— Et elle s’est encore plainte parce que les autres Matriarches sont timorées, conclut Faile de sa voix la plus servile.
Ajustant le grand panier qu’elle portait en équilibre sur une épaule, elle sautait d’un pied sur l’autre dans la neige à moitié fondue. Bien que plein de linge sale, le panier n’était pas lourd. Dans son épaisse robe blanche de gai’shain, avec deux couches de sous-vêtements dessous, Faile n’aurait pas dû avoir froid, mais ses bottes en cuir souple, également blanches, ne l’isolaient pas assez du sol.
— On m’a ordonné de répéter mot pour mot ce que dit la Matriarche Sevanna, rappela la jeune femme.
Comptant parmi les « autres Matriarches », Someryn avait fait la moue en entendant le mot « timorées ».
Les yeux baissés, Faile ne voyait pas le haut du visage de Someryn. En particulier quand ils n’étaient pas aiels, les gai’shain devaient faire montre d’humilité. Même si Faile trichait, scrutant la Matriarche sous ses paupières mi-closes, cette femme était plus grande que la plupart des hommes – y compris de son peuple. Une géante blonde dont l’épouse de Perrin apercevait surtout les seins fabuleux dévoilés par un décolleté vertigineux à moitié couvert par une série de colliers d’émeraudes, de rubis, d’opales ou de perles – sans oublier des chaînes d’or torsadé.
La plupart des Matriarches détestaient Sevanna, qui « parlait comme si elle était le chef » en attendant que les Shaido en aient désigné un nouveau. Cet événement étant peu probable dans l’immédiat, elles tentaient de miner son autorité – quand elles ne se querellaient pas entre elles, ou entre cliques. En revanche, ces femmes partageaient le goût de Sevanna pour les bijoux des terres mouillées, certaines allant, comme elle, jusqu’à mettre des bagues. À la main droite, Someryn arborait une grosse opale blanche qui lançait des reflets rouges dès qu’elle ajustait son châle. À la gauche, elle portait un long saphir entouré de rubis. Cela dit, elle n’avait pas adopté les tenues de soie. Son chemisier blanc restait en algode, un tissu du désert, et sa jupe, comme son châle, était en laine noire, à l’instar de l’écharpe pliée qui retenait en arrière ses cheveux. Détail intéressant, le froid ne semblait pas la gêner.
Faile et la Matriarche se tenaient à la frontière entre le camp des gai’shain et celui des Shaido. Une délimitation théorique, puisque plusieurs gai’shain dormaient avec leurs maîtres. Les autres, cependant, étaient relégués dans une enclave sauf quand ils s’acquittaient de leurs corvées. Une façon de leur rappeler que la liberté, pour eux, n’était qu’un leurre.
L’écrasante majorité des hommes et des femmes qui allaient et venaient ici étaient des gai’shain en tenue blanche – de moins bonne qualité que celle de Faile, le plus souvent. Avec tant de prisonniers à vêtir, les Shaido réquisitionnaient tout le tissu blanc qui leur tombait sous la main. Idem pour la laine et la toile de tente. Bizarrement affublés, beaucoup de gai’shain évoluaient en outre dans des vêtements souillés de boue ou de suie.
Dans la multitude, quelques-uns seulement étaient des Aiels reconnaissables à leur grande taille et à leurs yeux clairs. Les autres étaient des Amadiciens au teint rougeaud, des Altariens à la peau olivâtre et des Cairhieniens blancs comme des endives. Quelques marchands illianiens ou tarabonais complétaient le lot. Des voyageurs qui avaient eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment…
Détenus depuis le plus longtemps, les Cairhieniens étaient les plus résignés. Tête baissée, ils travaillaient aussi vite que la gadoue le leur permettait.
Les gai’shain devaient faire montre d’humilité et d’obéissance – en aimant ça, tant qu’ils y étaient. Tout manque de ferveur était douloureusement puni.
Faile aurait bien aimé se montrer aussi diligente que les autres. Ses pieds gelés n’y étaient pas pour grand-chose, pas plus que la hâte de laver le linge de Sevanna. Trop de gens pouvaient la voir en train de parler avec Someryn. Même si son visage disparaissait dans les ombres de sa capuche, sa large ceinture d’or et le collier qui lui serrait le cou identifiaient une des servantes de Sevanna. Ici, personne n’aurait utilisé ce mot – pour les Aiels, le statut de domestique était humiliant – mais pourtant, il s’agissait bien de ça, en tout cas pour les habitants des terres mouillées. N’était que ces gai’shain-là, pas payés, bien sûr, avaient moins de droits et de libre arbitre que tous les serviteurs dont Faile eût jamais entendu parler.
Tôt ou tard, Sevanna apprendrait que les autres Matriarches interceptaient ses gai’shain pour les interroger. À la tête d’une centaine de « domestiques », elle ne cessait d’en prendre de nouveaux. Et tous, Faile en aurait mis sa main au feu, répétaient aux autres Matriarches chaque propos de leur maîtresse.
Un piège d’une efficacité brutale. Maîtresse impitoyable, Sevanna souriait souvent, ne criait jamais et cédait rarement à la colère. Mais la plus infime infraction et le moindre faux pas étaient sans tarder punis à coups de fouet ou de ceinture. Chaque soir, elle choisissait les cinq gai’shain qui lui avaient déplu – ou le moins plu, le cas échéant – pour une nuit de calvaire commencée par une pluie de coups et prolongée par des heures d’isolation, un bâillon sur la bouche et des liens aux poignets et aux chevilles. Une façon d’encourager les autres à filer droit…
Faile préférait ne pas penser au sort que Sevanna réserverait à une espionne. Hélas, les « autres Matriarches » s’étaient montrées très claires. Toute personne refusant de trahir Sevanna risquait de le regretter dans un avenir très proche, voire de finir au fond d’une tombe étroite. En principe, maltraiter un gai’shain au-delà des limites permises était une violation du ji’e’toh, le code d’honneur qui régissait la vie des Aiels. Certes, mais les gai’shain étrangers ne bénéficiaient pas de cette protection, au moins sur certains points.
Un jour ou l’autre, un de ces pièges se refermerait sur les prisonniers. Pour l’heure, ça n’arrivait pas parce que les Shaido tenaient les gai’shain issus des terres mouillées pour des chevaux d’attelage ou des bêtes de trait – et encore, puisque les vrais animaux étaient beaucoup mieux traités.
De temps en temps, un gai’shain tentait de s’évader. À part ça, les Shaido se contentaient de nourrir leurs esclaves, de les mettre sommairement à l’abri du froid, de les épuiser à la tâche et de les châtier quand ils faiblissaient. Aucune Matriarche ne s’attendait à ce qu’un gai’shain désobéisse. Dans le même ordre d’idées, Sevanna n’aurait pas pu croire que tous les siens l’espionnaient. Autant penser qu’un cheval pousserait la chansonnette.
Mais ça ne durerait pas. Et ce n’étaient pas les seuls pièges dans lesquels Faile était prise.
— Matriarche, je n’ai rien de plus à dire, murmura-t-elle alors que l’Aielle restait silencieuse.
Sauf crétinisme congénital, nul ne laissait en plan une Matriarche avant d’avoir été congédié.
La géante blonde ne desserra pas les lèvres. Après un long moment, Faile osa lever davantage les yeux. Bouche bée, Someryn regardait au-delà de la prisonnière. Intriguée, celle-ci jeta un coup d’œil derrière elle et ne vit rien qui pût justifier la réaction de l’Aielle.
À perte de vue, des tentes basses et d’autres modèles de toutes les couleurs, le marron clair et le blanc crasseux dominant, s’alignaient en rangées irrégulières. Lors de leurs raids, les Shaido prenaient tout ce qui avait de la valeur à leurs yeux. Et ils n’auraient jamais laissé une tente en arrière…
Même dans ces conditions, ils n’avaient pas de quoi loger tout le monde. Dix clans, ça représentait plus de soixante-dix mille Shaido et presque autant de gai’shain.
Partout, des Aiels en tenue sombre allaient et venaient au milieu d’une fourmilière d’esclaves vêtus de blanc. Devant une tente, ses outils posés sur une peau de taureau, un maréchal-ferrant appuyait sur le soufflet de sa forge. Ailleurs, des gamins faisaient avancer à la badine un troupeau de chèvres dont les protestations perçaient les tympans. Sous un auvent de toile jaune, une marchande proposait toute une gamme d’objets, des chandeliers en or aux gobelets d’argent en passant par les casseroles et les chaudrons – du butin, jusqu’à la dernière pièce.
Son cheval tenu par la bride, un grand type parlait à une Matriarche aux cheveux gris nommée Masalin. Probablement, paria Faile, parce qu’il avait besoin d’un médicament pour l’équidé, dont il désignait le ventre pour la cinq ou sixième fois.
Rien qui soit de nature à ébahir Someryn.
Juste avant de cesser de regarder, Faile remarqua une Aielle aux cheveux noirs qui lui tournait le dos. De vrais cheveux noirs – aile de corbeau, même –, à savoir une rareté parmi les Aielles. Même de dos, Faile crut bien reconnaître Alarys, une Matriarche. Dans le camp, il y en avait plus de quatre cents. Par instinct de survie, elle s’était entraînée à les identifier toutes au premier coup d’œil. Confondre une Matriarche avec une tisserande ou une potière était une recette imparable pour goûter au fouet.
