4 L’histoire d’une poupée

Assis à sa table de travail, Furyk Karede regardait sans les voir les documents et les cartes éparpillés devant lui. Même s’il n’en avait plus besoin, ses deux lampes à huile brûlaient encore. À l’horizon, le soleil devait déjà pointer. Pourtant, depuis qu’il avait émergé d’un sommeil agité, le général d’étendard, après les dévotions à l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement ! –, s’était contenté d’enfiler sa robe de chambre vert foncé, la couleur impériale que certains s’entêtaient à confondre avec du noir. Depuis, il était resté assis sans bouger. Dire qu’il n’avait même pas pris le temps de se raser !

La pluie ayant cessé, il envisagea de demander à Ajimbura, son serviteur, d’ouvrir les fenêtres pour aérer la chambre qu’il occupait à La Vagabonde. De quoi lui rafraîchir les idées, peut-être… Mais ces cinq derniers jours, les accalmies, toujours de courte durée, étaient suivies par des déluges. Son lit étant entre deux fenêtres, il avait fallu pendre le matelas et les draps aux cuisines pour qu’ils sèchent.

Un petit cri aigu suivi d’un grognement satisfait – sorti de la gorge d’Ajimbura, celui-là – incita Karede à se retourner. Fièrement, comme s’il s’était agi d’un exploit, le petit serviteur brandit son couteau où était piquée la carcasse d’un rat qui devait peser la moitié du poids d’un chat. Ce n’était pas le premier qu’Ajimbura embrochait, depuis leur arrivée. Des désagréments, selon Karede, qui ne se seraient pas produits si Setalle Anan avait toujours été propriétaire de l’auberge. Encore que… Même si le printemps était encore loin, les rongeurs devenaient de plus en plus nombreux à Ebou Dar…

Avec son sourire triomphant et féroce, Ajimbura ressemblait lui-même à un rat. Intégrées depuis trois siècles à l’Empire, les tribus des collines du Kaensada restaient à demi civilisées et très peu domestiquées. Zébrés de blanc, les cheveux roux d’Ajimbura formaient une longue tresse qui ferait un trophée de choix s’il retournait un jour chez lui pour crever durant une des interminables guerres que se livraient les clans et les tribus. Entêté, il s’obstinait à boire dans une coupe à monture d’argent qui, après un examen rapide, se révélait être une calotte crânienne.

— Si tu veux le manger, dit Karede, ce dont je ne doute pas, va le vider dans la cour de l’écurie, à l’abri des regards.

Ajimbura dévorait tout ce qui lui tombait sous les dents. À part les lézards, interdits dans sa tribu pour des raisons qu’il n’avait jamais explicitées.

— Bien sûr, haut maître, répondit le serviteur avec le vague mouvement d’épaules qui passait pour une révérence parmi les siens. Je connais les coutumes des citadins, et je n’attirerai pas la honte sur vous.

Après vingt ans au service de Karede, sans cette mise en garde, le bougre aurait écorché sa prise dans la chambre avant de la rôtir dans la cheminée.

Après avoir fourré la carcasse dans un petit sac de toile, Ajimbura la rangea dans un coin pour plus tard. Puis il essuya sa lame, la rengaina et s’assit sur les talons dans l’attente des ordres de son maître. S’il le fallait, il pouvait rester un jour entier ainsi, patient comme un da’covale.

Depuis tant d’années, Karede n’avait toujours pas compris pourquoi Ajimbura avait quitté son fort natal pour suivre un Garde de la Mort. Une vie bien plus étriquée que celle qu’avait connue le petit homme, en vérité. De plus, avant de le prendre à son service, Karede avait par trois fois failli le tuer.

Oubliant le domestique, il baissa les yeux sur les documents, devant lui. Pour l’heure, il n’avait aucune envie de prendre sa plume… Promu général d’étendard pour avoir gagné des escarmouches contre les Asha’man – en un temps où les victoires se faisaient rares –, il était considéré comme un expert, et certains, dans la hiérarchie, l’estimaient qualifié pour affronter les marath’damane. Mais il y avait des siècles que personne n’avait eu à le faire. Cela dit, depuis que les Aes Sedai – ou prétendument telles – avaient trahi l’existence de leur arme inconnue, à quelques lieues de l’endroit où il était, tout le monde était prié de se creuser la cervelle pour trouver un moyen de miner leur pouvoir.

