Le vannage se déroula sur la berge orientale de la rivière, une vaste étendue enneigée exposée au vent mordant du nord. Dans des chariots, des charrettes ou même des brouettes, des citadins et des citadines apportèrent les sacs à traiter. En principe, les acheteurs venaient chercher la marchandise devant les entrepôts, ou au minimum sur le quai, mais Perrin n’avait aucune envie que ses conducteurs de charrette – ni quiconque d’autre, d’ailleurs – s’aventurent dans So Habor. Le mal qui rongeait cette ville pouvait être contagieux, et les conducteurs se sentaient déjà assez mal comme ça quand ils apercevaient les habitants loqueteux qui ne disaient jamais un mot mais riaient nerveusement dès qu’ils croisaient le regard de quelqu’un.
Les sinistres marchands qui supervisaient les opérations ne valaient pas mieux que les autres habitants. Au Cairhien, le pays natal des conducteurs, les négociants étaient des gens respectables et propres – au moins extérieurement – qui ne sursautaient pas dès que quelqu’un entrait dans leur champ de vision.
Entre les marchands terrorisés par les étrangers et les citadins qui traînaient les pieds pour retraverser les ponts – une fois leur fardeau déchargé, ils rechignaient à retourner en ville, et on pouvait les comprendre –, les Cairhieniens étaient sur les nerfs. Assemblés par petits groupes, ces hommes et ces femmes au teint pâle vêtus de noir lâchaient rarement le manche de leur couteau et regardaient les citadins, tous plus grands qu’eux, comme s’il s’agissait d’une bande de tueurs fous furieux.
À cheval, Perrin quadrillait la zone afin de surveiller le vannage. En passant, il étudiait la longue file de charrettes attendant encore d’être chargées et les véhicules divers qui traversaient les ponts, en provenance de la ville.
Le jeune homme s’efforçait d’être bien visible. Sans comprendre vraiment pourquoi, il avait remarqué que son apparence calme, presque insouciante, rassurait les gens.
En tout cas, même s’ils continuaient à regarder d’un œil noir les habitants de So Habor, les conducteurs ne désertaient pas leur poste, et c’était déjà beaucoup.
Cerise sur le gâteau, ils gardaient leurs distances avec les indigènes. Si l’idée que certains pouvaient ne pas être vivants arrivait jusqu’à leur cerveau, ce serait la débandade, la moitié du contingent filant dans toutes les directions avec les chevaux des attelages. L’autre moitié les imiterait à la nuit tombée, car les terreurs de ce genre devenaient difficiles à contrôler dans l’obscurité.
À demi caché par des nuages gris, le soleil pâlichon était encore à mi-chemin de son zénith. Pourtant, Perrin et ses compagnons devraient passer la nuit sur la berge, ça ne faisait aucun doute. Et ils auraient de la chance si une seule suffisait…
Les mâchoires douloureuses à force de s’interdire de grincer des dents, Perrin devait avoir l’air furibard, puisque même Neald évitait de croiser son regard. Pourtant, il ne se défoulait sur personne. Mais il en crevait d’envie.
Le vannage n’était pas un jeu d’enfant. Chaque sac devait être ouvert puis vidé dans un grand panier plat en osier que deux personnes secouaient ensuite, afin de séparer le bon grain de l’ivraie. Alors que le vent glacial emportait les charançons, des hommes et des femmes, actionnant de grands soufflets, soutenaient l’œuvre salvatrice des bourrasques. Tous les parasites qui tombaient dans la rivière étaient aussitôt entraînés par le courant. Dans la neige piétinée, des insectes morts ou agonisants gisaient à côté de grains d’orge et d’avoine ou de haricots rouges.
Les grains qui restaient dans les paniers semblaient plus sains, même s’ils n’étaient toujours pas propres quand on les remettait dans les sacs, d’abord retournés par des gamins qui les battaient comme des tapis pour éliminer la vermine.
Une fois refermés, les sacs étaient embarqués dans les charrettes, mais il faudrait encore des heures et des heures pour tout traiter.
Penché sur sa selle, Perrin tentait de calculer combien de sacs il fallait sortir des entrepôts pour remplir une seule de ses charrettes. Alors qu’il procédait lentement, selon son habitude, Berelain vint le rejoindre, une de ses mains gantées de rouge serrant sur son torse les pans de son manteau. Son visage sans âge impassible, Annoura la suivait d’assez loin.
À première vue, l’Aes Sedai entendait concéder un peu d’intimité aux deux jeunes gens. En réalité, elle était assez près pour entendre leur conversation sans même recourir au Pouvoir – sauf s’ils murmuraient. Impassibilité ou non, son nez crochu lui donnait l’air d’une prédatrice. Jusqu’à ses tresses ornées de perles qui évoquaient vaguement la crête aplatie d’un aigle.
— Tu ne peux pas sauver tout le monde, dit calmement Berelain.
Loin de la puanteur de So Habor, Perrin sentit de nouveau l’odeur de la Première Dame – un mélange de colère et d’impatience.
— Parfois, il faut savoir choisir. So Habor est sous la responsabilité du seigneur Cowlin. Il n’avait pas le droit d’abandonner son peuple…
Perrin plissa le front. Croyait-elle qu’il se sentait coupable ? Les malheurs de So Habor, en regard du sort de Faile, ne pesaient rien. Cependant, il fit pivoter Marcheur en direction des fortifications, histoire de ne plus voir les enfants décharnés qui s’occupaient des sacs vides. Un homme faisait ce qu’il pouvait – et ce qui devait être fait.
