11 Une affaire de dettes

Le portail était placé de telle façon qu’Elayne parut émerger d’un trou, dans le mur donnant sur la rue, pour se retrouver dans une cour pavée entourée de barriques remplies de sable – une mesure de sécurité judicieuse.

Bien que le palais hébergeât plus de cent cinquante femmes ayant cette aptitude, Elayne n’en détecta aucune qui fût en train de canaliser le Pouvoir. Certaines devaient être sur les remparts, soit trop loin pour qu’elle capte quelque chose de moins fort qu’un cercle lié, et d’autres pouvaient être sorties, mais ici, on utilisait presque en permanence le saidar – que ce soit pour forcer une sul’dam prisonnière à avouer qu’elle voyait les tissages ou, plus simplement, pour défroisser un châle sans avoir besoin de chauffer un fer.

Ce matin, rien de tout ça.

Très souvent, les Régentes des Vents, en matière d’arrogance, n’avaient rien à envier aux Aes Sedai. Eh bien, ce que toutes ces femmes devaient sentir les incitait à en rabattre, pour une fois.

Depuis une des plus hautes fenêtres du palais, Elayne aurait sans doute pu voir les tissages de l’incroyable phénomène, à des centaines de lieues de là. En tout cas, elle en avait le sentiment. L’impression, aussi, d’être une fourmi qui découvre l’existence des montagnes. Oui, une fourmi amenée à comparer la Colonne Vertébrale du Monde aux collines qui l’impressionnaient tant jusque-là. Face à un tel événement, même les Régentes des Vents ne devaient pas en mener large.

Sur le flanc est du palais, délimitée au nord et au sud par des écuries de pierre blanche à deux niveaux, s’étendait la Cour de l’Écurie Royale, traditionnellement réservée aux calèches et aux chevaux de la souveraine. Scrupuleuse, Elayne avait hésité à s’en servir avant qu’on ait reconnu son droit au Trône du Lion.

Comme ceux des danses de cour, les pas qui conduisaient au pouvoir étaient très codifiés. Même quand le bal tournait à la foire d’empoigne, il convenait de continuer avec grâce et précision si on voulait atteindre son objectif. Revendiquer les gratifications de la couronne avant de l’avoir sur la tête avait coûté son règne à plus d’une prétendante.

Après réflexion, Elayne avait conclu que cette transgression vénielle ne lui nuirait pas. D’autant plus que cette cour, relativement petite, n’avait pas d’autres usages. Du coup, un portail risquait moins de blesser quelqu’un, surtout après une évacuation rondement menée. De fait, quand la Fille-Héritière y déboula, la cour était déserte, à l’exception d’un unique garçon d’écurie campé devant les portes d’un des bâtiments. Dès qu’il aperçut la cavalière, il passa la tête à l’intérieur de l’écurie et cria. Presque aussitôt, des dizaines d’autres palefreniers accoururent pendant qu’Elayne guidait Cœur de Feu hors de la zone délimitée. Après tout, elle aurait pu revenir avec une légion de seigneurs et de dames ayant besoin d’assistance. On pouvait toujours espérer…

Quand elle eut franchi le portail avec ses Gardes, Caseille ordonna aux deux tiers du détachement de mettre pied à terre et de s’occuper des montures. Avec six femmes, elle resta en selle pour surveiller le ballet des palefreniers. Même ici, pas question de laisser Elayne sans protection.

Surtout ici, où elle était plus en danger qu’à l’extérieur.

Parfaitement désorganisés, les hommes de Matherin traînaient dans les pattes des palefreniers et des Gardes. Bouche bée, ils admiraient les balcons et les colonnades qui dominaient la cour – sans parler des flèches et des dômes dorés qu’on apercevait dans le lointain.

Ici, il faisait moins froid que dans les montagnes. Même si elle pouvait encore s’abstraire des rigueurs du climat – pas autant qu’avant sa grossesse, cependant –, Elayne le sentait. Cela dit, les humains et les chevaux exhalaient toujours des nuages de buée. Après l’air pur de la montagne, l’odeur de crottin prenait à la gorge. Un bon bain devant une cheminée rugissante, voilà ce qu’il fallait à la Fille-Héritière. Après, elle se replongerait dans le conflit de succession. Mais d’abord, faire trempette s’imposait.

Deux palefreniers accoururent. La femme esquissa une révérence puis saisit la bride du hongre, plus soucieuse de le maîtriser pendant que la Fille-Héritière démonterait que de respecter le protocole. L’homme s’inclina, resta comme il était et croisa les mains pour improviser un étrier intermédiaire.

Aucun des deux n’accorda plus d’un regard au paysage enneigé qui apparaissait là où aurait dû se trouver un mur. Avec le temps, les employés des écuries s’étaient habitués aux portails. D’après ce qu’on disait, dans les tavernes, ils se faisaient payer à boire pour raconter leurs multiples expériences du Pouvoir et des miracles qu’il accomplissait. Avec le phénomène d’amplification bien connu, Elayne se délectait de ce que devenaient ces récits lorsqu’ils arrivaient aux oreilles d’Arymilla. L’imaginer en train de se ronger les ongles lui arrachait toujours un sourire.

Dès qu’elle fut sur les pavés, ses gardes du corps formèrent un cercle autour d’elle. Un très joli cercle, avec des chapeaux rouges ornés de plumes blanches, de la dentelle un peu partout et une écharpe au Lion Blanc barrant leur torse au-dessus d’un plastron étincelant.

Quand ce contingent eut pris les choses en main, Caseille consentit enfin à conduire les dernières femmes de l’escorte à l’intérieur de l’écurie. Tout aussi vigilantes, leurs remplaçantes sondaient en permanence les environs, une main sur la poignée de leur épée – à l’exception de Deni, une solide matrone qui préférait jouer d’une longue massue cloutée.