Ce n’était pas la seule requête figurant parmi les documents. En plus du lot habituel d’ordres de réquisition et de rapports attendant sa signature, quatre seigneurs et trois dames lui demandaient ses lumières sur les forces adverses déployées en Illian. Dans le même ordre d’idées, six dames et cinq seigneurs l’interrogeaient sur les Aiels et leurs spécificités. Mais ces sujets seraient traités ailleurs, si ce n’était pas déjà fait. Ses observations, elles, serviraient uniquement dans le cadre d’un conflit interne. Dans le Retour, qui contrôlait quoi ? Une question cruciale qui restait en suspens…

Quoi qu’il en soit, la guerre n’était pas la préoccupation première des Gardes de la Mort. Lors de chaque bataille majeure, ils étaient présents en première ligne, bien entendu, fidèles à l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement ! – et prêts à pourfendre ses ennemis, qu’elle soit là ou pas. Mais leur mission première consistait à protéger les membres de la famille impériale. Au prix de leur vie, s’il le fallait, et sans regimber.

Neuf nuits plus tôt, comme happée par la tempête, la Haute Dame Tuon avait disparu. Sachant qu’elle n’était plus sous le voile, Karede ne pouvait pas l’appeler la Fille des Neuf Lunes…

Accablé de honte, le général d’étendard n’avait pas songé à se suicider. Se supprimer, c’était une échappatoire aisée pour les membres du Sang. Les Gardes de la Mort, eux, combattaient jusqu’à leur dernier souffle. La garde rapprochée de Tuon était commandée par Musenge, mais Karede, le plus haut gradé seanchanien de ce côté de l’océan d’Aryth, se devait de retrouver la captive et de la ramener en sécurité. Sous n’importe quel prétexte, les soldats fouillaient le moindre trou à rats de la cité et aucun vaisseau plus gros qu’une barque ne pouvait appareiller sans avoir subi une inspection. Le plus souvent menée, hélas, par des hommes qui ne savaient pas ce qu’ils cherchaient, ignorant que le sort du Retour reposait peut-être sur eux.

Karede devait assumer cette mission. La famille impériale, il le savait, se délectait d’intrigues et de complots encore plus compliqués que ceux des autres membres du Sang et la Haute Dame Tuon était une adepte de ces jeux mortels, où elle se révélait à la fois habile et impitoyable.

Seuls quelques initiés savaient qu’elle avait déjà disparu deux fois par le passé. Tenue pour morte, elle avait eu droit – sur sa propre demande – à des préparatifs de funérailles somptueux. Quoi que signifiât sa troisième disparition, le général d’étendard devait la retrouver puis la protéger.

Jusque-là, Karede ignorait même par où commencer… Avalée par la tempête ? Ou par la Dame des Ténèbres ? Des tentatives d’enlèvement ou de meurtre la visaient depuis le jour de sa naissance. S’il découvrait sa dépouille, Karede devrait trouver le commanditaire du crime et avoir sa peau à n’importe quel prix. Ça aussi, c’était son devoir…

Sans daigner frapper, un type mince entra dans la chambre. À sa veste élimée, on aurait pu le prendre pour un des garçons d’écurie de l’auberge. Mais aucun natif d’Ebou Dar n’avait ses cheveux blonds ni ses yeux bleus perçants qui semblaient graver dans sa mémoire tous les détails de la pièce.

Quand il glissa une main sous sa veste, Karede passa en revue les deux manières de tuer ce type qu’il connaissait. Mais son visiteur exhiba une plaquette d’ivoire gravée de la Tour et du Corbeau. Les Chercheurs de Vérité n’avaient pas besoin de frapper aux portes. Et les abattre n’était pas très bien vu…

— Laisse-nous, dit le Chercheur à Ajimbura, sa plaquette déjà rangée, puisque Karede l’avait identifié.

Ajimbura resta accroupi sur le sol, comme s’il n’avait rien vu. Surpris, le Chercheur fronça les sourcils. Même dans les collines du Kaensada, tout le monde savait que la parole d’un Chercheur avait force de loi. Enfin, il en allait peut-être autrement dans quelque fort isolé, lorsqu’on pensait que personne n’était informé de sa présence. Mais Ajimbura n’était pas dans ce cas de figure…

— File attendre dehors ! lui ordonna Karede.

Morose, le tueur de rats se leva et grommela :

— À vos ordres, votre grâce.

Avant de sortir, il dévisagea longuement le Chercheur, histoire de lui faire comprendre qu’il avait mémorisé ses traits. Un de ces quatre, cet homme finirait la tête sur le billot…

— La loyauté est un trésor inestimable, dit le visiteur blond.

Quand Ajimbura eut refermé la porte derrière lui, l’intrus balaya du regard le dessus de la table de travail.

— Vous êtes impliqué dans les plans du seigneur Yulan, général d’étendard, lâcha-t-il. Je n’avais pas prévu que la Garde s’en mêlerait.