Immobile comme une statue, Alarys regardait dans la même direction que Someryn. Une coïncidence ? Comme le châle qu’elle avait laissé glisser par terre ? Possible, sauf qu’une autre Matriarche, non loin d’Alarys, sondait aussi le nord-ouest en chassant à grand renfort de gifles les gens qui obstruaient son champ de vision.
Ce devait être Jesain, une toute petite femme, même selon les critères des terres mouillées, dotée d’une crinière rousse à en faire pâlir un feu… et du caractère qui allait avec.
Comme si elle ne s’était aperçue de rien, Masalin continuait à parler avec le type tout en faisant de grands gestes en direction de son cheval. Cette Matriarche-là était incapable de canaliser le Pouvoir. Mais trois Aielles qui le pouvaient regardaient dans la même direction. Il y avait une seule explication : sur la crête boisée d’une butte, dans le lointain, elles devaient avoir repéré quelqu’un qui puisait dans la Source. Une de leurs collègues ? Non, ça ne les aurait pas intriguées ainsi. Une Aes Sedai ? Plusieurs ?
Ce n’était pas le moment d’espérer. Il était bien trop tôt.
Surprise par le coup qui s’abattit sur sa tête, Faile vacilla et faillit laisser tomber son panier.
— Qu’est-ce que tu fiches là, plantée sur tes jambes ? lâcha Someryn. File travailler avant que je…
Faile ne se le fit pas dire deux fois. Le panier tenu d’une main, elle releva avec l’autre l’ourlet de sa jupe, pour ne pas le tremper dans la boue, et détala aussi vite que possible sans risquer de glisser.
Someryn ne frappait personne et n’élevait jamais la voix. Si elle avait cru bon de faire les deux, il valait mieux être hors de sa vue le plus vite possible. Humilité et obéissance…
Sa fierté naturelle soufflait à Faile de résister, même passivement. Son intelligence, en revanche, lui rappelait que c’était le meilleur moyen d’être deux fois plus surveillée que d’habitude. S’ils prenaient les gai’shain non aiels pour des animaux domestiques, les Shaido n’étaient pas aveugles. Pour avoir une chance de s’enfuir, Faile devait feindre la résignation. Il fallait que les Matriarches croient en cette fable avant que Perrin les ait rattrapées.
Il suivait sa piste, elle n’en doutait pas, et il finirait par la trouver. Quand il était décidé, ce diable d’homme pouvait traverser un mur de pierre. Mais Faile devait s’évader avant qu’il arrive.
Fille de soldat, elle n’avait aucun mal à comparer les forces des Shaido avec celles de son mari. Si elle ne le rejoignait pas très vite, ça ne l’empêcherait pas de foncer comme un taureau. Hélas, pour réaliser son plan, Faile devait d’abord fausser compagnie à ses geôliers.
Que regardaient donc les Matriarches ? Les Aes Sedai ou les Matriarches qui accompagnaient Perrin ? Non pas ça ! Pas déjà !
Pour l’heure, Faile devrait se concentrer sur d’autres priorités. Le linge sale de Sevanna, par exemple. Fendant un flot régulier de gai’shain, elle se dirigea vers ce qui restait de la ville de Malden.
Des porteurs d’eau allaient et venaient sans cesse. Ceux qui sortaient de la cité charriaient deux gros seaux pleins accrochés aux bouts d’une perche posée sur leurs épaules. Ceux qui y entraient, leurs seaux vides, marchaient d’un pas plus léger.
Dans un si gros camp, on avait besoin de beaucoup d’eau. Et le précieux liquide arrivait ainsi, seau après seau…
Parmi les gai’shain, il était facile de distinguer les anciens habitants de Malden. Dans le nord de l’Altara, ils avaient le teint clair plutôt qu’olivâtre, et certains arboraient même des yeux bleus. Mais un détail les trahissait. Tous avançaient comme des automates, dans un brouillard mental. L’irruption des Shaido en pleine nuit, après l’escalade du mur d’enceinte, les avait laissés sous le choc. Leur nouvelle et sinistre vie leur semblant un cauchemar, ils la traversaient comme des spectres.
Dans la foule, Faile cherchait un visage particulier. Quelqu’un, espérait-elle, qui n’était pas de corvée d’eau aujourd’hui. Cette femme, elle voulait la voir depuis que les Shaido avaient installé leur camp ici, quatre jours plus tôt.
Devant les portes de la ville, ouvertes et poussées contre le mur d’enceinte, elle la repéra enfin. Plus grande qu’elle, vêtue de blanc, Chiad serrait contre sa hanche un gros panier de pain. Sous sa capuche, d’où dépassaient quelques mèches de cheveux roux foncé, elle semblait étudier les battants qui n’avaient pas réussi à défendre Malden, mais elle s’en détourna dès qu’elle aperçut Faile.
Sans se regarder, les deux femmes s’arrêtèrent l’une à côté de l’autre, faisant mine d’ajuster le poids de leurs charges respectives. Si rien n’interdisait à deux gai’shain de converser, personne ne devait être incité à se souvenir qu’on les avait capturées ensemble. Bain et Chiad étaient moins surveillées que les servantes de Sevanna, mais ça changerait si quelqu’un se le rappelait.
Dans les environs, il n’y avait presque que des gai’shain, et quasiment tous des terres mouillées. Hélas, trop d’entre eux avaient appris à se gagner des faveurs en colportant des rumeurs et des ragots. Pour survivre, les gens ne reculaient devant rien, et certains, quelles que soient les circonstances, tentaient à n’importe quel prix d’améliorer leur petit confort.
— Elles se sont évadées le premier soir passé ici, souffla Chiad. Bain et moi, nous les avons guidées jusqu’aux arbres, avant d’effacer leurs traces sur le chemin du retour. À ma connaissance, personne n’a remarqué leur absence. Avec autant de gai’shain, on ne voit pas comment les Shaido pourraient s’apercevoir que quelques personnes manquent.
Faile en soupira de soulagement. Trois jours déjà… En réalité, les Shaido remarquaient les évasions. Peu de fugitifs restaient libres une journée entière, mais au-delà, les chances de succès augmentaient considérablement.
Là, il semblait certain que les Shaido partiraient demain ou après-demain. Depuis la capture de Faile, c’était la halte la plus longue. Selon elle, les Aiels allaient tenter de retourner au Mur du Dragon afin de rentrer dans leur désert.
Convaincre Lacile et Arrela de partir sans Faile n’avait pas été facile. Un argument avait fini par porter : ainsi, elles pourraient dire à Perrin où était sa femme, l’avertir qu’il y avait une horde de Shaido, et l’informer que Faile avait pour s’évader un plan que toute intervention de sa part risquait de saboter.
Lacile et Arrela avaient tout gobé. De fait, Faile disposait de plusieurs plans, et l’un d’eux devrait finir par marcher, mais jusqu’au dernier moment elle avait craint que les deux femmes, au nom de la loyauté qu’elles lui avaient jurée, refusent de l’abandonner. Les Serments de l’Eau, en un sens, l’emportaient sur les déclarations d’allégeance classiques, mais au nom de l’honneur, ils laissaient une place importante à la… stupidité.
À dire vrai, Faile ignorait si le duo serait capable de trouver Perrin. Mais au moins, ces femmes-là étaient libres, et elle n’en avait plus que deux autres sur les bras. Avec un bémol : l’absence de trois servantes de Sevanna serait très vite remarquée, et on enverrait les meilleurs éclaireurs sur leur piste. Bien que familière des bois, Faile avait conscience de ne pas faire le poids contre des Aiels.
Pour des gai’shain ordinaires, s’évader et être repris était une expérience déplaisante. Pour des servantes de Sevanna, il était peut-être préférable d’être tuées que rattrapées. Au mieux, elles n’auraient jamais de deuxième occasion de tenter l’aventure…
— Si vous venez avec nous, Bain et toi, nous aurons de meilleures chances…
Le ballet des porteurs et des porteuses d’eau continuait, nul ne semblant s’intéresser aux deux femmes. Mais en plus de vingt jours, la méfiance était devenue un réflexe chez Faile. Vingt-deux jours ! Elle aurait juré que ça faisait deux ans…
— Quelle différence entre guider Lacile et Arrela jusqu’à la forêt et nous aider à la traverser ?
Un plaidoyer désespéré. La différence, Faile la connaissait, car Bain et Chiad – ses amies – lui en avaient appris long sur les coutumes de leur peuple, du langage par gestes des Promises jusqu’aux subtilités du ji’e’toh. Elle ne s’étonna donc pas que Chiad tourne vers elle des yeux où on ne lisait rien de la docilité d’une gai’shain. Même chose pour sa voix, quand elle parla :
— Pour toi, je ferai mon possible, parce qu’il n’est pas juste que les Shaido te détiennent. Après tout, tu n’obéis pas au ji’e’toh. Moi si ! Jeter aux orties mon honneur et mes devoirs sous prétexte que les Shaido l’ont fait reviendrait à les laisser décider de mes actes. Pendant un an et un jour, je porterai du blanc, puis ils me libéreront, ou je m’en irai. Mais il n’est pas question de renier ce que je suis.