Neuf femmes seulement, la garde rapprochée d’Elayne.

Neuf seulement, dans mon propre palais ! Quelle aberration !

Toutes celles qui portaient une épée étaient des expertes. Quand elle vivait de ses armes, selon l’expression de Caseille, une femme devait être au sommet de son art. Sinon, tôt ou tard, elle finissait taillée en pièces par un abruti simplement plus grand et plus fort qu’elle. À l’épée, Deni ne valait pas tripette, mais les hommes qui avaient tâté de sa massue le regrettaient, quand il leur restait assez de matière grise pour ça. Malgré sa corpulence, elle était rapide comme l’éclair, déterminée à se battre comme une chiffonnière et jamais encline à retenir ses coups, même à l’entraînement.

Rasoria, une guerrière râblée qui commandait ce groupe, sembla soulagée quand les palefreniers s’éloignèrent avec Cœur de Feu. Si les anges gardiennes d’Elayne avaient eu voix au chapitre, personne, à part elles, n’aurait pu approcher de leur protégée. Personne ? Non c’était exagéré. Cela dit, sauf Birgitte et Aviendha, elles regardaient tout le monde de travers. Originaire de Tear malgré ses yeux bleus et ses cheveux blonds, Rasoria comptait parmi les plus soupçonneuses. Encline à surveiller les cuisinières, elle exigeait que tout soit goûté avant d’être servi à Elayne.

Si zélées que soient ses protectrices, la Fille-Héritière se gardait bien de protester. Même si elle était sûre de survivre jusqu’à son accouchement, une seule mésaventure avec du vin drogué lui avait suffi…

Si elle pinça soudain les lèvres, ça n’avait rien à voir avec l’omniprésence de ses gardes. Non, elle venait d’apercevoir Birgitte qui se frayait un chemin dans la foule, mais pas dans sa direction.

Après s’être assurée que tout le monde était passé, Aviendha émergea à son tour du portail. Alors qu’elle le refermait, Elayne se mit en chemin pour la rejoindre – si brusquement que les Gardes Royales faillirent être surprises.

Elayne pressa le pas, mais Birgitte, reconnaissable à sa longue natte blonde, arriva la première. Après avoir aidé l’Aielle à mettre pied à terre, elle tendit les rênes de Siswai à un palefrenier au visage étroit qui semblait avoir des jambes aussi longues que celles de la jument.

Depuis toujours, Aviendha avait plus de mal à démonter qu’à monter. Mais la sollicitude de Birgitte était intéressée. En arrivant avec son escorte, la Fille-Héritière l’entendit demander :

— A-t-elle bu son lait de chèvre ? Et assez dormi ? Comment… ?

La Championne s’interrompit et se tourna pour faire face à la Fille-Héritière. Bien entendu, elle l’avait sentie approcher, puisque le lien fonctionnait dans les deux sens.

Sans être une géante, Birgitte, surtout avec ses bottes à talons, était plus grande qu’Elayne – en gros, la taille d’Aviendha –, mais sa prestance naturelle était encore renforcée par son uniforme de capitaine général de la Garde. Des bottes noires polies, un pantalon bleu ample, une veste rouge à col montant blanc et, bien entendu, quatre nœuds d’or sur son épaule gauche combinés à quatre bandes dorées sur ses manchettes blanches… Après tout, elle était Birgitte Arc-d’Argent, une héroïne de légende.

Certes, mais elle ne se forçait pas à être à la hauteur de ce statut. Au contraire, elle clamait que les récits étaient grossièrement exagérés, quand ils ne tenaient pas de la pure invention. Quoi qu’il en soit, elle restait la femme qui avait accompli tous les exploits dont se nourrissait la légende. Pour l’heure, malgré son impassibilité de façade, une certaine gêne troublait l’inquiétude pour Elayne qui circulait dans le lien en même temps que les aigreurs d’estomac et la migraine.

La Fille-Héritière détestait qu’on se renseigne ainsi dans son dos, et la Championne le savait pertinemment. En réalité, l’irritation d’Elayne n’avait pas cette unique cause, mais le lien ne permettait pas à Birgitte de faire la distinction.

Tandis qu’elle déroulait son châle de sa tête pour le draper sur ses épaules, Aviendha prit l’air innocent d’une femme qui n’a rien fait de mal et n’est pas complice, même vaguement, d’une autre qui ne s’est pas bien comportée. Si elle n’avait pas cru nécessaire d’ouvrir de grands yeux pour prouver son innocence, l’Aielle aurait pu être crédible. Mais Birgitte semblait avoir une mauvaise influence sur elle.

— J’ai bu le lait de chèvre, dit Elayne d’un ton neutre.

Avec le cercle de Gardes autour d’elle, pas question de faire un esclandre. Si elles scrutaient les environs, y compris les balcons, ces femmes n’étaient pas sourdes.

— Et j’ai bien dormi. Tu as d’autres questions à me poser ?

Aviendha rosit presque imperceptiblement.

— Non, j’ai toutes les réponses qu’il me faut pour le moment, répondit Birgitte sans rougir le moins du monde, ce que la Fille-Héritière espérait.

Sentant la fatigue d’Elayne, Birgitte devait savoir qu’elle mentait au sujet du sommeil. Parfois, le lien était un fardeau. La veille, elle avait bu un demi-gobelet de vin coupé d’eau, rien de plus ; pourtant, elle partageait les symptômes de la gueule de bois de sa Championne. Aucune Aes Sedai avec qui elle avait parlé du lien ne s’était plainte d’un tel phénomène, mais entre Birgitte et elle, il y avait un effet miroir très puissant – physique comme mental. Sur le plan émotionnel, c’était un gros problème quand la Fille-Héritière était dans une phase aiguë d’humeur changeante. Parfois, elle parvenait à dédaigner ou à combattre le phénomène, mais en ce jour, elle paria qu’elle serait condamnée à avoir mal à la tête et à l’estomac jusqu’à ce que Birgitte ait été guérie.