— Annoura a une idée de ce qui se passe ici ?
Presque un murmure, mais pas assez faible pour que l’Aes Sedai n’ait pas entendu…
— J’ignore tout de ce qu’elle pense, répondit Berelain à haute et intelligible voix. (Pour être entendue, à l’évidence.) Elle n’est plus aussi ouverte qu’avant. Ou que je le croyais, en tout cas… C’est à elle de repriser ce qu’elle a déchiré…
Sans regarder sa conseillère, la Première Dame s’éloigna.
Annoura avança, les yeux rivés sur Perrin.
— Tu es un ta’veren, c’est vrai, mais comme moi, tu restes un simple fil dans la Trame. Au bout du compte, le Dragon Réincarné lui-même n’est qu’un fil qui doit s’y intégrer. Même un ta’veren ne choisit pas comment il sera tissé.
— Tous ces fils dont tu parles sont des êtres humains, grogna Perrin. Parfois, ils peuvent ne pas avoir envie d’être tissés sans avoir leur mot à dire.
— Et ça fait une différence, selon toi ?
Sans attendre de réponse, la sœur secoua ses rênes et se lança à la suite de Berelain, le vent faisant battre son manteau autour d’elle.
Ce ne fut pas la seule Aes Sedai désireuse d’échanger quelques mots avec Perrin.
— Non, répondit-il à Seonid quand elle eut débité sa tirade. J’ai dit « non », et je le pense.
Distraitement, il flatta l’encolure de Marcheur. Mais c’était le cavalier qui cherchait du réconfort. Être loin de So Habor, voilà ce qu’il désirait plus que tout !
Pâle petite femme sculptée dans de la glace, l’Aes Sedai ne broncha pas sur sa selle. Mais ses yeux brûlaient de fureur, comme si elle était sur le point d’exploser. Devant les Matriarches, Seonid était docile comme un agneau. Avec Perrin, c’était une autre paire de manches. Derrière elle, Alharra restait de marbre, à son habitude, mais il devait bouillir intérieurement, comme Wynter, l’autre Champion de Seonid. Ce qui se passait entre leur Aes Sedai et les Matriarches, ils étaient bien obligés de l’accepter, mais avec Perrin, c’était différent…
Leur cape-caméléon flottant au vent, les deux hommes avaient les mains libres pour dégainer leur épée. Ainsi ballottés, les étranges vêtements passaient par toutes les nuances de gris, de marron, de bleu et de blanc. Une vue moins déconcertante que lorsqu’ils faisaient disparaître en partie leur porteur. Enfin, un peu moins déconcertante…
— S’il le faut, prévint Perrin, j’enverrai Edarra te chercher.
Visage froid et yeux brûlants, Seonid frissonna, ce qui fit osciller la petite gemme blanche sur son front. L’angoisse de ce que lui infligeraient les Matriarches si on en arrivait à la ramener de force au camp ? Non, c’était l’offense que lui faisait subir Perrin qui l’indignait, son odeur évoquant celle d’une épine empoisonnée.
Le jeune seigneur commençait à s’habituer à vexer les Aes Sedai. Un comportement qu’un homme avisé aurait dû s’interdire, mais il n’y parvenait pas.
— Et toi ? demanda-t-il à Masuri. Tu voudrais rester aussi ?
Bien qu’elle appartînt à l’Ajah Marron, Masuri avait la réputation de ne pas mâcher ses mots, à l’instar des sœurs vertes. Pourtant, elle répondit sereinement :
— Tu n’enverrais pas Edarra me chercher ? Il y a bien des façons de servir, et on ne peut pas toujours choisir celle qu’on préfère.
Une réflexion très appropriée, si on y réfléchissait. Perrin ignorait toujours pourquoi Masuri allait voir Masema en secret. Le soupçonnait-elle d’être au courant ?
L’Aes Sedai resta impassible. Depuis qu’ils étaient sortis de la ville, Kirklin semblait s’ennuyer à mourir. Alors qu’il se tenait bien droit, il réussissait à avoir l’air avachi sur sa selle – un homme sans soucis et sans pensées compliquées sous son crâne. Pour croire ça de lui, cependant, il fallait être un sacré imbécile.
Sous le soleil de plus en plus haut dans le ciel, les citadins et les citadines travaillaient avec l’ardeur de gens désireux d’oublier leurs ennuis et d’empêcher certaines images de remonter à leur mémoire. Afin que ça n’arrive pas, ils ne prenaient même pas de pause.
Décidément, songea Perrin, So Habor lui faisait un drôle d’effet… Pourtant, il estima que son analyse de la situation était juste.
Au-dessus de la ville, l’air semblait toujours trop sombre, comme si un linceul la recouvrait.
À midi, les conducteurs de charrette déblayèrent une partie du terrain pour faire de petits feux et préparer des infusions trop claires avec des feuilles utilisées pour la troisième ou quatrième fois. En ville, impossible d’en trouver de fraîches.
Parmi ces hommes, certains lorgnaient les ponts avec l’idée d’aller voir si on trouvait de quoi manger à So Habor. Un regard aux miséreux qui s’affairaient à vanner les convainquit de n’en rien faire et de piocher dans leurs maigres réserves de farine d’avoine et de glands moulus. Au moins, ce mélange-là était sain.