Sans un mot de plus, Chiad s’enfonça dans la foule de gai’shain.
Pour la retenir, Faile leva une main… puis la laissa retomber. Elle avait déjà posé la question et reçu une réponse aimable. En recommençant, elle avait insulté son amie, et il faudrait qu’elle s’excuse. Pas pour que Chiad l’aide à fuir – sur ce point, l’Aielle ne changerait pas d’avis – mais parce qu’elle avait aussi le sens de l’honneur, même si elle ne suivait pas le ji’e’toh. Pas question d’offenser une amie puis d’oublier, et d’espérer qu’elle en ferait autant. Mais les excuses attendraient, car on ne devait pas les voir trop souvent ensemble.
Naguère connue pour la qualité de sa laine et de son vin, Malden la prospère n’était plus qu’une ville fantôme fortifiée. Une bonne moitié des maisons, en bois, n’avaient pas résisté aux incendies qui allaient toujours avec les mises à sac. Des bâtiments en pierre, regroupés au sud, il ne restait souvent plus que les murs et le squelette d’une charpente carbonisée. Qu’elles soient pavées ou non, les rues n’étaient plus que des cloaques où les cendres se mêlaient à la neige fondue, et la ville entière empestait le bois brûlé.
À Malden, l’eau ne manquait jamais, semblait-il. Mais comme tous les Aiels, les Shaido la tenaient pour sacrée, et ils n’avaient aucune notion de la lutte contre les incendies. Dans leur désert, on ne trouvait pas grand-chose qui fût susceptible de brûler.
Ayant fini de piller, ils auraient sans doute laissé la ville se consumer. Là, tout en déplorant de gaspiller tant d’eau, ils avaient ordonné aux gai’shain de former des chaînes avec des seaux et même laissé les habitants utiliser leurs chariots-citernes.
Ces combattants du feu, Faile avait cru que les Shaido leur permettraient de partir avec les citadins qu’ils n’avaient pas transformés en gai’shain. Mais ces hommes jeunes et en bonne santé étaient parfaits pour faire des esclaves.
En matière de gai’shain, les Shaido respectaient encore quelques règles. Par exemple, ils avaient écarté les femmes enceintes ou mères d’enfants de moins de dix ans, ainsi que les jeunes jusqu’à seize ans et les forgerons – qui en étaient restés ébahis et reconnaissants –, mais au moment du choix, la gratitude pour services rendus ne faisait pas partie de leurs critères.
Les rues étaient jonchées de déchets. Des tables cassées et renversées, des coffres ouvragés, des chaises, des fragments de tapisseries et de la vaisselle brisée… Partout gisaient des vêtements découpés en lambeaux.
Les Shaido s’étaient emparés de tous les objets en or ou en argent, des bijoux, des outils et des vivres. Jetés dehors au moment de la mise à sac, les meubles avaient dû être abandonnés quand les pillards, conscients de leur chiche valeur, avaient compris que le jeu n’en valait pas la chandelle. Pour quelques dorures et sculptures, se briser les reins à porter du poids… De plus, à part les chefs, les Aiels n’utilisaient ni chaises ni fauteuils, et dans leurs chariots, il n’y avait pas assez de place pour les tables.
Quelques Shaido rôdaient encore en ville, fouillant les maisons, les auberges et les boutiques en quête d’objets de valeur. Mais pour l’essentiel, Faile voyait surtout des porteurs et des porteuses d’eau. Aux yeux des Aiels, les villes ne présentaient aucun intérêt, en dehors du butin qu’elles abritaient.
Deux Promises dépassèrent Faile, se servant de l’embout de leur lance pour pousser devant elles un homme nu aux yeux fous. Les bras liés dans le dos, ce prisonnier avait dû se cacher dans une cave avec l’espoir d’y rester jusqu’au départ des Shaido. En cherchant un trésor, les deux guerrières l’avaient découvert par hasard.
Quand un géant revêtu du cadin’sor des algai’d’siswai se dressa sur son chemin, Faile s’écarta pour lui céder le passage. Devant tout Shaido, un gai’shain devait s’effacer promptement.
— Tu es très jolie, dit l’homme en se campant devant Faile.
De sa vie, elle n’avait jamais vu un gaillard de cette taille. Plus de sept pieds, avec la corpulence proportionnée. Sans une once de graisse – un Aiel gros, ça n’existait pas – mais large comme une armoire. Quand il expira, elle capta des relents de vin. Des Aiels ivres morts, elle en avait vu plus d’un, depuis qu’ils avaient trouvé les réserves de vin de Malden.
Faile ne paniqua pas. Si les gai’shain pouvaient être punis pour une kyrielle d’infractions – souvent incompréhensibles pour un esprit des terres mouillées –, la tenue blanche leur garantissait une certaine protection. De plus, elle portait dessous deux autres couches de vêtements.
— Je suis une gai’shain de la Matriarche Sevanna, dit Faile d’un ton conciliant – à son oreille, en tout cas. (Hélas, l’obséquiosité n’avait plus de secrets pour elle.) Elle serait mécontente si j’oubliais mon devoir pour bavarder avec toi.
Elle tenta encore de filer, mais le type la prit par le bras.
— Sevanna a tout un lot de gai’shain. Une de plus ou de moins, pendant quelques heures, ça ne la dérangera pas.
Quand le guerrier la souleva de terre sans effort, Faile laissa échapper un cri d’angoisse. Avant qu’elle ait compris ce qui se passait, elle se retrouva coincée sous le bras de l’Aiel. Révulsée, elle manqua crier. Prudent, le colosse qui la portait lui plaqua une main sur la bouche puis lui pressa le visage contre son flanc.
Où étaient donc les deux Promises qui escortaient un prisonnier ? À l’évidence, elles n’auraient pas laissé le soudard agir ainsi. Tout Aiel digne de ce nom serait intervenu. À part un gai’shain, bien entendu. La première leçon, quand un étranger endossait la tenue blanche, c’était que le moindre geste violent suffisait à le faire pendre par les pieds et rouer de coups. Les Aiels, eux, savaient déjà que les gai’shain n’avaient pas droit à la violence, quelles que soient les circonstances.
Ça n’empêcha pas Faile de tirer des coups de pied au type, qui ne broncha pas plus qu’un mur. Imperturbable, il la portait quelque part… Quand il retira sa main de sa bouche, elle le mordit, mais tout ce qu’elle y gagna, ce furent quelques fils de laine sale au goût rance. Pour pouvoir se refermer sur des muscles lisses et fermes, ses dents auraient dû être des crocs.
Le guerrier semblait être en marbre et les cris de sa proie se perdaient contre son torse.
Pourtant, il s’arrêta brusquement.
— Nadric, dit une autre voix masculine, c’est moi qui ai fait de cette femme une gai’shain.
Faile sentit des vibrations dans la poitrine de son ravisseur avant de l’entendre éclater de rire. Alors qu’elle continuait à ruer et à se débattre, il ne semblait pas s’apercevoir qu’elle résistait.
— Elle appartient à Sevanna, désormais, mera’din…, répondit Nadric. La Matriarche prend ce qu’elle veut, et moi, je fais. Ce sont les nouvelles coutumes.
— Sevanna l’a prise, fit calmement l’autre Aiel, je ne la lui ai pas donnée… Et encore moins vendue. Renoncerais-tu à ton honneur parce que cette Matriarche a jeté le sien aux orties ?
Un long silence s’ensuivit, seulement troublé par les cris étouffés de Faile. Entêtée, elle ne cessait pas de se débattre, mais un bébé dans ses langes aurait fait mieux qu’elle.
— Elle n’est pas assez jolie pour qu’on se batte pour elle, dit enfin Nadric.
Sans paraître effrayé ni même vaguement inquiet.
Il lâcha sa proie. Emportée par son propre poids, Faile s’écrasa sur le sol, le souffle coupé. Par bonheur, elle avait cessé de mordre la veste du type, sinon, ses dents auraient pu y rester plantées.
Quand elle eut assez repris sa respiration pour se lever, elle vit Nadric sortir de la ruelle obscure où il l’avait portée. Entre deux bâtiments, personne n’aurait vu ce qu’il lui faisait. Frissonnant – mais sans trembler, nuance –, elle foudroya le géant du regard. Puis elle cracha des brins de laine imprégnés de sa sueur acide. Si le couteau qu’elle avait subtilisé et caché avait été à portée de sa main, il l’aurait reçu entre les omoplates. Pas assez jolie pour qu’on se batte pour elle, vraiment ?
S’indigner de cette remarque était ridicule, elle le savait, mais ça alimentait son courroux, la réchauffant un peu. Ainsi, elle cesserait de frissonner. Oui, avec une lame, elle aurait lardé ce porc de coups jusqu’à ne plus pouvoir lever le bras.
Sur des jambes flageolantes, elle fit un ou deux pas puis recensa ses dents avec sa langue, histoire de s’assurer qu’elles étaient toutes là et en bon état. Le visage un peu éraflé par la laine grossière, elle avait une lèvre gonflée, mais à part ça, elle n’était pas blessée. Dans la mesure où une gai’shain pouvait parler ainsi, elle était libre d’aller où elle voulait.