L’effet miroir existait sans doute parce qu’elles étaient deux femmes. Jusque-là, personne n’avait jamais entendu parler d’un lien avec une Championne. La chose restait d’ailleurs assez secrète, et parmi les sœurs informées du prodige, beaucoup s’entêtaient à croire que ce n’était pas possible. Une Aes Sedai avait un Champion, point barre. Tout le monde savait ça, et pour aller au-delà de cette évidence, il fallait être un esprit bien plus curieux que la moyenne.

Être prise en flagrant délit de mensonge alors qu’elle tentait de suivre la consigne d’Egwene – vivre comme si elle avait déjà prononcé les Trois Serments – mit Elayne sur la défensive.

— Dyelin est de retour ? demanda-t-elle d’un ton cassant.

— Non, répondit Birgitte tout aussi sèchement.

Elayne soupira. Dyelin avait quitté la capitale des jours avant l’arrivée de l’armée d’Arymilla. Pour voyager plus vite, elle s’était adjoint Reanne Corly, capable d’ouvrir un portail. Bien des choses dépendaient du retour de Dyelin et des nouvelles qu’elle rapporterait. Surtout si elle rapportait autre chose que des nouvelles.

Si on en restait aux fondamentaux, choisir la nouvelle reine d’Andor serait très simple. Dans le royaume, on comptait plus de quatre cents maisons nobles, mais dix-neuf seulement étaient assez fortes pour entraîner les autres. En temps normal, ces dix-neuf-là, ou presque, soutenaient la Fille-Héritière, sauf quand elle était d’une incompétence crasse.

À la mort de la reine Mordrellen, la maison Mantear avait dû céder le trône à la maison Trakand parce que Tigraine, la Fille-Héritière, avait disparu – sans remplaçante possible, puisque la succession comptait seulement des garçons. Du coup, Morgase Trakand avait obtenu le soutien de treize maisons sur dix-neuf. Selon la loi et la coutume, dix suffisaient pour monter sur le trône. En pratique, quand ce quota était atteint, les autres prétendantes se rangeaient derrière la future reine ou, au minimum, faisaient contre mauvaise fortune bon cœur.

Quand Elayne avait trois rivales, sa situation était déjà très défavorable. Depuis, Naean et Elenia s’étaient ralliées à Arymilla, celle des trois qui avait le moins de chances de succès. Matherin et les dix-huit autres maisons qu’elle avait visitées étant trop petites pour compter, Elayne en disposait de deux – la sienne et celle de Dyelin Taravin – contre six s’étant déjà déclarées pour son adversaire. Selon Dyelin, les maisons Carand, Coelan et Renshar se rallieraient à la Fille-Héritière, tout comme Norwelyn, Pendar et Traemane. Mais les trois premières voulaient voir Dyelin sur le trône, et les autres semblaient être en pleine hibernation.

D’une loyauté sans faille, Dyelin continuait à œuvrer pour Elayne. À l’en croire, les maisons silencieuses pourraient presque toutes être convaincues. Pas par la Fille-Héritière en personne, bien sûr, mais par Dyelin…

Les choses tournaient très mal. Six maisons pour Arymilla, et on pouvait parier qu’elle avait envoyé des émissaires dans toutes les autres. Sans compter que certaines la choisiraient simplement parce qu’elle était déjà en tête.

Malgré le départ de Caseille et de ses Gardes, Elayne et ses compagnes durent se frayer un chemin dans une foule. Enfin tous descendus de selle, les hommes de Matherin s’agitaient encore autour de leur cheval de bât qu’ils ne parvenaient pas à décharger. Maladroits au possible, ils laissaient tomber leur hallebarde, la ramassaient, la laissaient de nouveau tomber… Un des plus jeunes poursuivait un poulet qui s’était libéré et se faufilait entre les jambes des chevaux. Un des vieillards criait des encouragements. Au jeunot ou au poulet, bien malin qui aurait su le dire.

Sa veste rouge tendue à craquer sur sa bedaine, un porte-étendard tout ridé, une couronne de cheveux blancs sur la tête, tentait de rétablir l’ordre avec l’aide d’un Garde Royal à peine moins vieux que lui. Des retraités de retour dans l’active comme il y en avait beaucoup…

Un autre jeune gars de Matherin parut vouloir entrer dans le palais avec sa monture. Pour libérer le chemin à Elayne, Birgitte dut le faire dégager. Le menton vierge de poils, ce gamin, quatorze ans au maximum, regarda la Championne avec les yeux ronds qu’il avait rivés sur le palais. En uniforme, l’archère était sûrement plus impressionnante que la Fille-Héritière en tenue de voyage – de plus, cette fichue Fille-Héritière, le garçon l’avait déjà vue et revue.

Accablée, Rasoria le poussa en direction du vieux porte-étendard.

— Je ne sais fichtre pas ce que je ferai d’eux, marmonna Birgitte pendant qu’une servante débarrassait Elayne de son manteau et de ses gants.

Petit à l’échelle du palais, le hall d’entrée secondaire, ses lampes à déflecteur brillant entre les colonnes blanches cannelées, faisait une fois et demie la taille du hall principal de Matherin. Cela dit, la voûte était un peu moins haute.

