3 Un éventail de couleurs

Mat ignorait s’il devait pleurer ou lâcher une bordée de jurons. Après le départ des vingt soldats seanchaniens et à quelques heures de laisser Ebou Dar à ses ennuis, les dés n’avaient aucune raison de faire du boucan dans sa tête. Mais de raison, il n’en voyait jamais, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Ce qu’annonçaient les dés pouvait se passer dans des jours ou des heures – voire une seule – et il n’y avait aucun moyen d’être plus précis. Une certitude demeurait : quand ils se manifestaient, un événement important – de préférence terrible – devait se produire, et il n’y avait aucun moyen de l’empêcher. Encore que, comme cette nuit-là, aux portes de la ville, les dés cessaient parfois de rouler sans que le jeune flambeur comprenne pourquoi.

Quand ils envahissaient sa tête, Mat avait envie de se rouler par terre comme une chèvre galeuse. Pourtant, à ces moments-là, il espérait les entendre continuer jusqu’à la fin des temps. Mais tôt ou tard, le silence revenait.

— Tu vas bien, Mat ? demanda Olver. Ces Seanchaniens ne nous auront pas !

Sous la conviction forcée, Mat sentit un doute pernicieux… Soudain, il s’avisa qu’il regardait dans le vide. Tout en tripotant sa perruque, Egeanin, furieuse qu’il l’ignore, le foudroyait du regard. Domon, lui, semblait pensif. S’il n’était pas en train de s’interroger sur le comportement ambigu d’Egeanin, le jeune flambeur voulait bien manger son chapeau.

Malgré la terreur que lui inspirait Egeanin, Thera elle-même se penchait vers le rabat pour regarder Mat avec de grands yeux.

Mais comment expliquer aux autres son hébétude ? Pour croire aux avertissements de dés invisibles, un homme devait avoir du fromage blanc à la place du cerveau, non ? Ou être marqué par le Pouvoir. Ou le Ténébreux… Rien dont il eût envie qu’on le soupçonne, pour être franc. D’autant plus que le « flop » du soir de la fuite – des roulements et puis rien – pouvait se répéter à l’infini. Bref, il n’avait aucune intention de révéler son secret. D’ailleurs, quel bien ça aurait pu faire ?

— Ils ne nous auront jamais, Olver ! Pas toi et moi !

Mat ébouriffa la tignasse du gamin, qui sourit aux anges, sa confiance retrouvée en un éclair.

— Mais pour ça, nous devrons garder l’esprit vif et les yeux grands ouverts. N’oublie jamais : si tu restes vigilant, tu te sortiras des pires difficultés. Si tu te relâches, tu trébucheras sur tes propres bottes.

Olver acquiesça gravement. En réalité, la leçon s’adressait aux autres. Ou à Mat lui-même. Mais comment auraient-ils pu être plus vigilants, tous ? À part Olver, qui prenait tout ça pour une grande aventure, ils étaient en permanence sur le qui-vive depuis leur départ d’Ebou Dar.

— Va aider Thera, comme te l’a dit Juilin, souffla Mat au gamin.

Un coup de vent le faisant frissonner, il ajouta :

— Et enfile ta veste, on se gèle !

Olver fila sous la tente. Quelques instants plus tard, des froissements et d’autres sons annoncèrent qu’il s’était mis au travail – avec ou sans veste. Thera, elle, n’avait pas bougé et regardait toujours le jeune flambeur.

S’il n’avait pas été là pour veiller sur Olver, les autres l’auraient laissé crever de froid…

Poings sur les hanches, Egeanin approcha, l’air morose :

— Nous allons mettre les choses au point, Cauthon ! Tu ne saboteras pas notre voyage en contredisant sans cesse mes ordres.

— Il n’y a rien à mettre au point. Je n’ai jamais été à ton service – fin des débats.

Les traits d’Egeanin se durcirent encore. Un exploit montrant à quel point elle n’était pas d’accord. Cette femme se révélait tenace comme un bouledogue, mais il devait y avoir un moyen de la forcer à lâcher le mollet de sa proie.

Quand les dés roulaient dans sa tête, Mat détestait être seul. Sauf quand il se querellait avec Egeanin…

— Je vais aller voir Tuon, s’entendit-il dire.

Des mots sortis de sa bouche avant même d’être clairs dans sa tête. Mais ils y prenaient forme depuis un bon moment, l’air de rien…

En entendant ce nom, « Tuon », Egeanin blêmit et Thera poussa un petit cri avant de refermer le rabat de la tente. Pendant sa captivité, l’ancienne Panarch avait intégré pas mal de coutumes seanchaniennes et un grand nombre de tabous.

Egeanin était taillée dans un autre bois, cela dit.

— Pourquoi ? demanda-t-elle avant d’enchaîner, rageuse : Ne l’appelle pas ainsi ! Tu dois lui témoigner du respect.

Un autre bois pour les mêmes interdits…

Mat sourit mais son interlocutrice sembla ne pas voir ce qu’il y avait de drôle là-dedans. Du respect ? Quand on avait enfoncé un bâillon dans la bouche d’une personne avant de la cacher dans une tapisserie ? Donner du « Haute Dame » à Tuon ne changerait rien aux faits.

Assez logiquement, Egeanin parlait plus volontiers de la libération des damane que du rapt de Tuon. Si elle avait pu prétendre que cet événement n’avait jamais eu lieu, elle ne s’en serait pas privée – et d’ailleurs, elle essayait. À ses yeux, n’importe quel autre crime était cent fois moins grave que celui-là.

— Pourquoi ? répéta Mat. Parce que je veux lui parler.

Et pourquoi pas ? Il le faudrait, tôt ou tard.

Dans la ruelle, des hommes à la chemise dépassant du pantalon et des femmes encore en bonnet de nuit allaient et venaient. Certains tenaient un cheval par la bride et d’autres… s’agitaient pour être dans le ton, à première vue. Un peu plus grand qu’Olver, un garçon filiforme faisait des sauts périlleux dès que la foule lui laissait un peu de place. Pour s’entraîner ou pour s’amuser ?

Les dormeurs de la roulotte verte ne s’étaient toujours pas montrés. Rien de grave, puisque la ménagerie ne se mettrait pas en route avant des heures.

— Tu peux venir avec moi, proposa Mat d’un ton innocent.

Une idée qu’il aurait dû avoir plus tôt.

Cette proposition incita Egeanin à devenir plus raide qu’un poteau. Déjà blême, elle réussit l’exploit de paraître aussi blafarde qu’un cadavre.

— Témoigne-lui tout le respect qu’elle mérite ! lâcha-t-elle en tirant sur le nœud de son foulard pour rectifier la position de sa perruque. Viens, Bayle. Je veux être sûre que mes bagages seront bien faits.

Alors que la Seanchanienne se détournait et s’éloignait, Domon hésita et Mat le regarda, méfiant. Il avait un vague souvenir d’un passage, une fuite éperdue, peut-être, sur le bateau fluvial du capitaine – plus que vague, même. Avec Domon, Thom se montrait très amical, un bon point pour l’Illianien. Mais ce type, dévoué corps et âme à Egeanin, allait jusqu’à partager sa détestation de Juilin, et Mat ne lui faisait pas plus confiance qu’à elle. En d’autres termes, pas du tout… Egeanin et Domon avaient leurs propres objectifs, et la survie de Mat Cauthon n’en faisait pas partie. Selon toute probabilité, l’ancien capitaine se méfiait aussi de lui, mais pour l’instant, ils devaient tous les deux faire avec.

— Que la Bonne Fortune me patafiole ! s’écria Domon en grattant les cheveux qui repoussaient au-dessus de son oreille gauche. Quoi que tu mijotes, Mat, tu risques de tomber sur un os. Selon moi, elle est plus coriace que tu l’imagines.