Quelques-uns fixèrent quand même les sacs déjà chargés sur les charrettes. Mais les haricots devaient d’abord tremper pour être consommables, et il faudrait moudre le grain avant de le manger – après avoir laissé les cuisiniers en retirer le plus possible de charançons, un « condiment » peu recommandé pour les estomacs humains.
Perrin aurait dédaigné le meilleur des pains, tant il manquait d’appétit. En revanche, il était en train de boire de l’eau chaude vaguement teintée quand Latian lui tomba dessus.
En réalité, le Cairhienien ne déboula pas sur lui. Bien au contraire, ce petit homme en veste noire rayée tourna lentement autour du feu où Perrin était assis, s’éloigna un peu puis tira sur ses rênes. Mettant pied à terre, il souleva une jambe de son hongre et fit mine d’examiner le sabot en attendant de voir si Perrin allait approcher.
Avec un soupir, le jeune seigneur rendit son gobelet cabossé à la femme qui le lui avait prêté – une conductrice aux cheveux gris qui le gratifia d’une révérence sincère. En souriant, elle désigna Latian et secoua la tête. Très certainement, elle aurait pu jouer la comédie dix fois mieux que lui. Assis près du feu, un gobelet en main, Neald rit de si bon cœur qu’une larme roula sur sa joue. Commençait-il à devenir fou ? Par la Lumière, pour s’esclaffer dans cette ville, il fallait en tenir une couche !
Latian se redressa, esquissa une courbette puis souffla :
— Je te vois, seigneur…
Comme un parfait crétin, il s’accroupit de nouveau pour examiner le sabot. Sauf si on cherchait à prendre une ruade, il ne fallait jamais procéder ainsi. Mais qu’attendre d’autre d’un imbécile patenté ? Non content de jouer les Aiels en leur volant des phrases rituelles et en nouant ridiculement ses cheveux, le fanatique de Faile se prenait à présent pour un espion. Pour calmer le cheval, après des manipulations malavisées, Perrin lui flatta l’encolure. Puis il fit mine de s’intéresser au sabot, parfaitement sain, bien entendu. À part une ligne de fracture dans le fer, qui risquait de se briser bientôt si on ne le remplaçait pas.
Perrin sentit ses mains fourmiller d’impatience. Depuis quand n’avait-il plus tenu des outils de maréchal-ferrant ou travaillé devant une forge ?
— J’ai un message de maître Balwer, seigneur, murmura Latian sans relever la tête. Sa vieille connaissance est en tournée, mais elle rentrera demain ou après-demain. Maître Balwer demande si nous pouvons vous rattraper après qu’il l’aura rencontrée…
Jetant un coup d’œil à la berge par-dessous le ventre du hongre, l’imbécile heureux ajouta :
— À première vue, vous ne serez pas encore partis…
Perrin regarda sombrement les vanneurs, les charrettes qui attendaient toujours d’être chargées et les rares qui l’étaient déjà, une bâche tirée sur leur cargaison. L’une d’entre elles transporterait des bougies, du cuir pour la réparation des bottes et d’autres produits de ce genre. Pas d’huile pour lampe, cependant. À So Habor, elle puait autant que de l’huile de cuisson rance…
Et si Gaul et les Promises avaient du nouveau sur Faile ? Parce qu’ils l’auraient aperçue, par exemple ? Pour entendre quelqu’un lui dire qu’elle allait bien, il aurait donné n’importe quoi.
Et si les Shaido se mettaient inopinément en branle ?
— Dis à Balwer de ne pas traîner trop longtemps. En ce qui me concerne, je serai parti dans l’heure.
Une décision prise sur l’instant. La plupart des charrettes devraient rester en arrière et faire sans lui le voyage de retour. Kireyin et ses hommes les escorteraient. En attendant, ils s’assureraient que personne ne cède à la tentation d’entrer à So Habor.
Le regard froid, apparemment remis de sa mésaventure, le chef des lanciers assura qu’il avait bon pied bon œil. Ordres ou pas, il retournerait sûrement en ville pour se convaincre qu’il n’avait peur de rien. Trop pressé pour tenter de l’en dissuader, Perrin décida de laisser faire.
Avant de partir, il devait trouver Seonid. Informée de son départ imminent, elle ne se cachait pas vraiment, mais elle avait confié sa monture à ses Champions et prenait un malin plaisir à se faufiler entre les charrettes pour échapper à Perrin. Manque de chance pour elle, une odeur ne se dissimulait pas – et même si elle en avait été capable, la sœur n’aurait pas pu savoir que c’était nécessaire. Du coup, elle fut surprise qu’il la déniche si vite, puis indignée qu’il la force à avancer devant Marcheur en direction de sa monture.
Malgré ces contretemps, moins d’une heure plus tard, Perrin laissa So Habor derrière lui. Alors que les Gardes Ailés se déployaient autour de Berelain, comme à l’aller, les gars de Deux-Rivières se chargèrent de protéger les huit charrettes prêtes au départ. Trois des quatre porte-étendard se joignirent à la colonne et Neald vint aussi, bien entendu. D’humeur rayonnante, ce pauvre idiot essaya d’engager la conversation avec les Aes Sedai.
S’il sombrait dans la folie, Perrin n’avait pas la première idée de ce qu’il devrait faire. Malgré tout, dès que So Habor eut disparu derrière eux, il sentit se dénouer entre ses omoplates un nœud dont il ignorait jusque-là l’existence. Ça ne lui en laissait plus qu’une dizaine, sans compter celui de son estomac. Contre ceux-là, même la compassion de Berelain ne pouvait rien.