Le Lion Blanc brodé sur le côté gauche de sa livrée, une autre servante, à peine plus vieille que l’idiot qui voulait entrer avec son canasson, présenta à Elayne un plateau d’argent lesté de coupes de vin chaud fumant, mais le regard furibard de Birgitte et d’Aviendha l’incita à battre en retraite.

— Si on leur ordonne de monter la garde, continua Birgitte, les fichus jeunes s’endormiront. Les maudits vieux resteront éveillés, mais s’ils voient des gens tenter d’escalader le mur de malheur, un sur deux ne se souviendra plus de ce qu’il est censé faire et les autres ne réussiront pas à repousser six bergers et un chien.

Aviendha approuva du chef.

— Ils ne sont pas là pour se battre, rappela la Fille-Héritière.

Flanquée de sa Championne et de sa première-sœur, une moitié de ses Gardes la précédant et l’autre la suivant, la Fille-Héritière s’engagea dans un couloir aux dalles bleues éclairé par des lampes à déflecteur.

Par la Lumière ! Il était inutile de terroriser cette pauvre fille. Je n’aurais pas accepté le vin…

Sa tête pulsant au même rythme que celle de Birgitte, Elayne se demanda si elle ne devait pas lui ordonner d’aller se faire guérir sur-le-champ.

Mais l’archère avait une autre idée en tête. Après avoir jeté un coup d’œil à Rasoria et à ses guerrières, qui formaient l’avant-garde, elle fit signe à celles qui fermaient la marche de se laisser un peu distancer. Un comportement étrange. La Championne avait recruté toutes ces femmes et elle leur faisait confiance…

Pourtant, quand elle se pencha vers Elayne, elle choisit de murmurer :

— Juste avant ton retour, il s’est passé quelque chose… J’ai demandé à Sumeko de me guérir, et sans crier gare, elle s’est évanouie. Les yeux révulsés, elle est tombée comme une masse. Et il n’y a pas eu qu’elle… Devant moi, personne ne veut rien reconnaître, mais les autres femmes de la Famille étaient bouleversées et les Régentes des Vents aussi. La chique coupée, tu peux me croire ! Tu es revenue avant que j’aie pu dégotter une sœur, mais j’aurais sûrement eu droit à un silence glacial. À toi, ces femmes parleront.

Pour fonctionner, le palais avait besoin de la population d’un gros village. En livrée, des hommes et des femmes grouillaient dans les couloirs. Sur le passage d’Elayne, ils se plaquaient contre les murs ou s’enfonçaient dans des alcôves pour ne pas la ralentir. Par souci de discrétion, la Fille-Héritière parla à voix basse et résuma très succinctement le peu qu’elle savait. Que certaines rumeurs se répandent dans les rues et atteignent les oreilles d’Arymilla ne la dérangeait pas. En revanche, quand il s’agissait de Rand ou des Rejetés, ces ragots cent fois revisités pouvaient être destructeurs. Surtout quand ils concernaient le Dragon Réincarné, d’ailleurs. Car personne n’aurait gobé que les Rejetés tentaient de la faire monter sur le trône pour avoir une reine de paille…

— Quoi qu’il en soit, conclut Elayne, ça n’a aucun rapport avec nous.

Alors qu’elle se trouvait très convaincante, parfaitement calme et hautement détachée, Aviendha lui prit la main et la serra – l’équivalent d’une étreinte réconfortante pour une Aielle, du moins en public – et le lien lui transmit toute la sympathie de Birgitte. Plus que ça, même : la compassion d’une femme qui avait vécu le deuil qu’une autre redoutait plus que tout au monde. Pour la Championne, Gaidal Cain était perdu aussi sûrement que s’il avait quitté ce monde, et ses souvenirs de leur passé commun s’estompaient. Avant la fondation de la Tour Blanche, elle ne se rappelait rien, et même cette époque-là lui échappait peu à peu. Certaines nuits, la peur d’oublier totalement Gaidal – oui, jusqu’à son existence et celle de leur amour – la laissait incapable de dormir, sauf si elle buvait autant d’alcool fort que son estomac pouvait en contenir. Une mauvaise solution, Elayne le comprenait, et elle aurait aimé aider sa Championne à en trouver une autre. Cela dit, ses souvenirs de Rand, elle le savait, ne mourraient qu’avec elle. Comment imaginer l’horreur d’un tel oubli ? Se vider ainsi du sens même de sa vie…

Malgré tout, elle espérait que quelqu’un guérirait la gueule de bois de Birgitte avant que son propre crâne explose comme un melon trop mûr. En matière de guérison, elle n’était pas à la hauteur, et Aviendha ne valait pas mieux.

Malgré les émotions qu’Elayne sentait chez elle, Birgitte conserva un visage de marbre.

— Les Rejetés…, murmura-t-elle, méprisante. (Un nom qu’on ne criait pas sur tous les toits.) Bon, si ça n’a rien à voir avec nous, on s’en contrefiche !

Un grognement qui aurait bien voulu passer pour un rire démentit ces propos. Mais si elle affirmait n’avoir jamais été militaire avant cette vie, Birgitte en avait la vision du monde. Le plus souvent, les probabilités n’étaient pas bonnes, mais il fallait quand même accomplir son devoir.

— Je me demande ce qu’elles en pensent, fit la Championne en désignant les quatre Aes Sedai qui venaient de débouler d’un couloir latéral.

Vandene, Merilille, Sareitha et Careane marchaient en rang serré. En réalité, les trois dernières se massaient autour de Vandene pour lui parler tout en décrivant dans l’air des arabesques qui faisaient osciller les franges de leur châle.

