En fin de compte, Neald avait ouvert le portail très près de l’endroit qu’il visait. Contraint de rester en arrière pour maintenir le passage ouvert jusqu’à ce que les hommes du Ghealdan aient traversé, il chevaucha en compagnie de Kireyin et rattrapa Perrin alors que celui-ci, au sommet d’une butte, tirait sur ses rênes pour immobiliser Marcheur et contempler la ville de So Habor qui s’étendait devant lui sur la berge opposée d’une rivière enjambée par deux ponts de bois en forme d’arches.
Même s’il n’avait rien d’un soldat, Perrin comprit au premier coup d’œil pourquoi Masema n’avait pas attaqué la cité. Très près de l’eau, deux murailles de pierre et des tours défendaient So Habor. Très judicieusement, les fortifications intérieures dominaient nettement les extérieures. Côté rivière, deux barges étaient arrimées au quai qui s’étendait d’un pont à l’autre. Dans la muraille extérieure, les grandes portes renforcées de fer correspondant aux ponts semblaient être les seules issues. Et bien entendu, les deux fortifications étaient munies d’un chemin de ronde. Bâtie pour repousser les assauts de nobles voisins cupides, So Habor se serait jouée de la racaille du Prophète, même s’il avait mobilisé des milliers d’hommes. Pour conquérir cette ville, il fallait des engins de guerre et beaucoup de patience. Faisant fi des sièges, Masema préférait s’en prendre aux villes et aux villages sans défense.
— Je vois des gens sur les remparts, là-bas, dit Neald. Un soulagement, je l’avoue. Je commençais à croire que tout le monde était mort, dans le coin.
Pas vraiment une plaisanterie, si on se fiait à son sourire crispé.
— Tant que ces citadins sont assez vivants pour nous vendre du grain…, lâcha Kireyin d’un ton bizarrement las.
Retirant son casque, il l’accrocha au pommeau de sa selle. Puis son regard passa sur Perrin et s’attarda un peu sur Berelain. Ensuite, il se tourna vers les Aes Sedai et leur parla du même ton fatigué :
— On sèche sur place ou on y va ?
Berelain foudroya cet insolent du regard. Un homme avisé aurait mesuré le danger, mais Kireyin ne s’aperçut de rien.
Sur la nuque de Perrin, les poils refusaient toujours de se coucher, surtout depuis qu’il avait découvert la ville. Était-ce le loup, en lui, qui détestait voir des murs ? Non, il ne le pensait pas. Sur le chemin de ronde, des gens les désignaient et certains utilisaient des longues-vues. Ceux-là, au moins, devaient pouvoir identifier les étendards. Les autres voyaient quand même bien les soldats, avec les fanions de leurs lances qui battaient au vent. Les premières charrettes de la colonne étaient elles aussi en vue. Qui avait entendu parler d’envahisseurs venant avec de tels véhicules ? Même si tous les fermiers s’étaient réfugiés en ville, les défenseurs devaient encore être capables de faire la différence…
— Nous ne sommes pas venus pour lambiner, insista Kireyin.
En privé, Berelain et Annoura avaient déterminé la façon d’aborder So Habor. Le seigneur ou la dame du coin avait sûrement entendu parler des exactions des Shaido, à quelques lieues au nord de là, et il – ou elle – était peut-être informé de la présence du Prophète en Altara. Chacun de ces éléments avait de quoi inquiéter n’importe qui. Ensemble, ils pouvaient inciter des gens à cribler des inconnus de flèches et à les interroger après… Au minimum, il était peu probable que les citadins de So Habor laissent entrer chez eux des soldats étrangers.
Les lanciers s’étaient déployés sur la berge, une façon de montrer leur force, même s’ils n’avaient pas l’intention d’y recourir. Cent hommes ne risquaient pas d’impressionner une telle ville, mais leur rigueur militaire démontrait amplement qu’ils n’étaient pas un ramassis de bandits de grand chemin.
Sachant qu’ils n’impressionneraient personne tant qu’ils ne se serviraient pas de leurs arcs, les gars de Deux-Rivières étaient restés en arrière, pour gonfler le moral des conducteurs de charrette.
Une mise en scène assez ridicule, si on réfléchissait bien. Mais Perrin était un forgeron de campagne, n’en déplaise à ceux qui lui donnaient du « seigneur » à tout bout de champ. La Première Dame de Mayene et les Aes Sedai devaient être bien plus familières des situations de ce genre.