Grâce au portail de Neald, la colonne passa en un éclair du champ enneigé à l’aire de « voyage », non loin du camp. Quatre lieues en un clin d’œil !
Perrin n’attendit pas que toutes les charrettes aient traversé. Quand il talonna Marcheur, le lançant au galop vers le camp, il crut entendre Berelain lâcher un petit cri indigné. Ou était-ce une Aes Sedai ? En un sens, ça leur ressemblait plus…
Dès qu’il fut au milieu des tentes et des cabanes des gars de Deux-Rivières, le silence frappa Perrin. Dans le ciel toujours gris, le soleil approchait de son zénith ; pourtant, il n’y avait pas de chaudrons sur les feux et très peu d’hommes se pressaient autour, les pans de leur manteau serrés sur leur torse. Quelques-uns étaient assis sur les tabourets de fortune que Ban Crawe savait fabriquer. Les autres se tenaient debout ou accroupis, et aucun ne daigna lever les yeux. Quant à venir s’occuper du cheval de Perrin, il ne fallait pas y compter.
Ce n’était pas une affaire de silence, comprit le jeune seigneur, mais de tension. Celle d’une corde d’arc prêt à tirer, par exemple. Il pouvait presque entendre le bois de l’arme grincer.
Quand il mit pied à terre devant la tente à rayures rouges, Dannil déboula soudain, venant de la direction du petit camp des Aielles. Sulin le suivait en compagnie d’Edarra, une Matriarche. Comme toujours avec les Aiels, elles semblaient ne produire aucun effort, alors que Dannil avançait d’un bon pas.
Le visage tanné par le soleil de Sulin évoquait un masque de cuir. En partie visible malgré son châle sombre, celui d’Edarra rayonnait d’équanimité. Malgré sa lourde jupe, elle faisait aussi peu de bruit que la Promise aux cheveux blancs – n’était le cliquetis de ses bijoux en or et en ivoire.
Mâchouillant un bout de son épaisse moustache, Dannil dégainait son épée d’un pouce ou deux, puis il la renfonçait dans son fourreau et recommençait l’opération. Un tic nerveux… Avant de parler, il prit une grande inspiration :
— Seigneur Perrin, les Promises ont ramené cinq Shaido. Arganda les a conduits dans son camp pour les interroger. Masema l’a accompagné.
Perrin préféra ne pas s’étendre sur la présence du Prophète dans le camp.
— Pourquoi as-tu laissé faire Arganda ? demanda-t-il à Edarra.
Dannil n’aurait pas pu s’opposer à l’officier, mais les Matriarches, c’était une autre affaire.
Edarra semblait à peine plus âgée que Perrin. Pourtant, ses yeux bleus glaciaux devaient avoir vu plus de choses qu’il n’en apercevrait jamais. Dans un concert de cliquetis, elle croisa ses bras aux poignets lestés de bracelets. Un rien d’impatience dans la voix, elle répondit :
— Même les Shaido savent embrasser la douleur, Perrin Aybara. Pour que l’un d’eux parle, il faudra des jours, et il n’y avait pas de temps à perdre.
Glaciaux, les yeux d’Edarra ? Alors, que dire de ceux de Sulin ?
— Mes sœurs de la Lance et moi, nous aurions pu faire plus vite, mais selon Dannil Lewin, tu ne veux pas qu’on frappe les prisonniers. Gerard Arganda est un homme impatient, et il se méfie de nous. (N’importe qui, à part une Aielle, aurait craché de mépris en prononçant ces mots.) Quoi qu’il arrive, tu n’apprendras pas grand-chose. Les prisonniers sont des Chiens de Pierre. Ils céderont très lentement et sans révéler grand-chose. Dans les cas de ce genre, il faut ajouter le peu qu’on tire de l’un au peu qu’on tire de l’autre, et on finit par avoir une vision d’ensemble.
Embrasser la douleur… Quand on interrogeait quelqu’un, la souffrance n’était jamais loin. Jusque-là, Perrin avait refusé d’y penser. De toute façon, pour récupérer Faile, il ne reculerait devant rien.
— Que quelqu’un s’occupe d’étriller Marcheur, marmonna-t-il en confiant ses rênes à Dannil.
Le camp des lanciers du Ghealdan n’avait rien à voir avec le méli-mélo de tentes et de cabanes des gars de Deux-Rivières. Ici, les tentes en toile au toit pointu s’alignaient rigoureusement et un faisceau de lances se dressait devant chacune, pas très loin d’une rangée de chevaux attachés à des piquets et sellés pour être prêts en cas d’urgence. Dans ce monde géométrique, seuls les fanions des lances et les queues des chevaux, agités par le vent, manifestaient un peu d’indépendance. Les allées qui séparaient les tentes faisaient toutes la même largeur, et une ligne parfaitement droite aurait pu relier tous les feux de camp.
Sur les tentes, on remarquait exactement les mêmes marques, là où la toile était pliée chaque fois qu’on démontait le camp. Une ode permanente à l’ordre et à la rigueur.
Une odeur de farine d’avoine et de glands bouillis flottait dans l’air alors que les soldats en manteau vert finissaient de nettoyer leur assiette. D’autres s’attaquaient déjà aux chaudrons, les récurant jusqu’à la dernière miette. Ici, il n’y avait aucun signe de tension. Ces hommes mangeaient puis s’acquittaient de leur corvée avec une parfaite absence de passion. Faire ce qui devait être fait, telle était leur devise.