Certes, mais si des légions de Nadric ne respectaient plus la tenue blanche, ça voulait dire que l’anarchie régnait parmi les Shaido. Une situation dangereuse – et en même temps très propice à une évasion.
Voilà, il fallait voir le bon côté de sa mésaventure. Elle venait d’apprendre quelque chose d’utile. Alors, pourquoi continuait-elle à frissonner ?
Non sans réticence, elle sortit de la ruelle et regarda enfin son sauveur. Après une brève hésitation, elle avait reconnu sa voix. À bonne distance, il la considérait sans manifester une once de sympathie ou de compassion. S’il avait tenté de la toucher, elle aurait hurlé, ça ne faisait aucun doute.
Encore une absurdité, puisqu’il l’avait sauvée. Mais c’était ainsi…
À peine plus petit que Nadric, Rolan était presque aussi large d’épaules, et elle avait d’excellentes raisons de vouloir le poignarder, lui aussi. Ce n’était pas un Shaido mais un mera’din – un homme sans frères parce qu’il avait quitté son clan et sa tribu pour ne pas se rallier à Rand al’Thor. À part ça, c’était bien lui qui avait fait de Faile une gai’shain. La nuit après sa capture, il lui avait épargné de mourir de froid en l’enveloppant dans sa veste, mais elle n’aurait pas eu besoin de ça s’il n’avait pas d’abord taillé en pièces ses vêtements. Si la nudité était le premier pas sur le chemin menant au statut de gai’shain, ça ne l’excusait en rien.
— Merci, dit-elle quand même à contrecœur.
— Je ne demande pas ta gratitude… Si tu pouvais simplement cesser de me regarder comme si tu avais envie de me mordre – tout ça parce que tu n’as pas pu avec Nadric.
De justesse, Faile parvint à ne pas ricaner. Quant à la docilité, pour l’heure, elle était hors de sa portée. Se détournant, elle s’éloigna de la ruelle sur des jambes qui tremblaient toujours. Lourdement chargés, les gai’shain porteurs d’eau lui accordèrent à peine un regard. Parmi eux, très peu avaient envie de partager les ennuis des autres. Après tout, les leurs suffisaient.
Quand elle se mit en quête de son panier, Faile soupira de dépit. Les chemisiers blancs et les jupes d’équitation sombres gisaient dans un mélange de gadoue et de cendres. Au moins, personne n’avait marché dessus, à première vue. Alors que des lambeaux de vêtements jonchaient les rues, elle aurait pu comprendre que des prisonniers condamnés à porter de l’eau à longueur de journée se soient épargné l’effort de faire un détour, si minime fût-il.
Après avoir redressé le panier, elle ramassa les vêtements et les secoua pour ne pas salir ceux qui étaient restés au fond. Contrairement à Someryn, Sevanna avait cédé à l’appel de la soie. Elle ne portait plus que ça, se rengorgeant de ses tenues autant que de ses bijoux. Y tenant comme à la prunelle de ses yeux, elle aurait été très mécontente qu’une partie de sa garde-robe soit indélébilement souillée.
Alors que Faile ajoutait les derniers chemisiers dans le panier, Rolan approcha et le souleva d’une main. Tentée de lui crier après – son fardeau, elle pouvait le porter seule, merci ! –, elle s’en abstint. Son arme principale, c’était son cerveau, et elle devait l’utiliser au lieu de céder à ses impulsions. Rolan n’était pas là par hasard, il ne fallait pas se voiler la face. Depuis sa capture, elle l’avait croisé trop souvent pour qu’il s’agisse de coïncidences. Cet Aiel la suivait. Qu’avait-il donc dit à Nadric ? Il ne l’avait pas offerte ou vendue à Sevanna. Même s’il l’avait capturée, il devait désapprouver qu’on transforme en gai’shain des habitants des terres mouillées. La plupart des Sans-Frères partageaient cette position. Pourtant, il continuait à se sentir des droits sur elle.
Devait-elle craindre qu’il essaie de la prendre de force ? En aucun cas. Quand elle était nue et ligotée, il aurait pu en profiter, mais il l’avait regardée comme si elle l’intéressait aussi peu qu’un poteau. Au fond, il n’aimait peut-être pas les femmes. Quoi qu’il en fût, les mera’din, parmi les Shaido, étaient presque autant des étrangers que les gens des terres mouillées. Personne ne leur faisait confiance, et ils semblaient souvent se pincer le nez, comme pour supporter un mépris qu’ils tenaient pour un moindre mal – ou qu’ils se forçaient à considérer ainsi, faute de mieux. Si elle se liait d’amitié avec Rolan, il l’aiderait peut-être. Pas à s’évader, il ne fallait pas trop en demander – mais… Encore que… Comment savoir ? Le meilleur moyen, c’était de poser la question.
— Merci, répéta-t-elle – en souriant, cette fois.
Contre toute attente, Rolan lui rendit son sourire. Une esquisse plutôt, mais les Aiels n’étaient pas démonstratifs. Quand on les connaissait mal, ils pouvaient passer pour des statues de marbre.
Ils firent quelques pas ensemble, lui portant le panier et elle soulevant l’ourlet de sa robe blanche. Sans y regarder à deux fois, on aurait pu les prendre pour des promeneurs. Quelques gai’shain ne cachèrent pas leur surprise, mais ils baissèrent promptement les yeux.
Faile hésitait, peu sûre de la conduite à tenir. Il ne fallait surtout pas qu’il croie avoir affaire à une séductrice, parce qu’il aimait peut-être les femmes, tout compte fait. Coup de chance, ce fut lui qui engagea la conversation :
— Je t’ai observée… Tu es forte, indépendante et courageuse. La plupart des gens des terres mouillées crèvent en permanence de peur. Ils fanfaronnent jusqu’à ce qu’on les punisse, puis ils pleurnichent comme des enfants. Tu es une femme d’honneur, je crois…
— J’ai peur, avoua Faile, mais j’essaie de ne pas le montrer. Pleurer ne sert jamais à rien.
La conviction de bien des hommes… Quand on se laissait aller, les larmes devenaient un obstacle. Mais quelques sanglots, dans la solitude d’une nuit, pouvaient aider à affronter le lendemain.
— Il y a un temps pour pleurer et un temps pour rire. Là, j’aimerais te voir rire.
Faile eut un rire, oui, mais sans joie.
— Tant que je porterai du blanc, j’aurai peu de raisons de me réjouir, Rolan.
Du coin de l’œil, Faile attendit la réaction de l’Aiel. Allait-elle trop vite ? Non, il hocha simplement la tête.
— Pourtant, j’aimerais te voir rire. Ton visage est fait pour ça. Sourire, c’est bien, mais rire serait encore mieux. Je n’ai pas d’épouse, mais il m’arrive de faire rire une femme. Tu as un mari, à ce qu’on dit ?
Surprise, Faile trébucha et dut se retenir au bras de l’Aiel. Très vite, elle le lâcha, puis dévisagea Rolan depuis les ombres de sa capuche. Très galant, il attendit pour se remettre à marcher qu’elle ait repris son équilibre.
Il semblait vaguement intrigué, rien de plus. Chez les Aiels, malgré l’exemple de Nadric, la coutume voulait que la femme prenne l’initiative après qu’un homme eut éveillé son intérêt. Pour ça, il pouvait lui offrir un cadeau… ou la faire rire. Un homme qui n’aimait pas les femmes ? Sûrement pas…
— Oui, je suis mariée, Rolan, et j’adore mon époux. J’ai hâte de le retrouver.
— Ce qui arrive quand on porte du blanc n’a jamais existé quand on n’en porte plus, dit l’Aiel, très serein. Mais chez toi, dans les terres humides, on ne voit peut-être pas les choses ainsi. Pourtant, on se sent souvent seul, quand on est gai’shain. De temps en temps, nous pourrions parler ensemble…
Cet homme voulait la faire rire, et Faile ignorait si elle devait s’esclaffer ou éclater en sanglots. Là, il venait d’annoncer qu’il ne baisserait pas les bras. Chez un soupirant, les Aielles admiraient la persévérance.
Un sac de nœuds… Cela dit, si Chiad et Bain ne pouvaient rien faire d’autre que la guider jusqu’à la lisière de la forêt, Rolan serait sa meilleure chance. Avec le temps, le convaincre était envisageable. Oui, c’était possible. Pour réussir, il fallait essayer, là comme ailleurs. Pour les Shaido, Rolan était un paria toléré parce qu’ils avaient besoin de ses lances. Mais si elle voulait qu’il insiste, elle allait devoir l’encourager un peu.
— Oui, parler me ferait plaisir, dit-elle sans trop s’engager.
Elle devrait peut-être l’aguicher, tout compte fait. Après lui avoir dit combien elle aimait son mari, lancer tout de suite une opération séduction aurait été un faux pas. D’autant qu’elle ne comptait pas en arriver là – après tout, elle n’avait rien d’une Domani. Mais elle devrait peut-être s’y résoudre… En attendant, rappeler à Rolan que Sevanna l’avait spolié semblait être de bonne politique.