Son casque également accroché à sa selle, Gallenne descendit au pas la piste qui menait à la rivière. Seonid entre eux, Masuri et Annoura sur les flancs, Berelain et Perrin le suivirent. Afin que toute personne ayant déjà vu une Aes Sedai reconnaisse leur visage sans âge, les sœurs avaient abaissé leur capuche. Presque partout, même si ce n’était pas toujours de bon cœur, les émissaires de la Tour Blanche étaient très bien reçues. Les quatre porte-étendard suivaient les Champions – toujours collés aux basques de leurs protégées – en compagnie de Kireyin, outré de devoir chevaucher avec ce qu’il tenait pour de la piétaille. Histoire de se venger, il se retournait souvent pour jeter des regards noirs à Balwer et à ses deux compagnons, qui fermaient la marche. Nul n’avait invité le petit secrétaire à venir, mais personne non plus ne le lui avait interdit. Chaque fois que l’officier le regardait, il inclinait poliment la tête puis recommençait à étudier les fortifications.
En approchant de la ville, Perrin se sentit de plus en plus mal à l’aise. Quand la petite colonne s’engagea sur le pont le plus au sud, assez haut pour que les barges arrimées au quai puissent passer sans difficulté – à la rame, puisque ces embarcations n’étaient pas équipées d’un mât –, les lattes de bois résonnèrent sinistrement sous les sabots des chevaux.
Une des barges, remarqua Perrin, s’enfonçait anormalement dans l’eau et l’autre semblait également laissée à l’abandon. L’odeur fétide qui flottait dans l’air l’incita à se pincer le nez, mais personne d’autre ne semblait la capter.
Au bout du pont, Gallenne s’arrêta devant les grandes portes bardées de fer.
— Nous avons entendu parler des troubles qui frappent cette région ! cria-t-il aux hommes des remparts. (Même en donnant de la voix, il réussissait à demeurer courtois.) Nous sommes simplement de passage, pour acheter du grain et d’autres fournitures vitales. Pas pour nous battre !
» J’ai l’honneur de vous présenter Berelain sur Paendrag Paeron, Première Dame de Mayene, Bénie de la Lumière et Haute Chaire de la maison Paeron. Elle vient s’entretenir avec votre seigneur ou votre dame. À ses côtés se tient Perrin t’Bashere Aybara…
Gallenne y alla bien entendu d’un « seigneur de Deux-Rivières » et ajouta d’autres titres auxquels le jeune homme n’avait pas davantage droit – et dont il n’avait jamais entendu parler. Puis l’officier passa aux Aes Sedai, mentionnant l’identité de chacune et son Ajah. Un morceau d’anthologie ! Accueilli, une fois terminé, par un silence de mort.
Sur les remparts, des hommes aux joues crasseuses se regardèrent puis murmurèrent entre eux sans baisser leur arbalète ou leur hallebarde. Seuls quelques-uns arboraient un casque ou un semblant d’armure. Presque tous portaient une veste de laine ordinaire, mais sur un type, Perrin crut reconnaître de la soie sous une couche de crasse.
Même avec son ouïe surdéveloppée, il ne parvint pas à entendre ce qui se disait.
— Comment savoir que vous êtes vivants ? lança soudain une voix rauque.
Berelain en cilla de surprise, mais personne ne rit. Une question de dément, certes, pourtant les poils, sur la nuque de Perrin, se hérissèrent plus que jamais. À So Habor, quelque chose clochait, et les Aes Sedai ne semblaient pas s’en apercevoir – mais avec leur masque d’impassibilité, comment en être sûr ?
Quand elle secoua la tête, les perles piquées dans les tresses d’Annoura cliquetèrent. Imperturbable, Masuri balaya du regard les défenseurs, sur les remparts.
— Si je dois prouver que je suis vivante, dit Seonid, son accent cairhienien plus fort que d’habitude (le seul indice d’agacement), vous regretterez de m’y avoir forcée. Même chose si vous continuez à pointer des arbalètes sur moi.
Plusieurs hommes levèrent leur arme pour viser le ciel. Plusieurs, mais pas tous…
De nouveaux murmures coururent dans les rangs, mais quelqu’un devait bien avoir reconnu une Aes Sedai. En tout cas, les portes s’ouvrirent en grinçant.
