1 L’heure de partir

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler au-dessus des collines de Rhannon. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Né au cœur des oliveraies et des vignobles qui couvraient ces collines rocheuses – des rangées d’oliviers toujours verts et des ceps de vigne dénudés jusqu’au printemps –, ce vent froid soufflait vers l’ouest et le nord à travers les fermes prospères qui constellaient le terrain jusqu’au grand port d’Ebou Dar.

Si la terre était encore en jachère, des hommes et des femmes s’affairaient déjà à huiler les socs de charrue et à réparer les harnais en prévision des semailles. Concentrés sur leur labeur, ils accordaient peu d’attention aux files de chariots lourdement chargés qui, avançant vers l’est le long des routes de terre, transportaient des gens bizarrement vêtus au curieux accent traînant. Parmi ces étrangers, beaucoup étaient aussi des fermiers, si on se fiait aux outils accrochés aux flancs de leurs chariots et aux jeunes pousses ou racines enveloppées dans du tissu qui voyageaient avec eux.

Des colons en route vers de lointaines terres et dépourvus d’intérêt pour leur environnement actuel…

Quand on ne s’opposait pas à eux, les Seanchaniens se montraient très tolérants. Du coup, pour les fermiers des collines de Rhannon, rien d’important n’avait changé. À leurs yeux, les seules dirigeantes, c’était la pluie ou la sécheresse.

Soufflant toujours vers l’ouest et le nord, ce vent balayait les eaux vertes, juste avant le grand port où des centaines de bâtiments oscillaient en cadence au gré de la houle. La proue large et droite, les plus grands navires arboraient des voiles nervurées. Le nez long et pointu, d’autres, plus petits, étaient en cours de transformation, des marins les équipant de voiles et de gréements identiques à ceux des géants des mers. Quelques jours auparavant, le port était encore plus bondé, mais beaucoup de bateaux gisaient désormais sur le côté, misérables épaves échouées sur les récifs ou, à demi carbonisées, engluées dans la vase tels des squelettes noircis.

Propulsées par leur voile triangulaire ou par leurs rameurs, de plus modestes embarcations sillonnaient le port. Transportant des travailleurs et du ravitaillement, elles les convoyaient jusqu’aux navires encore à flot.

Depuis des grosses barques et des barges stabilisées par des flotteurs – des billots attachés les uns aux autres –, des hommes plongeaient, la grosse pierre qu’ils tenaient les entraînant jusqu’aux navires coulés, auxquels ils attachaient des câbles de renflouement.

Six nuits plus tôt, la mort avait marché sur les eaux, le Pouvoir de l’Unique tuant des hommes et des femmes dans les ténèbres déchirées par les boules de feu et les éclairs couleur argent. En proie à une activité frénétique, le port aux eaux agitées paraissait pourtant presque en paix, en regard de cette nuit terrible.

Chargé d’embruns, ce vent continuait vers l’ouest et le nord pour s’engouffrer dans l’embouchure du fleuve Eldar, à l’endroit où elle s’élargissait – au nord, à l’ouest et vers l’intérieur des terres – afin de former le port lui-même.

Assis en tailleur sur un rocher couvert de mousse brune, au bord du fleuve à la rive semée de roseaux, les épaules voûtées sous les assauts du vent, Mat jura intérieurement. Ici, il n’y avait pas d’or à dénicher, pas de femmes, pas de bals et rien d’amusant. En revanche, en matière d’inconfort, on était servi. Le genre d’endroit qu’il aurait évité, en temps normal…

Alors que le soleil dépassait à peine l’horizon, des nuages violets dérivaient dans le ciel grisâtre, annonciateurs de pluie. En l’absence de neige – à Ebou Dar, Mat n’avait jamais vu l’ombre d’un flocon – on avait du mal à se croire en hiver. Pourtant, un matin pareil, on se gelait autant que dans un paysage uniformément blanc.

Six nuits plus tôt, Mat était sorti de la cité au grand galop. S’il s’était fié à sa hanche douloureuse, il aurait pu se croire encore accroché à sa selle et trempé jusqu’aux os. Normal, puisque par ce temps, et à ce moment de la journée, il fallait être fou pour mettre le nez dehors – surtout sans manteau. Au lieu de regretter d’avoir oublié le sien, Mat s’en voulait de ne pas être resté au lit.

Le relief du terrain dissimulait Ebou Dar, à un peu moins d’une demi-lieue de là, et interdisait qu’on repère le jeune flambeur depuis la cité. À part ça, il n’y avait pas un arbre ou un buisson en vue. En terrain découvert, avec ce vent, Mat avait l’impression qu’une colonie de fourmis grouillait sous sa peau. Malgré tout, il ne risquait pas de crever de froid. Très ordinaires, sa veste de laine marron et son bonnet ne ressemblaient pas aux vêtements extravagants qui le faisaient reconnaître partout en ville. À la place du foulard de soie noire, une simple écharpe de laine cachait la cicatrice, sur son cou, et le col relevé de sa veste interdisait qu’on remarque ce détail. Sur sa tenue, pas de dentelle ni de broderie. La sobriété adaptée à un fermier censé traire des vaches. Parmi les gens qu’il devait éviter, aucun ne risquait de le reconnaître. De loin, en tout cas. À tout hasard, il enfonça un peu plus le bonnet sur son crâne.

— Tu comptes rester encore longtemps, Mat ?

Au pied du rocher, assis sur les talons, Noal pêchait dans l’eau glauque avec une canne en bambou. Sa veste bleu foncé avait connu de meilleurs jours, mais on pouvait en dire autant de lui. Voûté, les cheveux blancs, le vieux bonhomme au nez cassé était quasiment édenté. De temps en temps, il explorait un trou du bout de la langue, comme surpris qu’il lui manque quelque chose.

— Au cas où ça t’aurait échappé, on gèle. Les gens croient qu’il fait toujours chaud à Ebou Dar, mais l’hiver, c’est l’hiver, et aujourd’hui, on se croirait au Shienar. Mes os rêvent d’un bon feu. Ou au moins d’une couverture. Quand on est à l’abri du vent, ça peut suffire pour se réchauffer. Tu envisages de faire quelque chose, ou tu préfères regarder fixement l’aval du fleuve ?