Près de la palissade, une foule de soldats formait un cercle serré. À peine un peu plus de la moitié portaient la veste verte et le plastron poli des lanciers. Les autres brandissaient une lance ou avaient une épée sur la hanche, au-dessus de leur veste fripée. Les vêtements allaient de la soie délicate aux haillons, en passant par de la laine ordinaire. Aucun n’était propre, sauf si on le comparait aux guenilles des habitants de So Habor. Même de dos, on reconnaissait du premier coup d’œil les hommes de Masema.
Alors qu’il approchait, une autre odeur monta aux narines de Perrin. Celle de la viande grillée… En même temps, il capta un son étouffé qu’il s’efforça de ne pas vraiment entendre.
Le reconnaissant, les soldats s’écartèrent de mauvaise grâce. Les sbires de Masema, eux, le dévisagèrent en marmonnant au sujet des yeux jaunes et des créatures des Ténèbres.
Quatre grands types en cadin’sor, les cheveux roux foncé ou plus clair, gisaient sur le sol, les poignets liés aux chevilles, une branche glissée entre leurs coudes et leurs genoux. Le visage tuméfié, ils étaient bâillonnés par des morceaux de chiffon crasseux. Le cinquième prisonnier, nu comme un ver, était attaché à quatre pieux plantés dans le sol, ses bras et ses pieds si étirés qu’on voyait saillir les tendons. Dans cette inconfortable position, il trouvait encore la force de se débattre et beuglait malgré le morceau de tissu enfoncé dans sa gorge. Sur son ventre, des braises crépitaient et des volutes de fumée montaient de sa couenne. L’odeur de viande grillée que Perrin avait sentie…
Chaque fois que les convulsions du supplicié faisaient tomber sur le sol une partie des braises, un soldat souriant, sa veste verte maculée de crasse, venait les remettre en place avec une paire de tenailles. Pour faire bonne mesure, il ajoutait d’autres braises prélevées dans un brasero dont la chaleur faisait fondre la neige sous lui.
Perrin connaissait ce bourreau. Nommé Hari, il aimait composer des colliers d’oreilles. D’hommes, de femmes ou d’enfants, ça n’était jamais un problème pour lui…
Sans réfléchir, Perrin avança et balaya de la main le tas de braises qui consumait le ventre du prisonnier. Quelques fragments rougeoyants atteignirent Hari, qui recula en criant, perdit l’équilibre et gueula comme un veau quand sa main finit dans le brasero. Tombant sur le sol, il serra contre lui sa pogne brûlée et foudroya le jeune seigneur du regard. Une fouine dans la peau d’un homme, ce salopard.
— Ce barbare joue la comédie, Aybara, dit Masema.
Jusque-là, Perrin n’avait pas repéré le Prophète, debout parmi ses hommes, le regard lançant des éclairs sous son crâne rasé. Le mépris fait statue ! Dominant celle de la chair brûlée, l’odeur de la folie prit le mari de Faile à la gorge.
— Je connais ces sauvages, continua Masema. Ils font semblant d’avoir mal, mais ça n’a rien à voir avec la souffrance de véritables êtres humains. Pour faire parler une pierre, qui hésiterait à la torturer ?
Debout près de Masema, Arganda serrait si fort la poignée de son épée que sa main en tremblait.
— Aybara, tu acceptes peut-être de perdre ta femme, mais moi, je ne perdrai pas ma reine !
— Ça doit être fait, intervint Aram.
Une exigence en même temps qu’une imploration. Ou peut-être le contraire.
Campé sur l’autre flanc de Masema, le Zingaro renégat serrait les pans de son manteau comme pour empêcher ses mains de voler jusqu’à la poignée de son épée, qui dépassait de son dos.
— Tu m’as appris qu’un homme doit faire ce qui doit être fait, seigneur, dit-il, le regard presque aussi brûlant que celui du Prophète.
Perrin desserra les poings. Ce qui devait être fait – pour Faile, oui !
Arrivant avec les Aes Sedai sur les talons, Berelain plissa le nez quand elle découvrit le prisonnier écartelé sur le sol. Les trois sœurs restèrent de marbre, comme si elles contemplaient un vulgaire rondin. Près d’elles, Edarra et Sulin semblaient tout aussi peu bouleversées.
Quelques lanciers marmonnèrent entre eux dès qu’ils avisèrent les Aielles. Les sbires de Masema foudroyèrent du regard les sœurs autant que les femmes du désert, mais ils s’écartèrent surtout des Champions, ceux qui ne le firent pas d’eux-mêmes étant tirés en arrière par leurs compagnons. Une leçon intéressante : même des crétins pouvaient avoir conscience des limites de la stupidité.
Masema riva sur Berelain des yeux brûlants de haine, puis il sembla décider de faire comme si elle n’existait pas.
Perrin se pencha et débarrassa le prisonnier de son bâillon. Juste à temps, il retira sa main pour échapper à une morsure aussi vicieuse que celles de Marcheur.
Une fois libre de parler, l’Aiel inclina la tête et commença à chanter :
Lave tes lances dans le sang
Jusqu’à ce que le soleil gèle
Lave tes lances dans le sang
Jusqu’à ce que l’onde ruisselle.
Lave tes lances dans le sang
Qui donc redoute de mourir ?
Lave tes lances dans le sang
Nul guerrier dont j’ai souvenir !