Karede déplaça les deux presse-livres en forme de lions posés sur une carte de Tar Valon qui s’enroula toute seule. Une autre carte n’avait même pas été déroulée, pour le moment…

— Tu dois aller interroger le seigneur Yulan, Chercheur. La loyauté au Trône de Cristal est la plus grande vertu imaginable. Tu connais la deuxième ? Savoir tenir sa langue quand il le faut. Plus on parle d’un sujet, et plus il finit par tomber dans l’oreille de fâcheux.

À part la famille impériale, personne ne pouvait rembarrer ainsi un Chercheur et encore moins la Main qui tirait ses ficelles. Pourtant, l’homme ne parut pas outré. S’asseyant dans l’unique fauteuil rembourré de la pièce, il joignit le bout de ses doigts, et, entre ses paumes, riva les yeux sur Karede. S’il ne déplaçait pas son siège, le général d’étendard aurait son interlocuteur dans le dos. Avec un Chercheur, ce n’était pas recommandé. À dire vrai, peu de gens auraient apprécié d’en avoir un dans leur chambre.

Karede ne bougea pas. Entraîné à très bien voir à la périphérie de son champ de vision, il lui suffirait de tourner très légèrement la tête.

— Vous devez être fier de vos fils, dit le Chercheur. Deux dans la Garde, comme vous, et le troisième sur la liste des défunts honorés… Votre femme aurait été très fière aussi.

— Comment te nommes-tu, Chercheur ?

Un silence assourdissant suivit cette question. Demander son nom à un Chercheur était encore plus impudent que de le rembarrer.

— Mor… Almurat Mor…

Mor… Un ancêtre de cet homme avait jadis accompagné Luthair Paendrag, de quoi éprouver une légitime fierté. Les archives généalogiques lui étant interdites, comme à tout da’covale, Karede n’avait aucun moyen de savoir si les histoires au sujet de ses propres ancêtres étaient vraies. Après tout, l’un d’entre eux pouvait avoir été un proche du grand Artur Aile-de-Faucon… Mais ça n’importait pas ! Les hommes qui essayaient de se tenir sur les épaules de leurs ascendants plutôt que sur leurs propres pieds se retrouvaient souvent raccourcis d’une tête. En particulier les da’covale

— Appelle-moi Furyk… Tous les deux, nous appartenons au Trône de Cristal. Que veux-tu, Almurat ? Parler de ma famille ? J’en doute fort…

Si les fils de Karede avaient eu des ennuis, le Chercheur ne les aurait pas mentionnés si tôt dans la conversation. Quant à Kalia, sa femme, elle était hors d’atteinte de tout…

Du coin de l’œil, le général d’étendard vit sur le visage de Mor le reflet d’un conflit intérieur – bien caché, mais pas assez bien. L’homme avait perdu le contrôle de la situation. À dire vrai, il aurait pu s’y attendre, car exhiber ainsi sa plaquette devant un Garde de la Mort, prêt à chaque instant à se transpercer le cœur si on le lui ordonnait, ne pouvait rien donner de bon.

— Écoutez une histoire, général, puis dites-moi ce que vous en pensez…

Comme si Karede était exhibé sur une estrade, lors d’une vente d’esclaves, Mor l’évaluait avec l’âpreté d’un maquignon.

— Ce récit nous est parvenu ces derniers jours…

Par « nous », Mor entendait « les Chercheurs ».

— Il a pris naissance parmi les gens du cru, semble-t-il, mais nous ne sommes pas encore remontés jusqu’à sa source. Ici, à Ebou Dar, une fille ayant l’accent de Seandar a extorqué de l’argent et des bijoux à des marchands. Le titre « Fille des Neuf Lunes » aurait été mentionné.

Le Chercheur eut une grimace de dégoût. Les bouts de ses doigts, sous la pression qu’il exerçait, devinrent tout blancs.

— Ces indigènes ignorent bien entendu ce que signifie ce titre, mais la description de la fille est d’une remarquable précision. Bizarrement, nul ne se souvient d’avoir entendu cette rumeur avant… Eh bien, avant la découverte du meurtre de Tylin.

L’événement le moins déplaisant de tous, aux yeux des Seanchaniens…

— L’accent de Seandar…, répéta Karede. (Mor acquiesça.) Et cette rumeur s’est répandue dans nos rangs…

Bien que ce ne fût pas une question, Mor acquiesça de nouveau.

L’accent de Seandar et une description précise – rien qu’un indigène ait pu inventer. Quelqu’un jouait à un jeu très dangereux – pour l’Empire, et pour le ou les joueurs.

— Au palais, comment réagit-on aux récents événements ?

Il devait y avoir des espions au sein des domestiques, désormais, certains recrutés parmi les natifs. Et tout ce qu’ils apprenaient arrivait vite aux oreilles des Chercheurs.