— Egeanin ? fit Mat, surpris.

Confus d’avoir prononcé ce nom, il regarda autour de lui, mais personne n’avait remarqué. En passant à côté d’eux, les artistes regardaient les deux hommes, mais sans insistance. Luca n’était pas seul à vouloir quitter une ville où la clientèle se raréfiait et dont le port était en feu six nuits plus tôt. Sans l’intervention de leur patron, ces gens auraient filé ce soir-là, laissant Mat en plan. Mais l’or avait convaincu Luca…

— Je sais qu’elle est plus dure qu’une paire de vieilles bottes, Domon, mais je m’en fiche. Nous ne sommes pas sur un navire, et je ne la laisserai pas tout saboter.

Domon grimaça comme s’il s’adressait à un attardé mental.

— Je parlais de la fille, mon gars. Si on t’enlevait en pleine nuit, tu serais capable de rester si calme ? J’ignore à quoi tu joues, avec tes délires sur vos épousailles, mais à ta place, je serais prudent. Sinon, elle risque de te raser le crâne… jusqu’aux épaules.

— J’ai dit n’importe quoi, grommela Mat. Combien de fois devrai-je le répéter ? Un instant, j’ai perdu le contrôle…

Oui, c’était exactement ça. Tandis qu’il luttait contre elle, apprendre qui était Tuon aurait perturbé un fichu Trolloc.

Domon en grogna d’incrédulité. À dire vrai, ce n’était pas le meilleur mensonge de Mat, loin de là. Pourtant, à part l’ancien capitaine, tous les autres l’avaient gobé. Enfin, apparemment… Même si penser à Tuon suffisait à lui nouer la langue, Egeanin n’aurait pas pu se taire si elle l’avait pris au sérieux. Avant de lui enfoncer un couteau dans le torse, probablement…

Domon tourna la tête dans la direction où sa chère et tendre avait disparu, puis il soupira :

— Tâche de tenir ta langue, à partir de maintenant. Ege… Leilwin pique une crise chaque fois qu’elle pense à tes propos. Elle en marmonne toute seule, et, crois-moi, la fille doit aussi le prendre très mal… Si tu continues à dire n’importe quoi devant elle, nous finirons tous la tête sur le billot.

Domon passa un index sous sa gorge, salua Mat et fendit la foule pour suivre Egeanin.

Mat le regarda, dubitatif. Coriace, Tuon ? Certes, elle était la Fille des Neuf Lunes et, au palais Tarasin, elle lui tapait sur les nerfs alors qu’il la prenait pour une noble seanchanienne aussi collet monté que les autres, mais c’était surtout parce qu’elle passait son temps à apparaître là où il ne l’attendait pas. Rien de plus ? Coriace, cette poupée de porcelaine noire ? Voilà qui restait à voir.

Ne perds pas de vue, quand même, qu’elle a failli te casser le nez…

Depuis ce fameux soir, il prenait garde à ne pas répéter ses « propos délirants ». Pourtant, il épouserait Tuon, c’était la stricte vérité. Une idée qui lui arracha un soupir. Mais c’était aussi garanti qu’une prophétie – parce que c’en était une, en un sens… Comment un tel mariage pourrait-il avoir lieu ? En toute franchise, il n’en savait rien, et si ça n’arrivait pas, il n’en aurait pas les larmes aux yeux. Mais ça se ferait, il n’y avait aucun doute.

Pourquoi avait-il toujours sur les bras de fichues femmes qui préméditaient de l’embrocher ou lui faire exploser la tête à coups de pied ? Ce n’était pas juste !

Mat prit le chemin de la roulotte où Tuon et Selucia habitaient sous la surveillance de Setalle Anan. Plus dure que la pierre, l’aubergiste n’avait aucun problème avec une noble dame capricieuse et sa servante, d’autant plus qu’un Bras Rouge montait la garde devant le véhicule. En tout cas, il devait en être ainsi jusque-là, sinon Mat en aurait entendu parler.

Au lieu de prendre le chemin le plus court, il se surprit à errer dans les ruelles qui serpentaient au milieu de la ménagerie. Partout, l’activité était frénétique. Des hommes couraient, tenant par la bride des chevaux énervés d’avoir été trop longtemps privés d’exercice. D’autres s’affairaient à démonter les tentes, à charger les chariots de l’intendance ou à tirer de sous les roulottes, pendant qu’on y attachait un attelage, des coffres et des caisses de toutes les tailles qu’il faudrait remplir puis stocker à l’intérieur pour toute la durée du voyage.

Le vacarme était assourdissant. Hennissements de chevaux, cris de femmes pour appeler les enfants, braillements de gamins à propos de jouets oubliés ou simplement pour le plaisir, appels d’hommes désireux de savoir où étaient les harnais ou qui leur avait emprunté tel outil…

Un groupe d’acrobates, des femmes minces mais musclées qui évoluaient sur des cordes tendues entre deux poteaux, avaient encerclé un des hommes de peine et criaient à pleins poumons sans que quiconque les écoute.

Mat tenta de comprendre ce qui se passait – pour découvrir que les furies ne le savaient pas vraiment elles-mêmes.

Torse nu, deux types se battaient comme des chiffonniers dans la poussière sous le regard fasciné de Jameine, une couturière à l’œil de braise dont ils se disputaient sans doute les faveurs. Avant que Mat ait pu parier sur l’issue du combat, Petra déboula et sépara les belligérants.

Le jeune flambeur n’avait pas peur de revoir Tuon. Absolument pas ! Après l’avoir enfermée dans la roulotte, il était resté à l’écart pour lui laisser le temps de se remettre. Voilà tout. Sauf que… Domon avait parlé du calme de Tuon, et il disait vrai. Enlevée au milieu de la nuit, sous une tempête, par des gens qui auraient très bien pu vouloir lui trancher la gorge, pour ce qu’elle en savait, elle était restée d’une équanimité d’airain. À croire qu’elle avait planifié l’affaire elle-même, tout simplement. Sur le coup, Mat avait eu l’impression que la pointe d’une lame le chatouillait entre les omoplates. Dès qu’il pensait à Tuon, ce sentiment revenait.

Et ces maudits dés qui faisaient un boucan d’enfer dans sa tête.

Allons, elle ne risque pas de proposer un échange de vœux à l’improviste…

Une idée amusante, ça… Enfin, moins qu’on aurait pu le croire… Pour autant, il n’avait aucune raison d’avoir peur. Mais c’était une saine méfiance, rien de plus…

Si vaste que fût la ménagerie, on arrivait assez vite à destination, même en prenant les chemins de traverse. Du coup, Mat se retrouva – beaucoup trop tôt à son goût – devant une roulotte violette sans fenêtres nichée parmi des chariots bâchés de l’intendance, non loin des lignes de piquets du secteur sud. Les hommes de peine n’ayant pas encore accompli leur office, l’odeur de crottin prenait à la gorge, tout comme celle qui venait des cages où tournaient en rond des félins, des ours et une kyrielle d’autres animaux. Derrière les chariots bâchés et les piquets, une section du haut mur de toile avait déjà disparu, et des hommes s’attaquaient à la suivante. Caché par des nuages noirs, le soleil était à mi-chemin de son zénith. Mais pour partir, il était encore trop tôt.

Harnan et Metwyn, des Bras Rouges, avaient déjà attelé deux chevaux à la roulotte violette et ils auraient bientôt fini d’attacher les deux autres. Soldats bien entraînés de la Compagnie de la Main Rouge, ils seraient prêts au départ alors que les artistes se demanderaient encore dans quelle direction orienter leurs chevaux. À ses hommes, Mat avait appris l’art de bouger très vite, quand il le fallait. Pourtant, il traînait lui-même les pieds, comme s’il marchait dans de la boue.