Au milieu de la litanie, Masema éclata de rire. Perrin en eut la chair de poule. La première fois qu’il entendait cet homme s’esclaffer. Un son qui n’avait rien de plaisant…
Peu désireux de perdre un doigt, le jeune homme tira sa hache de sa ceinture et, du bout du manche, força le prisonnier à fermer la bouche.
Sur le visage tanné par le soleil de l’Aiel, deux yeux bleus se rivèrent sur Perrin. Loin d’être terrifié, le guerrier sourit.
— Je ne te demande pas de trahir ton peuple, dit Perrin, chaque mot lui arrachant la gorge. Les Shaido ont capturé plusieurs femmes, et je veux les récupérer. C’est tout ce qui m’intéresse. Nommée Faile, l’une d’entre elles est aussi grande qu’une Aielle et elle a des yeux noirs inclinés, un nez puissant et une bouche volontaire. Une très belle femme… Si tu l’as vue, tu ne peux pas l’avoir oubliée.
Écartant l’embout de la hache du menton de l’homme, Perrin se redressa.
Sans cesser de le regarder, le Shaido recommença à chanter – un air entraînant, comme celui d’une danse :
Par le passé j’ai rencontré
À bien des lieues de sa contrée
Un guerrier d’acier aux yeux d’or
Et à l’esprit serein et fort.
Retiens dans tes mains la fumée,
Dit-il, et je te montrerai
Une riche région où l’eau
Chaque seconde coule à flots.
La tête posée sur la terre
Et les pieds lancés dans les airs
Il me jura qu’il resterait
Aussi longtemps que je voudrais.
Quitte à se transformer en pierre
Il promit de ne pas bouger
Mais quand j’eus cligné des paupières
Je vis qu’il s’en était allé.
Laissant retomber sa tête en arrière, le Shaido eut un rire de gorge. On eût dit qu’il se prélassait sur un matelas de plume.
— Seigneur, gémit Aram, si tu ne peux pas voir ça, éloigne-toi. Je ferai ce qu’il faut avec nos compagnons…
Ce qui devait être fait, encore et toujours… Lentement, Perrin balaya du regard les hommes et les femmes qui l’entouraient.
Arganda, bouillant désormais de rage contre lui au moins autant que contre le Shaido.
Masema, un abîme de haine et de folie.
Pour faire parler une pierre, il faut être capable de la torturer…
Edarra, aussi impassible qu’une sœur, les bras sereinement croisés.
Même les Shaido savent embrasser la douleur…
Sulin, la balafre de sa joue très pâle sur sa peau parcheminée. Un regard d’acier et l’odeur de quelqu’un qui ignore la pitié.
Les prisonniers céderont très lentement et sans révéler grand-chose…
Berelain, son odeur parlant de justice, comme il convenait pour une dirigeante capable de condamner des gens à mort sans en perdre le sommeil…
Ce qui devait être fait… Torturer une pierre… Embrasser la douleur…
Faile, par la Lumière !
Légère comme une plume dans sa main, la hache de Perrin s’éleva puis s’abattit sur le poignet gauche du Shaido, le tranchant net.
Grognant de douleur, le guerrier agita son moignon afin d’asperger de sang le visage de son bourreau.
— Guéris-le ! ordonna Perrin à Seonid.
Il recula mais n’essaya pas d’essuyer le sang qui empoissait ses joues et sa barbe. Un grand vide au creux de la poitrine, il n’aurait pas pu frapper une seconde fois, même si sa vie en avait dépendu.
— As-tu perdu l’esprit ? rugit Masema. Nous ne pouvons pas lui rendre sa main.
— J’ai dit de le guérir !
Soulevant sa jupe, Seonid approcha et s’agenouilla près de la tête du prisonnier. Tentant en vain d’enrayer l’hémorragie, le Shaido mordait son moignon. Mais il n’y avait pas de peur dans ses yeux – ni dans son odeur. Pas une ombre d’angoisse.
Seonid saisit à deux mains la tête du prisonnier, qui fut pris de spasmes, son bras amputé griffant l’air. Le geyser de sang diminua rapidement pour cesser au moment où le Shaido, le teint grisâtre, cessa de se débattre. Encore sous le choc, il leva son moignon pour examiner la peau parfaitement lisse qui en recouvrait à présent l’extrémité. Pas l’ombre d’une cicatrice visible, même pour les formidables yeux de Perrin.
Le prisonnier eut un rictus. Dans son odeur, il n’y avait toujours pas de peur.
Seonid voûta les épaules, comme si elle avait dépassé ses limites. D’une guérison, on ne sortait jamais indemne. Alharra et Wynter s’approchèrent, mais elle leur fit signe de rester où ils étaient et se releva sans leur aide.
— On m’a raconté, dit Perrin d’une voix qui sembla trop forte à ses propres oreilles, qu’un guerrier peut résister pendant des jours sans rien révéler. Je n’ai pas le temps de vous laisser montrer à quel point vous êtes durs… ou courageux. De toute façon, je sais que vous l’êtes… Mais ma femme est prisonnière depuis trop longtemps. Nous allons vous séparer et vous interroger. Pour savoir si vous avez vu certaines prisonnières. C’est tout ce qui m’intéresse. Il n’y aura plus de braises ni rien d’autre du genre. Des questions, c’est tout. Mais si vous refusez de répondre, ou si vous vous contredisez, chacun de vous… perdra quelque chose.