Sans leur accorder d’attention, Vandene glissait sur les dalles comme si elle était seule. De nature, elle était mince, mais là, sa robe vert foncé ornée de fleurs sur les manches et les épaules pendait comme si elle était de plusieurs tailles trop grande. Dans le même ordre d’idées, son chignon blanc aurait eu besoin d’un coup de peigne. Si elle tirait la tête, ça n’avait rien à voir avec les propos des trois autres sœurs. Même avant l’assassinat de sa sœur, cette femme était sinistre.

Elayne aurait parié que la robe appartenait à Adeleas. Depuis ce jour maudit, Vandene portait plus souvent les vêtements de sa sœur que les siens. Rien qui expliquât le problème de taille, puisque les deux femmes avaient la même corpulence. Mais Vandene avait perdu le goût de la nourriture – et d’à peu près tout le reste, en réalité.

Sœur marron dont le visage sombre n’était pas encore touché par l’intemporalité des Aes Sedai, Sareitha vit Elayne du coin de l’œil et posa une main sur le bras de Vandene comme pour l’entraîner dans la direction opposée. Se dégageant de l’étreinte de la Tearienne, Vandene continua son chemin sans daigner accorder un regard à la Fille-Héritière.

Les deux novices en blanc qui suivaient les quatre sœurs à distance respectueuse saluèrent brièvement Sareitha, Merilille et Careane puis emboîtèrent le pas à Vandene.

Petite femme en gris anthracite – une couleur qui donnait des allures d’ivoire à sa peau pâle de Cairhienienne –, Merilille sembla vouloir suivre le mouvement. Ajustant son châle à franges vertes sur ses épaules plus larges que celles de bien des hommes, Careane échangea quelques mots avec Sareitha. Puis toutes deux se tournèrent pour s’incliner humblement devant la Fille-Héritière. Voyant d’abord les Gardes Royales, Merilille sursauta quand elle reconnut Elayne, et se fendit d’une révérence digne d’une novice.

Merilille portait le châle depuis plus de cent ans. Careane en était à un demi-siècle, et Sareitha l’avait reçu avant Elayne Trakand. Mais la hiérarchie, chez les Aes Sedai, reposait sur le niveau de Pouvoir, et aucune de ces femmes n’était au-dessus de la moyenne. Aux yeux des sœurs, si la puissance n’augmentait pas la sagesse, elle donnait plus de poids à une opinion. Quand l’écart entre deux Aes Sedai se révélait abyssal, une opinion devenait un ordre. Par moments, Elayne se surprenait à penser que les règles de la Famille étaient meilleures.

— Je ne sais pas ce que c’était, dit-elle avant qu’une des sœurs ait pu ouvrir la bouche, mais nous ne pouvons rien y faire, donc il vaut mieux cesser de s’angoisser. Nous avons trop de pain sur la planche pour nous soucier de celui qui est hors de notre portée.

Rasoria se retourna à demi, se demandant à l’évidence ce qu’elle avait pu rater. En revanche, la déclaration d’Elayne chassa toute anxiété du regard de Sareitha. Peut-être pas de son esprit, cependant, car elle fit mine de lisser nerveusement le devant de sa jupe, mais elle entendait s’aligner sur la position d’une sœur d’aussi haut niveau qu’Elayne Trakand. Parfois, avoir un statut élevé permettait de balayer les objections d’une seule phrase, et c’était plutôt agréable.

À supposer qu’elle l’eût perdue, Careane avait déjà retrouvé sa sérénité. Un état qui lui convenait bien, même si elle ressemblait plus à un conducteur de chariot qu’à une Aes Sedai, malgré ses soieries rehaussées de pierres précieuses et son visage cuivré sans âge. Mais les sœurs vertes, en général, étaient plus coriaces que les marron…

Merilille ne semblait pas du tout sereine. Les yeux ronds, les lèvres écartées, elle trahissait tous les symptômes de la stupéfaction. Cela dit, chez elle, c’était habituel.

Elayne avança avec l’espoir que les sœurs ne colleraient pas à ses basques, mais Merilille emboîta le pas à Birgitte. En tant que sœur grise, elle aurait dû dominer les deux autres, mais elle était encline à attendre qu’on lui dise comment agir. Du coup, elle s’écarta sans un mot quand Sareitha demanda poliment à la Championne de lui faire un peu de place. Avec la chef de la Garde, les sœurs se montraient toujours obséquieuses. En revanche, elles ignoraient superbement Birgitte la Championne…

Aviendha ne fut pas aussi bien traitée par Careane, qui lui flanqua un coup de coude pour se faufiler entre Elayne et elle. Par définition, toute femme non formée à la tour était une Naturelle, et Careane abominait les Naturelles.

L’Aielle eut un rictus mais elle ne dégaina pas son couteau et ne fit pas mine d’en avoir envie. Une retenue dont Elayne lui sut gré. Souvent, sa première-sœur se montrait… impulsive. Encore que, tout bien pesé, ç’aurait été pardonnable dans le cas présent. En toutes circonstances, les coutumes interdisaient qu’une sœur en rudoie une autre. Si Aviendha avait éructé des menaces et brandi sa lame, le fichu trio aurait peut-être déguerpi en piaillant. Là, Careane ne remarqua même pas le regard vert qui pesait sur elle.

— J’ai dit à Merilille et à Sareitha que nous ne pouvions rien faire, annonça-t-elle, très calme. Mais si ça se rapproche, ne devrions-nous pas envisager de fuir ? Il n’y aurait aucune honte, je pense. Même liées, nous serions impuissantes face à ce phénomène. Bien entendu, Vandene n’a pas daigné m’écouter…

— Elayne, intervint Sareitha, pensive comme si elle dressait déjà la liste des objets à emporter, nous devrions nous y préparer… Quand on ne fait pas de plan, on finit toujours par le regretter. Dans la bibliothèque, il y a certains volumes qu’il ne faudrait pas laisser en arrière. Je parle de livres qu’on ne trouve pas à la Tour Blanche.