Mor comprit la question, bien entendu. Inutile de dire à haute voix ce qu’il valait mieux taire.

— L’entourage de la Haute Dame Tuon fait comme si rien n’était arrivé. À part Anath, sa Messagère de Vérité, qui est entrée en retraite, mais chez elle, paraît-il, ça n’a rien d’exceptionnel. Quant à Suroth, elle est encore plus perturbée en privé qu’en public. Elle dort mal, maltraite ses favoris et fait fouetter ses esclaves pour trois fois rien. Elle a ordonné l’exécution d’un Chercheur chaque jour, jusqu’à résolution de l’affaire. Ce matin, elle a annulé la consigne, s’avisant qu’elle risquait d’être à court de Chercheurs avant la fin de l’enquête.

Mor haussa presque imperceptiblement les épaules. Une façon de dire que c’était le pain quotidien des Chercheurs ? Ou l’expression de son soulagement, après être passé à un cheveu de la mort ?

— Sa panique est compréhensible… Si on lui demande des comptes, elle implorera qu’on lui accorde la Mort des Dix Mille Larmes. Les autres membres du Sang informés de l’affaire tentent de se faire pousser des yeux sur la nuque. Certains ont même tout prévu pour leurs funérailles, à tout hasard.

Karede décida qu’il devait voir son interlocuteur en face. Grâce à sa formation, il était insensible aux insultes, mais là… Repoussant sa chaise, il se leva et s’assit au bord de sa table de travail. Prêt à encaisser une attaque, Mor le regarda sans ciller tandis qu’il s’efforçait de juguler sa rage.

— Pourquoi es-tu venu me voir, si tu penses que les Gardes de la Mort trempent dans cette histoire ?

Pour parler d’un ton neutre, Karede avait produit un effort qui lui coupait presque le souffle. Depuis que les premiers Gardes de la Mort avaient juré sur la dépouille de Luthair Paendrag de défendre son fils, il n’y avait jamais eu de trahison. Jamais !

Quand il comprit que Karede ne tenterait pas de le tuer – pas tout de suite, au moins – Mor se détendit un peu, mais quelques gouttes de sueur brillaient sur son front.

— D’après ce qu’on dit, un Garde de la Mort peut voir un papillon respirer… Vous avez quelque chose à boire ?

Courtois, Karede désigna la cheminée. Un gobelet d’argent et une carafe, tenus au chaud, attendaient depuis le réveil du général d’étendard. Une attention d’Ajimbura…

— Le vin risque d’être tiède, mais sers-toi. Après avoir bu, tu répondras à mes questions. Ou tu suspectes les Gardes, ou tu veux m’entraîner dans un de tes jeux pervers. Dans ce cas, sur mes yeux, je jure de découvrir lequel et pourquoi !

Sans cesser de surveiller Karede du coin de l’œil, le Chercheur approcha de la cheminée. Se penchant pour prendre la carafe, il sursauta. Près du gobelet reposait ce qui semblait être une coupe montée sur un support en argent en forme de corne de bélier. Par toute la lumière du ciel ! Combien de fois le général avait-il dit à Ajimbura de cacher cet objet ? À l’évidence, Mor avait vu au premier coup d’œil de quoi il s’agissait.

Ce type osait envisager que des Gardes aient pu trahir ?

— Sers-moi aussi, je t’en prie.

Le Chercheur cilla, décontenancé. Ne venait-il pas de saisir le seul gobelet ? Puis il comprit, parut très mal à l’aise, remplit la coupe barbare et s’essuya les mains sur sa veste avant de s’en emparer.

Tout homme avait ses limites, y compris un Chercheur. Quand on l’y poussait, il devenait très dangereux – mais en perdant une bonne part de son assurance.

Karede accepta la coupe-calotte, la prenant à deux mains, puis il la leva devant lui et baissa la tête.

— À l’Impératrice, puisse-t-elle vivre éternellement dans l’honneur et la gloire. Honte et mort à ses ennemis !

Quand il porta la coupe-calotte à ses lèvres, Karede vit du coin de l’œil que le Chercheur le regardait boire. Le vin était froid, les épices avaient un goût amer, et on sentait comme une étrange saveur acide – un relent, plutôt. Celui de la pâte à polir d’Ajimbura ou des cendres du type mort pour que sa calotte crânienne devienne une coupe ? Non, l’imagination du général lui jouait des tours…

Mor but très vite une bonne moitié de son vin, puis il baissa les yeux sur son gobelet, sembla mesurer son inconvenance et fit un gros effort pour reprendre le contrôle de ses nerfs.