Reconnaissable au faucon stylisé tatoué sur sa joue, Harnan fut le premier à voir Mat. Alors qu’il finissait de boucler une sangle, il échangea un regard avec Metwyn, un Cairhienien au visage faussement juvénile connu pour sa passion immodérée des rixes de taverne.

— Tout se déroule bien ? demanda Mat. Je veux filer d’ici avec tout le monde.

Gelé, le jeune flambeur regarda la roulotte violette comme si elle allait le mordre. Il aurait dû apporter un cadeau à Tuon. Des fleurs ou un bijou, un truc qui marchait toujours avec les femmes.

— Tout va plutôt bien, seigneur, répondit Harnan, circonspect. Pas de cris, de hurlements ni de pleurs.

Il regarda aussi la roulotte, comme s’il avait du mal à y croire.

— Ça me va tout à fait, fit Metwyn en glissant une des rênes dans l’anneau d’un collier de cheval. Quand des femmes se mettent à brailler, le seul salut, si on tient à sa peau, c’est de fuir à toutes jambes. Mais on ne peut pas abandonner celles-là au bord de la route.

Que pouvait faire Mat, à part entrer ? Du coup, il s’y résigna. Affichant un grand sourire, il dut s’y prendre à deux fois pour se forcer à gravir le marchepied. Peur, lui ? Pas du tout, mais même un crétin aurait éprouvé une certaine… appréhension.

Malgré l’absence de fenêtres, des lampes à déflecteur éclairaient vivement l’intérieur du véhicule. Remplies d’huile de qualité, ces lampes ne dégageaient aucune odeur rance. Avec la puanteur montant de dehors, ça ne faisait pas une grande différence. À l’avenir, Mat devrait trouver un meilleur emplacement pour cette roulotte.

Muni d’une porte et d’une plaque de cuisson en fonte, un petit four en brique réchauffait agréablement l’atmosphère.

La roulotte étant plutôt exiguë, les cloisons disparaissaient sous les placards, les étagères et les multiples portemanteaux. La table suspendue pour l’instant remontée jusqu’au plafond, les occupantes avaient pas mal de place.

Trois femmes aussi différentes que possible… Assise sur une des deux couchettes fixées aux cloisons, maîtresse Anan, au port royal et aux tempes grisonnantes, brodait avec une intense concentration, comme si elle n’était en rien une gardienne. Un gros anneau d’or dans chaque oreille, elle portait son couteau de mariage accroché à un tour de cou en argent, le manche décoré de gemmes rouges et blanches niché au creux du décolleté de sa robe typique d’Ebou Dar relevée sur un côté pour dévoiler son jupon jaune. À la ceinture, elle arborait un autre couteau à la longue lame incurvée – une coutume nationale, rien de plus. Catégorique, Setalle avait refusé de se déguiser. Une saine décision, puisque personne ne la recherchait. Du coup, il y avait eu une tenue de moins à dénicher pour le groupe…

Jolie femme à la peau couleur crème, Selucia était assise en tailleur sur le plancher, entre les deux couchettes. Son crâne rasé dissimulé par un foulard sombre, elle ne cachait pas sa morosité, alors qu’en temps normal sa constante dignité aurait pu faire passer maîtresse Anan pour un parangon d’exubérance. Les yeux aussi bleus que ceux d’Egeanin, mais plus perçants, elle avait fait un drame quand il s’était agi de couper ce qui lui restait de cheveux. Comme de juste, elle abominait sa robe bleue, dont elle jugeait le décolleté indécent. Pourtant, cette tenue la dissimulait aussi bien qu’un masque. Face à des seins si magnifiques, très peu d’hommes auraient pu s’attarder assez longtemps sur son visage pour la reconnaître.

Mat n’aurait pas craché sur le spectacle, si Tuon n’avait pas été assise sur le seul tabouret disponible, un livre relié sur les genoux. Comment regarder quelqu’un d’autre que sa future épouse ? Par la Lumière, oui, celle qui serait sa femme !

Tuon était petite et presque aussi mince qu’un jeune garçon. Dans la large robe de laine marron achetée à une des artistes, elle avait l’air d’une fillette portant la tenue de sa sœur aînée. Pas le genre de femme qu’appréciait Mat, surtout quand on ajoutait le crâne rasé. Ces détails oubliés, elle était assez jolie, dans le genre réservé, avec son visage en forme de cœur, ses lèvres sensuelles et ses grands yeux semblables à des étangs sereins. Le calme absolu, justement, qui mettait Mat hors de lui. Dans la situation de Tuon, une Aes Sedai elle-même n’aurait pas pu être si placide.

Dans la tête de Mat, les maudits dés roulèrent de plus belle.

— Setalle m’a tenue informée, dit Tuon de sa voix traînante alors qu’il refermait la porte.

À force, le jeune homme avait appris à distinguer les accents seanchaniens. Comparée à Tuon, Egeanin semblait parler avec la bouche pleine de purée. Mais l’élocution de la jeune fille restait lente et inarticulée.

— Elle m’a raconté l’histoire que tu as inventée à mon sujet, Jouet.

Au palais Tarasin, Tuon s’entêtait à l’appeler ainsi. À l’époque, il s’en fichait. Enfin, presque…

— Je me nomme Mat, dit-il.

À l’instant même où il remarqua que Tuon tenait entre ses mains une tasse en céramique, il s’accroupit et réussit à éviter le projectile improvisé, qui explosa contre la porte et non sur son nez.

— Je suis une servante, Jouet ?

Déjà glacial à l’accoutumée, le ton de la Fille des Neuf Lunes était polaire. Et même sans élever la voix, elle parvenait à se montrer piquante comme du givre. Quant à son expression… À côté, celle d’un juge prononçant une sentence de mort aurait paru guillerette.

— Une servante voleuse ?

Quand Tuon se pencha pour saisir un pot de chambre blanc muni d’un couvercle, le livre glissa de ses genoux.

— Une servante déloyale ?

— Nous en aurons besoin…, souffla Selucia en subtilisant le pot de chambre à Tuon.

Dès qu’elle l’eut posé par terre, elle s’accroupit aux pieds de sa maîtresse, telle une tigresse prête à bondir. Sur Mat… Une posture risible, en temps normal. Mais là…

Maîtresse Anan tendit une main, récupéra une tasse sur une étagère et la fit passer à Tuon.

— Nous en avons en abondance…, souffla-t-elle.

Mat la foudroya du regard. En réponse, les yeux noisette de l’aubergiste brillèrent d’amusement. Comment ça, de l’amusement ? Elle était censée surveiller ces deux-là.

— Quelqu’un a besoin d’aide, là-dedans ? demanda Harnan en frappant à la porte.

Mat se demanda à qui le Bras Rouge posait la question.

— Non, nous contrôlons parfaitement la situation, répondit Setalle en ajoutant un point à sa broderie.

On aurait cru que rien d’autre ne comptait pour elle.

— Reprenez votre travail, Harnan. Ce n’est pas le moment de traîner.

Si elle n’était pas originaire d’Ebou Dar, Setalle en avait assimilé les coutumes. Après quelques secondes, des bottes martelèrent les marches, dehors. À l’évidence, Harnan avait séjourné trop longtemps à Ebou Dar, lui aussi…

Tuon fit tourner la tasse entre ses mains comme pour étudier ses motifs floraux. Puis ses lèvres dessinèrent un sourire si fugitif que Mat, une fraction de seconde, crut l’avoir imaginé. Quand elle souriait, Tuon devenait beaucoup plus que simplement jolie. Là, elle voulait surtout signifier qu’elle savait des choses qu’il ignorait. Encore un peu de ce petit jeu, et il aurait une poussée d’urticaire.