— Oui, renchérit Merilille, l’air plus anxieuse que jamais. Oui, préparons-nous à partir. Peut-être… Eh bien, peut-être faudrait-il ne pas attendre. Un départ contraint ne violerait pas notre accord, j’en suis sûre.

Birgitte fut la seule à jeter un coup d’œil à la sœur grise, qui se troubla néanmoins.

— Si nous partons, fit Careane comme si Merilille n’avait pas parlé, il faudra prendre avec nous toutes les femmes de la Famille. Si on leur permet de s’éparpiller, comment savoir ce qu’elles feront ? Et qui peut affirmer que nous les rattraperons, maintenant que certaines peuvent ouvrir un portail ?

Bien qu’Elayne, parmi les sœurs présentes au palais, fût la seule à savoir « voyager », il n’y avait pas d’amertume dans la voix de Careane. Étant passées par la Tour Blanche – même si la plupart en avaient été chassées, seule une poignée s’étant enfuie –, les femmes de la Famille n’étaient pas des Naturelles. Careane en avait identifié pas moins de quatre, et ça ne lui posait aucun problème.

Sareitha fit la moue. Pour elle, il était choquant qu’une partie de ces femmes sachent tisser un portail. Sur la Famille, elle avait un avis très net et peu complaisant. Informée de la position sans équivoque d’Elayne, elle se contentait d’habitude d’un front plissé ou d’une grimace pour manifester sa désapprobation. Mais la tension de cette matinée semblait lui avoir délié la langue.

— Il faut les emmener, renchérit-elle, sinon, elles prétendront être des Aes Sedai dès que nous aurons tourné le dos. Une femme qui dit avoir été renvoyée de la tour il y a trois cents ans peut raconter n’importe quoi d’autre. Il faut les garder à l’œil, au lieu de les laisser aller et venir librement – surtout celles qui savent « voyager ». Jusque-là, elles sont allées où tu leur disais, Elayne, et toutes sont revenues. Mais qui sait si ça durera ? Crois-moi, si l’une d’entre elles s’échappe, d’autres l’imiteront, et nous aurons sur les bras un problème insoluble.

— Nous n’avons aucune raison de partir, dit Elayne, assez fort pour que les Gardes entendent aussi.

Le « phare » brillait toujours à l’endroit où elle l’avait senti la première fois. Si le phénomène se déplaçait, pourquoi aurait-il pris la direction de Caemlyn ? En revanche, si une rumeur sur la possible fuite des Aes Sedai se répandait, ça déclencherait une panique. Face à ce qui effrayait des sœurs, tous les citadins voudraient fuir. Dans la cohue, il y aurait plus de morts que lors d’une mise à sac. Et ces trois gourdes bavardaient comme s’il n’y avait eu personne pour entendre, à part les murs et les tapisseries ! Si Merilille avait quelques excuses, ce n’était pas le cas des deux autres.

— Selon les ordres de la Chaire d’Amyrlin, nous resterons ici, et nous bougerons quand elle le dira. Quant aux femmes de la Famille, il convient de les traiter aimablement en attendant qu’elles soient réintégrées à la tour. Ça aussi, c’est un ordre de la Chaire d’Amyrlin. Quant à vous trois, continuez à former les Régentes des Vents et à mener vos vies en dignes Aes Sedai. Notre rôle est d’apaiser les craintes des gens, pas de semer la panique.

De la fermeté, et même un peu plus que ça, trouva Elayne, assez fière d’elle.

Comme une novice qu’on sermonne, Sareitha baissa les yeux. À la mention des Régentes, Merilille tressaillit, mais c’était prévisible. Si les deux autres leur donnaient des cours, les Atha’an Miere avaient sur Merilille la même emprise que sur une de leurs apprenties. Dormant dans leurs quartiers, elle en sortait rarement sans être accompagnée de deux ou trois d’entre elles. De Merilille, les Régentes exigeaient une docilité absolue.

— Bien entendu, Elayne, fit Careane, bien entendu… Aucune de nous ne proposerait de désobéir à la Chaire d’Amyrlin.

Hésitante, la sœur fit mine d’avoir des difficultés à ajuster son châle. Ce faisant, elle eut un regard plein de compassion pour Merilille.

— Puisqu’on en parle, pourrais-tu dire à Vandene d’assurer sa part des cours ?

En l’absence de réponse, Careane enchaîna d’un ton qu’on aurait trouvé boudeur chez quelqu’un d’autre qu’une sœur :

— Elle prétend être trop occupée avec Kirstian et Zarya, mais certains soirs elle trouve assez de temps pour m’empêcher de dormir avec ses bavardages. Les deux fugitives ont tellement peur qu’elles n’oseraient pas crier si leur robe prenait feu. Elles n’ont pas besoin qu’elle les surveille. Donc, elle peut s’occuper de former ces maudites Naturelles. Il est temps que Vandene se comporte comme une Aes Sedai !

Careane riva sur Elayne un regard hargneux. Inflexible, la Fille-Héritière le soutint jusqu’à ce que son interlocutrice en rabatte un peu.

Elayne avait en personne passé le marché qui engageait les Aes Sedai à former les Régentes des Vents. Jusque-là, cependant, elle s’était débrouillée pour donner un minimum de cours – les obligations dues à son statut, prétendait-elle. Aux yeux des Atha’an Miere, une enseignante du continent ne valait pas mieux qu’une domestique – même pas du niveau d’une fille de cuisine, pour ne rien arranger. Une fille de cuisine toujours disposée à resquiller avec son ouvrage, en plus. Elayne aurait juré que Nynaeve était partie pour ne pas avoir à donner ces cours. À l’évidence, personne ne voulait se retrouver dans la situation de Merilille, mais quelques heures de leçon étaient déjà un calvaire.