— Furyk Karede, né il y a quarante-deux ans, parents tisserands. Propriété de Jalid Magonine, artisan à Ancarid. À quinze ans, admis à suivre l’entraînement des Gardes de la Mort. Deux fois cité pour héroïsme et trois fois mentionné à l’ordre du jour. Après sept ans de service, nommé garde du corps de la Haute Dame Tuon, qui venait de naître.

À l’époque, le patronyme était différent, bien sûr… Mais prononcer le nom de naissance de la Fille des Neuf Lunes eût été une insulte.

— Dès la première année, figure parmi les trois survivants du premier attentat contre sa protégée. En récompense, sélection pour la formation d’officier… En première ligne durant la Révolte de Muyami puis les Événements de Jianmin. Encore des citations et des mentions pour héroïsme. Retour auprès de la Haute Dame peu avant le jour de son vrai nom.

Mor baissa les yeux sur son gobelet puis les releva.

— À votre demande… Très inhabituel, ça… L’année suivante, trois blessures récoltées en faisant un bouclier de votre corps à la Haute Dame Tuon. En guise de remerciements, elle vous a offert son bien le plus précieux, à savoir une poupée.

» Après d’autres années brillantes semées de citations et de mentions, choisi pour veiller sur l’Impératrice en personne – puisse-t-elle vivre éternellement ! Enfin, sélectionné pour accompagner le Haut Seigneur Turak durant le Retour. Les temps et les hommes changent, mais avant d’être affecté au Trône, vous avez par deux fois demandé à revenir au service de la Haute Dame Tuon. Très, très inhabituel, ça ! Quant à la poupée, vous l’avez gardée jusqu’à sa destruction lors du grand incendie de Sohima, il y a une dizaine d’années.

Pas pour la première fois, Karede se félicita qu’on lui ait appris à rester impassible dans toutes les circonstances. Face à un adversaire, les expressions instinctives en disaient beaucoup trop long. Encore aujourd’hui, il revoyait la petite fille qui avait posé la poupée près de lui, sur sa civière. Et il entendait encore ses paroles :

« Tu m’as sauvé la vie, alors, il faut qu’Emela veille sur toi en retour. Bien sûr, elle ne peut pas vraiment te protéger, puisque c’est une poupée. Mais garde-la pour te souvenir que je t’entendrai toujours, si tu prononces mon nom. Et si je suis encore vivante… »

— Mon honneur est ma loyauté, dit Karede en posant la coupe sur la table – doucement, pour ne pas tacher de vin les documents.

Si son serviteur polissait régulièrement l’argent, il ne prenait sûrement pas la peine de laver le récipient.

— Ma loyauté envers le trône… Pourquoi es-tu venu me voir ?

Mor se déplaça afin que le fauteuil soit entre eux. S’il pensait paraître décontracté, ou presque, il semblait surtout sur le point de lancer son gobelet sur le général. Sous sa veste, dans le dos, il cachait un couteau. Et il devait en avoir un second quelque part…

— Trois demandes d’affectation auprès de la Haute Dame Tuon. Et cette poupée…

— Jusque-là, je te suis…, lâcha Karede.

Les Gardes n’étaient pas censés s’attacher à ceux qu’ils protégeaient. Au service du Trône de Cristal, ils devaient défendre quiconque y montait avec un cœur de fer et une foi aveugle. Pourtant, il se rappelait le visage sérieux de cette fillette consciente qu’elle ne vivrait pas assez longtemps pour accomplir son devoir, et pourtant décidée à essayer. Oui, il avait gardé la poupée…

— La rumeur concernant une fille, c’est seulement la surface des choses, pas vrai ?

— Voir respirer un papillon, souffla Mor. Parler à quelqu’un qui capte tant de choses est un plaisir. La nuit du meurtre de Tylin, deux damane ont fui le chenil du palais Tarasin. Deux anciennes Aes Sedai. La coïncidence ne vous trouble pas ?

— Je déteste toutes les coïncidences, Almurat. Mais quel rapport avec la rumeur… et le reste ?

— Cette toile d’araignée est plus complexe que vous l’imaginez… Ce soir-là, d’autres personnes ont quitté le palais, dont un jeune homme qui, prétend-on, était le mignon de Tylin. Ajoutons quatre probables soldats et un vieux type nommé Thom Merrilin – à l’en croire. Un serviteur, prétendument, mais bien plus éduqué que la moyenne. À un moment ou à un autre, tous ces hommes ont été vus en compagnie des Aes Sedai présentes en ville avant que l’Empire l’ait conquise.

Le Chercheur se pencha en avant dans son fauteuil.

