13 Hautes Chaires

Zaida et les deux Régentes des Vents sortirent de chez Elayne avec grâce et dignité, mais sans plus de cérémonie que lors de leur irruption. En guise d’au revoir, elles souhaitèrent que la Lumière brille sur la Fille-Héritière et la protège. Quasiment une sortie bâclée, pour de telles amatrices de protocole. En règle générale, avec les Atha’an Miere, on en avait pour une éternité de salamalecs.

Elayne trouva vite l’explication de cette hâte. Résolue à être la prochaine Maîtresse des Navires, Zaida avait une rivale, au moins, qu’elle devait battre de vitesse. Si elle accédait au trône – ou la Lumière seule savait comment le Peuple de la Mer appelait ça – ce serait peut-être une bonne chose pour Andor. Marché ou pas, elle n’oublierait pas que le royaume l’avait aidée, et ce serait positif. À l’inverse, si elle échouait, sa rivale aussi saurait à qui le royaume avait accordé son soutien… Beaucoup de « si » et de « peut-être », tout ça…

Pour l’instant, il y avait d’autres problèmes…

— Je n’encourage personne à maltraiter un émissaire, dit Elayne quand la porte se fut refermée sur les trois femmes, mais j’entends, à l’avenir, qu’on respecte mon intimité. Aucun ambassadeur, même des Atha’an Miere, ne devra être autorisé à entrer chez moi comme dans un moulin. C’est compris ?

Visage de marbre, Rasoria acquiesça. Puis elle rosit, trahissant sa honte d’avoir laissé passer si facilement les trois intruses.

Dans le lien, Elayne sentit un tel embarras que ses propres joues se colorèrent. Birgitte elle-même n’en menait pas large.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, toutes les deux, mais que ça ne se reproduise pas.

Misère, que signifiaient ces propos imbéciles ?

— Bien, nous n’en parlerons plus. Affaire classée.

Que la Lumière brûle Birgitte et ce lien de malheur ! Rasoria et la Championne auraient dû faire barrage à Zaida, ça tombait sous le sens. Mais ajouter l’humiliation à la migraine revenait à verser du sel sur une plaie. Rien de plaisant, quand on sentait la douleur de la blessée…

Et Aviendha n’aurait pas dû afficher ce sourire… douceâtre. Comment avait-elle appris, pour l’effet miroir du lien ? La Lumière seule le savait. En tout cas, ça l’amusait infiniment. Le sens de l’humour coupant des Aiels, sûrement…

— Un jour ou l’autre, dit Aviendha, hilare, vous vous ferez perdre la boule l’une à l’autre… Mais cette blague, tu l’as déjà faite à Elayne, Birgitte Trahelion.

La Championne foudroya l’Aielle du regard. Dans le lien, l’inquiétude balaya l’embarras. Puis l’archère afficha un air si innocent qu’on eût dit que ses yeux allaient jaillir de leurs orbites.

Elayne décida de ne pas chercher à comprendre. Selon Lini, lorsqu’on posait des questions, ça obligeait à écouter les réponses, et on n’avait pas toujours envie de les entendre. Précisément, elle n’en avait aucune envie alors que Rasoria, tout ouïe, feignait de contempler le sol tandis que les Gardes Royales, dans l’antichambre, faisaient semblant de ne pas écouter. Avant de la perdre totalement, Elayne n’avait jamais mesuré la valeur de l’intimité. Totalement ? Pas tout à fait, quand même…

— Je retourne dans mon bain, annonça-t-elle.

Par le sang et les cendres, que s’était-il donc passé avec Birgitte qui ait pu lui faire… perdre la boule ? Pour qu’elle n’en ait aucune idée, ça ne pouvait pas être très important…

Hélas, l’eau du bain était froide. Tiédasse, au mieux. Bref, rien dans quoi elle eût envie de se plonger. Se savonner encore un peu aurait été merveilleux, mais pas s’il fallait attendre qu’on vide les baignoires puis qu’on rapporte de l’eau chaude. À cette heure, tout le palais devait savoir qu’elle était de retour, la Première Servante et le Premier Clerc attendant avec impatience de lui faire leur rapport quotidien. Enfin, quotidien quand elle était en ville – et là, elle avait été absente un jour. Quand on ambitionnait de gouverner un pays, le devoir passait avant le plaisir. Et c’était deux fois plus vrai lorsqu’on entendait conquérir un trône.

Soulagée de ne plus devoir s’immerger, Aviendha retira la serviette, autour de sa tête, et libéra ses cheveux. Commençant à retirer sa robe de chambre, elle fila dans la pièce adjacente et se rhabilla si vite qu’elle avait presque fini lorsque Elayne entra avec son trio de servantes. Presque sans ronchonner, l’Aielle laissa Naris achever le travail. Sauf quand on en arriva aux bottes, qu’elle tint absolument à lacer elle-même.

Pour Elayne, ce ne fut pas si aisé. Sauf en cas d’urgence, Essande se sentait rabaissée si elle n’avait pas son mot à dire sur les choix de sa maîtresse. Avec les dames de compagnie, il fallait préserver un équilibre fort compliqué. Immanquablement, une servante en savait plus long, y compris sur les secrets, qu’on aurait voulu, et elle vous voyait dans vos pires moments – ronchonne, épuisée, pleurant dans votre oreiller de rage ou de frustration. Pour que ce soit tenable, le respect devait être réciproque.

Pour cette raison, Aviendha, assise sur un petit banc rembourré, autorisa Naris à lui peigner longuement les cheveux – le temps qu’Elayne puisse s’accorder avec Essande sur une fine robe de laine grise bordée de renard noir au col montant et aux poignets brodés de vert. Seule, la Fille-Héritière n’aurait eu aucun mal à se décider. Là, elle avait dû refuser plusieurs modèles de soie surchargés de perles, de saphirs ou de rubis et lourdement brodés. Couronnement ou pas, la vieille gouvernante tenait chaque jour à vêtir sa maîtresse comme une reine attendue à une audience publique.