La puanteur que Perrin sentait depuis un moment monta soudain aux narines de ses compagnons. Un mélange de moisissure, de vieille sueur, de décharge d’ordures et de pots de chambre pleins depuis trop longtemps.
Les oreilles de Perrin frémirent comme pour se coucher en arrière, telles celles d’un loup. Avant de talonner sa monture, Gallenne saisit son casque comme s’il avait l’intention de le remettre. Perrin s’assura de la présence de sa hache, à sa taille, puis il fit avancer Marcheur.
Une fois à l’intérieur, un type crasseux vêtu d’un manteau en lambeaux tapota de l’index la jambe du jeune homme et recula quand Marcheur lui montra les dents. Naguère, cet homme était grassouillet. Aujourd’hui, son manteau lui allait deux fois et la peau de son menton pendouillait.
— Juste pour être sûr…, marmonna-t-il en se grattant le flanc. Mon seigneur, ajouta-t-il, un rien trop tard.
Quand ses yeux se posèrent vraiment sur Perrin, il cessa de taquiner ses puces. Des yeux jaunes, ça ne courait pas les rues…
— Tu as déjà vu beaucoup de morts qui se baladent ? railla Perrin en flattant l’encolure de Marcheur.
Un destrier bien dressé s’attendait à une récompense après avoir protégé son maître.
Le pouilleux sursauta comme si le cheval venait encore de lui montrer les dents. Voulant s’écarter, il percuta la jument de Berelain. Derrière, Gallenne semblait toujours hésiter à remettre son casque, son œil unique regardant à six endroits en même temps.
— Où puis-je trouver ton seigneur ou ta dame ? demanda Berelain, à bout de patience.
Même si Mayene était un petit pays, elle n’avait pas l’habitude d’être ignorée.
— Tous les autres semblent muets, mais toi, tu as encore l’usage de ta langue. Alors, parle !
L’homme regarda son interlocutrice, puis il s’humecta les lèvres.
— Le seigneur Cowlin n’est… pas ici, ma dame. (Il jeta un coup d’œil furtif à Perrin.) Les marchands de grain… C’est eux que vous voulez voir, pas vrai ? On peut toujours les trouver À la Barge d’Or. C’est par là…
L’homme désigna une vague direction, puis il détala, regardant par-dessus son épaule comme s’il redoutait qu’on le poursuive.
— Nous devrions aller tenter notre chance ailleurs, proposa Perrin.
Le pouilleux ne crevait pas de peur seulement à cause de ses yeux jaunes. Cet endroit était… glaçant.
— Nous sommes sur place, dit Berelain, et il n’y a pas d’ailleurs.
À cause de la puanteur, Perrin ne parvint pas à isoler l’odeur de sa compagne. Il allait devoir faire avec ses sens normaux, et Berelain paraissait aussi calme et fermée qu’une Aes Sedai.
— Perrin, j’ai été dans des villes qui puaient davantage. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Si le seigneur Cowlin est absent, ce ne sera pas ma première négociation avec des marchands. Des morts qui marchent ! Tu n’y crois pas j’espère ?
Que répondre à ça sans passer pour un parfait crétin ?
De toute façon, les autres avaient déjà franchi les portes – mais en désordre, désormais. Comme des chiens de garde mal assortis – l’un blanc et l’autre noir –, Wynter et Alharra suivaient Seonid, prêts à sauter à la gorge de quiconque la menacerait. Deux fauves parfaitement adaptés à So Habor. Chevauchant près de Masuri, Kirklin, la main sur la poignée de son épée, semblait disposé à tuer avant même qu’une menace apparaisse.
Une main sur le nez, Kireyin fulminait, sans doute déjà en train de penser que quelqu’un paierait pour lui avoir fait respirer ça.