— J’ai du travail, hélas, et Sevanna détesterait que je passe mon temps avec toi au lieu de m’échiner.
De nouveau, Rolan hocha la tête. Il savait peut-être faire rire une femme, comme il le prétendait, mais en matière de conversation, il n’était pas bien fort. Pour tirer de lui autre chose que des blagues incompréhensibles, elle allait devoir y mettre du sien.
Même avec l’aide de Chiad et Bain, l’humour aiel lui passait très largement au-dessus de la tête.
Faile et Rolan arrivèrent sur la grande place de la citadelle, dans le nord de la ville. Imposante masse de pierre grise, l’édifice n’avait pas mieux protégé les habitants que le mur d’enceinte.
Parmi les porteurs d’eau, Faile crut reconnaître la noble dame qui régnait sur Malden et ses environs. D’âge mûr, cette femme toujours belle et digne ne se distinguait désormais plus de ses anciens sujets.
Ici, des gai’shain des deux sexes chargés de seaux allaient et venaient dans tous les sens. Dans un coin de la place, ce qui semblait être une partie du mur d’enceinte était en réalité un des côtés hauts de trente pieds d’une citerne alimentée par un aqueduc. Quatre pompes, chacune actionnée par deux hommes, permettaient de remplir les seaux – avec un volume d’éclaboussures et de pertes que les huit travailleurs ne se seraient pas autorisé s’ils avaient remarqué qu’un Aiel approchait.
Au début, Faile avait envisagé de s’enfuir par le conduit de l’aqueduc. Un plan idiot. Trempées jusqu’aux os, ses compagnes et elle seraient mortes de froid avant d’avoir couvert un quart de lieue dans la neige.
À Malden, il y avait deux autres sites semblables où se procurer de l’eau. Mais ici, on avait installé au pied de la citerne une grande table en bois aux pieds sculptés en forme de lions. Naguère, le meuble au plateau incrusté d’ivoire servait pour les banquets. Aujourd’hui, les incrustations disparues, il soutenait une série de lessiveuses. Deux grands seaux reposaient à côté et, à un bout, sur un feu alimenté par des chaises brisées, de l’eau bouillait dans un chaudron de cuivre.
Sevanna faisait-elle porter son linge en ville pour épargner la corvée d’eau à ses gai’shain ? Faile en doutait au plus haut point, mais quelles que soient les raisons de la Matriarche, elle s’en félicitait. Un panier de linge sale pesait beaucoup moins lourd que deux seaux, elle en avait assez porté pour le savoir.
Deux autres paniers attendaient sur la table, mais une seule femme à ceinture et collier d’or était au travail, les manches de sa robe blanche remontées et les cheveux noués par un bandeau blanc afin de ne pas tremper dans l’eau de lavage.
Dès qu’elle vit Faile approcher avec Rolan, Alliandre se redressa et s’essuya les mains sur le devant de sa robe. Alliandre Maritha Kigarin, reine du Ghealdan, Bénie de la Lumière et Protectrice du mur de Garen – sans compter une dizaine d’autres titres –, était naguère une femme élégante, réservée, sûre d’elle et imposante. Toujours jolie, Alliandre la gai’shain affichait en permanence une sorte d’hébétude. Avec sa robe mouillée et ses mains plissées d’être restées trop longtemps dans l’eau, elle aurait pu passer pour une séduisante lavandière.
Après que Rolan eut posé le panier puis souri à Faile, il s’éloigna, ravi que l’élue de son cœur lui ait souri en retour. Devant cette scène, Alliandre arqua un sourcil interrogateur.
— C’est lui qui m’a capturée, expliqua Faile en sortant des chemisiers du panier. C’est un Sans-Frères, et selon moi, il n’approuve pas qu’on transforme en gai’shain des gens des terres mouillées. Il pourrait nous aider…
— Je vois…, fit Alliandre.
D’une main, elle épousseta délicatement le dos de la robe de Faile. Tordant le cou pour y jeter un coup d’œil, la jeune femme s’aperçut qu’elle était couverte de gadoue et de cendres. Un peu honteuse, elle s’empourpra.
— Je suis tombée, improvisa-t-elle.
Pas question de raconter à Alliandre ses malheurs avec Nadric. À quiconque d’autre non plus, d’ailleurs.
— Rolan a proposé de porter mon panier.
Alliandre haussa les épaules.
— S’il m’aidait à fuir, je serais prête à l’épouser. Ou pas, selon ses désirs. Il n’est pas très beau, mais ça ne serait pas un calvaire, et mon mari, si j’en avais un, n’en saurait jamais rien. En homme intelligent, heureux de me retrouver, il ne poserait aucune question à laquelle la réponse risquerait de lui déplaire.
Serrant convulsivement un chemisier blanc, Faile pinça les lèvres. Par l’intermédiaire de Perrin, Alliandre lui devait allégeance, et jusque-là, elle s’en tenait à son statut, en tout cas quand il s’agissait d’obéir. Mais leur relation devenait de plus en plus difficile. Pour survivre, avaient-elles déterminé d’un commun accord, elles devaient penser comme des servantes et se considérer comme des servantes. Du coup, chacune avait vu l’autre se fendre de courbettes et obéir servilement. Quand Sevanna décidait d’une punition, elle confiait son exécution au premier gai’shain qui lui tombait sous la main. Un jour, Faile avait dû flageller Alliandre. Pire encore, la reine lui avait rendu deux fois la pareille. Retenir ses coups ne servait à rien, sinon à doubler le châtiment de la coupable – et à se voir infliger le même par quelqu’un qui n’économiserait pas l’huile de coude.
Quand on avait par deux fois arraché des cris de douleur à sa suzeraine, ça changeait bien des choses…
Baissant les yeux, Faile s’avisa que le chemisier était un de ceux qui avaient séjourné dans la gadoue et les cendres. Par bonheur, la saleté n’était pas incrustée, et le tissu devrait redevenir immaculé. D’abord soulagée par cette constatation, Faile détesta sa réaction. Quelle mentalité de larbine ! Plus énervant encore, malgré sa colère, le soulagement ne disparut pas.
— Arrela et Lacile se sont enfuies il y a trois jours, souffla-t-elle. Elles doivent être loin. Où est Maighdin ?
Un pli d’inquiétude barra le front d’Alliandre.
— Elle essaie de s’introduire sous la tente de Thevara. Il y a un moment, Thevara est passée devant nous avec d’autres Matriarches. De leur conversation, nous avons conclu qu’elles allaient rejoindre Sevanna. Maighdin a poussé son panier vers moi, disant qu’elle voulait tenter le coup. Je crois… j’ai peur qu’elle soit désespérée au point de prendre des risques insensés… Note que je peux la comprendre. Mais elle devrait déjà être revenue.
Faile exhala un long soupir. Elles sombraient toutes dans le désespoir. En vue de leur évasion, elles avaient collecté du matériel – des couteaux, de la nourriture, des bottes, des pantalons et des vestes d’homme – soigneusement caché dans les chariots. Leurs robes blanches serviraient de couvertures et de manteaux, pour les dissimuler dans la neige. Mais l’occasion d’utiliser ces trésors ne semblait pas plus proche qu’au moment de leur capture. Vingt-deux jours, très précisément. En soi, ça n’était pas assez long pour transformer une personne, mais vivre dans la peau d’une servante changeait une femme, quoi qu’elle fasse. Vingt-deux jours seulement, et voilà qu’elles obéissaient au doigt et à l’œil, effrayées à l’idée d’être punies et anxieuses de plaire à Sevanna. Le pire, là-dedans, c’était que chacune, regardant agir les autres, voyait en elles le reflet de ce qui s’altérait chaque jour au plus profond d’elle-même. Pour l’instant, elles pouvaient se rassurer en songeant qu’elles jouaient la comédie en vue d’une évasion, mais les réflexes de servantes devenaient de plus en plus instinctifs. Combien de temps avant que l’idée de s’évader ne soit plus qu’un fantasme nocturne après une journée à avoir été une gai’shain parfaite en actes comme en pensées ? Cette question, les compagnes de Faile évitaient de la poser à voix haute, et elle tentait aussi de la chasser de son esprit. Mais elle s’y tapissait en permanence. En un sens, c’était rassurant. Le jour où elle n’y serait plus, aurait-elle encore la volonté d’échapper à son destin ?
Non sans effort, Faile parvint à ne pas sombrer dans le découragement. C’était le deuxième piège mortel, et seule la force de caractère permettait de lui échapper.
— Maighdin sait qu’elle doit être prudente. Ne t’en fais pas, Alliandre, elle sera bientôt de retour.
— Et si elle se fait prendre ?
— Ça n’arrivera pas ! s’écria Faile.
Si ça tournait mal… Non, il ne fallait pas penser à ça. Les défaitistes ne vainquaient jamais.