N’ayant obtenu qu’un vague coup d’œil en guise de réponse, Noal haussa les épaules et recommença à observer les morceaux de bois flotté qui dérivaient entre les roseaux clairsemés. Régulièrement, il fermait et rouvrait une main comme si ses doigts déformés par l’âge souffraient plus du froid que le reste de son corps. Si c’était le cas, il n’avait qu’à s’en prendre à lui-même. Pataugeant dans l’eau, ce vieux fou avait pêché à mains nues des vairons destinés à servir d’appâts. À présent, ses trophées tournaient en rond dans un panier à moitié submergé mais lesté d’un gros galet pour ne pas être emporté par le courant. Malgré ses jérémiades au sujet du temps, Noal avait accompagné Mat sans y être invité ni même incité. À l’en croire, tous les êtres qu’il chérissait étaient morts depuis longtemps, et il avait un besoin désespéré de compagnie.

« Désespéré » n’avait rien d’une exagération. Sinon, pourquoi aurait-il traîné ses guêtres avec Mat, alors qu’il aurait pu être à cinq jours d’Ebou Dar, à l’heure actuelle ? Avec un bon cheval et de solides raisons de filer, un type en faisait, du chemin, en cinq jours. Mat avait assez réfléchi à la question pour en être sûr.

Sur la rive opposée du fleuve, à demi cachée par une des multiples îles marécageuses, les rames d’une grosse barque se levèrent à l’horizontale au-dessus de l’eau et un marin entreprit de sonder le fond avec une gaffe. D’un geste, il demanda à un autre type de l’aider à remonter ce qu’il venait d’accrocher. De loin, on aurait dit un gros sac.

Mat fit la grimace et détourna les yeux. Cinq jours après, on trouvait toujours des cadavres, et c’était sa faute. Comme les coupables, les innocents mouraient. Et quand on ne faisait rien, ils étaient les seuls à périr. Ou à connaître un sort comparable à la mort. Voire pire, selon la façon de considérer la chose.

Mat plissa le front d’agacement. Par le sang et les cendres, voilà qu’il se comportait comme un fichu philosophe ! Prendre des responsabilités coupait un homme de toutes les joies de la vie, le desséchant jusqu’à ce qu’il ne soit plus que poussière. Ses aspirations, pour l’heure ? Des flots de vin chaud, dans une salle commune douillette envahie de musique, avec une serveuse bien en chair sur les genoux – tout ça loin d’Ebou Dar. Très loin, même.

Mais qu’avait-il, en lieu et place de ce paradis ? Des obligations dont il ne pouvait pas se dépêtrer et un avenir qui le déprimait. Être ta’veren n’avait rien d’une sinécure, même si la Trame, prétendait-on, se tissait autour de l’heureux élu. Par bonheur, Mat avait toujours sa chance légendaire. Pour preuve, il était encore vivant, et pas enfermé dans une cellule. Dans les circonstances actuelles, c’était un sacré coup de veine.

De son perchoir, il voyait très bien les dernières îles marécageuses, et les embruns ne formaient pas un rideau assez épais pour dissimuler ce qu’il entendait observer. Dans sa tête, il faisait des additions. Les bateaux encore intacts d’un côté, les épaves de l’autre… Depuis un moment, il s’emmêlait les pinceaux, comptant souvent deux fois la même unité, ce qui l’obligeait à tout recommencer.

Penser presque constamment aux Atha’an Miere recapturés le déconcentrait. D’après ce qu’on disait, dans le Rahad, plus de cent cadavres se balançaient au bout d’une corde avec une pancarte qui dénonçait leur crime – « meurtre » ou « rébellion », selon les cas. En principe, les Seanchaniens décapitaient ou empalaient, sauf les membres du Sang, qui étranglaient avec leur cordelette. Nécessité faisant loi, ils avaient opté pour la pendaison, plus pratique en cas d’affluence de condamnés.

Que la Lumière me brûle, j’ai fait ce que j’ai pu !

Inutile de culpabiliser parce que ça n’avait pas été grand-chose… Un coup d’épée dans l’eau ! Mais il devait se concentrer sur les gens qui avaient pu fuir.

Les Atha’an Miere évadés avaient volé des bateaux dans le port. Même en se contentant de ce qui leur tombait sous la main, l’idée était de sauver un maximum des leurs. Avec les milliers d’entre eux réduits en esclavage dans le Rahad, ça impliquait la « réquisition » de grands bâtiments. Ceux des Seanchaniens, puisque les leurs étaient en cours de réarmement pour correspondre aux critères des envahisseurs. S’il recensait les grands bateaux manquants, Mat aurait une idée du nombre d’Atha’an Miere rendus à la liberté.

Libérer les Régentes des Vents avait été judicieux – la seule chose à faire, en réalité. Mais en plus des pendus, ces cinq derniers jours, on avait repêché dans le port des centaines et des centaines de cadavres. Et comment savoir combien avaient été emportés au large par la marée ? Depuis le désastre, les fossoyeurs travaillaient de l’aube au crépuscule et les cimetières débordaient d’enfants et de femmes en pleurs. D’hommes, aussi… Une bonne partie des défunts étaient des Atha’an Miere, jetés dans des fosses communes sans personne pour verser une larme. Pour compenser le nombre de ses victimes, Mat avait besoin de savoir combien de gens s’en étaient tirés grâce à lui.

Combien de bateaux avaient réussi à atteindre la mer des Tempêtes ? Même sans s’emmêler les pinceaux dans les comptes, c’était difficile à dire. Contrairement aux Aes Sedai, les Régentes des Vents avaient toute liberté d’utiliser le Pouvoir comme une arme, surtout quand la sécurité des leurs était en jeu. Logiquement, elles devaient avoir tenté d’interdire toute poursuite, et personne ne se lançait dans une traque sur un bâtiment en feu.

Les Seanchaniens, avec leurs damane, étaient encore plus enclins à rendre coup pour coup.

Plus nombreux que des fétus de paille, des éclairs fusant sous la pluie… Des boules de feu, certaines énormes, propulsées dans le ciel… Le port était en flammes d’un côté à l’autre, et, malgré l’orage, n’importe quel feu d’artifice des Illuminateurs serait passé inaperçu dans cet embrasement généralisé…

Sans tourner la tête, Mat pouvait indiquer une dizaine d’endroits où la carcasse carbonisée d’un grand navire seanchanien émergeait à demi de l’eau, les vagues léchant ce qui restait de son pont. Deux fois plus de bateaux du Peuple de la Mer avaient subi le même sort. À l’évidence, les Atha’an Miere avaient répugné à laisser leurs navires à des esclavagistes.