À sa grande surprise, Perrin parvint à lever sa hache au tranchant rouge de sang.
— Deux mains et deux pieds…, lâcha-t-il, glacial.
Oui, il était de glace. Jusque dans la moelle de ses os.
— En clair, vous aurez chacun quatre chances de répondre correctement. Si vous résistez à ça, n’allez pas croire que je vous tuerai. Au contraire, je trouverai un village où on vous laissera mendier. Un trou perdu où les gamins seront contents de lancer une pièce à de féroces Aiels sans mains et sans pieds.
» Me priver de ma femme vous paraît valoir un tel avenir ?
Masema lui-même regarda Perrin comme s’il le voyait pour la première fois.
Quand le jeune homme se tourna pour partir, les hommes de Masema et les lanciers d’Arganda s’écartèrent comme pour laisser passer une compagnie de Trollocs.
Franchissant la palissade, Perrin se dirigea vers la forêt, sa hache toujours à la main. Entouré de grands arbres, il marcha jusqu’à ce que l’odeur du camp soit trop loin derrière lui pour qu’il la sente encore. Quant à celle du sang, qu’il portait sur lui, il n’aurait aucun moyen de la fuir.
Incapable de dire depuis quand il marchait, il remarqua à peine que les rayons de soleil qui perçaient la frondaison changeaient d’inclinaison. Sur ses joues et sa barbe, le sang épais finissait de sécher. Combien de fois avait-il dit qu’il était prêt à tout pour libérer Faile ? Un homme devait faire ce qui devait être fait. Et pour Faile, il n’y avait pas de limites.
Levant sa hache à deux mains, Perrin la lança de toutes ses forces sur le tronc d’un chêne où elle se ficha avec un bruit sourd.
Lâchant un soupir qui expulsa l’air jusque-là coincé dans ses poumons, il se laissa tomber sur une grosse pierre plate et posa les coudes sur ses genoux.
— Tu peux te montrer, Elyas, lâcha-t-il, soudain très las. Je sens ton odeur depuis longtemps.
Le vieil homme émergea des ombres, ses yeux jaunes brillant sous les larges bords de son chapeau. Comparés à lui, les Aiels étaient bruyants et patauds. Ajustant la position de son couteau sur sa cuisse, il s’assit près de Perrin, passa les doigts dans sa longue barbe gris strié de blanc et ne desserra pas les lèvres.
Au bout d’un moment, il désigna la hache plantée dans le tronc.
— Ne t’ai-je pas dit un jour de t’en débarrasser avant de ne plus pouvoir t’en passer ? Commencerais-tu à aimer t’en servir ? Tu y as pris du plaisir, avec le prisonnier ?
Perrin secoua violemment la tête.
— Non ! Pas du tout, mais…
— Mais quoi, fiston ? Tu as presque fichu la trouille à Masema. Moi, j’ai senti que tu avais peur aussi.
— Il serait temps que ce maudit Prophète ait peur de quelque chose, marmonna Perrin.
Certaines choses étaient difficiles à exprimer. Mais il était peut-être temps.
— La hache… Je n’ai pas remarqué, la première fois… C’est après, en y repensant. Cette nuit-là, j’ai rencontré Gaul, et les Capes Blanches ont essayé de nous tuer… Plus tard, en combattant les Trollocs, à Deux-Rivières, je n’étais toujours pas sûr… Mais ça a changé aux puits de Dumai. Maintenant, je n’ai plus de doutes. Elyas, dans une bataille, j’ai peur et je suis triste, parce que je redoute de ne plus revoir Faile.
À ce seul prénom, la poitrine du jeune homme se serra.
— Sauf que… J’ai entendu Neald et Grady parler de ce qu’on ressent quand on manie le Pouvoir. D’après eux, ils se sentent plus vivants. Dans une bataille, j’ai la bouche trop sèche pour cracher, mais je suis plus vivant que jamais, sauf quand je tiens Faile dans mes bras. Si ce que je viens d’infliger au Shaido me fait un jour la même impression, je ne m’en remettrai pas. Et si ça arrivait, je doute que Faile voudrait encore de moi.
— Tu n’as pas cette chose en toi, fiston, grogna Elyas. Écoute-moi bien… Le danger a un effet différent sur chaque homme. Certains restent froids comme une lame, mais tu ne sembles pas appartenir à cette catégorie. Quand ton cœur bat la chamade, ton sang commence à bouillir. Et ça aiguise tous tes sens, ce qui paraît logique. Ta lucidité aussi est exacerbée. La mort est peut-être pour dans quelques minutes, voire quelques secondes, mais tu es encore vivant, et tu en as conscience de la pointe des cheveux jusqu’au bout des orteils. Fiston, ça fonctionne comme ça. Mais tu n’es pas obligé d’aimer.
— Ça, je donnerais cher pour le croire…
— Vis aussi longtemps que moi, et tu y croiras. En attendant, n’oublie pas que je suis bien plus vieux que toi, et que je connais la musique.
Les deux hommes se turent, le regard rivé sur la hache. Oui, Perrin désirait y croire… Mais sur le tranchant de l’arme, le sang paraissait noir, désormais. Du fluide vital si sombre, il n’en avait jamais vu. Combien de temps s’était écoulé ? Levant les yeux, il vit à travers la frondaison que le soleil déclinait.