Quelque temps auparavant, ça s’était révélé judicieux, puisque des délégations de marchands venaient sans cesse présenter des pétitions ou saluer la future reine. Dans le lot, il y avait pas mal d’étrangers désireux que les troubles dont souffrait Andor n’aient pas de répercussions sur leurs affaires.

Le dicton affirmant que celle qui tenait Caemlyn tenait le royaume n’avait jamais été vrai. Aux yeux des marchands, la présence de l’armée d’Arymilla devant les portes réduisait les chances de succès d’Elayne. Habitués à compter, ils recensaient sans peine les maisons qui soutenaient l’une et l’autre candidate. Aujourd’hui, même les marchands andoriens évitaient le palais et, autant que possible, la Cité Intérieure, histoire qu’on ne les soupçonne pas d’être allés voir Elayne. Arrivant dans des coches anonymes, les banquiers se dissimulaient dans les ombres de leur capuche.

Personne ne voulait de mal à Elayne, elle en avait conscience, et nul ne cherchait à l’offenser ou à éveiller son courroux. Mais les gens évitaient aussi de s’attirer les foudres d’Arymilla.

Cela dit, les banquiers venaient toujours, et jusque-là, à la connaissance d’Elayne, aucune délégation n’avait pétitionné auprès d’Arymilla. Si ça arrivait, ce serait pour elle le début de la fin.

Avec l’aide de Sephanie – une attention d’Essande – la Fille-Héritière mit une éternité à se harnacher. Peu habituée à l’exercice et tremblant de peur sous l’œil de la vieille gouvernante, la pauvre fille haleta tout le temps comme un soufflet de forge. À l’évidence, commettre une bévue devant Essande l’inquiétait plus que les réactions d’une future reine. Sous cette pression, elle se montra plus pataude que nature, tenta de compenser avec une minutie exagérée, et réussit l’exploit de traîner davantage qu’Essande dans ses pires moments.

Après une éternité d’impatience, Elayne s’assit enfin face à Aviendha et laissa Essande s’attaquer à ses boucles avec un peigne en ivoire. Un travail de précision qu’elle n’aurait pour rien au monde confié à ses assistantes. Enfiler une robe ou la boutonner, pourquoi pas ? Mais risquer d’emmêler les cheveux d’une souveraine !

Avant le vingtième coup de peigne, cependant, Birgitte passa la tête dans la pièce. Entendant Essande siffler entre ses dents, Elayne imagina sans peine la grimace qu’elle faisait dans son dos. Pendant le bain, elle tolérait la présence de la Championne, mais durant le cérémonial d’habillage…

Bizarrement, Birgitte encaissa la désapprobation de la vieille gouvernante sans tenter de la gratifier d’un regard apaisant. En règle générale, elle s’interdisait de provoquer Essande, mais là…

— Elayne, Dyelin est de retour. Avec de la compagnie. Les Hautes Chaires des maisons Mantear, Haevin, Gilyard et Northan.

Dans le lien, Elayne capta un mélange de perplexité et de contrariété.

Migraine commune ou non, Elayne aurait pu en sauter de joie. Sans le peigne d’Essande enfoncé dans les cheveux, elle l’aurait probablement fait. Quatre maisons ! Jamais elle n’aurait cru que Dyelin réussirait ça. Espéré, oui, mais pas attendu, surtout en une semaine. En fait, elle avait parié que Dyelin reviendrait bredouille. Quatre, ça la mettait à égalité avec Arymilla. Se trouver au niveau de cette idiote avait quelque chose d’humiliant, mais ça valait mieux qu’être à la traîne. Mantear, Haevin, Gilyard et Northan. Et Candraed, la cinquième maison que Dyelin devait contacter ? Non, elle venait de gagner quatre soutiens, et elle ne pleurerait pas sur celui qui manquait.

— Fais-les patienter dans le grand salon le temps que je sois prête, Birgitte.

Avec Zaida, le petit salon avait suffi – en espérant que la Maîtresse des Vagues n’en aurait pas pris outrage – mais pour des Hautes Chaires, il fallait mieux que ça.

— Et demande à la Première Servante de prévoir des appartements pour nos visiteurs.

Des appartements, oui… Lumière ! Pour ça, il faudrait expulser les Atha’an Miere. Tant qu’elles seraient là, tous les lits qui n’étaient pas partagés par deux personnes devaient en accueillir… trois.

— Essande, la robe de soie verte ornée de saphirs. Et des saphirs aussi dans mes cheveux. Les plus gros.

Birgitte se retira, toujours perplexe et troublée. Pourquoi ? Elle ne pensait quand même pas qu’elle aurait dû laisser attendre Dyelin à cause de Zaida ? Misère, voilà qu’elle était perplexe parce que sa Championne l’était. Si ça continuait, elles finiraient par avoir toutes les deux le tournis.

Alors que la porte se refermait, Essande approcha d’une armoire, un sourire triomphant sur les lèvres.

Quand elle jeta un coup d’œil à Aviendha, qui venait d’en finir avec Naris et son peigne et nouait une écharpe grise autour de ses cheveux, Elayne sourit aussi. Il allait falloir faire quelque chose pour que ça bouge un peu…

— Aviendha, tu devrais peut-être porter de la soie et mettre des bijoux, encore une fois… (Un ton gentiment taquin, pour ne pas effaroucher son sujet.) Dyelin ne se formaliserait pas, bien sûr, mais les autres ne sont pas habitués aux Aiels. Ils pourraient croire que je fréquente une fille d’écurie.