— Je ne serais pas connue comme une servante, Jouet.

— Mon nom est Mat, pas cet autre mot…

Se redressant, le jeune homme éprouva prudemment sa hanche et constata qu’elle ne lui faisait pas plus mal qu’avant son plongeon défensif.

Un sourcil arqué, Tuon prit la tasse dans une seule main.

— Je ne peux pas dire aux artistes et aux employés de la ménagerie que j’ai enlevé la Fille des Neuf Lunes, fit Mat, de plus en plus agacé.

— La Haute Dame Tuon, fermier ! intervint Selucia. Elle est sous le voile.

Le voile ? Au palais, Tuon en portait un, mais pas depuis…

La délicate porcelaine noire agita gracieusement une main.

— C’est sans importance, Selucia. Il est encore ignorant, et nous devrons l’éduquer. Mais tu dois changer ton histoire, Jouet. Je refuse d’être une servante.

— Il est trop tard pour modifier quoi que ce soit, fit Mat sans quitter la fichue tasse des yeux.

Avec leurs ongles très longs, les mains de Tuon semblaient fragiles, mais il savait d’expérience que c’était une impression trompeuse.

— Personne ne te demande d’être une servante, de toute façon…

Luca et sa femme savaient la vérité, mais pour les autres, il avait fallu fournir une explication plausible au confinement de Tuon et Selucia. Inventer un duo de servantes, des voleuses sur le point d’être congédiées et prêtes à trahir leur maîtresse auprès de son mari, avait semblé parfait. À Mat, en tout cas. Pour les gens de la ménagerie, ça ajoutait au romantisme de la situation. Pendant qu’il exposait sa fable à Luca, Egeanin avait failli s’étrangler avec sa propre langue. Peut-être parce qu’elle devinait la réaction de Tuon.

Mat faillit espérer que les dés voudraient bien faire silence. Qui pouvait réfléchir sainement avec un tel vacarme dans la tête ?

— Si je ne t’avais pas enlevée, tu aurais donné l’alerte… (La stricte vérité, après tout.) Je sais que maîtresse Anan t’a expliqué ça.

Mat envisagea d’évoquer son « dérapage ». Oui, il avait dit que Tuon serait un jour sa femme, mais c’était du pur délire, et elle avait bien raison de le prendre pour un illuminé… Tout bien réfléchi, si Tuon voulait laisser tomber ce sujet, pourquoi la contrarier ?

— Maîtresse Anan te l’a déjà dit, mais je répète que personne ne te fera de mal. Nous ne cherchons pas à obtenir une rançon, seulement à partir d’ici avec la tête bien attachée sur les épaules. Dès que je saurai comment te renvoyer chez toi, je le ferai, c’est promis. En attendant, tu auras tout le confort disponible… Tu devras juste t’habituer à la présence de maîtresse Anan.

Des éclairs crépitèrent dans les yeux noirs de Tuon. Pourtant, elle se contrôla :

— Jouet, je verrai bientôt ce que valent tes promesses…

Aux pieds de sa maîtresse, Selucia feula comme une chatte trempée des oreilles à la queue. Alors qu’elle faisait mine de parler, Tuon décrivit des arabesques dans l’air avec sa main gauche. La servante de haut vol rougit et garda pour elle sa remarque.

Avec la crème de leurs serviteurs, les membres du Sang recouraient à un langage par gestes semblable à celui des Promises de la Lance. Mat aurait donné cher pour comprendre ce que venait de dire la Fille des Neuf Lunes.

— Tuon, fit-il, si je te pose une question, y répondras-tu ?

— Crétin…, murmura Setalle.

Sauf si le jeune flambeur avait mal compris…

Selucia serra les dents – les crocs, quasiment – et une lueur meurtrière passa dans les yeux noirs de Tuon. Mais si elle continuait à lui donner du « Jouet », Mat préférait être brûlé par la Lumière plutôt que d’appeler la jeune femme par un de ses titres.

— Quel âge as-tu ?

D’après ce qu’on disait, et malgré ce qu’il avait cru au début, Tuon était à peine plus jeune que lui. Dans le sac qui lui servait de robe, c’était difficile à croire…

Sans crier gare, la lueur meurtrière devint un jet de flammes assassin. Cette fois, Mat aurait pu être carbonisé sur place, parce que ce n’était pas du chiqué.

Tuon se leva, les épaules bien ramenées vers l’arrière. Même en se grandissant, elle ne devait pas atteindre les cinq pieds…

— Dans cinq mois, je fêterai mon quatorzième jour du vrai nom, dit Tuon d’un ton qui n’avait plus rien de glacial.

Au contraire, il semblait assez brûlant pour chauffer la roulotte plus efficacement que le poêle. Mat eut une soudaine poussée d’espoir, mais la Seanchanienne n’en avait pas terminé :

— Mais ici, vous gardez votre nom de naissance, je crois… Selon ta façon de compter, ce sera mon vingtième anniversaire. Es-tu satisfait, Jouet ? Tu craignais d’avoir enlevé une enfant ?

Tuon avait presque sifflé le dernier mot de sa phrase. À la manière d’un serpent…

Mat agita les mains pour dissiper vivement ce malentendu. Quand une femme lui sifflait après comme une bouilloire, un type intelligent se hâtait de trouver un moyen de la faire descendre en température. À force de serrer la tasse, Tuon faisait saillir les tendons, sur le dos de sa main, et il n’avait aucune envie d’exposer sa hanche à un autre plongeon. Avec du recul, il se demanda si Tuon avait vraiment tenté de le toucher, la première fois. Comme il avait payé pour le constater, elle était rapide et précise…

— Je voulais savoir, c’est tout… Histoire de faire la conversation… Sais-tu que je suis à peine ton aîné ?

Vingt ans… Plus question d’espérer qu’elle devrait encore attendre trois ou quatre ans pour se marier. Pourtant, tout obstacle entre lui et cette union aurait été bienvenu.

Tête inclinée, Tuon dévisagea le jeune flambeur, puis elle jeta la tasse sur la couchette, près de maîtresse Anan. Après avoir tiré sur sa grossière robe de laine comme si elle avait été en soie, la fausse gamine se rassit – sans cesser de scruter Mat.

— Où est ta longue chevalière ? demanda-t-elle.

D’instinct, Mat passa son pouce sur le doigt de sa main gauche qui arborait d’habitude la bague.

— Je ne la mets pas tout le temps…

Surtout quand tout le monde, au palais Tarasin, savait qu’il la portait. Avec ses vêtements miteux, ça aurait vite attiré l’attention. Cela dit, cette bague n’était pas son sceau mais la création d’un bijoutier. Alors, pourquoi se sentait-il très léger quand il ne la mettait pas ? Et comment Tuon avait-elle remarqué qu’il l’avait, au palais ?

Après tout, qu’est-ce que ça fichait ? À force de rouler, les dés le transformaient en un gamin impressionnable. Ou était-ce la seule influence de Tuon ? Une idée déplaisante…

Mat fit mine d’aller s’asseoir sur la couchette vide, mais Selucia, avec une vivacité et une souplesse dignes des meilleures acrobates, se jeta dessus et s’y étendit, la nuque reposant sur une main. Son foulard se déplaçant un peu, elle le remit en place sans quitter Mat des yeux. La fierté et la froideur d’une reine…

Voyant le jeune flambeur lorgner l’autre couchette, maîtresse Anan posa sa broderie le temps de lisser sa jupe soigneusement – une façon de montrer qu’elle n’avait pas l’intention de se pousser. Que la Lumière la brûle ! Cette maudite femme se comportait comme si elle était chargée de protéger Tuon, pas de la surveiller. Mais ce type de collusion était commun, face à un homme. Après avoir réussi à neutraliser Egeanin jusque-là, Mat n’allait pas se laisser bousculer par Setalle Anan, ni par une servante aux seins opulents, et encore moins par une Haute Dame, fût-elle la Fille des Neuf Lunes. Cela dit, impossible de déloger une de ces chipies pour s’asseoir à sa place.