Quelque trente-six épaves, donc, sans compter celles en cours de renflouement. Ces dernières, un marin aurait sans doute pu les trier en observant les types de mâts qui dépassaient de l’eau, mais c’était hors des compétences de Mat.

Sans crier gare, un vieux souvenir lui revint… La préparation de vaisseaux pour repousser une attaque lancée depuis la mer… Combien d’hommes pouvait-on entasser dans un espace confiné, et pendant combien de temps ?

Remontant à une antique guerre entre Fergansea et Moreina, ces réminiscences ne lui appartenaient pas, en dépit des apparences. Désormais, savoir qu’il n’avait pas vécu un seul de ces événements liés à la vie d’autres hommes le déconcertait, comme si tout ça avait fini par lui appartenir pour de bon. D’autant plus que ses propres souvenirs lui semblaient souvent moins vifs et colorés que ceux-là.

Si les navires de cette époque étaient plus petits que ceux d’aujourd’hui, les fondamentaux restaient les mêmes.

— Ils n’ont pas assez de bateaux…, marmonna Mat.

À Tanchico, les Seanchaniens disposaient de réserves supérieures à celles qui leur restaient ici, mais les pertes subies six nuits plus tôt suffiraient à les handicaper.

— Assez de vaisseaux pour quoi faire ? demanda Noal. Moi, je n’en ai jamais vu autant au même endroit.

Une sacrée constatation, dans la bouche du vieil homme. Si on l’en croyait, il avait tout vu, et presque toujours en plus grand et plus gros que ce qu’il avait sous le nez. À Champ d’Emond, on aurait dit qu’il n’hésitait jamais à tordre le cou à la vérité.

— Pas assez de bateaux pour les ramener tous chez eux…, répondit Mat.

— Rentrer chez nous ? lança une voix féminine dans le dos du jeune flambeur. Pourquoi diantre, puisque nous y sommes déjà ?

L’accent traînant des Seanchaniens… S’il n’avait pas reconnu la locutrice, Mat aurait eu du mal à ne pas sursauter.

Ses yeux bleus comme des dagues jumelles, Egeanin foudroyait quelque chose du regard, mais pas lui – enfin, il l’espérait. Grande et mince, le visage dur, elle restait pâlichonne malgré une vie passée en mer. Sa robe verte, que n’aurait pas reniée une Zingara, brillait à en faire cligner des yeux un aveugle et des broderies florales jaunes et blanches surchargeaient le col montant et les manches. Noué sous son menton, un foulard à fleurs, lui aussi, maintenait la longue perruque noire qui cascadait jusqu’à ses reins.

Egeanin abominait la robe et le foulard – très mal assortis, de fait – et elle passait son temps à redresser la perruque. L’objet de tous ses soucis, plus encore que sa tenue. Une obsession, en fait…

Devoir couper ses ongles démesurément longs l’avait contrariée, rien de plus. En revanche, l’obligation de se raser le crâne avait provoqué une vraie crise de colère, avec le rouge aux joues et les yeux exorbités.

Sa coupe d’origine – les tempes et le front rasés, plus une crête sur le sommet du crâne qui se prolongeait par une longue tresse – proclamait qu’elle était membre du Sang. De petite noblesse, mais ça ne changeait rien. Quiconque la voyait ne l’oubliait jamais, même sans avoir posé les yeux sur un autre Seanchanien…

À contrecœur, Egeanin avait fini par renoncer à sa crête. Ensuite, elle avait frôlé l’hystérie jusqu’à ce qu’on lui fournisse de quoi se couvrir le crâne. Pas pour les raisons esthétiques qui auraient poussé une autre femme à la folie furieuse… Parmi son peuple, seuls les membres de la famille impériale se rasaient totalement la tête. Dès qu’ils se dégarnissaient, même les hommes optaient pour une perruque. Plutôt qu’être accusée de se faire passer pour une parente de l’Impératrice – y compris face à des gens à qui cette idée n’aurait jamais traversé l’esprit – Egeanin aurait préféré mourir sur-le-champ. Certes, cette usurpation d’identité était punie de mort, mais comment comprendre que ça la perturbât à ce point ? Quand on avait déjà la tête sur le billot, le cou tendu pour recevoir la hache, qu’importait une condamnation de plus ?

Pour elle, rectifia Mat, ce sera la cordelette… Et le nœud coulant pour moi.

Une fois le couteau qu’il avait failli tirer remis en place dans sa manche, le jeune flambeur se laissa glisser de son rocher. À cause de sa hanche, il se réceptionna mal, faillit s’étaler et dut serrer les dents pour ne pas crier.

Noble dame et capitaine de vaisseau, Egeanin tentait sans cesse de prendre le commandement. S’il lui montrait ses faiblesses, elle n’hésiterait pas à s’engouffrer dans la faille. À l’origine, elle était venue lui demander son aide, pas le contraire, mais avec elle, ces détails-là ne comptaient pas.

Appuyé au rocher, les bras croisés, Mat fit mine de paresser en toute nonchalance, comme il en avait la réputation. Pour donner le change, et apaiser la douleur, il flanqua un coup de pied dans des touffes d’herbe. De quoi avoir mal au point de transpirer, même sous un vent glacial. Tenter de fuir en pleine tempête n’avait pas arrangé sa hanche, et il en paierait le prix encore un moment.

— Tu es sûre, au sujet du Peuple de la Mer ? demanda-t-il.

Inutile d’insister sur le nombre de navires… Tant de colons seanchaniens avaient quitté Ebou Dar – même chose à Tanchico, sinon plus – qu’il aurait été impossible de les renvoyer chez eux, même avec une flotte suffisante.

Tentée de redresser de nouveau sa perruque, Egeanin fronça les sourcils en apercevant ses ongles courts, puis glissa les mains sous ses bras.

— Sûre de quoi ?

Egeanin savait qu’il était derrière l’évasion des Régentes des Vents, mais ils n’en avaient jamais parlé ouvertement. En général, la Seanchanienne évitait d’évoquer les Atha’an Miere. En sus des vaisseaux coulés et des morts, libérer des damane était un autre crime puni de mort. Et aux yeux des Seanchaniens, un acte répugnant, comme le viol ou la maltraitance d’enfants.