Laver de la soie prenait un temps fou. L’eau puisée à la citerne était glaciale, mais l’eau chaude ajoutée dans les lessiveuses la portait à une température agréablement tiède. Dans de l’eau bouillante, on ne pouvait pas laver de la soie…
Avec le froid ambiant, plonger les mains dans une lessiveuse était un plaisir, mais il fallait les en sortir, et là, on souffrait un peu plus chaque fois. À défaut de savon – assez doux pour cet usage, en tout cas –, il fallait immerger chaque chemisier et le frotter délicatement. Ensuite, on le posait sur une serviette qu’on enroulait doucement, pour absorber l’eau. Puis le vêtement humide était trempé dans une autre lessiveuse remplie d’un mélange d’eau et de vinaigre – pour renforcer le brillant de la soie et empêcher le blanc de se ternir – et enveloppé d’une seconde serviette.
Dernière phase de l’opération, on essorait vigoureusement la serviette avant de la mettre à sécher au premier endroit disponible. Le chemisier, lui, était accroché à une barre horizontale, à l’intérieur d’un pavillon de toile dressé à la lisière de la place. Là, on le lissait à la main pour éliminer les plis. Avec un peu de chance, aucun repassage ne serait requis.
Si Faile et Alliandre savaient entretenir la soie, manier un fer dépassait leurs compétences. Aucune des trois lavandières de Sevanna n’en était capable, y compris Maighdin, pourtant en poste auprès d’une dame avant d’être entrée au service de Faile. Mais la Matriarche n’acceptait pas les excuses. Chaque fois qu’elles pendaient un chemisier ou une jupe, Faile et Alliandre vérifiaient et lissaient ceux qui séchaient déjà.
Alors que Faile ajoutait de l’eau chaude dans une lessiveuse, Alliandre marmonna :
— Tiens, voilà l’Aes Sedai.
Avec son visage sans âge et sa bague au serpent, Galina était bel et bien une Aes Sedai. Pourtant, elle portait une robe blanche de gai’shain – en soie mais aussi épaisse que celle des autres, en laine le plus souvent – avec une ceinture d’or incrustée de pierres précieuses et un collier tout aussi opulent – les bijoux d’une souveraine.
Sans doute à cause de son statut, elle était autorisée à sortir seule du camp, mais elle revenait toujours et accourait dès qu’une Matriarche lui faisait signe – surtout Thevara, dont elle partageait souvent la tente. Ce dernier point était le plus bizarre. Alors qu’elle connaissait l’identité de Faile, plus celle de son mari – sans ignorer ses liens avec Rand –, Galina menaçait de tout dire à Sevanna si Faile et ses amies ne dérobaient pas quelque chose sous la tente… où elle dormait. Le troisième piège qui guettait les prisonnières. Obsédée par al’Thor, Sevanna avait l’absurde prétention de l’épouser un jour. Si elle apprenait, pour Perrin, Faile serait tellement surveillée qu’elle devrait renoncer à toute idée d’évasion. Comme une chèvre attachée à un piquet pour attirer un lion, elle servirait d’appât…
Depuis le début de sa captivité, Faile avait déjà vu Galina se faire toute petite ou trembler de peur. Là, elle traversait la place comme une reine qui dédaigne la piétaille. Aes Sedai jusqu’au bout des ongles, sans Matriarche en vue pour lui en faire rabattre… Pas désagréable à regarder, Galina n’avait rien d’une beauté. De quoi se demander ce que lui trouvait Thevara – à part le plaisir de dominer une Aes Sedai. Mais il restait un mystère : pourquoi la sœur restait-elle alors que la Matriarche ne manquait pas une occasion de l’humilier ?
Galina s’arrêta juste avant la table et regarda les deux lavandières avec un petit sourire faussement compatissant.
— Vous n’avancez pas vite, lâcha-t-elle.
Pas à propos du linge, bien entendu…
Faile aurait dû répondre, mais Alliandre la devança, pleine d’amertume :
— Ce matin, Maighdin a essayé de récupérer votre bâton d’ivoire… Galina, quand verrons-nous venir un peu de l’aide promise ?
Dénoncer Faile était le bâton. Évoquer leur évasion jouait le rôle de la carotte. Pour l’instant, les trois amies n’avaient vu que le bâton.
— Elle est allée chez Thevara ce matin ? souffla Galina, soudain blafarde.
Surprise, Faile s’avisa que le soleil déclinait déjà à l’horizon. Le cœur serré, elle songea que Maighdin aurait dû être là depuis longtemps.
— Ce matin ? répéta Galina, plus troublée que son interlocutrice.
Elle poussa un petit cri quand Maighdin sortit de la foule de gai’shain qui grouillait sur la place.
Contrairement à Alliandre, la femme aux cheveux blonds s’était endurcie depuis le jour de leur capture. Pas moins désespérée, elle parvenait à transformer son accablement en détermination. Comme beaucoup de dames de compagnie, elle avait une prestance qui aurait mieux convenu à une reine. Pourtant, elle avança d’un pas hésitant jusqu’à la table, le regard éteint, plongea les mains dans un seau, en ramena de l’eau, but avidement puis s’essuya la bouche.
— Quand nous partirons, dit-elle, je tuerai Thevara. J’aimerais même l’étrangler sur-le-champ. (Ses yeux bleus brillèrent de nouveau.) Tu n’as rien à craindre, Galina. Elle a cru que je venais pour chaparder. Je n’avais même pas commencé à chercher… Soudain, quelque chose s’est passé, et elle est partie en me laissant attachée – pour plus tard.
» Qu’est-il arrivé, Galina ? Je l’ai senti, alors que j’ai si peu d’aptitudes pour le Pouvoir. Au point que ces Aielles me jugent inoffensive…
Maighdin canalisait le Pouvoir – très mal, et très faiblement. D’après ce que Faile avait entendu dire, la Tour Blanche l’avait renvoyée après quelques semaines. De son côté, elle affirmait n’y être jamais allée. Du coup, son « don » ne risquait pas de leur être utile.
Faile voulut demander de quoi elle parlait, mais elle n’en eut pas le temps.
Très pâle et impassible comme il convenait, Galina saisit la capuche de Maighdin et les cheveux qu’elle recouvrait, et la força à incliner la tête en arrière.
— Ce qui est arrivé ne te regarde pas, lâcha-t-elle. Ton seul souci, c’est de me procurer ce que je veux. Et sur cette mission, tu devrais te concentrer à fond.
Avant que Faile ait pu esquisser un geste, une autre femme en robe blanche, la taille ceinte d’or, déboula, tira Galina en arrière et la projeta sur le sol. Plus que rondelette et tout à fait ordinaire, Aravine semblait triste et résignée la première fois que Faile l’avait vue – à savoir le jour où l’Amadicienne lui avait tendu la ceinture d’or avant d’annoncer qu’elle était maintenant au service de dame Sevanna. Depuis, le passage des jours l’avait endurcie plus encore que Maighdin.
— As-tu perdu l’esprit ? s’écria Galina en se relevant. Lever la main sur une Aes Sedai ?
Après s’être époussetée, elle voulut se défouler sur l’impertinente.
— Je te ferai…
— Dois-je informer Thevara que vous étiez en train de maltraiter une gai’shain de Sevanna ? coupa froidement l’Amadicienne.
Le ton distingué d’une personne éduquée. Une négociante, peut-être, voire une noble. De son passé, avant la tenue blanche, elle ne parlait jamais.
— La dernière fois que vous avez déplu à Thevara, on vous a entendue crier et supplier à cent pas à la ronde.
Galina en trembla de rage. La première occasion où Faile voyait une sœur perdre à ce point son contrôle. Non sans effort, elle se ressaisit. De justesse…
— Aravine, siffla-t-elle, les Aes Sedai agissent pour des raisons qui dépassent ta pauvre petite compréhension. Quand viendra l’heure des comptes, tu regretteras de t’être endettée vis-à-vis de moi. Crois-moi, tu le regretteras de tout ton cœur !
Après avoir épousseté sa robe une dernière fois, la sœur s’éloigna – plus rien à voir avec une reine méprisante, mais tout d’une tigresse défiant des moutons de lui barrer le chemin.
Pas plus impressionnée que ça, Aravine se montra très laconique :
— Sevanna veut te voir, Faile.
L’épouse de Perrin ne prit pas la peine de demander pourquoi. Se séchant les mains, elle abaissa ses manches, promit à Maighdin et Alliandre de revenir aussi vite que possible, puis suivit l’Amadicienne.
Sevanna était fascinée par ses trois prisonnières. Pourtant la seule véritable servante du lot, Maighdin l’intéressait autant que la reine Alliandre et que Faile, une femme assez puissante pour avoir une souveraine en guise de vassale. Assez souvent, elle demandait nominalement l’une d’entre elles pour l’aider à s’habiller ou à se laver dans la grande baignoire de cuivre qu’elle utilisait plus souvent que la tente-étuve. Parfois, c’était simplement pour lui servir du vin. Le reste du temps, les trois gai’shain s’acquittaient des mêmes corvées que les autres, mais quand elle en convoquait une, Sevanna ne s’inquiétait jamais de ce qu’elle devait abandonner pour répondre à son appel. Et elle ne tenait aucun compte des conséquences de ses caprices.
En d’autres termes, quoi que lui veuille Sevanna, Faile savait qu’elle serait tenue pour responsable de la lessive au même titre que ses deux amies. Exigeant qu’on satisfasse ses moindres désirs à n’importe quel moment, la Matriarche n’acceptait aucune excuse.