Faute de mieux, il s’appuya à une commode, au pied de la couchette de maîtresse Anan. Puis il songea à ce qu’il allait dire. En général, devant des femmes, il n’était jamais à court de reparties, mais avec le boucan des dés…

Les trois femmes le regardèrent avec une évidente désapprobation. Un instant, il crut que l’une d’elles allait lui ordonner de se tenir droit. Acculé, il décida de sourire. En principe, ces dames adoraient ça.

Tuon exhala un soupir très éloigné d’une pâmoison.

— Te souviens-tu du visage d’Aile-de-Faucon ? demanda Tuon.

Maîtresse Anan en cilla de surprise et Selucia s’assit sur la couchette, le front plissé. À l’intention de Mat. Mais pourquoi ?

Calme et composée comme une Sage-Dame le jour de la fête du Soleil, Tuon continua à dévisager « Jouet ».

Le sourire de Mat se figea. Par la Lumière ! Que savait cette femme ? Et comment pouvait-elle savoir quelque chose ?

Il gisait sous un soleil brûlant, les mains sur le ventre pour empêcher ce qui lui restait de vie d’abandonner son corps. Mais y avait-il une raison de s’accrocher ainsi ? Après le désastre de ce jour, le royaume d’Aldeshar était perdu.

Une ombre occulta un instant le soleil. Puis un géant en armure, son heaume sous le bras, se pencha sur lui, ses yeux noirs profondément enfoncés dans leurs orbites au-dessus de son nez de rapace.

— Tu t’es bien battu aujourd’hui, général Culain, et les jours précédents aussi. Veux-tu vivre en paix à mes côtés ?

En exhalant le dernier soupir, il rit à la face d’Artur Aile-de-Faucon.

Mat détestait se rappeler une agonie. Une bonne dizaine d’autres rencontres de ce genre lui revinrent à l’esprit – d’antiques souvenirs qui lui appartenaient, désormais. Artur Paendrag avait toujours été un type pas facile à vivre, même avant le début des guerres.

Prenant une grande inspiration, Mat choisit soigneusement ses mots. Ce n’était pas le moment d’utiliser l’ancienne langue.

— Bien sûr que non ! mentit-il.

Face aux femmes, un homme bêtement attaché à la vérité n’avait aucune chance de faire le poids.

— Par la Lumière, femme ! Aile-de-Faucon est mort il y a mille ans. Que signifie ta question ?

Tuon ne répondit pas tout de suite. Un instant, il crut qu’elle allait répliquer par une nouvelle question.

— Une idiotie, Jouet. J’ignore pourquoi elle m’a traversé l’esprit.

Les épaules de Mat se détendirent un peu. Bien sûr, ça coulait de source. Face à un ta’veren, les gens disaient et faisaient des choses hors du commun. Des foutaises certifiées ! Cela dit, quand elle visait presque juste, une question de ce genre pouvait être dangereuse.

— Mon nom est Mat, insista-t-il. Mat Cauthon.

Autant parler à un rocher.

— Jouet, j’ignore ce que je déciderai, une fois de retour à Ebou Dar. Ce n’est pas encore arrêté, mais je pourrais faire de toi un da’covale. Pour devenir échanson, tu n’es pas assez beau, mais si je décide de faire une exception… Quoi qu’il en soit, tu m’as promis certaines choses, et je vais te rendre la pareille. Tant que tu tiendras parole, je ne m’évaderai pas, je ne te trahirai pas et je m’abstiendrai de semer la dissension entre tes compagnons. Ça couvre l’essentiel, non ?

Cette fois, maîtresse Anan regarda Tuon avec de grands yeux et Selucia lâcha un bruit de gorge. Mais la Fille des Neuf Lunes, dédaignant les deux femmes, attendit sereinement la réponse de Mat.

Lui aussi se racla la gorge. Sans intention particulière, cependant. Devant lui, Tuon restait aussi impassible qu’une statue d’obsidienne. Un tel calme frisait la folie, mais du coup, ses propos paraissaient presque sensés. Pour espérer qu’il y croirait, il fallait qu’elle soit folle à lier. L’ennui, c’était qu’elle semblait sincère. Ou meilleure menteuse que lui, ce qui n’avait aucun sens. De nouveau, Mat eut le sentiment qu’elle en savait plus long que lui. C’était absurde, bien entendu, mais…

De quoi devoir ravaler la très grosse boule qui venait de se former dans sa gorge.

— Bon, pour toi, ça règle le problème. Mais qu’en est-il de Selucia ?

Une astuce pour gagner du temps. Pour quoi faire ? Avec le vacarme des dés, il avait du mal à réfléchir.

— Jouet, Selucia m’obéit, lâcha Tuon, agacée.

La servante se redressa et foudroya Mat du regard. Enfin, ça tombait sous le sens ! Pour une domestique, elle avait des yeux bleus rudement perçants.

À court de mots, Mat cracha d’instinct dans sa main puis la tendit, comme s’il venait de signer une vente de chevaux.

— Tes coutumes sont… champêtres, fit Tuon.

Mais elle cracha dans sa propre paume et serra la main du jeune flambeur.

— Voilà, notre pacte est signé. Jouet, que veulent dire ces inscriptions, sur la hampe de ta lance ?

Mat poussa un petit cri poignant. Pas parce qu’elle avait reconnu l’ancienne langue, sur son ashandarei, mais parce que les dés s’étaient tus au moment où ils se serraient la main. Une pierre en aurait couiné de surprise ! Par la Lumière, que se passait-il ?

Quand on tapa discrètement à la porte, le pauvre Mat, dans tous ses états, se retourna, un couteau de lancer dans chaque main.

— Derrière moi ! ordonna-t-il aux femmes.

La porte s’ouvrit pour laisser passer la tête de Thom. À voir sa capuche mouillée, Mat déduisit qu’il pleuvait dehors. Entre Tuon et les dés, il n’avait pas entendu le bruit des gouttes sur le toit.

— J’espère que je ne vous dérange pas, dit Thom en lissant sa longue moustache blanche.

Mat sentit le rouge lui monter aux joues.

Aiguille en main, Setalle se pétrifia, les sourcils en accents circonflexes. Assise au bord de l’autre couchette, Selucia, très intéressée, regarda Mat remettre en place les couteaux dans ses manches. Elle aimait donc les hommes dangereux ? Eh bien, il ne l’aurait pas deviné. Avec ce genre de femme, mieux valait passer son chemin, si on ne voulait pas être forcé de devenir dangereux…

Mat préféra ne pas regarder Tuon, qui devait l’observer avec la moue ironique qu’elle réservait ces derniers temps à Luca. Bon, il ne voulait pas se marier, c’était dit, mais de là à aimer que sa future femme le tienne pour un crétin…

— Qu’as-tu découvert, Thom ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Quelque chose était arrivé, sinon, les dés n’auraient pas cessé de rouler. Sauf que… L’idée qui traversa l’esprit de Mat faillit faire se dresser sur son crâne jusqu’au dernier de ses cheveux. Devant Tuon, c’était la deuxième fois que ça se produisait. La troisième, si on comptait le soir de l’évasion. Trois occurrences, toutes liées à cette femme.