Une plaisanterie, pour l’essentiel. Sur les vêtements, les deux premières-sœurs se houspillaient en permanence. Quant à Dyelin, elle regardait l’Aielle de travers, quoi qu’elle ait sur le dos. Avec un regard noir pour les multiples armoires, Aviendha acquiesça, déroula l’écharpe et la posa près d’elle, sur un coussin.

— D’accord, pour en mettre plein la vue à ces Hautes Chaires. Mais n’espère pas que ce sera permanent. Je te fais une faveur.

Pour quelqu’un qui « faisait une faveur », l’Aielle manifesta un vif intérêt aux robes qu’Essande lui proposa. Non sans hésiter, elle opta pour un modèle en velours bleu rayé de vert et choisit un filet en argent pour tenir ses cheveux. La tenue était à elle, faite sur mesure, mais depuis l’arrivée à Caemlyn, elle fuyait ses vêtements comme s’ils avaient grouillé d’araignées venimeuses.

En lissant les manches, Aviendha hésita de nouveau, comme si elle allait changer d’avis, mais elle laissa Naris s’attaquer à une légion de petits boutons nacrés. Décidée à garder son collier d’argent et son bracelet d’ivoire, elle refusa l’émeraude que lui proposa Elayne, et qui aurait pourtant été parfaitement assortie à la robe.

Au dernier moment, elle fixa la tortue d’ambre à son épaule.

— Sait-on jamais quand on en aura besoin ?

— Oui, renchérit Elayne, prudence est mère de sûreté. Ces couleurs te vont à merveille.

C’était vrai, ce qui n’empêcha pas l’Aielle de s’empourprer. Être complimentée sur ses talents d’archère ou sur sa rapidité à la course ne la dérangeait jamais. Sur sa beauté, en revanche… Cette part d’elle-même, elle l’avait toujours ignorée, en tout cas jusqu’à ces derniers temps.

Ignorant que la broche était un angreal, Essande ne cacha pas sa désapprobation. De l’ambre avec du velours bleu ? Ou visait-elle plutôt le couteau à manche en os que l’Aielle glissa à sa ceinture ? Sur ce point, la vieille gouvernante se montra inflexible, forçant Elayne à s’équiper d’une courte dague au pommeau et au fourreau ornés de saphirs. Le tout supporté par une ceinture d’or tressé.

Pour mériter son aval, tous les éléments d’une tenue devaient être assortis.

Quand Aviendha passa dans l’antichambre, Rasoria sursauta. Jusque-là, les Gardes Royales avaient toujours vu l’amie d’Elayne dans une tenue de son peuple. Hautement susceptible, l’Aielle réagit comme si ces femmes avaient éclaté de rire. Alors qu’elle posait la main sur son couteau, son attention fut heureusement attirée par le plateau couvert d’un chiffon posé sur la longue table plaquée contre un mur. Le déjeuner d’Elayne, apporté pendant qu’elles s’habillaient. Après avoir retiré le chiffon, Aviendha tenta de titiller l’appétit de sa première-sœur. Les fines tranches de porc et la purée semblaient délicieuses, s’extasia-t-elle, et la compote de pruneaux promettait monts et merveilles.

Rasoria rappela qu’un bon feu brûlait dans le petit salon, et qu’elle serait ravie d’y porter le plateau pour que dame Elayne s’en régale. Autour de la future mère, tout le monde l’encourageait à « bien manger », même si chacun avait une définition différente de cette notion. Mais ça tournait au ridicule. Le plateau était là depuis un moment. La purée, presque dure, aurait adhéré à l’assiette si on l’avait renversée.

Des Hautes Chaires attendaient Elayne – depuis trop longtemps, à son goût. Elle le fit remarquer, puis proposa aux deux femmes de manger, si elles en avaient envie. Une proposition qui pouvait bien devenir un ordre, à son ton. En frémissant, Aviendha laissa retomber le chiffon et Rasoria n’insista pas non plus.

Jusqu’au grand salon, il suffisait de faire quelques pas dans le couloir glacial. Rien n’y bougeait, à part les tapisseries murales agitées par les courants d’air, une absence de menace qui n’empêcha pas les Gardes Royales de former un cercle autour d’Elayne et Aviendha. Comme si un Trolloc pouvait surgir de chaque trou de souris, elles avancèrent en sondant les alentours.

Par miracle, Elayne réussit à convaincre Rasoria de ne pas fouiller le grand salon avant qu’elle y entre. Si les Gardes Royales servaient loyalement la Fille-Héritière, elles avaient aussi mission de la conserver en vie. Sur ce point, elles se montraient aussi têtues que Birgitte lorsqu’il s’agissait de décider si elle était la Championne, le capitaine général ou une simple sœur aînée.

Après l’incident avec Zaida, Rasoria aurait sûrement exigé que les dames et les seigneurs qui attendaient Elayne lui remettent leurs armes. Avoir risqué d’ingérer cette fichue purée n’avait pas dû améliorer son humeur.

Après une brève polémique, Elayne et Aviendha entrèrent – seules, pour une fois. Mais la satisfaction de la Fille-Héritière ne dura pas.

Très grand, ce salon aux murs lambrissés et au sol couvert de tapis était conçu pour accueillir des dizaines de personnes. Devant la grande cheminée de marbre blanc veiné de rouge, des fauteuils à haut dossier formaient un fer à cheval. En ce lieu, les dignitaires importants étaient reçus avec plus d’honneurs que dans la salle du trône – l’effet de l’intimité.