Bien que Faile eût connu le chemin du fief de Sevanna, Aravine ouvrit la marche dans le flot de porteurs d’eau jusqu’à ce qu’apparaissent les premières tentes aielles. Puis elle désigna la direction opposée à celle de Sevanna, et lâcha :
— Par ici, d’abord.
Faile s’arrêta net.
— Pourquoi ? demanda-t-elle, soupçonneuse.
Parmi les serviteurs et les servantes de Sevanna, certains prenaient ombrage de l’intérêt qu’elle portait à Faile, à Alliandre et à Maighdin. Si Faile n’avait jamais senti de jalousie chez Aravine, d’autres pouvaient lui avoir tendu un piège en relayant de fausses consignes.
— Crois-moi, tu voudras voir ça avant de rencontrer Sevanna.
Faile voulut demander des explications, mais l’Amadicienne se détourna et s’éloigna. Relevant l’ourlet de sa robe, l’épouse de Perrin la suivit.
Leurs roues remplacées par des patins, des chariots et des charrettes de toutes les tailles stationnaient entre les tentes. La plupart étaient chargés jusqu’à la gueule, les roues attachées au-dessus des caisses, des tonneaux et des ballots. Après quelques pas derrière Aravine, Faile remarqua une charrette sans cargaison et pourtant pas vide. Nues et saucissonnées, deux femmes gisaient sur le plateau, tremblant de froid et haletant comme si elles étaient en train de courir. La tête baissée sur la poitrine, elles la relevèrent ensemble, à croire qu’elles avaient deviné que Faile approchait.
Arrela, une Tearienne à la peau sombre aussi grande que la plupart des Aielles, détourna le regard comme si elle était… embarrassée. Mince et pâle, la Cairhienienne Lacile rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— On les a ramenées ce matin, dit Aravine en sondant le regard de Faile. Avant la nuit, on les détachera, parce que c’est leur première tentative d’évasion. Mais je doute qu’elles soient capables de marcher avant demain.
— Pourquoi me montres-tu ça ? demanda Faile.
Les évadées et elle avaient fait de leur mieux pour que leur lien reste secret.
— Tu oublies, ma dame, que j’étais là quand on vous a toutes revêtues de blanc.
Aravine dévisagea Faile un moment, puis elle lui prit les mains et les fit tourner pour qu’elles enveloppent les siennes. Enfin, elle s’agenouilla et dit très vite :
— Sur la Lumière et sur mon espoir de résurrection, moi, Aravine Carnel, je jure d’obéir en toutes choses à dame Faile t’Aybara.
Seule Lacile sembla avoir remarqué la scène. Pour les Shaido qui allaient et venaient alentour, les agissements de deux gai’shain n’avaient aucune importance.
— Comment connais-tu mon nom ? demanda Faile en dégageant ses mains.
Elle avait dû dévoiler plus que son prénom, bien sûr, mais elle avait choisi Faile Bashere, certaine que pas un Shaido ne connaissait Davram Bashere. À part Alliandre et ses autres amies, seule Galina était informée de la vérité. Enfin, elle l’avait cru jusqu’à présent.
— Qui te l’a dit ?
— J’ai des oreilles, ma dame. Un jour, j’ai entendu Galina te parler. Mais je n’ai rien dit, tu peux me croire.
Alors que le nom « Aybara » ne paraissait rien évoquer pour elle, Aravine ne semblait pas surprise que Faile ait voulu le cacher. Aravine Carnel n’était peut-être pas son vrai nom – ou son patronyme complet.
— Ici, les secrets doivent être aussi jalousement gardés qu’à Amador. Je savais que ces deux femmes étaient liées à toi, mais je ne l’ai dit à personne. Pareillement, je sais que tu veux t’évader. J’en étais certaine dès le deuxième ou troisième jour, et depuis, rien ne m’a convaincue du contraire. Accepte mon serment et emmène-moi quand tu partiras. Je pourrai être utile, et, plus important encore, je suis digne de confiance. Ne l’ai-je pas prouvé en gardant tes secrets ? S’il te plaît !
Les derniers mots avaient eu du mal à sortir, comme si Aravine n’était pas habituée à les dire. Une noble, plutôt qu’une négociante…
Jusque-là, elle n’avait rien prouvé, sinon qu’elle était capable de surprendre des secrets. En soi, un talent des plus utiles. Cela dit, Faile connaissait au moins deux gai’shain trahis par des « pairs » alors qu’ils avaient tenté de fuir. Dans les pires circonstances, certaines personnes ne reculaient devant rien pour améliorer leur sort. Certes, mais Aravine en savait déjà assez pour tout saboter.
Faile pensa de nouveau au couteau qu’elle avait caché. Une morte ne pouvait plus trahir. Mais l’arme était à quelque cinq cents pas de là, elle ignorait où cacher le cadavre, et Aravine aurait effectivement pu se gagner les faveurs de Sevanna en lui révélant qu’une prisonnière préparait une évasion.
Faile reprit les mains d’Aravine et récita très vite :
— Au nom de la Lumière, j’accepte ton serment et je m’engage à vous protéger, toi et les tiens, dans la fureur des batailles, des tempêtes de l’hiver et de tout ce que l’avenir nous réserve. Connais-tu d’autres personnes fiables ? Pas des gens que tu crois dignes de confiance, mais des alliés dont tu répondrais sur ta vie.
— Pas pour une affaire pareille, ma dame…, répondit Aravine, très grave.
Mais elle rayonnait. À l’évidence, elle avait douté que Faile l’accepterait. La voir ainsi soulagée incita l’épouse de Perrin à lui faire confiance. Jusqu’à un certain point, bien entendu.
— La moitié des prisonniers vendraient leur mère pour recouvrer leur liberté, continua Aravine. Les autres crèvent de peur ou sont trop hébétés pour être fiables dans les moments de tension. Des alliés dignes de confiance, il doit y en avoir, et j’ai même repéré un ou deux candidats. Mais je dois être très prudente. Une seule erreur serait déjà une erreur de trop.
— Très prudente, oui, approuva Faile. Sevanna veut vraiment me voir ? Sinon, je…
La convocation n’étant pas un leurre, Faile gagna la tente de Sevanna en un temps record – plus vite qu’elle l’aurait voulu, en fait. Qu’il était agaçant d’obéir au doigt et à l’œil pour ne pas déplaire à la Matriarche !
Quand elle entra, personne ne lui accorda une once d’attention. Comme fief, Sevanna n’avait pas choisi une tente aielle basse mais un modèle de toile rouge assez haut et grand pour nécessiter deux poteaux centraux. Alors qu’une dizaine de lampes à déflecteur fournissaient la lumière, deux braseros dorés diffusaient une chiche chaleur, les volutes de fumée qui en montaient s’échappant par un trou ménagé dans la toile. Au mieux, l’intérieur était très légèrement moins froid que l’extérieur. Posés sur le sol après qu’on l’eut déneigé, de riches tapis rouges, verts et bleus arboraient des motifs géométriques – la spécialité de Tear – floraux ou animaliers. Entouré de coussins de soie à pompons, un grand fauteuil sculpté et orné de dorures se dressait dans un coin. Faile n’avait jamais vu quiconque s’y asseoir, mais il était censé évoquer la présence immanente d’un chef de tribu.
Faile se contenta de rester dans l’entrée, la tête baissée. Trois autres gai’shain à ceinture et collier d’or – dont un homme barbu – se tenaient en permanence debout contre une paroi de la tente, prêts à satisfaire chaque désir de leur maîtresse.
Sevanna était là, en compagnie de Thevara.
Un peu plus grande que Faile, Sevanna aux cheveux d’or avait des yeux vert clair. Pour être belle, il aurait fallu que sa bouche charnue n’affiche pas en permanence un rictus cupide. À part ses yeux, ses cheveux et sa peau tannée par le soleil, rien en elle ne semblait authentiquement aiel. En chemisier de soie blanc, elle portait une jupe d’équitation gris sombre. Autour de sa tête, une écharpe pliée or et écarlate retenait en arrière ses cheveux. Des bagues brillant à tous ses doigts, ses colliers et ses bracelets – des bijoux lestés de grosses perles, d’énormes rubis, de saphirs géants et d’émeraudes démesurées – auraient fait passer pour du toc la collection pourtant impressionnante de Someryn. Dans le lot, rien ne provenait de l’artisanat aiel.
À l’inverse, Thevara était aielle jusqu’au bout des ongles. En chemisier d’algode blanc et jupe de laine noire, elle ne portait pas de bagues et tous ses bijoux étaient en or et en ivoire. Pour elle, pas de pierres précieuses clinquantes. Plus grande que beaucoup d’hommes, ses cheveux roux foncé strié de blanc, elle faisait penser à un aigle aux yeux bleus prêt à fondre sur Sevanna comme sur un agneau blessé. À choisir, Faile aurait préféré dix colères de Sevanna à un seul agacement de Thevara.
Pour l’heure, les deux femmes, de chaque côté d’une table incrustée d’ivoire et de turquoises, se foudroyaient du regard.
— Ce qui est arrivé aujourd’hui doit nous alarmer, dit Thevara, sûrement agacée de se répéter pour la énième fois.
Agacée au point de dégainer le couteau qu’elle portait à la ceinture ? En parlant, elle caressait le manche, et ça ne semblait pas être inconsciemment.