Medore et Latian pâlissaient à vue d’œil. Se contentant de regarder autour de lui, Balwer leur fit signe de le suivre puis s’engagea dans une ruelle qui menait vers le nord. Comme Berelain l’avait dit, puisqu’ils étaient déjà là…
En avançant dans les rues étroites et sinueuses, Perrin trouva que les étendards, les fanions et tout le reste n’étaient décidément pas à leur place. En fait, pour une ville de cette taille, certaines rues étaient assez larges, mais on s’y sentait quand même mal, comme si les bâtiments, des deux côtés, étaient bien plus hauts que leurs deux ou trois niveaux et menaçaient de s’écrouler sur les visiteurs. De plus, la pénombre n’arrangeait rien. La pénombre ? Sous un ciel pas si gris que ça ? Une affaire d’imagination, sans doute…
Des gens allaient et venaient sans cesse, mais pas assez pour expliquer la campagne environnante déserte. Tête basse, ces passants pressaient le pas sans rien regarder autour d’eux. Alors qu’une rivière coulait quasiment à leurs pieds, ils avaient oublié l’antique coutume de se laver. Dans le lot, Perrin n’aperçut pas un visage net ni un vêtement qui ne fût pas couvert de crasse. Plus on avançait, et plus la puanteur augmentait. Mais avec le temps, on devait pouvoir s’habituer à tout.
Le pire, c’était le silence. Dans les villages, il arrivait qu’on n’entende presque rien – comme au cœur d’une forêt, pratiquement –, mais dans les villes, il y avait toujours un bruit de fond. Le murmure des conversations, des échos de pas… Mais So Habor ne murmurait même plus. À se demander si elle respirait encore.
S’orienter ne fut pas facile, puisque les gens détalaient dès qu’on leur posait une question. Non sans mal, les cavaliers finirent par mettre pied à terre devant une auberge d’apparence prospère. Trois niveaux de pierre grise joliment taillée, un toit de tuile et, sur l’enseigne les mots À la Barge d’Or, écrits en lettres dorées mais écaillées, juste au-dessus d’une petite montagne de grain trônant sur une barge, sans la moindre bâche, comme s’il ne s’agissait pas de marchandise à expédier.
Personne ne sortant des écuries attenantes à l’établissement, les porte-étendard durent s’occuper des chevaux, une corvée qui n’améliora pas leur humeur. Trop occupé à sonder le flot de passants, une main posée sur la poignée de son épée courte, Tod faillit se faire croquer deux ou trois doigts lorsqu’il prit les rênes de Marcheur. Flann avait les yeux ronds comme des soucoupes et les deux lanciers semblaient regretter de brandir un étendard au lieu d’une arme.
Même sous le soleil matinal, l’atmosphère restait crépusculaire. Entrer dans l’auberge n’améliora pas les choses, bien évidemment.
Au premier coup d’œil, la salle commune confirmait l’impression de prospérité. Des tables rondes bien polies, des chaises pas bancales au lieu de bancs, un plafond aux poutres apparentes. Sur les murs, on avait peint des champs d’orge, d’avoine et de millet, tout ça sous un soleil étincelant, et une horloge aux couleurs vives reposait sur le manteau d’une grande cheminée de pierre blanche. Mais aucun feu n’y crépitait, et il faisait aussi froid que dehors. En y regardant de plus près, l’horloge n’indiquait pas la bonne heure et tout le mobilier était couvert de poussière.
Les uniques clients se pressaient autour d’une grande table ovale. Six hommes et cinq femmes, silencieux et moroses.
Dès qu’il aperçut les nouveaux venus, un des types se leva, jura entre ses dents et pâlit sous la crasse de ses joues. Rondelette, les cheveux graisseux, une femme porta son gobelet d’étain à ses lèvres et but si vite que du vin dégoulina sur son menton.
Les yeux de Perrin, encore ? Peut-être, oui…
— Que s’est-il passé dans cette ville ? demanda Annoura en écartant les pans de son manteau comme s’il faisait une chaleur d’enfer.
Sous le regard glacial de l’Aes Sedai, les onze clients se pétrifièrent. Soudain, Perrin s’avisa que Masuri et Seonid n’étaient pas entrées avec lui. Pour attendre dans la rue avec les chevaux ? Sûrement pas. Quant à deviner ce qu’elles faisaient, leurs Champions à la remorque, ça n’était pas à la portée du jeune seigneur.
L’homme qui s’était levé tira sur son col avec un index. Dans un lointain passé, sa veste de laine bleue boutonnée jusqu’au cou avait dû être très belle, mais les taches de vin et de nourriture gâchaient complètement l’effet. À se demander s’il n’avait pas plus bavé que mangé, ces derniers temps. Lui aussi flottait dans ses habits, la peau du menton pendante.
— Passé, Aes… Sedai… ? balbutia-t-il.
— Tais-toi, Mycal ! cria une femme au regard voilé.