Si les flammes qui crépitaient dans l’âtre n’avaient pas encore eu le temps de réchauffer l’atmosphère, ce ne fut pas à cause du froid qu’Elayne frissonna. À présent, elle comprenait la perplexité de Birgitte.

Occupée à se réchauffer les mains au-dessus des flammes, Dyelin se retourna. Quelques rides au coin des yeux, ses cheveux blond strié de gris, cette femme débordante d’énergie n’avait pas pris le temps de se changer. En robe d’équitation, l’ourlet taché témoignant des difficultés du voyage, elle salua Elayne d’une révérence minimale – la tête à peine inclinée et les genoux sommairement pliés. Rien d’insultant là-dedans… Comme Zaida, Dyelin avait conscience de sa valeur et de son rang. En guise de bijoux, elle portait une simple broche représentant la Chouette et le Chêne de Taravin. La Haute Chaire d’une telle maison, selon elle, n’avait besoin de rien d’autre pour imposer le respect.

Cela dit, cette femme avait failli mourir pour prouver sa fidélité à la Fille-Héritière.

— Dame Elayne, dit-elle, très protocolaire, j’ai l’honneur de te présenter le seigneur Perival, Haute Chaire de la maison Mantear.

Un beau gamin blond en veste bleue toute simple s’écarta du kaléidoscope à quatre tubes qui reposait sur un piédestal doré plus grand que lui. À la main, il tenait un gobelet d’argent – pas rempli de vin, espéra Elayne, ou alors, d’un cru largement coupé d’eau. Sur une des tables, des gobelets et une carafe attendaient à côté de l’inévitable bouilloire remplie… d’eau chaude teintée.

— Ravi de vous rencontrer, dame Elayne, dit Perival d’une voix haut perchée.

Malgré ses joues roses, il se fendit d’une révérence acceptable, n’étaient quelques difficultés à gérer l’épée qu’il portait à la hanche. Une arme trop longue pour lui…

— La maison Mantear soutient la maison Trakand, annonça-t-il.

Toujours stupéfiée, Elayne répondit d’une révérence distraite.

— Dame Catalyn, continua Dyelin, Haute Chaire de la maison Haevin.

— Elayne…, souffla une jeune femme aux yeux noirs debout à côté de Dyelin.

Tenant sa jupe d’équitation verte, elle esquissa une révérence – très raide, comme si elle voulait imiter Dyelin. Mais peut-être entendait-elle surtout ne pas se cogner le menton à la broche émaillée qui fermait le col montant de sa robe. Un bijou qui représentait l’Ours Bleu d’Haevin. Sur le filet d’argent qui tenait ses cheveux, le même symbole figurait, et on le retrouvait sur sa chevalière. Une jeune femme peut-être un peu trop fière de sa maison… Mais si hautaine qu’elle fût, à voir ses joues rondes, elle avait plutôt tout d’une jeune fille.

— La maison Haevin soutient la maison Trakand. Sinon, je ne serais pas ici.

Dyelin fit la moue et darda sur l’insolente un regard noir qu’elle ne parut pas remarquer.

— Le seigneur Brinlet, Haute Chaire de la maison Gilyard.

Un autre gamin, celui-là à la tignasse noire bouclée. En veste verte, des fils d’or sur les manches, il posa hâtivement son gobelet, comme s’il était gêné qu’on le surprenne avec. Ses yeux bleus trop grands pour son visage, il faillit trébucher sur son épée quand il salua Elayne.

— Dame Elayne, c’est avec enthousiasme que je claironne le soutien de la maison Gilyard à la maison Trakand.

Au milieu de la tirade, la voix du gamin passa du haut perché au grave, et il s’empourpra plus encore que Perival.

— Enfin, le seigneur Conail, Haute Chaire de la maison Northan.

Grand et mince, sa veste trop courte pour cacher ses poignets osseux, Conail Northan sourit et ses yeux marron pétillèrent de malice au-dessus de son nez crochu et de ses lèvres fines.

— Pour l’ordre des présentations, dit-il, nous avons tiré à la courte paille et j’ai perdu. La maison Northan soutient la maison Trakand. Pas question de laisser monter sur le trône une gourde comme Arymilla.

Pas gêné par son épée, Conail était majeur, à la différence des trois autres. Mais s’il avait dépassé seize ans de plus de trois mois, Elayne voulait bien manger ses bottes à revers et ses éperons d’argent.

L’âge de ces Hautes Chaires n’avait rien d’une surprise. Mais on aurait attendu que Conail ait à ses côtés un conseiller blanchi sous le harnais – et que les trois autres jeunes gens soient accompagnés de leur tuteur. Pourtant, à part Birgitte, dos à la fenêtre, les bras croisés, il n’y avait personne d’autre dans la pièce. Bien éclairée par le soleil de midi, la Championne évoquait une statue à la gloire du… mécontentement.

— La maison Trakand vous souhaite à tous la bienvenue, dit Elayne, et moi aussi. (Non sans mal, elle réussit à cacher sa surprise.) Je n’oublierai pas votre geste, et ma maison non plus.

Comme si elle avait entendu de la consternation dans le ton de la Fille-Héritière, Catalyn pinça les lèvres.

— J’ai passé l’âge d’avoir un tuteur, Elayne, et tu devrais le savoir. Lors de la Fête des Lumières, mon oncle, le seigneur Arendor, m’a jugée aussi prête que je le serai jamais, et il m’a émancipée avec un an d’avance. Pour s’adonner à la chasse tant qu’il le peut encore, à mon avis. Il adore ça et il ne rajeunit pas.

Une fois encore, Catalyn feignit de ne pas voir le regard noir de Dyelin, qui avait à peu près le même âge qu’Arendor Haevin.

— Je n’ai pas de tuteur non plus, fit Brinlet, sa voix presque aussi haut perchée que celle de Catalyn.