Cela dit, Egeanin avait aidé à libérer quelques damane. Le moindre de ses crimes, semblait-elle penser. Sans pour autant accepter d’aborder le sujet. Comme un certain nombre d’autres…

— Es-tu sûre à propos des Régentes qui ont été reprises ? J’ai entendu dire qu’on coupait des pieds ou des mains…

Mat ravala le goût amer qui lui monta dans la bouche. Des hommes, il en avait vu mourir, en tuant même quelques-uns de ses mains. Pire encore – que la Lumière lui pardonne ! –, il avait dû abattre une femme, un jour. Si noirs que soient les souvenirs qui peuplaient sa mémoire sans être les siens – parfois, il devait se soûler pour les empêcher de remonter à la surface –, aucun ne le torturait si cruellement. Pourtant, l’idée qu’on puisse vouloir mutiler quelqu’un continuait à lui retourner l’estomac.

Egeanin secoua la tête. Un instant, il redouta qu’elle élude la question.

— Des foutaises de Renna, je parie, lâcha-t-elle avec un geste méprisant. Certaines sul’dam agitent ces menaces pour terroriser les nouvelles damane récalcitrantes, mais ça n’est plus pratiqué depuis six ou sept cents ans. Presque plus, en tout cas… Et les gens incapables de contrôler leurs « possessions » sans les mutiler sont des… sei’mosiev.

Egeanin eut une moue dégoûtée. À cause des mutilations ou des sei’mosiev ?

— Que ce soit indigne ou pas, c’est encore pratiqué ! s’écria Mat.

La notion d’indignité était en deçà de ce qu’un Seanchanien entendait par « sei’mosiev ». Mais quelqu’un qui coupait la main d’une femme n’était sûrement pas susceptible de se suicider à cause d’une humiliation.

— Suroth figure parmi les exceptions ?

La Seanchanienne se rembrunit. Les poings sur les hanches, elle se pencha en avant, les pieds bien écartés, comme si elle était sur un pont, prête à tancer un marin abruti.

— Fichu garçon de ferme, la Haute Dame Suroth n’est pas propriétaire de ces damane, qui appartiennent à l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement ! Plutôt que d’infliger un sort pareil à des damane impériales, Suroth aurait aussi vite fait de s’ouvrir les veines. C’est une pure spéculation, parce que je n’ai jamais entendu dire qu’elle ait maltraité ses damane. Essayons de formuler les choses simplement, pour être à ton niveau. Si ton chien s’enfuit, tu ne vas pas lui couper les pattes. Après l’avoir fouetté, pour qu’il ne recommence pas, tu le remets dans son chenil. De plus, les damane sont trop…

— … Trop précieuses, oui, je sais.

Un discours que Mat avait entendu cent fois.

Egeanin ne releva pas l’ironie – en supposant qu’elle l’ait remarquée. Quand une femme ne voulait pas entendre quelque chose, elle pouvait faire la sourde oreille jusqu’à ce qu’on ait le sentiment de ne pas avoir parlé.

— Tu commences à comprendre, je vois… Les damane dont tu te soucies tant n’ont probablement plus de zébrures sur le dos, à cette heure.

La tête tournée vers les bateaux, dans le port, Egeanin parut presque mélancolique. Comme si elle cherchait ses ongles défunts, ses pouces tâtèrent le bout de ses autres doigts.

— Si tu savais ce que me coûtent ma damane et la sul’dam que j’ai dû engager pour elle… De l’argent judicieusement dépensé, cela dit… Elle se nomme Serrisa. Bien dressée, affectueuse… Capable de se goinfrer de noix au miel, si on la laisse faire, mais jamais boudeuse, contrairement à certaines. Et pas sujette au mal de mer. Dommage que j’aie dû la laisser à Cantorin. Dire que je ne la reverrai plus…

— Je suis sûr que vous lui manquez autant qu’elle vous manque, fit Noal avec un beau sourire édenté.

L’image même de la sincérité. Peut-être plus que l’image… À l’en croire, il avait vu bien pire que le sort des damane et des da’covale. À l’en croire…

Egeanin se crispa, comme si elle ne gobait pas ce soutien incongru. Ou parce qu’elle s’était surprise à regarder les bateaux avec une trop évidente mélancolie. Quoi qu’il en soit, elle s’en détourna vivement.

— J’avais ordonné que personne ne quitte la ménagerie, rappelat-elle sèchement.

Sur son bateau, les marins sursautaient sûrement quand elle prenait ce ton. Faisant face à Mat et à Noal, elle sembla déçue qu’ils n’aient pas réagi de même.

— Sans blague ? fit Mat avec un sourire qui dévoila toutes ses dents.

Son sourire insolent avait déjà valu une crise d’apoplexie à une légion d’imbéciles imbus d’eux-mêmes. Loin d’être idiote, la plupart du temps, Egeanin avait néanmoins une très haute opinion de sa personne. Noble dame et capitaine de navire… Difficile de déterminer quelle position était pire, pour les chevilles gonflées.

— Bon, j’allais partir de ce côté, justement… Sauf si tu n’as pas fini de pêcher, Noal. Dans ce cas, nous t’attendrons un peu.

Le vieil homme était déjà en train de remettre à l’eau les vairons qu’il n’avait pas utilisés. Salement fracturées, et pas qu’une fois, vu leur apparence, ses mains firent merveille quand il s’agit d’enrouler le fil autour de la canne en bambou. En une courte séance, il avait pêché une dizaine de poissons – le plus gros faisant moins d’un pied de long – à présent attachés par les ouïes à un roseau plié en rond. Après les avoir fait tomber dedans, il ramassa son panier.

S’il trouvait les poivrons adéquats, avait-il clamé, il cuisinerait volontiers un ragoût de poisson. Une spécialité de Shara – autant dire de la lune ! – qui ferait oublier sa hanche à Mat. À entendre le vieux type gloser sur la rareté des fameux poivrons, Mat conclut que l’oubli, s’il pouvait l’obtenir, viendrait plutôt d’un solide volume de bière.

Impatiente de partir, Egeanin semblait toujours insensible au sourire du jeune flambeur. Histoire d’en rajouter, il lui passa un bras autour des épaules. S’ils revenaient sur leurs pas, autant jouer le jeu tout de suite.

La Seanchanienne chassa sans ménagement ce bras intrusif. À côté d’elle, les vieilles tantes célibataires de Mat auraient pu passer pour des filles de taverne.