— Tylin n’a peut-être pas perdu la vie parce qu’elle a juré fidélité à l’Empire. Et si elle avait appris des choses… dangereuses ? Sur l’oreiller, elle aurait pu en parler au jeune type, qui se serait empressé de prévenir « Merrilin ». Faute de mieux, continuons à l’appeler ainsi… Plus j’en apprends sur lui, plus il m’intrigue. Expérimenté, beau parleur, à l’aise avec les nobles et les têtes couronnées… Un courtisan plus qu’un larbin. Si la Tour Blanche s’intéressait à Ebou Dar, c’est le genre d’homme qu’elle y enverrait.

La Tour Blanche… Sans y penser, Karede saisit la coupe d’Ajimbura et faillit la porter à ses lèvres avant de mesurer sa bévue. Cela dit, il ne lâcha pas le récipient, histoire de dissimuler son trouble. Tous les initiés savaient que la disparition de la Haute Dame Tuon était liée à la guerre de succession qui faisait déjà rage. Dans la famille impériale, il en allait toujours ainsi. Si la Fille des Neuf Lunes était morte, on pourrait nommer une nouvelle héritière. Sinon…

Pour l’enlever, la Tour Blanche aurait effectivement envoyé ses meilleurs éléments. En supposant que Mor ne lui ait pas tendu un piège… À part l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement ! – les Chercheurs pouvaient tromper n’importe qui.

— Tu as présenté ta thèse à tes supérieurs et ils l’ont rejetée. Sinon, tu ne serais pas ici. À moins que… Tu n’as rien dit à tes chefs, pas vrai ? Pourquoi ?

— Plus complexe que vous l’imaginez…

Mor jeta un coup d’œil à la porte, comme s’il craignait qu’on les épie. Pourquoi cette prudence tardive ?

— Il y a de nombreuses… complications. Les deux damane ont été exfiltrées par dame Egeanin Tamarath, connue pour ses contacts avec les Aes Sedai avant tout ça. Très poussés, les contacts. Trop, même. À l’évidence, elle a aidé les damane pour couvrir sa propre fuite.

» Toujours cette même nuit, Egeanin a quitté la ville avec trois damane et, soupçonne-t-on, Thom Merrilin et tous les autres. Nous ignorons l’identité de la troisième damane – peut-être une Atha’an Miere importante, ou une Aes Sedai qui se cachait en ville – mais nous avons identifié les sul’dam, et deux sont liées à Suroth, elle-même en rapport très étroit avec les Aes Sedai.

Malgré sa méfiance, Mor faisait ses révélations comme si elles n’avaient rien de stupéfiant. Pas étonnant qu’il soit nerveux.

En résumé, Suroth conspirait avec les Aes Sedai et elle avait corrompu une partie des chefs de Mor. Quant à la Tour Blanche, elle avait placé des hommes sous le commandement d’un de ses meilleurs agents afin d’exécuter de sombres opérations. Tout ça se tenait. Quand Karede était parti avec les Éclaireurs, la première vague du Retour, on lui avait demandé de surveiller les membres du Sang, connus pour leur ambition démesurée. Si loin de l’Empire, ils risquaient de créer leur propre royaume…

Par le passé, Karede avait lui aussi envoyé des espions dans une ville dont la chute était assurée, quoi qu’on fasse pour la défendre. Ainsi, on nuisait de l’intérieur à ses ennemis…

— Almurat, tu sais dans quelle direction sont partis ces gens ?

Le Chercheur secoua la tête.

— Ils ont fait mine d’aller vers le nord, et dans les écuries du palais, on les aurait entendus parler de Jehannah, la capitale du Ghealdan. Un leurre délibéré, j’en ai peur. À la première occasion, ils bifurqueront. Les capitaines des bateaux assez grands pour leur faire traverser le fleuve ont été interrogés, mais il y en a trop pour que nous ayons des certitudes. Ici, le désordre règne. Impossible de tout contrôler.

— Voilà qui me donne matière à réflexion…

Le Chercheur fit la grimace, mais il parut résigné à ne rien obtenir de plus du général d’étendard.

— Quoi que vous décidiez de faire, gardez une chose à l’esprit : comment la fille a-t-elle réussi à escroquer ces marchands ? Deux ou trois soldats l’accompagnaient en permanence, semble-t-il. Et la description de leur armure est très précise.

Mor fit mine de toucher la robe de chambre de Karede, mais il se ravisa.

— La plupart des gens pensent que cette couleur est du noir… Vous voyez ce que je veux dire ? Quoi que vous fassiez, ne traînez pas. (Il leva son gobelet.) À votre santé, général d’étendard… Furyk… La vôtre et celle de l’Empire.

Sans la moindre hésitation, Karede vida la coupe-calotte.

Mor sortit comme il était entré. Quelques instants plus tard, la porte se rouvrit pour laisser passer Ajimbura – qui riva un regard accusateur sur la coupe-calotte, toujours entre les mains de son maître.

— Tu connaissais cette rumeur, Ajimbura ?