Dyelin l’encouragea d’un sourire et lui passa une main dans les cheveux pour les lisser. Hélas, ils lui retombèrent sur le front.

— Mayv chevauchait seule, expliqua Dyelin, comme à son habitude, quand son hongre a trébuché à cause d’un trou de taupe. Lorsqu’on l’a retrouvée, il était trop tard. Il y a eu de vifs débats pour choisir son remplaçant…

— Trois mois de palabres, marmonna Brinlet.

Un moment, il sembla plus jeune encore que Perival – un gosse perdu à qui personne ne voulait montrer le chemin.

— Je ne suis pas censé dire ça, mais devant vous, je peux me lâcher. Dame Elayne, vous serez couronnée.

Dyelin posa une main sur l’épaule de Perival, qui se redressa de toute sa hauteur – encore inférieure à celle de la noble dame.

— Le seigneur Willin aurait volontiers accompagné le seigneur Perival, mais le grand âge l’a contraint à s’aliter. Le temps a eu raison de lui, comme il triomphera de nous tous. (Dyelin foudroya Catalyn du regard, mais celle-ci dévisageait Birgitte, l’air pensive.) Willin m’a chargée de te dire, Elayne, qu’il t’envoie ses vœux de succès… et un représentant qu’il considère comme son fils.

— Oncle Willin m’a chargé de défendre l’honneur de la maison Mantear et celui d’Andor, déclara Perival avec le sérieux d’un enfant qui joue à l’homme. J’essaierai, Elayne. Sur ma vie !

— Je suis sûre que tu réussiras, répondit la Fille-Héritière avec un peu de chaleur dans la voix.

Elle aurait voulu congédier ces gens et poser quelques questions pointues à Dyelin, mais il était trop tôt pour ça. Si jeunes qu’ils soient, ces gamins étaient les Hautes Chaires de maisons puissantes. Avant qu’ils aillent se reposer puis se changer, elle devait leur offrir des rafraîchissements et leur faire un minimum de conversation.

— Elle est vraiment le capitaine général de la Garde Royale ? demanda Catalyn alors que Birgitte tendait à Elayne une tasse de porcelaine bleue remplie d’une eau brunâtre.

La jeune insolente avait parlé comme si la Championne n’était pas là.

Avant de s’éloigner, l’archère lui coula un regard noir, mais Catalyn semblait experte dans l’art de ne pas voir ce qui la dérangeait. De la tasse qu’elle tenait montait une bonne odeur d’épices. Dans la décoction d’Elayne, on n’avait même pas ajouté une cuillerée de miel.

— Oui, et ma Championne, aussi, répondit la Fille Héritière.

Poliment, elle… « Aussi prête qu’elle le sera jamais… » Cette teigne prenait probablement ça pour un compliment. Pour sa grossièreté, elle aurait mérité la badine, mais on ne pouvait pas châtier une Haute Chaire. Surtout quand on avait besoin de son soutien.

Catalyn baissa les yeux sur les mains d’Elayne. Découvrir la bague au serpent ne l’impressionna pas le moins du monde.

— Les sœurs t’ont donné ça ? Je n’ai pas entendu dire que tu avais reçu le châle. À vrai dire, je croyais que la Tour Blanche t’avait renvoyée chez toi. Après la mort de ta mère, ou à cause des troubles, à Tar Valon, dont tout le monde a entendu parler. Des Aes Sedai qui se crêpent le chignon comme des paysannes !

» Mais comment peut-elle être une Championne, ou une militaire, sans avoir d’épée ? Quoi qu’il en soit, ma tante Evelle dit que les femmes doivent laisser les armes aux hommes. Quand on a un maréchal-ferrant, on ne s’occupe pas des sabots de son cheval. Même chose pour le grain : on ne le moud pas lorsqu’on dispose d’un meunier.

Des citations de dame Evelle, probablement…

Ignorant ces insultes joliment emballées, Elayne resta de marbre.

— L’épée d’un capitaine général, c’est son armée, Catalyn. Gareth Bryne en personne dit qu’un chef qui utilise une autre arme fait mal son travail.

Ce nom n’impressionna pas plus Catalyn. Pourtant, même les enfants des mineurs, dans les monts de la Brume, connaissaient ce héros.

Aviendha approcha, souriant comme si elle jubilait à l’idée de converser avec la gamine.

— Les épées ne servent à rien, susurra-t-elle.

Aviendha, susurrer ? Elayne ne l’aurait jamais crue capable de simuler ainsi. En revanche, elle tenait un gobelet d’argent. Qu’elle continue à boire de l’eau chaude par amour fraternel aurait été trop demander.

— La lance, voilà ce qu’il faut manier. Ainsi que le couteau et l’arc. Avec le sien, Birgitte Trahelion pourrait t’énucléer à deux cents pas de distance. Trois cents, même…

— La lance ? couina Catalyn. Et m’énucléer ? ajouta-t-elle, incrédule.

— Je ne t’ai pas encore présenté ma sœur, dit Elayne. Aviendha, voici dame Catalyn. Catalyn, voici Aviendha, du clan des Neuf Vallées des Aiels Taardad.

L’étiquette aurait voulu qu’Elayne procède dans le sens inverse, mais Aviendha était sa sœur, et même une Haute Chaire devait en rabattre quand on la présentait à une parente de la Fille-Héritière.

— Aviendha étudie pour devenir une Matriarche.

La jeune insolente en resta bouche bée, comme si elle entendait gober des mouches à la manière d’un poisson. Un merveilleux spectacle. Au-dessus de son gobelet, Aviendha sourit à sa première-sœur. Elayne ne broncha pas, mais elle n’en pensait pas moins.