La neige crissa, indiquant que des cavaliers approchaient lentement. Quelques minutes plus tard – la fameuse ouïe surdéveloppée de Perrin – Neald et Aram apparurent, ce dernier désignant des empreintes tandis que l’Asha’man secouait impatiemment la tête. La piste était limpide, mais Perrin n’aurait pas parié que Neald, seul, aurait su la suivre. Un citadin endurci, ce type…
— Arganda pense que nous devrions attendre que ton sang ait refroidi…, fit Neald, penché sur sa selle pour mieux observer Perrin. Moi, je crois qu’il ne pourrait pas être plus glacial…
Il hocha la tête, l’air satisfait. À cause de sa veste noire, et de ce qu’elle symbolisait, il avait l’habitude que les gens aient peur de lui. Contrairement à Perrin…
— Ils ont parlé, annonça Aram, et leurs réponses concordent. (D’évidence, il n’avait pas aimé ces réponses.) La perspective de mendier les a effrayés bien plus que ta hache. Mais ils n’ont jamais vu Faile et les autres dames. C’est ce qu’ils disent, en tout cas. Si on ressayait les braises, pour stimuler leur mémoire ?
Y avait-il de l’excitation chez Aram ? Si oui, était-ce l’impatience de retrouver Faile ou celle d’utiliser les braises ?
— Ils répondront la même chose, marmonna Elyas. Ou ils diront ce que tu as envie d’entendre… De toute façon, il y avait très peu de chances… Il y a des multitudes de Shaido et des multitudes de prisonniers. Un homme pourrait passer sa vie avec tant de gens sans faire plus de quelques centaines de rencontres dignes d’être mémorisées.
— Dans ce cas, il faut les tuer, dit Aram, sinistre. Sulin m’a expliqué que les Promises les ont capturés à un moment où ils ne portaient pas d’armes, pour qu’on puisse les interroger. Ils refuseront d’être des gai’shain. Et si l’un d’eux s’évade, il ira prévenir les autres de notre présence ici. Après, ils nous attaqueront.
Perrin se leva, toutes les articulations douloureuses. Laisser partir ces guerriers était impossible.
— On peut les garder sous une stricte surveillance, Aram.
S’il avait failli perdre Faile, c’était par précipitation, et il avait refait la même erreur.
Précipitation ? Quel mot fleuri pour désigner l’amputation d’une main – pour rien, en plus de tout. Depuis toujours, Perrin s’efforçait de réfléchir prudemment et d’agir avec circonspection. En ce jour, il devait de nouveau réfléchir, mais chaque pensée était une torture. Faile, naufragée au milieu d’un océan de prisonniers vêtus de blanc…
— Des gai’shain comme elle sauraient peut-être où elle est ?
Mais comment mettre la main sur des serviteurs des Shaido ? Sauf sous bonne garde, ils n’avaient pas le droit de quitter leur camp.
— Et à propos de ça, fiston ?
Elyas aurait pu désigner la hache – du temps perdu, puisque Perrin avait deviné de quoi il parlait.
— Je la laisse à qui voudra bien la prendre… Un jour, un idiot de trouvère fera peut-être une chanson avec.
Sans un regard en arrière, le jeune homme partit en direction du camp. Délesté de la hache glissée dans la boucle, son ceinturon paraissait bien trop léger.
Tout ça pour rien…
Trois jours plus tard, les charrettes lourdement chargées revinrent de So Habor. Juste après, Balwer entra sous la tente de Perrin en compagnie d’un grand type vêtu d’une veste de laine crasseuse et armé d’une épée bien mieux entretenue que sa personne. Au début, Perrin ne le reconnut pas, puis il capta son odeur.
— Je ne m’attendais pas à te revoir…, dit-il.
Balwer cligna des yeux. L’équivalent d’un cri de surprise, pour le commun des mortels. Sans aucun doute, pour le petit secrétaire, pouvoir encore surprendre quelqu’un était un grand événement.
— J’ai cherché Maighdin, lâcha Tallanvor, abrupt, mais les Shaido avançaient plus vite que moi. Maître Balwer dit que tu sais où elle est ?
Le secrétaire foudroya Tallanvor du regard, mais il ne se troubla pas le moins du monde.
— Maître Tallanvor est arrivé à So Habor juste avant mon départ, seigneur. Je suis tombé sur lui par hasard. Et il faut s’en féliciter, car il pourrait nous amener des alliés. Mais je le laisse parler…
Les yeux baissés sur la pointe de ses bottes, Tallanvor ne moufta pas.
— Des alliés ? l’encouragea Perrin. L’idéal serait une armée entière, mais faute de mieux, je ne cracherais pas sur un peu d’aide.
Tallanvor regarda Balwer, qui inclina la tête avec un petit sourire.
— Quinze mille Seanchaniens, je dirais… En réalité, la plupart sont des Tarabonais, mais ils chevauchent sous des étendards seanchaniens. Et avec eux, ils ont au minimum une dizaine de damane.
Craignant que Perrin l’interrompe, Tallanvor enchaîna :
— Je sais, ça revient en gros à accepter l’aide du Ténébreux… Mais ces Seanchaniens traquent les Shaido, et pour libérer Maighdin, je serais prêt à m’allier aux Ténèbres.
Un moment, Perrin étudia les deux hommes. Nerveux, Tallanvor pianotait sur le pommeau de son épée. Balwer, lui, faisait penser à un moineau guettant un criquet sur le point de sauter.
Des Seanchaniens et des damane… Oui, ça revenait à s’allier au Ténébreux.
— Asseyons-nous et parle-moi de ces Seanchaniens…