Inutile de demander si le domestique avait écouté à la porte. Doutait-on que le soleil se levait chaque matin ?

Ajimbura ne prit pas la peine de nier :

— Je ne me salirais pas la bouche avec de telles saletés, haut maître.

Karede s’autorisa un soupir. Que la Haute Dame Tuon ait disparu de son propre fait ou non, elle était en danger. Et si la rumeur faisait partie d’un plan forgé par Mor, la meilleure façon de vaincre un complot, c’était de prendre la direction du jeu.

— Sors mon rasoir, Ajimbura…

Se rasseyant, Karede prit sa plume en tenant de la main gauche la manche de sa robe de chambre, histoire de ne pas la tacher.

— Après, trouve le capitaine Musenge, attends qu’il soit seul et donne-lui ce mot. Ne traîne pas, car j’aurai encore besoin de toi.


Le lendemain, un peu avant midi, Karede traversa le fleuve sur le bac qui partait toutes les heures, obéissant au son d’une cloche. Secouée par les eaux nerveuses, cette longue barge transportait six chariots bâchés arrimés par des cordes qui grinçaient à chaque mouvement. Effrayés, les chevaux piaffaient sans cesse et les rameurs devaient repousser les conducteurs et les gardes désireux de vider leur estomac dans l’eau. Décidément, certains hommes n’avaient pas le pied marin… Visage rond et teint cuivré, la marchande à qui appartenait la caravane se tenait à la proue, enveloppée d’un manteau sombre, et se jouait du tangage comme si elle avait passé sa vie sur un pont. Les yeux rivés sur le rivage, elle ignorait ostensiblement Karede. À la selle de son hongre bai, elle devait savoir qu’il s’agissait d’un Seanchanien. Comme il cachait sa veste vert rayé de rouge sous un manteau gris passe-partout, elle le prenait pour un soldat du rang. Pas un colon, à cause de l’épée qui battait sa hanche. En ville, malgré ses précautions, il avait peut-être attiré l’attention d’observateurs plus avisés, mais il ne pouvait rien contre ça. Avec de la chance, il aurait un jour, voire deux, avant qu’on s’avise qu’il ne rentrerait pas à l’auberge de sitôt.

Dès que le bac eut achevé sa course contre les poteaux entourés de cuir de l’embarcadère, il sauta en selle et fut le premier à quai lorsque la passerelle du bac se fut abaissée. Derrière lui, la marchande houspillait ses conducteurs alors que les marins n’avaient pas fini de détacher les cordages.

Sur les pavés, encore glissants à cause de la pluie du matin, du crottin de cheval et des crottes d’un troupeau de mouton, il garda Aldazar au pas jusqu’à ce qu’il ait atteint la route de l’Illian. Même là, il ne passa pas au trot. Au début d’un voyage à la durée inconnue, l’impatience était un vilain défaut.

Flanquée d’auberges miteuses, rien de plus logique près d’un embarcadère, la route matérialisait la frontière nord du Rahad. Avachis sur des bancs, devant les auberges, des types mal fagotés regardèrent passer le cavalier, l’air maussades. Parce qu’il était seanchanien ? Non, tout voyageur à cheval se serait attiré ce genre de coups d’œil assassins. Même chose pour un quidam à pied, à condition qu’il ait l’air d’avoir quatre sous…

Laissant très vite ces fâcheux derrière lui, Karede passa devant des oliveraies et des petites fermes. Dans les deux cas, les ouvriers agricoles et les paysans avaient tellement l’habitude des voyageurs qu’ils ne levaient même plus les yeux de leur travail. Cela dit, le trafic n’était guère intense. Quelques charrettes à hautes roues et, en deux occasions, une caravane de marchands en route pour Ebou Dar. Escortés par des gardes, comme il se devait, les deux marchands, comme leurs conducteurs de chariot, arboraient la barbe typique des Illianiens. À première vue, on aurait pu trouver étrange que l’Illian, en guerre contre l’Empire, commerce toujours avec Ebou Dar, mais de ce côté de la mer Orientale, les gens étaient vraiment bizarres. Avec leurs coutumes des plus farfelues, ils ne correspondaient pas aux légendes qui couraient au sujet de la terre natale du grand Aile-de-Faucon. Pas du tout, même… Bien sûr, pour les intégrer à l’Empire, il convenait de les comprendre, mais cette tâche incombait à des gens plus haut placés que Karede. Lui, il avait un autre devoir…

Quand les fermes cédèrent la place à des terres boisées, l’ombre du général d’étendard s’allongeait déjà devant lui. Et lorsqu’il repéra ce qu’il cherchait, le soleil déclinait vers l’horizon.

