle, retint son souffle. Cette affaire pouvait détruire la rébellion. Mais si ça devait arriver, eh bien, que ce soit sur-le-champ !

Saroiya jeta un regard noir à Egwene mais ne broncha pas plus que les autres.

— Dans ce cas, la motion est adoptée. Mais pas question de nous précipiter. Il faudra du temps pour choisir des émissaires et décider de ce qu’elles diront à la Tour Noire.

Un délai suffisant pour qu’Egwene mette en place quelques pare-feu… La Lumière lui en soit témoin, tout ça n’aurait rien d’un jeu d’enfant.

— Pour commencer, qui a des noms à proposer pour la composition de notre… ambassade ?

Загрузка...