— Nous sommes censés être amants, rappela-t-il.

— Il n’y a personne pour nous voir.

— Combien de fois devrai-je te le dire, Leilwin ? (Le nom qu’avait choisi Egeanin. Tarabonais, selon elle. Au moins, il ne faisait pas seanchanien…) Si nous attendons de savoir que quelqu’un nous regarde pour nous cajoler, toute personne nous observant sans qu’on la remarque trouvera qu’on forme un couple bizarre…

Egeanin ricana, mais elle se laissa enlacer, et enlaça Mat en retour – en lui coulant un regard glacial qui en disait long.

Le jeune homme secoua la tête. Si elle croyait que cette mascarade l’amusait, elle se trompait lourdement. En règle générale, les femmes avaient un rembourrage sur les muscles – celles qui l’attiraient, en tout cas. Étreindre Egeanin revenait à prendre un poteau dans ses bras. Presque aussi dure, elle était au moins aussi raide.

Que lui trouvait donc Domon ? En supposant qu’il ait eu le choix. Car elle avait acheté l’Illianien, comme on se paie un cheval.

Que la Lumière me brûle ! Je ne comprendrai jamais les Seanchaniens.

Non qu’il y tînt. Hélas, il devait y parvenir.

Alors qu’ils s’éloignaient, Mat jeta un coup d’œil au port par-dessus son épaule. Une initiative qu’il fut près de regretter. Soudain, deux petites embarcations traversèrent le rideau de brouillard qui dérivait à l’entrée du port, contre le vent.

Il était l’heure de partir, et même déjà plus tard que ça…

Du fleuve à la Grande Route du Nord, il y avait trois bons quarts de lieue à couvrir à travers un terrain vallonné couvert d’une herbe brunie par l’hiver et semé de broussailles si denses qu’il fallait les contourner, même en l’absence de feuilles. Pour quelqu’un qui avait gravi les collines de Sable et les montagnes de la Brume dans son enfance – malgré les trous, dans sa mémoire personnelle, il n’avait pas tout oublié – les pentes méritaient à peine de porter ce nom. Pourtant, il se félicita vite d’avoir un bras autour des épaules de quelqu’un. À rester sur ce maudit rocher, il s’était ankylosé. Dans sa hanche, la douleur n’était plus qu’un inconfort sourd, mais il boitait encore, et sans soutien, il aurait titubé comme un ivrogne. Non qu’il s’appuyât à la Seanchanienne, bien entendu. Une manière de s’équilibrer, simplement… Comme s’il tentait d’abuser de la situation, Egeanin le foudroyait fréquemment du regard.

— Si tu faisais ce qu’on te dit, grogna-t-elle, je n’aurais pas besoin de te porter.

Mat dévoila de nouveau ses dents – sans essayer de déguiser son rictus en sourire, cette fois.

L’aisance de Noal, malgré le panier calé contre sa hanche et la canne qu’il tenait de l’autre main, devenait embarrassante. Si décati qu’il parût, le vieux type restait alerte. Un peu trop, par moments…

Le chemin passait au nord du circuit du Ciel dont les rangées de gradins, dès que la température devenait clémente, accueillaient, sur des coussins, le séant de prospères amateurs de courses de chevaux. En hiver, auvents et poteaux rangés, les chevaux que les Seanchaniens n’avaient pas réquisitionnés étaient bien au chaud et les gradins déserts servaient de terrain de jeu à des galopins. Amoureux des équidés et de la course, Mat dédaigna pourtant le circuit et regarda en direction d’Ebou Dar. Au sommet de chaque butte, les remparts blancs de la cité apparaissaient, assez larges pour abriter un chemin de ronde comparable à une route. Chaque fois, cette contemplation lui donnait un prétexte pour marquer une pause. Stupide femelle ! Parce qu’il boitillait, aller s’imaginer qu’elle le portait ! Puisqu’il parvenait à prendre les choses comme elles venaient sans jamais se plaindre, pourquoi fallait-il qu’elle ronchonne en permanence ?

À l’intérieur des murs, les toits, les façades, les flèches et les dômes blancs cerclés de fines bandes de couleur brillaient sous la pâle lumière du matin. L’image même de la sérénité. De si loin, Mat ne parvint pas à localiser les vides, là où des bâtiments avaient brûlé jusqu’au sous-sol. Devant l’entrée correspondant à la Grande Route du Nord, une longue file de chars à bœufs attendait de pouvoir passer en ville. Des paysans venus vendre sur les marchés le peu de produits qu’il leur restait… Au milieu de ces braves gens, une caravane de marchands, ses chariots bâchés tirés par un attelage de six ou de huit chevaux, attendait aussi le passage. Seule la Lumière aurait su dire d’où elle venait. Sur le bas-côté de la route, sept caravanes supplémentaires – entre quatre et dix chariots chacune – seraient immobilisées jusqu’à ce que les gardes aient achevé leur inspection.

Sauf en cas de combats, le commerce ne s’interrompait jamais, qui que soient les dirigeants d’une cité. Parfois, il continuait même au plus fort d’une bataille.

Dans le flot de gens qui sortait de la ville, il y avait surtout des Seanchaniens. Des soldats à pied ou à cheval en rangs bien nets, étincelants dans leur armure segmentée rayée de bandes de peinture, leur gros casque en forme de tête d’insecte leur donnant des allures d’antiques monstres, et des nobles, toujours montés, superbes avec leur manteau ornementé ou leur robe d’équitation plissée et leur voile de dentelle – sans oublier, à l’occasion, un type affublé d’un pantalon large et d’une longue redingote. À peine débarqués, les colons avaient commencé à quitter la ville, mais il faudrait des semaines pour que tous soient partis.

Une scène paisible et ordinaire, quand on ignorait ce qui se cachait derrière. Pourtant, Mat, dès qu’il apercevait les portes, repensait aux événements vieux de six nuits et se revoyait devant ces mêmes portes.


Pendant qu’ils traversaient la ville, une fois sortis du palais Tarasin, la tempête redoubla de violence. Martelant la cité endormie, des trombes d’eau rendaient les pavés glissants sous les sabots des chevaux, et le vent venu de la mer des Tempêtes transformait chaque goutte de pluie en un minuscule projectile. Ainsi bombardé, inutile d’espérer garder un poil de sec.