Les trois autres jeunots furent plus faciles à gérer. Impressionnés d’être au palais, Perival et Brinlet avaient du mal à aligner deux mots, sauf quand on les leur arrachait de force.

Convaincu qu’Elayne plaisantait en présentant Aviendha comme une Aielle, Conail éclata de rire… et faillit recevoir dans le torse le couteau de la jeune femme. Par bonheur, il pensa là aussi qu’elle lui faisait une blague.

Aviendha adopta alors l’attitude glaciale qui, dans sa tenue habituelle, l’aurait fait prendre pour une Matriarche confirmée. En robe de velours, même la main sur le manche de son couteau, elle faisait plus grande dame que nature.

Le seigneur Brinlet, remarqua Elayne, ne cessait de couler des regards en biais à Birgitte. Après un moment, la Fille-Héritière comprit qu’il admirait sa démarche chaloupée – la faute à ces maudites bottes – et les ondulations de ses hanches.

Elayne se contenta de soupirer. Coup de chance, Birgitte ne s’était aperçue de rien – même si elle avait voulu cacher son indignation, le lien aurait averti la Fille-Héritière. L’archère aimait que les hommes la regardent – les hommes adultes. Si elle avait flanqué une fessée à Brinlet, ça n’aurait guère servi la cause de la maison Trakand.

Les quatre jeunes gens voulaient à tout prix savoir si Reanne Corly était une Aes Sedai. Aucun n’avait jamais vu une sœur, mais selon eux, ce devait être le cas, puisque Reanne pouvait ouvrir un portail et transporter en un éclair des cavaliers à des centaines de lieues de leur point de départ.

Elayne saisit cette occasion pour s’entraîner à « éluder » sans mentir, une acrobatie grandement aidée par la bague au serpent qu’elle arborait à la main gauche. Un mensonge pur jus aurait faussé ses rapports avec les quatre Chaires, mais il ne fallait pas espérer, sans enjoliver un peu la vérité, que des rumeurs sur le soutien des Aes Sedai à la maison Trakand arriveraient jusqu’aux oreilles d’Arymilla.

Bien entendu, les quatre jeunots s’empressèrent de mentionner le nombre de soldats qu’ils avaient amenés. Un peu plus de trois cents au total, avec une bonne moitié d’arbalétriers ou de hallebardiers qui seraient très précieux sur les remparts.

Des forces si considérables prêtes au départ au moment de la visite de Dyelin ? En des temps troublés, aucune maison n’aurait voulu laisser sa Haute Chaire sans protection. Dans les querelles de succession, les enlèvements n’étaient pas rares. En tout cas, Conail l’assura dans un éclat de rire. À croire qu’il trouvait tout amusant. Brinlet approuva du chef puis se passa une main dans les cheveux.

Perplexe, Elayne se demanda combien de ses innombrables tantes, oncles et cousins savaient qu’il était en vadrouille – et quelle serait leur réaction quand ils l’apprendraient.

— Si Dyelin avait bien voulu attendre quelques jours, dit Catalyn, j’aurais pu amener plus de douze cents hommes.

La troisième fois, en trois phrases, qu’elle se vantait d’avoir avec elle le plus gros contingent – et de loin !

— J’ai mis à contribution toutes les maisons vassales d’Haevin, précisa la petite teigne.

— Et moi toutes celles qui suivent Northan, renchérit Conail. (En souriant, comme de juste.) Ma maison ne peut pas mobiliser autant d’hommes qu’Haevin, Trakand ou Mantear, mais tous ceux qui répondront à l’appel des Aigles chevaucheront pour Caemlyn.

— En hiver, fit Perival, ils ne chevaucheront pas bien vite. (Miracle, il avait parlé sans qu’on s’adresse d’abord à lui !) Quoi que nous ayons à faire, il faudra nous contenter des soldats qui sont ici.

Conail s’esclaffa, flanqua une tape sur l’épaule de Perival et lui conseilla de ne pas s’inquiéter, parce que tous les hommes dignes de ce nom étaient en route pour Caemlyn afin de soutenir dame Elayne.

La Fille-Héritière étudia plus longuement Perival. Quand leurs regards se croisèrent, il ne baissa pas immédiatement ses beaux yeux bleus. Un gamin, peut-être, mais qui comprenait dans quoi il s’était embarqué mieux que Conail ou Catalyn.

Laquelle réussit à placer une quatrième fois le nombre de soldats qui l’accompagnaient puis à rappeler le potentiel d’Haevin – comme si quiconque ici, à part Aviendha, pouvait ignorer combien d’hommes chaque maison était en mesure de mobiliser. Des soldats entraînés, certes, mais aussi des fermiers qui avaient manié une hallebarde ou une pique pendant une quelconque guerre et des villageois obligés de se laisser recruter.

Le seigneur Willin avait bien préparé son jeune successeur. À présent, c’était à Elayne de faire en sorte que ces efforts n’aient pas été vains.

L’heure des embrassades arriva enfin. Le pauvre Brinlet rougit jusqu’à la racine des cheveux, Perival battit des cils quand Elayne se pencha vers lui et Conail jura qu’il ne se laverait plus jamais la joue. Comme si elle prenait soudain conscience qu’elle avait de son plein gré concédé à Elayne un statut supérieur au sien, Catalyn se montra inhabituellement timide. Mais elle se reprit vite, affichant de nouveau son arrogance.

Dès que les quatre jeunots eurent été confiés aux serviteurs qui les conduiraient dans leurs appartements – si la Première Servante avait eu le temps d’organiser ça – Dyelin remplit son gobelet et se laissa tomber dans un fauteuil.