— Nous devons mettre le plus de distance possible entre ce phénomène et nous. Sans tarder ! À l’est d’ici, il y a des montagnes. Quand nous y serons, nous ne risquerons plus rien. Là, nous attendrons que les autres clans nous rejoignent. Des clans qui n’auraient jamais été séparés si tu ne t’étais pas montrée si sûre de toi, Sevanna.
— Toi, parler de sécurité ? s’esclaffa Sevanna. Es-tu vieille et édentée au point qu’il faille te nourrir de pain et de lait ? Allons, à quelle distance sont tes fichues montagnes ? Combien de jours ou de semaines devrions-nous passer à patauger dans cette neige de malheur ?
Sevanna désigna la carte déroulée sur la table et tenue par deux grosses coupes d’or et un chandelier à trois branches du même métal. En général, les Aiels dédaignaient les cartes, mais cette Matriarche les avait adoptées en même temps que bien d’autres us et coutumes des terres mouillées.
— Ce qui est arrivé, comme tu dis, s’est passé très loin d’ici, Thevara. Tu ne le contestes pas, idem pour toutes les autres Matriarches. Cette ville regorge de vivres. Assez pour tenir des semaines, si nous y restons. Ici, qui oserait nous défier ? Dans un peu plus d’un mois, dix autres clans m’auront rejointe. Plus, peut-être. Et si on en croit les habitants de cette cité, d’ici là, la neige aura fondu. À ce moment-là, nous voyagerons vite, au lieu de devoir tout traîner sur des patins.
Apparemment, constata Faile, les citadins avaient omis de mentionner la gadoue consécutive à la fonte des neiges.
— Dix autres clans t’auront rejointe ? répéta Thevara, mordante. (Sa main se referma sur le manche du couteau.) Tu parles comme si tu étais chef de la tribu, Sevanna, et on m’a choisie pour te conseiller, si tu veux bien t’en souvenir. Tout à fait dans mon rôle, je te suggère de partir pour l’est et de continuer jusqu’aux montagnes. Les nouveaux clans pourront nous y rejoindre aussi aisément qu’ici, et si nous devons avoir l’estomac vide en chemin, quel Shaido redoute les privations ?
À la lumière des lampes, la grosse émeraude que Sevanna portait à la main droite brillait de mille feux tandis qu’elle jouait avec ses colliers. Pinçant les lèvres, elle eut l’air… affamée. Si les privations ne lui étaient pas étrangères, elle s’en était détournée et ne comptait pas revenir en arrière.
— Je parle comme si je dirigeais la tribu, et je décrète que nous resterons ici.
Un défi pur et simple. Mais Sevanna ne laissa pas à Thevara le temps de le relever.
— Je vois que Faile est arrivée… Ma bonne et obéissante gai’shain…
Sur la table, Sevanna prit un paquet enveloppé de tissu et l’ouvrit.
— Faile Bashere, reconnais-tu cet objet ?
La Matriarche brandissait un couteau à un seul tranchant à la lame longue d’une dizaine de pouces – un banal outil comme des milliers de fermiers en portaient. Mais Faile reconnut la configuration des rivets, sur le manche en bois, et l’ébréchure unique de la lame. C’était le couteau qu’elle avait volé puis caché avec tant de soin.
L’épouse de Perrin ne dit rien. Qu’aurait-elle pu raconter ? Les gai’shain n’avaient pas le droit de posséder ou d’utiliser une arme, même un couteau, sauf quand ils faisaient la cuisine.
— Une chance que Galina me l’ait apporté avant que tu aies pu t’en servir. (À ces mots, Faile ne réussit pas à s’empêcher de sursauter.) Qui sait ce que tu en aurais fait ? Si tu embrochais quelqu’un, je serais très mécontente…
Galina ? C’était logique. Tant qu’elle n’aurait pas ce qu’elle voulait, l’Aes Sedai ne permettrait pas aux prisonnières de s’enfuir.
— Elle est sous le choc, Thevara ! lança Sevanna, très amusée. Faile Bashere, Galina sait ce qu’il est attendu d’une gai’shain. Thevara, que dois-je faire de cette femme ? Voilà un conseil qui me sera utile. Nombre de gens des terres mouillées ont été exécutés pour avoir volé une arme, mais je détesterais la perdre.
D’un index, Thevara releva le menton de Faile et sonda son regard. La jeune femme ne baissa pas les yeux, mais ses genoux tremblèrent. Pas à cause du froid, inutile de s’illusionner. Faile n’avait rien d’une poule mouillée, mais quand Thevara la regardait ainsi, elle avait le sentiment d’être un lapin pris entre les serres d’un aigle. Encore vivant, mais attendant que s’abatte le bec mortel.
C’était Thevara qui lui avait ordonné d’espionner Sevanna. Malgré les doutes qu’avaient exprimés les autres Matriarches, Faile était sûre que leur collègue au décolleté vertigineux lui trancherait la gorge si elle la décevait. Cette Aielle l’effrayait, il aurait été vain de le nier. La solution, c’était de contrôler sa peur. Si c’était possible.
— Sevanna, elle pensait à s’évader, dirait-on. Mais nous pouvons lui inculquer l’obéissance.
Entre les tentes, sur l’espace découvert le plus proche de celle de Sevanna – une centaine de pas –, on avait installé une simple table de bois brut. Saucissonnée dessus, Faile, au début, s’était dit que la honte d’être nue serait le pire de sa punition – avec le froid, bien entendu, qui lui donnait déjà la chair de poule. Un peu avant le coucher du soleil, l’air était encore plus mordant, et ça ne s’arrangerait pas pendant la nuit. Or, elle devrait rester ainsi jusqu’à l’aube. Quand il s’agissait d’humilier les habitants des terres mouillées, les Shaido apprenaient vite, et ils utilisaient la honte comme un châtiment.
Craignant de s’empourprer jusqu’à en mourir dès que quelqu’un la regarderait, Faile avait vite constaté que les Aiels ne lui accordaient pas un coup d’œil. Pour eux, la nudité en soi n’avait rien d’humiliant.
Aravine passa à un moment, mais elle ralentit juste le temps de murmurer :
— Courage !
Faile comprit pourquoi elle ne s’était pas attardée. Qu’elle fût loyale ou non, elle avait conscience de ne rien pouvoir faire.
Très vite, Faile avait cessé de s’inquiéter à cause de la honte. Les poignets liés dans le dos, on lui avait plié les jambes afin d’attacher ses chevilles à ses coudes. À présent, elle comprenait pourquoi Lacile et Arrela haletaient. Dans cette position, respirer était un effort surhumain. Le froid augmentant, elle tremblait, mais c’était vite devenu secondaire. Des crampes la torturaient, comme si ses jambes, ses épaules et ses flancs étaient en feu. Pour ne pas crier, elle dut se concentrer, et cet objectif occupa bientôt la totalité de sa conscience. Ne-pas-crier… Mais par la Lumière, qu’est-ce qu’elle avait mal !
— Faile Bashere, Sevanna a ordonné que tu restes ici jusqu’à l’aube. Mais elle n’a pas interdit qu’on te tienne compagnie…
Pour éclaircir sa vision, Faile dut cligner des yeux plusieurs fois. À cause de la sueur… Comment pouvait-elle transpirer alors qu’elle était gelée jusqu’à la moelle des os ?
Bizarrement, Rolan portait deux braseros dont un des pieds était enveloppé de tissu pour lui épargner des brûlures. Voyant que Faile fixait les morceaux de charbon rougeoyants, il haussa les épaules.
— Il fut un temps où une nuit au froid ne m’aurait pas gêné. Mais depuis que j’ai franchi le Mur du Dragon, je me ramollis…
Faile faillit crier quand l’Aiel posa les braseros sous la table. Puis la chaleur monta jusqu’à elle, à travers les planches disjointes, et elle bénit son sauveur. Les crampes ne s’arrangeant pas, elle cria pour de bon quand Rolan lui posa une main sur le torse et l’autre sur les genoux. D’un coup, la pression qui partait de ses coudes disparut. Alors qu’il la… comprimait, Rolan entreprit de lui masser une cuisse. Quand ses doigts malaxèrent un muscle noué, elle crut hurler, mais le nœud se défit. La douleur persistait, le massage faisait mal, pourtant la souffrance, dans ce muscle-là, était différente. Pas encore moins forte, mais ça viendrait si l’Aiel continuait.
— Si je m’occupe en essayant de trouver un moyen de te faire rire, tu ne te formaliseras pas ?
Soudain, Faile s’avisa qu’elle riait – et pas hystériquement. Enfin, pas totalement. Plumée et ficelée comme une oie prête à passer au four, elle allait pour la deuxième fois devoir son salut à un homme qu’elle ne larderait pas de coups de couteau, très probablement.
À partir de maintenant, Sevanna la surveillerait avec l’œil acéré d’un faucon et Thevara tenterait peut-être de la tuer pour l’exemple. Mais elle s’évaderait ! Quand une porte se fermait, une autre s’ouvrait toujours. Oui, elle s’évaderait !
Indomptable, Faile rit… jusqu’à ce qu’elle éclate en sanglots.