En claudiquant, le trouvère aux cheveux blancs avança, puis il abaissa sa capuche et ferma la porte. S’il boitait, c’était à cause d’une vieille blessure, pas de ce qui était arrivé en ville. Grand, mince, ses yeux bleus et sa moustache soulignant ses traits parcheminés, il semblait du genre à ne passer inaperçu nulle part. En réalité, il savait se cacher en pleine vue et sa tenue – une veste bronze et un manteau de laine marron – était parfaite pour un type susceptible de dépenser un peu d’argent, mais sans excès.

— Dans les rues, des rumeurs circulent à son sujet… (Il désigna Tuon.) Mais rien sur sa disparition… J’ai payé un coup à des officiers seanchaniens, qui semblaient la croire en tournée d’inspection ou calfeutrée au palais Tarasin. Mat, ils ne savent rien !

— Tu t’attendais à une annonce publique, Jouet ? s’étonna Tuon. À l’heure actuelle, Suroth doit songer à se suicider pour laver sa honte. En plus de ça, tu crois qu’elle a envie de répandre partout une nouvelle de si mauvais augure pour le Retour ?

Ainsi, Egeanin avait raison ? Malgré tout, ça semblait impossible. Et très secondaire, par rapport aux dés. Que s’était-il passé ? Il avait serré la main de Tuon, rien de plus. Pour conclure un marché. Qu’il entendait bien honorer, mais qu’avaient voulu lui dire les dés ? Qu’elle respecterait aussi ses engagements ? Ou le contraire ? Pour ce qu’il en savait, les nobles seanchaniennes avaient peut-être l’habitude d’épouser un échanson.

— Ce n’est pas tout, Mat, dit Thom avec un regard pensif pour Tuon.

Mat s’avisa qu’elle semblait se ficher de l’éventuel suicide de Suroth. Était-elle aussi coriace que Domon le pensait ? Un message que les dés avaient voulu lui transmettre ? Car c’était ça qui comptait.

Puis Thom enchaîna et Mat oublia tout le reste, y compris les dés.

— Tylin est morte. La nouvelle est encore secrète, mais un jeune lieutenant de la garde, la langue déliée par l’alcool, m’a confié que les funérailles et le couronnement de Beslan auront lieu le même jour.

— Comment est-elle morte ? demanda Mat.

La reine était plus vieille que lui, mais pas tant que ça. Le couronnement de Beslan… Lui qui haïssait les Seanchaniens, comment gérerait-il la situation ? L’incendie des entrepôts, sur la route de la Baie, c’était son plan. Si Mat ne l’avait pas convaincu que ça se solderait par un massacre – et pas de Seanchaniens ! – il aurait pris la tête d’un soulèvement.

Thom hésita, puis se jeta à l’eau :

— On l’a trouvée dans sa chambre, le matin de notre fuite. Pieds et poings liés et la tête… arrachée.

Quand il se retrouva assis sur le plancher, Mat comprit que ses jambes s’étaient dérobées sous lui. Il entendait encore la voix de sa maîtresse :

Je te souhaite bonne chance, ainsi qu’à tes protégées, mais ça semble surtout un bon moyen pour que ta tête finisse sur une pique. Et elle est trop jolie pour qu’on la coupe et la recouvre de goudron.

— Les Régentes des Vents ? souffla Mat.

Il n’eut pas besoin d’en dire plus.

— D’après mon lieutenant, les Seanchaniens penchent plutôt pour les Aes Sedai. Parce que Tylin a prêté les serments de leur Empire. C’est ce qu’ils annonceront le jour des funérailles.

— Tylin est morte la nuit où les Régentes se sont échappées, et les Seanchaniens accusent les Aes Sedai ?

Comment croire que Tylin n’était plus ?

Bien entendu que tu n’es pas un chat. Un délicieux petit caneton, voilà ce que tu es !

— Thom, ça n’a pas de sens…

Le trouvère plissa pensivement le front.

— Il se peut que ce soit en partie politique, mais je pense qu’ils le croient pour de bon. Selon mon lieutenant, les Régentes des Vents étaient trop occupées à fuir pour s’arrêter ou faire un détour. Le chemin le plus court entre le chenil des damane et la sortie du palais passe très loin des appartements de Tylin.

Mat aurait juré que ça ne tenait pas la route. Mais quoi qu’il en soit, il ne pouvait plus rien y changer.

— Les marath’damane avaient des raisons d’assassiner Tylin, intervint Selucia. À cause de l’exemple qu’elle donnait en collaborant… En revanche, qu’est-ce qui aurait motivé les damane dont vous parlez ? Rien ! La main de la justice a besoin de preuves et de mobiles, même pour les damane et les da’covale.

Selucia parlait comme si elle lisait un texte, et elle regardait Tuon du coin de l’œil.

Mat tourna la tête vers la Fille des Neuf Lunes. Si elle avait dicté par gestes sa tirade à Selucia, c’était terminé. Impassible, elle soutint le regard du jeune homme.

— Tu l’aimais donc tant, cette Tylin ? dit-elle d’un ton circonspect.

— Oui. Non. Que la Lumière me brûle ! Oui, je l’aimais bien !

Mat se détourna et se passa une main sur le crâne, faisant tomber son bonnet. Il n’avait jamais été si soulagé de fuir une femme, mais ça…

— C’est moi qui l’ai laissée ligotée, bâillonnée et sans défense. Une proie facile pour le gholam qui me traquait. Ne secoue pas la tête, Thom, tu sais que j’ai raison.

— C’est quoi, un gholam ? demanda Tuon.

— Une créature des ténèbres, ma dame, répondit Thom.

Il se rembrunit, très inquiet. Ça ne lui ressemblait pas, mais pour prendre un gholam à la légère, il fallait être un idiot fini.

— Ce monstre ressemble à un homme, sauf qu’il peut se faufiler par un trou de souris ou se glisser sous une porte. Et il est assez fort pour… (Le trouvère soupira à travers sa moustache.) Bon, assez parlé de ça. Mat, cent gardes n’auraient pas pu empêcher ce drame…

Certes, mais il n’y aurait rien eu à empêcher si Tylin n’avait pas fricoté avec Mat Cauthon.

— Un gholam…, souffla Tuon.

Sans crier gare, elle frappa Mat sur le crâne. Une main volant vers sa tête, le jeune homme la regarda, incrédule.

— Jouet, je me félicite que tu sois loyal à Tylin, dit Tuon d’un ton grave. Mais je déteste ce genre de superstition. Pas question d’y souscrire, car ça ne serait pas en l’honneur de Tylin.

La mort de la reine, constata Mat, semblait concerner aussi peu Tuon que le suicide éventuel de Suroth. Quel genre de femme allait-il épouser ?

Quand on frappa de nouveau à la porte, il ne prit pas la peine de se lever. Vidé de ses forces en profondeur, il n’était plus qu’un écorché vif en surface.

Son vieux manteau troué dégoulinant de pluie, Blaeric entra sans attendre d’y être invité. À part Mat, il ignora les autres personnes présentes dans la roulotte – à l’exception notable de Selucia, dont il prit le temps de lorgner la poitrine.

— Cauthon, Joline veut te voir, dit-il sans quitter la belle blonde des yeux.

Tout ce qui manquait à Mat pour couronner cette journée !

— Qui est Joline ? s’enquit Tuon.

Mat ne daigna pas répondre.

— Dis-lui que je viendrai quand nous serons en chemin.

Pour l’instant, écouter les jérémiades des Aes Sedai était au-dessus de ses forces.

— Elle veut te voir tout de suite, Cauthon.