— Si je peux m’envoyer des fleurs, c’est la semaine la plus productive de ma vie. Fine mouche, j’ai éliminé d’entrée la maison Candraed… Danine, capable de prendre une décision ? Si c’était vrai, ça se saurait. Pour m’en assurer, il a fallu une heure, bien que j’aie dû en passer trois avec elle, pour ne pas l’offenser. Le matin, elle doit rester couchée jusqu’à midi, faute de savoir de quel côté du lit se lever.

» Avec les autres maisons, ce fut très facile. Aucun esprit sensé ne veut voir Arymilla sur le trône.

Un moment, Dyelin sonda le fond de son gobelet, puis elle tourna la tête vers Elayne. Quelle que soit son opinion, elle n’hésitait pas à la donner, quoi que la Fille-Héritière risque d’en penser. Une fois encore, elle se jeta à l’eau :

— Faire passer les femmes de la Famille pour des Aes Sedai était peut-être une erreur, même si nous ne l’avons pas clamé sur tous les toits. Pour elles, c’est trop de pression, et ça nous met en danger. Ce matin, sans raison apparente, maîtresse Corly, les yeux ronds, couinait comme une péquenaude qui débarque en ville. Elle a failli ne pas pouvoir ouvrir le portail qui nous a amenés ici. Tu imagines, Elayne ? Toute une colonne prête à franchir une ouverture qui ne se serait jamais matérialisée ? Sans mentionner que j’aurais dû voyager des jours et des jours en compagnie de Catalyn. Quelle odieuse gamine ! Le fond est bon, il faudrait juste que quelqu’un la prenne en main pendant quelques années. Mais en matière de langue de vipère, c’est une Haevin au carré.

Elayne pinça les lèvres. Oui, les Haevin pouvaient être très blessants. Toute la famille adorait ça.

La Fille-Héritière était lasse d’expliquer le phénomène qui, en ce jour, pouvait effrayer toute femme capable de canaliser. Et elle en avait assez qu’on lui rappelle ce qu’elle s’efforçait d’oublier. Le maudit phare brillait toujours à l’ouest – depuis trop longtemps, et bien trop vivement. Depuis des heures, l’intensité restait stable. Quiconque canalisait pendant si longtemps sans prendre de pause aurait déjà dû tomber de fatigue. Et ce fichu Rand al’Thor était au cœur du phénomène. Ça, elle l’aurait juré. Il était vivant, certes, mais pour l’heure, Elayne avait envie de le gifler à cause de ce qu’il lui infligeait. Bon, ses joues étaient hors de portée, mais…

Birgitte posa son gobelet sur une table avec tant de vigueur que du vin gicla partout. Pour nettoyer les manches de sa veste, les blanchisseuses devraient suer sang et eau. Et il faudrait des heures à une servante pour rendre son poli à la table.

— Des gamins ! s’écria la Championne. Des gens mourront à cause de leurs décisions, et ce ne sont que des maudits gosses. Conail est le pire de tous ! Tu l’as entendu, Dyelin ? Il veut défier l’homme lige d’Arymilla comme ce fichu Artur Aile-de-Faucon. Mais Artur n’a jamais défié le maudit lige de personne. Plus jeune que ce seigneur Northan de malheur, il savait déjà que tout faire dépendre d’un duel est de la folie. Mais Conail croit pouvoir gagner avec son épée le trône que convoite Elayne.

— Birgitte Trahelion a raison, déclara Aviendha, les mains fermées sur le devant de sa robe. Conail Northan est un crétin. Mais qui aurait l’idée de danser avec les lances en compagnie de ces gosses ? Qui peut envisager de leur donner des soldats à commander ?

Dyelin dévisagea l’Aielle et la Championne, puis elle choisit de répondre à la première. Si la tenue d’Aviendha la déconcertait, elle ne comprenait pas, surtout, pourquoi les deux femmes s’étaient choisies pour premières-sœurs – ni ce qui poussait la Fille-Héritière à être si proche d’une Aielle. En l’intégrant à leurs réunions, en plus de tout. Ça, c’était trop pour qu’elle cache ce qu’elle en pensait.

— Je suis devenue Haute Chaire de la maison Taravin à quinze ans, après la mort de mon père dans une escarmouche, le long de la frontière de l’Altara. La même année, mes deux jeunes frères sont morts en combattant des voleurs de bétail venus du Murandy. Une fois nommée, j’ai écouté mes conseillers, mais c’est moi qui ai indiqué à nos cavaliers où attaquer. Après, les Altariens et les Murandiens sont allés chercher d’autres terres à piller… Aviendha, c’est l’époque qui choisit le moment où les enfants grandissent. À l’heure actuelle, une Haute Chaire trop jeune pour ses responsabilités ne tardera pas à mûrir.

Dyelin se tourna vers Birgitte.

— Quant à toi, dame Birgitte, ton langage est toujours… coloré.

Sans demander comment la Championne savait sur Artur Aile-de-Faucon des détails que les historiens ignoraient, Dyelin la dévisagea longuement.

— Brinlet et Perival m’écouteront, et Catalyn aussi, en fin de compte, même si je déplore chaque seconde que je devrai passer avec elle. Quant à Conail, est-il le premier jeune homme à se croire invincible et immortel ? Si notre capitaine général ne parvient pas à le mater, je lui suggère de… marcher devant lui. À la façon dont il lorgnait tes hanches, Championne, il te suivra où que tu ailles.

Elayne parvint de justesse à contrôler la fureur qui montait en elle. Pas la sienne, bien sûr… Rien à voir avec l’agacement que lui avait inspiré Dyelin, au début, ou Birgitte quand elle avait renversé du vin. Ce qu’elle sentait, c’était la rage de sa Championne.