Alors que des nuages voilaient la lune, le déluge sembla soudain noyer la lumière des lanternes que portaient Blaeric et Fen, à pied devant le groupe de cavaliers. Bientôt, la petite colonne entra dans le long tunnel qui traversait le mur d’enceinte, et les choses s’arrangèrent un peu. Au moins en ce qui concernait la pluie. Pour le vent qui hurlait en s’engouffrant dans le tunnel, c’était une autre affaire.

Au bout du passage, des gardes attendaient, quatre d’entre eux également porteurs de lanternes. Une dizaine d’autres, dont cinq Seanchaniens, brandissaient des hallebardes conçues pour désarçonner un cavalier, si le besoin s’en faisait sentir. Leur casque sous le bras, deux autres Seanchaniens, campés sur le seuil du poste de garde intégré à la muraille, observaient les événements. Derrière eux, des ombres mobiles laissaient penser qu’ils n’étaient pas seuls.

Trop d’hommes pour en venir à bout rapidement – voire pour en venir à bout tout court. En tout cas, pas sans se faire autant remarquer qu’une fusée d’Illuminateur qui explose dans la main d’un artificier.

Pourtant, les gardes n’étaient pas le principal danger. Grande, le visage rond, une femme vêtue de bleu, sa jupe ornée de panneaux rouges zébrés d’éclairs argentés, se faufila entre les deux types debout devant la porte. Dans la main gauche de cette sul’dam, une longue laisse d’argent courait jusqu’au cou de la femme grisonnante en robe sombre qui la suivait, un sourire fervent sur les lèvres.

Mat s’attendait à cette rencontre. Désormais, les Seanchaniens postaient une sul’dam et sa damane à chaque porte, et il pouvait même y avoir un ou deux autres duos dans le corps de garde. En d’autres termes, pas question de laisser une seule femme capable de canaliser passer entre les mailles de leur filet.

Sous la chemise de Mat, le médaillon en forme de tête de renard était glacé. Pas pour le prévenir que quelqu’un s’unissait à la Source dans les environs, mais parce qu’il faisait un froid de gueux, sa peau trop gelée pour réchauffer le métal. Impossible de s’arrêter pour attendre les autres… Par la Lumière ! Il jonglait avec des fusées, ce soir, et toutes les mèches étaient allumées.

Les gardes devaient être étonnés qu’une noble dame quitte Ebou Dar au milieu de la nuit et par un temps pareil. Avec une dizaine de domestiques et plusieurs chevaux de bât, qui plus est. Tous les éléments indiquant un long voyage, en quelque sorte.

Mais Egeanin était membre du Sang, elle portait un manteau orné d’un aigle aux ailes noir et blanc déployées et ses gants d’équitation rouges avaient des doigts anormalement longs afin de contenir ses ongles. Des soldats ordinaires n’avaient pas à mettre en question le comportement des nobles du Sang – même mineurs. Cela dit, ça n’annulait pas les formalités administratives. Si l’entrée et la sortie de la ville étaient libres, les Seanchaniens consignaient les mouvements des damane, et trois d’entre elles chevauchaient avec le groupe, la tête dissimulée dans la capuche de leur manteau gris. Bien entendu, un nombre égal de sul’dam les contrôlaient par l’intermédiaire d’un a’dam.

La sul’dam au visage rond inspecta distraitement la colonne. Sa damane, en revanche, scruta toutes les femmes, cherchant à déterminer lesquelles étaient capables de canaliser. Quand elle s’arrêta près de la dernière damane, sourcils froncés, Mat retint son souffle. Veinard ou non, il n’aurait pas parié qu’une Seanchanienne ne reconnaîtrait pas le visage sans âge d’une Aes Sedai, si elle y regardait de plus près. Bien sûr, des sœurs capturées étaient devenues des damane, mais comment expliquer que les trois compagnes d’Egeanin soient toutes dans ce cas ? Oui, quelle probabilité pour qu’une noble mineure détienne de tels trésors ?

La sul’dam eut un claquement de langue, comme pour s’adresser à un chien de compagnie, puis elle tira sur l’a’dam. Docile, la damane se remit en chemin. Le duo cherchait des marath’damane tentant d’échapper à leur sort, pas des damane.

Mat crut pourtant qu’il allait s’étouffer. Dans sa tête, le roulement des dés recommença, assez fort pour rivaliser avec le fracas lointain du tonnerre. Quelque chose allait mal tourner, c’était couru.

L’officier de garde, un Seanchanien costaud aux yeux inclinés typiques du Saldaea, mais à la peau couleur de miel très clair, se fendit d’une courbette puis invita Egeanin à boire une coupe de vin aux épices dans le poste, pendant qu’un clerc consignerait les informations relatives aux damane. Jusque-là, tous les postes de garde qu’avait connus Mat étaient des endroits sinistres. À voir la chaude lumière qui filtrait des meurtrières, celui-là semblait inhabituellement accueillant. Mais une plante carnivore devait sembler très attirante aux yeux d’une mouche, non ?

Une nouvelle fois, le jeune flambeur se félicita que de l’eau, dégoulinant de sa capuche, ruisselle ensuite sur son visage. Une bonne façon de masquer la sueur…

Sur le long paquet jeté en travers de sa selle, Mat tenait un de ses couteaux de lancer. Dans cette configuration, l’arme était invisible depuis le sol. Dans le « paquet », la poitrine d’une gamine se soulevait au rythme de sa respiration. Tendu, Mat redoutait depuis le début qu’elle se mette à crier au secours. Près de lui, Selucia le regardait depuis les ombres de sa capuche, sa tresse blonde heureusement hors de vue. Lorsque la sul’dam et sa damane passèrent, elle ne détourna même pas le regard. Un cri de sa part aurait incité la belette à fouiner dans le poulailler, exactement comme un appel de Tuon. Mais le couteau incitait les deux femmes au silence. Le croyaient-elles assez désespéré ou assez fou pour utiliser son arme ? Sans doute, mais ce n’était pas garanti. Comme trop de choses en cette nuit de folie… Tant d’avanies et de dérapages possibles…

Mat retint encore son souffle. Quelqu’un allait-il enfin remarquer que son « paquet » était richement brodé ? Ou se demander pourquoi il le laissait ainsi se gorger d’eau ? Quel idiot il avait été de saisir la première tapisserie à portée de main !