— Oh ! non, Careane ! fit Sareitha, évitant toujours de croiser le regard d’Elayne – et de Merilille.

Pour elle, la sœur grise s’était fourrée toute seule dans le pétrin, et elle méritait ce qui lui arrivait. Délicate, elle évitait cependant de verser du sel sur ses plaies.

— Vandene est accablée par la mort de sa sœur… Kirstian et Zarya lui occupent l’esprit.

Quoi qu’elle pense des autres membres de la Famille, Vandene voulait bien reconnaître que Zarya était une fugitive, puisque Adeleas l’avait formellement identifiée. Et si Kirstian mentait, eh bien, elle serait punie à la hauteur de son forfait, car les fugitives étaient très durement traitées.

— Moi aussi, je passe des heures avec elle, et elle parle exclusivement d’Adeleas. Comme si elle voulait ajouter mes souvenirs aux siens. Je crois qu’il faut lui donner tout le temps dont elle a besoin pour se remettre. Grâce à Kirstian et Zarya, elle n’est pas seule en permanence.

Après un regard en coin à Elayne, Sareitha prit une grande inspiration.

— Cela posé, former les Régentes est un vrai… défi. Une heure de temps en temps l’aiderait peut-être à oublier son deuil – à force d’enrager, par exemple. Qu’en penses-tu, Elayne ? Une heure ou deux, de-ci de-là…

— Vandene aura tout le temps qu’il lui faut pour pleurer sa sœur, trancha Elayne. Je ne veux plus rien entendre sur ce sujet.

Soupirant à pierre fendre, Careane recommença à ajuster son châle. Sareitha, elle, joua distraitement avec la bague au serpent qu’elle portait à la main gauche. Perplexe, Elayne se demanda si les deux sœurs avaient senti son humeur. Ou n’avaient-elles aucune envie, l’une comme l’autre, d’une nouvelle séance avec les Régentes des Vents ?

Merilille continua d’afficher son éternelle stupéfaction. Sauf quand Elayne l’arrachait à leurs griffes, ses séances avec les Atha’an Miere duraient d’un lever de soleil au suivant, sans interruption. Et malgré les efforts de la Fille-Héritière, les Atha’an Miere laissaient de moins en moins de mou à la longe de cette malheureuse.

Au moins, Elayne avait réussi à ne pas être brusque avec les trois Aes Sedai. Un gros effort pour elle, surtout en présence d’Aviendha.

Si elle perdait un jour sa sœur, la Fille-Héritière ignorait comment elle réagirait. De plus, Vandene ne pleurait pas seulement la défunte, elle cherchait sa meurtrière. Sans aucun doute possible, c’était Merilille Ceandevin, Careane Fransi ou Sareitha Tomares. L’une d’entre elles, oui, ou deux, ou trois… Sachant ce qu’elle vivait, la culpabilité de Merilille semblait peu probable, mais il en allait de même pour toutes les sœurs. Comme Birgitte l’avait souligné, le pire Suppôt des Ténèbres qu’elle avait rencontré, durant les guerres des Trollocs, était un garçon à l’air inoffensif qui blêmissait au moindre bruit. Pourtant, il avait empoisonné les réserves d’eau d’une ville entière.

Aviendha proposait de torturer les trois femmes, ce qui horrifiait Birgitte. Ces derniers temps, l’Aielle ne regardait plus les Aes Sedai avec admiration…

En l’absence de preuves, Birgitte militait pour qu’on respecte les règles élémentaires de la civilisation. Si ça changeait, on passerait à la barbarie.

— Oh ! s’exclama Sareitha, soudain rayonnante. Voici le capitaine Mellar ! Elayne, pendant que tu n’étais pas là, il s’est encore comporté comme un héros.

Aviendha saisit le manche de son couteau et Birgitte se raidit. Careane se figea, très froide, et Merilille elle-même réussit à être l’image de la désapprobation hautaine. Ces deux sœurs abominaient Doilin Mellar et elles ne faisaient rien pour le cacher.

Le visage étroit et dur, Mellar n’était pas beau mais il se mouvait avec la grâce d’un escrimeur – un modèle de puissance brute. Capitaine des gardes du corps d’Elayne, il arborait sur chaque épaule de son plastron poli trois nœuds d’or qui auraient pu le faire prendre pour un supérieur de Birgitte. À son cou et à ses poignets, la dentelle blanche était deux fois plus dense et plus longue que celle des Gardes Royales. Comme souvent, il ne portait pas l’écharpe au Lion Blanc, sans doute parce qu’elle aurait dissimulé trois de ses nœuds d’or. À l’en croire, commander la garde rapprochée d’Elayne était le rêve de sa vie. Pourtant, il parlait souvent des batailles qu’il avait livrées en tant que mercenaire. Apparemment, il n’avait jamais perdu, jouant un rôle majeur dans chaque victoire.

Pour saluer Elayne, il se fendit d’une courbette, son chapeau à plumes blanches balayant le sol. Avec Birgitte, il se montra plus sobre, une main simplement plaquée sur le cœur.

Elayne réussit à sourire malgré son envie de hurler.

— Selon Sareitha, vous avez encore accompli un exploit, capitaine Mellar. Lequel ?

— Je n’ai fait que mon devoir, Majesté.

Malgré le ton modeste, un sourire éclatant trahit la vraie nature du type. Au palais, la moitié des gens le prenaient pour le père du bébé d’Elayne. Comme elle n’avait pas démenti, il se voyait un bel avenir. Mais quand il souriait, ça ne se reflétait jamais dans ses yeux noirs…

— Vous servir est mon plaisir, Majesté.