Donc, elle n’avait pas vraiment envie de gifler Rand ? Hum, ça, c’était une autre affaire.

Ainsi, Conail aussi avait reluqué Birgitte ?

— Aviendha, ces marmots sont les Hautes Chaires de leur maison. Dans leur entourage, personne ne me félicitera si je les traite mal. Leurs soldats sont prêts à mourir pour les protéger. Ils servent Perival, Brinlet, Conail et Catalyn, pas Elayne Trakand ! Parce que ce sont leurs Hautes Chaires.

Pensive, Aviendha plia les bras comme si elle voulait ajuster un châle sur ses épaules, puis elle acquiesça. À contrecœur – car personne, parmi son peuple, n’arrivait à de telles positions sans des années d’expérience et l’approbation des Matriarches – mais c’était déjà ça.

— Birgitte, reprit Elayne, tu te chargeras d’eux. Le rôle normal d’un capitaine général… Des cheveux blancs ne les rendraient pas nécessairement plus sages, et ils seraient encore plus difficiles à contrôler. Avec des décennies d’expérience, ils auraient des opinions encore plus tranchées, dix fois plus sûrs de tout savoir bien mieux que toi. Ou que moi

Elayne avait fait un gros effort pour modérer son ton, et Birgitte lui en sut gré. Sinon, le flot de rage qui se déversait dans le lien n’aurait pas ralenti. Il était toujours là, mais moins tumultueux. Quand elle avait décidé de s’exhiber un peu, Birgitte appréciait que les hommes la regardent. En revanche, elle détestait qu’on l’accuse de les aguicher. Par bonheur, elle avait conscience qu’il était dangereux, pour elles deux, de ne pas brider leurs émotions.

Sans quitter la Championne des yeux, Dyelin sirotait son vin. Une poignée de gens seulement savait la vérité que l’archère s’efforçait de cacher, et la Haute Chaire de la maison Taravin n’était pas du lot. Cela dit, l’héroïne de légende avait été assez imprudente – un mot de trop ici ou là – pour qu’une fine mouche comme Dyelin se doute qu’un secret se cachait derrière ses yeux bleus. Si elle le découvrait, ce secret, la Lumière seule savait ce qu’elle ferait. Pour l’heure, les deux femmes étaient comme chien et chat. Des furies capables de se disputer sur la couleur du ciel.

En ce jour, Dyelin sembla penser qu’elle avait gagné.

— Cela dit, continua Elayne, j’aurais préféré, Dyelin, que tu nous amènes aussi leurs conseillers. Ce qui est fait est fait, je sais, mais Brinlet me pose vraiment un problème. Si la maison Gilyard m’accuse d’enlèvement d’enfant, ça n’arrangera pas mes affaires.

Dyelin eut un geste insouciant.

— Tu connais mal les Gilyard, dirait-on. Concentrés sur leurs disputes, ils ne s’apercevront pas de l’absence du gamin avant l’été. Et quand ils s’en aviseront, aucun d’entre eux ne condamnera sa décision, parce que ça reviendrait à admettre qu’ils étaient trop occupés à lui trouver un tuteur pour veiller sur lui. Dans le même ordre d’idées, pas un ne reconnaîtra n’avoir pas été consulté avant le départ du gamin.

» Quoi qu’il arrive, la maison Gilyard soutiendrait Zaida plutôt qu’Arymilla Marne. Et elle n’aime pas plus les maisons Arawn ou Sarand.

— J’espère que tu vois juste, Dyelin, parce que je te charge de traiter avec tout Gilyard indigné qui se présentera au palais. Pendant que tu conseilleras les trois autres, garde un œil sur Conail, afin qu’il ne multiplie pas les âneries.

Malgré sa belle assurance, le premier ordre fit grimacer Dyelin et le deuxième lui arracha un soupir.

Birgitte ne rata pas l’occasion de marquer un point :

— Si tu rencontres des difficultés, je te prêterai une paire de bottes et un pantalon. Avec les garçons, ça devrait marcher.

— Dame Birgitte, maugréa Dyelin, certaines femmes peuvent faire mordre un poisson simplement en pliant le doigt. D’autres doivent jeter tous leurs appas dans la mare…

Aviendha trouva la réplique drôle. Pas Birgitte, puisque la colère recommença à bouillir dans le lien.

Un courant d’air frais annonça l’arrivée de Rasoria, qui se mit au garde-à-vous.

— La Première Servante et le Premier Clerc sont arrivés, ma dame…

Quand elle prit conscience de l’ambiance cordiale qui régnait dans le salon, la Garde Royale blêmit un peu.

Une chèvre aveugle aurait capté qu’il y avait un os. Dyelin comme une chatte dans un poulailler, Birgitte la foudroyant du regard puis faisant subir le même sort à Aviendha…

Soudain consciente qu’elle était face à Birgitte Arc-d’Argent, un détail qu’elle perdait trop souvent de vue, l’Aielle baissa les yeux, honteuse comme si elle s’était moquée d’une Matriarche.

À l’occasion, Elayne regrettait que ses amies ne s’entendent pas entre elles comme elle s’entendait avec Aviendha. Quoi qu’il arrive, ou presque, ça finissait en prise de bec. Mais n’était-ce pas ce qu’il fallait attendre de gens tout simplement normaux ? La perfection, c’était bon pour les livres et les récits des trouvères.

— Fais-les entrer, Rasoria. Et qu’on ne nous dérange pas, sauf si on attaque la ville. Enfin, je veux dire, sauf si c’est important…

Dans les récits, les femmes qui donnaient des ordres trop dramatiques finissaient toujours par provoquer les catastrophes qu’elles évoquaient. Parfois, quand on lisait entre les lignes, il y avait des leçons à tirer de ces histoires…

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