Avec un soupir, Mat se leva et ramassa son bonnet. S’il avait renâclé, Blaeric aurait été capable de le traîner dehors. Dans ce cas, furieux comme il l’était, le Champion se serait sans doute pris un coup de couteau. De fil en aiguille, Mat aurait fini avec la nuque brisée, parce que les Champions n’appréciaient guère qu’on leur taquine les côtes avec de l’acier. Malgré sa mémoire défaillante, il était presque sûr d’être mort une fois – et pas dans un de ses antiques souvenirs – et de ne pas avoir droit à une deuxième résurrection. Sachant ça, pas question de prendre un risque s’il pouvait s’en abstenir…

— Qui est Joline, Jouet ?

Tuon, jalouse ? Non, il la connaissait trop bien pour croire ça.

— Une fichue Aes Sedai, maugréa-t-il.

La petite satisfaction du jour… Choquée, Tuon en resta bouche bée. Avant qu’elle puisse se ressaisir, Mat sortit et ferma la porte derrière lui. Une maigre satisfaction, oui. Comme de voir un papillon sur un tas d’ordures.

Tylin morte… Les Régentes des Vents, quoi qu’en dise Thom, risquaient d’être accusées de ce crime. Et c’était sans compter Tuon et les maudits dés. Un tout petit papillon sur une immense décharge…

Le ciel chargé de nuages noirs, il pleuvait à verse. Un déluge, comme on aurait dit chez lui. Malgré le bonnet, l’eau s’attaqua à ses cheveux puis s’infiltra à travers sa veste. Les pans de son manteau négligemment resserrés, Blaeric semblait à peine s’apercevoir de ce désagrément. Faute d’une autre solution, Mat rentra les épaules et pataugea dans les flaques. S’il faisait un détour par sa roulotte pour prendre un manteau, il serait de toute façon trempé jusqu’aux os. De plus, le mauvais temps convenait à son humeur morose.

À verse ou non, et si surprenant que ce fût, les gens de la ménagerie avaient abattu un travail énorme pendant sa courte visite à Tuon. Le mur de toile avait disparu et la moitié des chariots d’intendance qui entouraient la roulotte n’étaient plus en vue. Idem pour les chevaux attachés non loin de là. Tiré par un attelage aussi indifférent à la pluie qu’au lion à crinière noire qui dormait à l’intérieur, un chariot-cage cahotait déjà en direction de la route. Des roulottes le suivaient – selon quel ordre de départ, Mat aurait été bien en peine de le dire.

La plupart des tentes étaient démontées. Par endroits, il manquait trois roulottes sur quatre et un chariot sur deux. Ailleurs, les véhicules restaient groupés, dans l’attente de consignes. Malgré les apparences, la ménagerie ne se dispersait pas dans le désordre, car Valan Luca, en cape rouge criarde, orchestrait les opérations. De temps en temps, il tapait sur l’épaule d’un homme ou murmurait à l’oreille d’une femme quelques mots qui la faisaient éclater de rire. En cas de débandade, le patron de la ménagerie aurait été en train de poursuivre les « déserteurs ». La cohésion de sa troupe, il la maintenait en usant avant tout de persuasion, ne laissant jamais un artiste partir sans déclamer un long discours pour tenter de l’en dissuader.

Même s’il n’avait jamais envisagé que Luca puisse filer sans avoir mis la main sur l’or, Mat aurait dû se réjouir de voir le bonhomme. Pour l’heure, à la fois furieux et comme engourdi, rien n’aurait pu le réconforter.

La roulotte vers laquelle Blaeric se dirigeait était presque aussi grande que celle de Luca, mais blanchie à la chaux plutôt que peinte et laquée. Au fil du temps, aux endroits où le bois n’était pas de nouveau nu, le blanc avait viré au gris. Ce véhicule appartenait à un quatuor de bouffons, des types moroses qui se maquillaient grotesquement, s’arrosaient les uns les autres et se frappaient avec des vessies de porc gonflées. Hors représentation, ils s’imbibaient de vin jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus un sou. Avec ce que Mat leur avait versé pour la location, ils auraient de quoi se pinter pendant des mois. Et pour convaincre d’autres artistes de les héberger, le jeune flambeur avait dépensé une autre petite fortune…

Quatre vieux chevaux miteux étaient déjà attelés à la roulotte. Fen Mizar, l’autre Champion de Joline, occupait le siège du cocher. Rênes en main, il jeta à Mat le regard qu’un loup aurait pu poser sur un corniaud arrogant.

Depuis le début, les Champions désapprouvaient le plan du jeune homme. À les entendre, conduire les sœurs en sécurité, après l’évasion, aurait été un jeu d’enfant pour eux. Facile à dire, sauf que les Seanchaniens traquaient sans relâche les femmes capables de canaliser. Depuis la prise d’Ebou Dar, la ménagerie, par exemple, avait été fouillée quatre fois. En d’autres termes, le moindre faux pas aurait été mortel.

D’après Egeanin et Domon, les Chercheurs auraient pu faire raconter sa longue existence à un rocher. Par bonheur, les sœurs ne partageaient pas les certitudes des Champions de Joline. Lorsqu’elles ne savaient trop que faire, les Aes Sedai ne répugnaient pas à tergiverser un peu.

Quand Mat eut atteint le marchepied de la roulotte, Blaeric lui plaqua une main sur le torse pour l’arrêter. Visage de marbre, comme de juste, il lâcha :

— Fen et moi te sommes reconnaissants d’avoir fait sortir Joline d’Ebou Dar. Mais ça ne peut pas continuer ainsi, Cauthon. Là-dedans, les sœurs doivent vivre avec ces autres femmes, et ça se passe mal. Si on ne trouve pas un second véhicule, ça tournera au vinaigre.

— C’est pour ça que Joline veut me voir ? dit Mat en tirant sur son col.

En pure perte, puisqu’il était déjà trempé dans le dos et guère mieux loti sur le torse. Si Joline entendait se plaindre encore de ses conditions de vie…

— Elle t’expliquera pourquoi, Cauthon… Mais n’oublie pas ce que je viens de dire.

En marmonnant, Mat gravit les marches et entra sans daigner frapper.

La roulotte ressemblait à celle de Tuon, n’était qu’elle comptait quatre couchettes superposées par paires. Pour six femmes, c’était plus que juste, et il devait y avoir de sacrées prises de bec. Du coup, l’ambiance était explosive, et on le sentait dès la première seconde.

Les couchettes du dessus repliées contre la cloison, deux groupes de trois femmes occupaient celles du bas. Face à face, ces furies s’ignoraient ou se défiaient du regard. N’ayant jamais servi comme damane, Joline se comportait comme si les trois sul’dam n’existaient pas. Penchée sur un petit livre à la reliure de bois, elle était l’image même de l’Aes Sedai arrogante et dominatrice, et sa robe bleue fatiguée, achetée à une dompteuse de lions, ne parvenait pas à la ramener à plus de modestie.

Les deux autres sœurs, en revanche, savaient d’expérience ce qu’endurait une damane. Une main pas loin du manche de son couteau, Edesina foudroyait du regard les sul’dam. Les poings refermés sur sa jupe de laine noire, Teslyn s’efforçait de ne jamais poser les yeux sur elles.

Mat ignorait comment Egeanin avait pu forcer des sul’dam à favoriser l’évasion de damane. Dorénavant poursuivies par la justice comme la capitaine du vert, les trois Seanchaniennes continuaient à regarder de travers les femmes capables de canaliser.

Grande et aussi noire de peau que Tuon, Bethamin portait une robe typique d’Ebou Dar au décolleté profond et au jupon rouge apparent d’un côté. Telle une mère sévère, elle semblait guetter la première incartade de ses « enfants ». Pudiquement couverte par une robe de laine, la blonde Seta surveillait d’un air morne ce qu’elle semblait prendre pour des chiens méchants qu’il faudrait tôt ou tard mettre en cage. Encline à parler d’abondance de mains et de pieds coupés, Renna lisait aussi, mais en levant sans cesse les yeux pour étudier les Aes Sedai avec un sourire carnassier.