— Le capitaine Mellar, dit Birgitte d’un ton neutre, a encore lancé une sortie de sa propre initiative. Cette fois, les combats ont failli se dérouler en ville, puisqu’il avait ordonné qu’on laisse ouverte la porte de Far Madding.

Le sourire hypocrite d’Elayne se figea.

— Non ! protesta Sareitha. Ça ne s’est pas passé ainsi. Ce matin-là, une centaine d’hommes du seigneur Luan ont tenté d’entrer en ville. Comme ils étaient partis trop tard, le soleil les a surpris en chemin – en même temps que trois fois plus de soldats du seigneur Nasin. Si le capitaine Mellar n’avait pas fait ouvrir la porte pour leur envoyer des secours, ces malheureux auraient été taillés en pièces sous nos murs. À la tête de ses hommes, il a sauvé quatre-vingts de nos alliés.

Comme s’il n’avait pas entendu les critiques de Birgitte, Mellar but comme du petit-lait les louanges de l’Aes Sedai. Comme de juste, il ignora aussi les regards désapprobateurs de Careane et de Merilille. Occulter tout ce qui le dérangeait, sa tactique favorite…

— Comment avez-vous su que c’étaient des hommes du seigneur Luan, capitaine ? demanda Elayne.

Birgitte eut un sourire en coin qui aurait dû alarmer l’officier. Hélas pour lui, il était convaincu qu’une femme ne pouvait pas être une Championne. Plus clairvoyant, il n’aurait pas été plus avancé, car peu de gens, à part les sœurs et leurs Champions, savaient ce qu’impliquait le lien. Inconscient de son ignorance, il eut un sourire suffisant.

— Ma reine, je ne me fie pas aux étendards. Après tout, n’importe qui peut en brandir un. Avec ma longue-vue, j’ai reconnu Jurad Accan. Le plus loyal serviteur de Luan, Majesté. Grâce à cette information, la suite fut un jeu d’enfant.

— Jurad Accan apportait-il un message du seigneur Luan ? Un texte scellé et signé annonçant que la maison Norwelyn me soutient…

— Aucun écrit, Majesté, mais comme je le disais…

— Le seigneur Luan n’est pas mon allié, capitaine.

Le sourire de Mellar vacilla. En général, on ne l’interrompait pas.

— Ma reine, selon dame Dyelin, c’est tout comme ! La venue d’Accan prouve…

— Elle ne prouve rien du tout ! lâcha Elayne. Le seigneur Luan se ralliera peut-être à moi, mais jusqu’à ce qu’il le proclame, vous aurez fait entrer en ville quatre-vingts hommes dont il faudra se méfier.

Quatre-vingts survivants pour cent soldats. Au prix de quelles pertes ? Et ce maudit « héros », pour ça, avait mis en danger Caemlyn.

— Puisque votre mission à mes côtés vous laisse le temps de commander des sorties, j’imagine que vous vous chargerez de surveiller ces hommes. Pour ça, je ne retirerai pas une sentinelle des remparts. Ordonnez à maître Accan et à ses gars d’entraîner les renforts que j’ai ramenés des manoirs. Pendant la journée, ça les occupera. À vous de les garder loin du mur d’enceinte le reste du temps. Capitaine, je tiens à ce qu’ils n’approchent pas des remparts et ne causent pas de problèmes. C’est un ordre prioritaire.

Mellar parut sonné. Jusque-là, Elayne ne lui avait jamais soufflé dans les bronches, et il détestait ça, surtout devant tant de témoins. Sourire éclatant aux oubliettes, il eut un rictus et ses yeux brillèrent de rage. À court d’options, il dut néanmoins s’incliner en murmurant :

— Si ce sont les ordres de ma reine…

Malgré la rebuffade, il se retira d’abord avec sa grâce coutumière – mais après avoir fait trois pas, il passa au pas de course, résolu à renverser quiconque se dresserait sur son chemin.

Elayne nota mentalement d’inciter Rasoria à la méfiance. Un type pareil pouvait essayer de se défouler sur les témoins de la scène.

Merilille et Careane jubilaient. Depuis longtemps, elles espéraient voir Mellar remis à sa place – ou mieux encore, chassé du palais.

— Même s’il a commis une erreur, avança prudemment Sareitha, et je ne suis pas sûre que ce soit le cas, le capitaine Mellar t’a sauvée au péril de sa vie, Elayne. Idem pour dame Dyelin. Était-il indispensable de l’humilier en public ?

— Ne va surtout pas croire que j’évite de payer mes dettes, Sareitha…

Sentant que Birgitte et Aviendha lui prenaient chacune la main, Elayne serra doucement leurs doigts. Entourée d’adversaires, une femme devait se réjouir d’avoir à ses côtés une sœur et une amie.

— Bien, je vais prendre un bain, à présent. Alors, sauf si l’une d’entre vous veut me frotter le dos…

Assez subtiles pour comprendre qu’on les renvoyait, les trois Aes Sedai s’en furent avec plus de panache que le capitaine. En s’éloignant, Sareitha et Careane se demandèrent si les Régentes voudraient des cours aujourd’hui – pendant que Merilille, comme une biche apeurée, regardait autour d’elle avec l’angoisse d’apercevoir le bout du nez d’une Atha’an Miere.

Quand elles seraient hors de portée d’oreille, de quoi parleraient ces femmes ? De la querelle entre Elayne et le père de son enfant ? De leur habileté à cacher leur implication dans l’assassinat d’Adeleas ?

Je paie toujours mes dettes, pensa Elayne en les regardant s’éloigner. Et j’aide mes proches à s’acquitter des leurs.

Загрузка...