Comme si le temps ralentissait, Egeanin mit pied à terre, tendant d’abord ses rênes à Domon, qui les accepta avec un hochement de tête respectueux. Sa capuche légèrement abaissée laissait apercevoir la moitié rasée de son crâne et la naissance de la natte qui pendait dans son dos. De l’eau gouttant de sa courte barbe, il parvenait quand même à conserver le maintien arrogant d’un so’jhin, à savoir un serviteur héréditaire attaché aux membres du Sang et pas loin d’être leur égal. En tout cas, nettement supérieur à tout militaire ordinaire.

Par-dessus son épaule, Egeanin jeta à Mat un coup d’œil qui pouvait passer pour hautain, quand on ignorait que toute cette aventure la terrifiait.

La sul’dam et sa damane, leur inspection terminée, firent demi-tour et revinrent sur leurs pas.

Derrière Mat, affalé sur sa selle comme d’habitude, la bride d’un cheval de bât dans une main, Vanin se pencha et cracha sur le sol. Sans pouvoir dire pourquoi, Mat sentit que ce détail se gravait dans sa mémoire.

Alors que Vanin crachait, une sonnerie de trompettes retentit dans le lointain. Elle venait du sud de la ville, là où des hommes avaient prévu d’incendier les entrepôts des Seanchaniens, le long de la route de la Baie.

Entendant ce son, le chef de la garde hésita, mais plusieurs cloches, des centaines, aurait-on bientôt dit, s’ajoutèrent aux trompettes, ne laissant plus de doute sur la réalité de l’alarme. Dans le ciel, des éclairs jaillirent, plus nombreux qu’aucun orage n’aurait pu en produire, et s’abattirent sur la cité. Dans le tunnel, des lumières fluctuantes zébrèrent la pénombre.

Les cris retentirent à ce moment précis, avec pour fond sonore les explosions qui se multipliaient en ville.

Une fraction de seconde, Mat maudit les Régentes des Vents, qui intervenaient plus tôt qu’il était convenu. Puis il s’avisa que les dés ne roulaient plus dans sa tête. Pourquoi ?

De nouveau tenté de jurer à pleins poumons, il s’en abstint, parce qu’il n’avait pas de temps à perdre.

Après avoir incité fermement Egeanin à remonter en selle, puis à reprendre sa route, l’officier beugla des ordres aux soldats qui se déversaient du poste de garde. L’un d’eux fila en ville pour évaluer le danger, les autres se mettant en formation pour repousser toute menace venue de l’intérieur ou de l’extérieur.

La sul’dam et sa damane vinrent se placer près des soldats. Sortant du poste de garde, un autre duo ne tarda pas à les rejoindre.

Mat et ses compagnons se lancèrent au galop dans la tempête, emmenant trois Aes Sedai – dont deux damane en fuite – et l’héritière du Trône de Cristal seanchanien, kidnappée par les soins du jeune flambeur.

Derrière eux, une tempête plus terrible encore menaçait de dévaster Ebou Dar.

Plus nombreux que des fétus de paille, des éclairs fusant sous la pluie…

Avec un frisson, Mat revint au présent. Le foudroyant du regard, Egeanin le tira sans ménagement.

— Les amoureux ne font pas la course, marmonna-t-il. Ils flânent.

La Seanchanienne siffla comme une vipère. Domon devait être aveuglé par la passion. À moins qu’il ait pris trop de coups sur la tête.

Au moins, le plus dur était derrière eux – si sortir de la ville était bien le plus dur. Depuis, Mat n’entendait plus les dés. Immanquablement, ils annonçaient des ennuis.

Sa piste était aussi brouillée qu’on pouvait l’espérer, et il faudrait un veinard comme lui pour s’y retrouver. Bien avant la terrible nuit, les Chercheurs traquaient déjà Egeanin, qui venait d’ajouter la charge de « vol de damane » aux forfaits dont on l’accusait. Mais les autorités devaient croire qu’elle avait galopé ventre à terre pour s’éloigner d’Ebou Dar. Pas qu’elle était restée tout à côté… Excepté une coïncidence chronologique, rien ne la reliait à Tuon. Ni à Mat, et ça, c’était important.

Tylin l’aurait volontiers fait crouler sous les accusations – même quand l’idée venait d’elle, aucune femme ne pardonnait à l’homme qui l’avait saucissonnée et fourrée sous un lit – mais avec un peu de chance, nul ne le soupçonnerait d’être mêlé aux autres événements de cette tragique nuit. Mieux encore, toujours avec de la chance, personne à part la souveraine ne devait se soucier de lui. Dans des circonstances normales, maltraiter une reine conduisait à l’échafaud, mais face à la disparition de la Fille des Neuf Lunes, les malheurs de Tylin comptaient pour du beurre. Et dans ce drame, son toutou favori ne jouait aucun rôle, pas vrai ?

Avoir été traité comme un larbin – pire, un animal domestique – agaçait encore le jeune flambeur, mais ça avait ses avantages, il fallait le reconnaître.

Bref, il s’estimait en sécurité, du moins par rapport aux Seanchaniens. Pourtant, il restait un caillou dans sa chaussure. Une entière collection, en réalité, presque tous liés à Tuon, mais le plus gros lui faisait un mal de chien. La disparition de la Fille des Neuf Lunes aurait dû déclencher un cataclysme, comme si le soleil s’était volatilisé à midi. Pourtant, on n’avait même pas donné l’alarme. Pas d’annonce de récompense, d’offre de rançon ni de soldats acharnés à retourner de fond en comble les chariots et les charrettes. Aucune patrouille sillonnant la campagne pour fouiller chaque trou de souris… Dans les souvenirs qui ne lui appartenaient pas, il y en avait long sur les enlèvements de têtes couronnées et leurs conséquences. Mais à Ebou Dar, à part le désastre du port et les pendus, rien ne semblait avoir changé depuis le rapt.

Selon Egeanin, les recherches se déroulaient dans le plus grand secret. À cette heure, beaucoup de Seanchaniens ignoraient sûrement la disparition de Tuon. Parce que c’était un choc pour l’Empire, un mauvais présage pour le Retour et un rude coup au sei’taer de tout un peuple.

La Seanchanienne semblait sincère. Pourtant, Mat ne croyait pas un mot de tout ça. Certes, les Seanchaniens étaient bizarres, mais personne ne pouvait l’être à ce point.