Accroupi sur le bas-côté nord de la route, Ajimbura jouait de la flûte tel un oisif en goguette. Dès qu’il vit approcher son maître, il glissa l’instrument à sa ceinture et s’enfonça dans les broussailles, son manteau marron battant l’air derrière lui. Après un coup d’œil par-dessus son épaule, pour s’assurer qu’il n’y avait personne dans son dos, Karede engagea Aldazar dans les mêmes entrelacs de broussailles.

Le petit domestique l’attendait à quelques pas, hors de vue de la route, dans un bosquet de pins géants. Après avoir « salué » son maître, il grimpa sur le dos d’un alezan élancé aux quatre paturons blancs. Un tel cheval, selon lui, était une sorte de porte-bonheur.

— Nous y allons, maître ? demanda-t-il.

D’un geste, Karede donna son accord, puis il emboîta le pas au serviteur.

Il ne restait plus beaucoup de chemin à faire – moins d’un quart de lieue. Mais de la route, impossible de voir qu’on les attendait dans une vaste clairière.

Musenge était là avec une centaine de Gardes, vingt Jardiniers ogiers et des chevaux de bât chargés de provisions pour deux semaines – amenés la veille par Ajimbura, en même temps que l’armure de son maître.

Debout près de leur monture, des sul’dam se tenaient près des cavaliers en armure, certaines caressant l’une ou l’autre des six damane tenues en laisse.

Avisant Karede, Musenge vint à sa rencontre en compagnie de Hartha, le Premier Jardinier à l’air austère armé de sa hache au manche orné de fanions verts.

Une des femmes – Melitene, la der’sul’dam de la Haute Dame Tuon – monta en selle et rejoignit les deux hommes.

Karede retourna le salut de Musenge et Hartha, mais son regard se riva sur les damane. L’une d’entre elles, en particulier. Une petite femme dont une sul’dam au visage carré et au teint sombre caressait les cheveux. Le visage d’une damane était toujours trompeur, parce que ces femmes vieillissaient lentement et vivaient très longtemps. Mais celle-là avait une caractéristique que le général savait reconnaître. À l’évidence, c’était une ancienne Aes Sedai.

— Quel prétexte as-tu trouvé pour faire sortir toutes ces femmes de la cité ? demanda Karede à Melitene.

— L’entraînement, général d’étendard ! répondit la der’sul’dam. Tout le monde croit en ses bienfaits.

On murmurait que la Haute Dame Tuon n’avait en fait besoin de personne pour former ses esclaves et ses sul’dam, mais Melitene, les cheveux désormais plus grisonnants que bruns, avait bien plus d’une corde à son arc. Du coup, elle n’eut aucun mal à deviner le véritable sens de la question du général. À la base, il avait demandé que Musenge amène deux damane, si c’était possible.

— Aucune d’entre nous n’a voulu rester en arrière, général d’étendard. Pas pour une telle mission. Quant à Mylen…

L’ancienne Aes Sedai, sans doute…

— Une fois hors de la ville, nous avons révélé aux damane la raison de cette… excursion. Il est toujours préférable qu’elles sachent ce qui les attend. Depuis, nous nous efforçons d’apaiser Mylen. Elle adore la Haute Dame ! Toutes ces femmes l’aiment, mais là, c’est de la vénération, comme si elle occupait déjà le Trône de Cristal. Si une des Aes Sedai tombe entre les mains de Mylen, il faudra la lui arracher très vite pour qu’elle soit encore en état de porter un a’dam.

Melitene ponctua sa tirade d’un éclat de rire.

— Je ne vois pas ce que ça a de drôle, maugréa Hartha.

Encore plus ridé que Musenge, l’Ogier à la longue moustache grise abritait sous la visière de son casque une paire de grands yeux d’obsidienne. Avant la naissance du père de Karede, voire de son grand-père, il était déjà Jardinier.

— Nous n’avons ni cible ni piste… Autant essayer d’attraper le vent avec un filet.

Melitene reprit son sérieux et Musenge parvint à avoir l’air plus sinistre que l’Ogier – un sacré exploit.

En dix jours, leurs proies pouvaient avoir fait bien du chemin. Après avoir tenté l’esbroufe de Jehannah, le meilleur agent de la Tour Blanche ne serait pas assez bête pour foncer tout droit vers l’est. Pareillement, il aurait l’intelligence de ne pas trop s’approcher du nord. Cela dit, ça laissait un très vaste territoire à explorer – sans compter qu’il grandissait chaque jour.

— Si on en est là, dit Karede, il est temps de déployer nos filets. En la jouant fine, bien entendu.

Musenge et Hartha approuvèrent du chef. Pour les Gardes de la Mort, ce qui devait être fait devait l’être. Même s’il s’agissait de capturer le vent.

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