Avant même qu’une de ces femmes ait ouvert la bouche, Mat crut entendre retentir des jurons. Quand des dames étaient au bord du conflit armé – surtout lorsqu’il y avait des Aes Sedai dans le lot – un homme avisé passait son chemin. Mais à chaque visite, il avait droit au même numéro…

— J’espère que c’est important, Joline…

Déboutonnant sa veste, Mat en secoua les pans pour chasser l’eau. Mais le vêtement aurait eu besoin d’un essorage.

— Je viens d’apprendre que le gholam a tué Tylin, la nuit de notre fuite. Alors, tes plaintes incessantes…

Après y avoir glissé un marque-page brodé, Joline referma son livre et croisa les mains dessus. Les Aes Sedai ne se pressaient jamais, même si elles exigeaient que les autres le fassent. Sans Mat, Joline aurait sans doute porté un a’dam, mais les sœurs n’étaient pas renommées pour leur reconnaissance…

— Selon Blaeric, la ménagerie est sur le départ, dit Joline. Tu dois arrêter ça, Mat Cauthon. Luca n’écoutera personne d’autre que toi…

Une moue ponctua cette constatation. Les Aes Sedai détestaient qu’on ne tienne pas compte de leur avis, et les sœurs vertes n’hésitaient jamais à afficher leur mécontentement.

— Pour l’instant, il faut renoncer à rallier Lugard. Nous devons prendre le bac, traverser le port et partir pour l’Illian.

La pire suggestion que Mat ait entendue de la bouche de Joline. Pourtant, dans l’esprit de la sœur, ce n’était rien de moins qu’un ordre. Sur ce point, Joline se révélait pire qu’Egeanin. Avec la moitié de la ménagerie déjà en route, ou sur le départ, il faudrait la journée entière pour rediriger tout le monde jusqu’à l’embarcadère du bac. De plus, ça impliquerait de traverser la ville. Enfin, filer vers Lugard revenait à s’éloigner des Seanchaniens, alors qu’ils avaient des soldats postés partout jusqu’à la frontière de l’Illian, et peut-être au-delà. Si Egeanin lâchait le moins d’informations possible, Thom savait glaner les pépites de ce type.

Mat n’eut pas besoin d’exprimer son désaccord, car quelqu’un d’autre s’en chargea :

— Non, dit Teslyn, son lourd accent illianien audible sur ce seul mot.

Se penchant en avant, pour regarder au-delà d’Edesina, elle tourna vers Mat son regard dur. Parfois, on eût dit que cette femme mangeait des pierres à tous les repas. Mais dans ses yeux, les semaines passées dans la peau d’une damane avaient laissé une ombre inhabituelle.

— Joline, je te l’ai déjà dit, nous ne devons pas prendre ce risque. Nous ne devons pas !

— Par la Lumière ! s’écria Joline en jetant son livre sur le plancher. Reprends-toi, Teslyn ! Avoir été prisonnière quelque temps n’est pas une raison pour se laisser aller.

— Se laisser aller ? Se laisser aller ? Porte ce collier un moment, et nous en reparlerons. (Les mains de la sœur volèrent d’instinct jusqu’à son cou.) Edesina, aide-moi à la convaincre. Si on la laisse faire, le cauchemar recommencera.

Mince et jolie femme aux longs cheveux noirs, Edesina s’adossa à la cloison. Quand la sœur rouge et la sœur verte se disputaient – ce qui arrivait souvent – elle se murait volontiers dans le silence. De toute façon, Joline ne lui accorda pas un regard.

— Tu demandes à une renégate de t’aider, Teslyn ? Nous aurions dû l’abandonner entre les mains des Seanchaniens. Écoute-moi ! Tu sens ce qui se passe, comme moi… Veux-tu vraiment t’exposer à un danger majeur pour esquiver un risque bien moindre ?

— Bien moindre ? Tu ne connais rien à…

Renna souleva son livre puis le laissa tomber sur le sol.

— Si mon seigneur veut bien nous laisser un moment, dit-elle, nous avons toujours nos a’dam – de quoi réapprendre les bonnes manières à ces gamines.

Chose rare, l’accent de la Seanchanienne avait quelque chose de musical. Cela dit, son sourire ne se reflétait pas dans ses yeux.

— Il n’est jamais bon de renoncer à la discipline, renchérit Seta.

Elle se leva, comme si elle voulait aller chercher les a’dam.

— Je crois que nous en avons terminé avec les laisses, dit Bethamin, indifférente aux regards outrés des deux autres sul’dam. Mais il y a d’autres moyens de mater les récalcitrantes. Seigneur, puis-je vous suggérer de revenir dans une heure ? Devenues bien incapables de s’asseoir, et pour un bon moment, elles vous diront tout ce que vous voulez entendre.

Une tirade d’une parfaite sincérité. Indignée, Joline foudroya les Seanchaniennes du regard. Le sang plus chaud, Edesina se leva, la main sur son couteau. À son tour, Teslyn s’adossa à la cloison, les mains serrant nerveusement sa taille.

— Ce ne sera pas nécessaire, dit Mat après un moment de réflexion.

Un moment, oui… Même si voir Joline « matée » lui aurait ravi l’âme, Edesina aurait sans doute dégainé son couteau, déclenchant une bataille rangée. Parfois, lâcher le chat au milieu des poules n’était pas de bonne politique…

— De quel danger majeur parles-tu, Joline ? Allons, réponds ! Quel danger est pire que les Seanchaniens ?

Constatant que son regard furieux ne faisait aucun effet à Bethamin, la sœur verte le riva sur Mat. D’une femme normale, le jeune flambeur aurait dit qu’elle boudait. De fait, Joline détestait devoir s’expliquer.

— Puisque tu veux le savoir, quelqu’un canalise le Pouvoir.

Teslyn et Edesina acquiescèrent. La première à contrecœur et la seconde plus franchement.

— Ici ? s’inquiéta Mat.

Sa main droite vola vers le médaillon, sous sa chemise, mais il n’indiquait rien.

— Non, très loin, au nord.

— Assez loin pour que nous soyons en principe incapables de le sentir, précisa Edesina d’une voix tremblante. La quantité de saidar doit être… incroyable.

Sous le regard glacial de Joline, la sœur jaune se tut.

— À cette distance, Mat Cauthon, nous ne sentirions rien si toutes les sœurs de la Tour Blanche canalisaient en même temps. Il doit s’agir des Rejetés, et quoi qu’ils fassent, nous ne voulons pas approcher plus que nécessaire…

Mat prit le temps de la réflexion.

— Puisque c’est très loin, nous nous en tiendrons au plan.

Joline insista, mais il ne se donna pas la peine d’écouter.

Chaque fois qu’il pensait à Rand ou à Perrin, des couleurs tourbillonnaient dans sa tête. Une conséquence de leur état de ta’veren, supposait-il. Là, alors qu’il ne pensait pas à ses amis, le phénomène s’était produit : un éventail de mille arcs-en-ciel. Et cette fois, ce tourbillon avait presque formé une image. Celle d’un homme et d’une femme assis sur le sol, l’un en face de l’autre. Une vision fugitive, mais suffisante pour qu’il sache la vérité aussi sûrement qu’il connaissait son nom. Ce n’étaient pas les Rejetés, mais Rand.

Une question s’imposa à l’esprit du jeune homme. Quand les dés avaient cessé de rouler, qu’était donc en train de faire Rand ?

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