Le silence d’Ebou Dar lui glaçait les sangs parce qu’il le voyait comme un piège. Du coup, quand ils atteignirent la Grande Route du Nord, il se réjouit que la ville soit invisible derrière les collines basses.

La route était en fait une voie commerciale majeure assez large pour que cinq ou six chariots y circulent de front. Tassées par des siècles de passage, la terre et l’argile se révélaient aussi dures que les pavés dont il restait çà et là quelques vestiges. Noal sur les talons, Mat et Egeanin se hâtèrent de traverser, se faufilant entre une caravane marchande escortée par une femme balafrée et dix hommes en gilet de cuir couvert de disques de métal et une file de chariots de colons à la forme bizarre – pointue aux extrémités – qui se dirigeaient vers le nord, tractés par des chevaux, des mules ou des bœufs. Au milieu de ces véhicules, des gamins aux pieds nus jouaient de la badine pour faire avancer des chèvres à poil long et à quatre cornes ou de grosses vaches blanches au menton pendant. À la fin de la colonne, un type en pantalon bleu, un chapeau rond rouge sur le crâne, tenait une longe reliée à l’anneau fixé aux naseaux d’un taureau géant. N’étaient ses frusques, l’homme aurait pu venir de Deux-Rivières. Avisant Mat et ses compagnons, il fit mine de leur parler, mais il se ravisa, secoua la tête et continua son chemin sans leur accorder un regard de plus.

Avec un boiteux dans ses rangs, le trio n’avançait pas vite, et les colons le distancèrent sans effort.

Les épaules voûtées, une main tenant l’écharpe sous son menton, Egeanin soupira de soulagement et, de l’autre main, serra moins fort le flanc de Mat, qui lui en fut reconnaissant. Puis elle se redressa et foudroya du regard le paysan qui s’éloignait, les yeux brillant comme si elle avait envie de le rattraper et de lui frictionner les oreilles – en tirant en sus celles de son taureau.

Comme si ce n’était pas assez grave, quand le type au chapeau rouge fut trop loin, elle braqua son regard furieux sur un groupe de soldats seanchaniens qui marchaient au milieu de la route et auraient bientôt dépassé les colons. Deux cents hommes environ, en colonne par quatre, suivis par des chariots dépareillés tirés par des mules et couverts avec des bâches bien tendues.

Le milieu de la route, justement, était réservé aux militaires. Ouvrant la marche sur des destriers parés d’une couverture de selle rouge, une demi-douzaine d’officiers, leur heaume à plumes ne laissant voir que leurs yeux, avançaient sans jamais regarder à droite ou à gauche. Le porte-étendard qui les suivait brandissait une bannière où s’affichait une tête de flèche d’argent stylisée – ou peut-être une ancre – sur laquelle se croisaient une longue flèche et un éclair d’or déchiqueté. Dessous, il y avait des mots et des chiffres que Mat ne put pas lire à cause du vent qui agitait la bannière.

Si les conducteurs de chariot en veste et pantalon bleus arboraient des chapeaux carrés rouge et bleu, les soldats leur en remontraient en matière d’extravagance. En plus d’une armure segmentée peinte de bandes de couleur – du blanc argenté, du bleu, du rouge et du jaune or – ils portaient des heaumes qui, reprenant les quatre teintes, évoquaient de monstrueuses têtes d’araignée. Sur chaque casque, l’étrange ancre – tout bien pesé, ce n’était pas une tête de flèche – s’affichait avec sa flèche et son éclair. À part les officiers, tous ces hommes étaient armés d’un arc recourbé et d’une épée courte qui faisait le pendant au carquois accroché sur leur hanche droite.

— Des archers de marine…, marmonna Egeanin.

Elle avait lâché son écharpe, mais continuait à serrer le poing.

— Des brutes de taverne… Quand ils restent à terre trop longtemps, ça finit toujours mal.

Mat trouva que ces types avaient l’air disciplinés et compétents. Et puis, quels soldats ne faisaient pas le coup de poing, quand ils s’ennuyaient ou avaient trop bu ? Et chez les militaires, l’ennui était le plus court chemin vers la cuite. Distraitement, le jeune flambeur s’interrogea sur la portée de ces arcs. Mais il n’insista pas, car il tenait à se tenir loin des soldats seanchaniens, quels qu’ils soient. S’il avait pu, il aurait aussi fui tous les autres militaires, et ce jusqu’à la fin de sa vie. Mais sa chance n’allait pas aussi loin. Sans doute parce que le destin et la veine étaient deux choses bien distinctes.

Deux cents pas au maximum…, estima-t-il.

Une arbalète ou un bon vieil arc de Deux-Rivières faisaient mieux que ça.

— Nous ne sommes pas dans une taverne, souffla-t-il, et ces hommes ne se bagarrent pas. Ne les y incite pas parce que tu as eu peur qu’un paysan t’adresse la parole.

Les dents serrées, Egeanin lança à Mat un regard assez acéré pour lui transpercer le crâne. Pourtant, c’était la stricte vérité. Sa compagne redoutait de devoir parler en présence d’une personne capable d’identifier son accent. Pas du tout à tort, à vrai dire, mais pourquoi fallait-il que le moindre événement l’énerve ?

— Si tu ne regardes pas ailleurs, tu attireras l’attention. À Ebou Dar, les femmes sont connues pour être timorées…

Un énorme mensonge, mais comment Egeanin aurait-elle pu le savoir ?

Elle regarda en biais le jeune homme – peut-être parce que « timorées » ne faisait pas partie de son vocabulaire – mais cessa de regarder les archers en grimaçant. En revanche, elle continua à montrer qu’elle avait envie de mordre.

— Ce type est aussi noir qu’un Atha’an Miere, grommela Noal en regardant passer les soldats. On dirait un natif de Shara… Mais je jurerais qu’il a les yeux bleus. Où ai-je déjà vu ça ?

Désireux de se masser les tempes, le vieil homme faillit s’assommer avec sa canne à pêche. Puis il fit mine d’aller demander au fameux type d’où il venait.

Vif comme l’éclair, Mat le retint par la manche.

— On retourne à la ménagerie, Noal. Sur-le-champ ! D’ailleurs, on n’aurait jamais dû s’en éloigner.

— Je l’avais bien dit ! triompha Egeanin.

Mat grogna d’agacement, mais que pouvait-il faire, à part continuer de marcher ? Oui, il était plus que temps de partir. En espérant qu’il ne serait pas déjà trop tard.

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