Sa robe sombre était brodée au col et sur les manches, mais la saleté brouillait les motifs et les couleurs.
— Pourquoi pensez-vous qu’il s’est passé quelque chose, Aes Sedai ?
Annoura voulut répondre, mais Berelain ne lui en laissa pas l’occasion.
— Nous cherchons les marchands de grain, dit-elle.
Annoura ne broncha pas, mais elle referma la bouche avec un claquement audible.
Autour de la table, les clients se regardèrent. La femme aux yeux voilés étudia Annoura puis passa à Berelain et remarqua du premier coup d’œil les riches soieries et les pierres précieuses. Sans oublier le diadème.
— Nous sommes la guilde des Marchands de So Habor, ma dame, dit la femme en inclinant humblement la tête. Ce qu’il en reste, en tout cas… Je m’appelle Rahema Arnon. Que puis-je pour vous, noble dame ?
Les marchands reprirent du poil de la bête en apprenant que leurs visiteurs désiraient acheter du grain, de l’huile à lampe et de cuisson, des légumes secs, des aiguilles, des clous de maréchal-ferrant, du tissu, des bougies et des dizaines d’autres produits de première nécessité. Du coup, ils parurent un peu moins terrorisés. Entendant la liste de Berelain, des marchands normaux auraient eu du mal à s’empêcher de sourire, mais ceux-là…
Maîtresse Arnon héla l’aubergiste :
— Ton meilleur vin, maîtresse Vadere ! Et plus vite que ça !
Quand une femme au nez interminable le pointa dans la salle commune, la marchande dut se lever et courir vers elle pour la prendre par la manche, histoire qu’elle ne s’enfuie pas.
Le type à la veste tachée appela un certain Speral, lui demandant d’apporter les jarres d’échantillons. En l’absence de réponse, il eut un rire nerveux puis fila dans une arrière-salle dont il revint très vite, chargé de trois gros conteneurs cylindriques en bois qu’il posa sur la table. Multipliant les courbettes et les sourires, les autres marchands invitèrent Berelain à s’asseoir. Hommes comme femmes, tous se grattaient frénétiquement sans avoir l’air de s’en apercevoir.
Perrin glissa ses gants à sa ceinture et s’adossa à un mur pour observer les négociations.
Ils étaient convenus que cette partie de l’opération reviendrait à la Première Dame. À contrecœur, elle voulait bien admettre qu’il en savait plus long qu’elle en matière de chevaux, mais pour le reste, elle avait négocié en personne des traités sur la vente de plusieurs années de production d’huile de poisson. À l’idée qu’un garçon de la campagne puisse avoir son mot à dire dans ce genre de discussions, Annoura s’était autorisé un fin sourire. Bien entendu, elle ne traitait pas Perrin de bouseux – comme Masuri ou Seonid, elle était prodigue en « seigneur » – mais elle n’en pensait pas moins pis que pendre de lui. Pour l’heure, elle ne souriait plus. Campée derrière Berelain, elle dévisageait les marchands comme si elle entendait graver leurs visages dans sa mémoire.
Maîtresse Vadere apporta du vin dans des gobelets en étain qui n’avaient pas dû voir un chiffon depuis des semaines, voire des mois. Prudent, Perrin se contenta de contempler sa boisson en la faisant tourner dans le gobelet.
De la crasse sous les ongles, l’aubergiste en avait aussi sur les doigts, si incrustée qu’elle devait lui servir de seconde peau.
Adossé au mur d’en face, Gallenne aussi se gardait bien de boire, une main sur le pommeau de son épée. Berelain ne toucha pas non plus au breuvage, alors que Kireyin, après l’avoir goûté, en demanda un pichet à maîtresse Vadere.
— Un peu léger, pour ton meilleur vin, lâcha-t-il, mais ça couvrira peut-être la puanteur.
L’aubergiste foudroya l’insolent du regard, mais elle lui apporta quand même le pichet, qu’elle posa sur la table sans dire un mot. Toujours aussi inconscient, Kireyin sembla prendre ce silence pour une marque de respect.
L’homme à la veste tachée – maître Crossin, s’était-il présenté – dévissa les bouchons des conteneurs et versa sur la table trois petits tas de grain. Du millet jaune, de l’avoine brune et de l’orge un peu plus foncée. Trop de sécheresse avant les récoltes, sans doute…
— De la qualité supérieure, comme vous voyez…
— Oui, le mieux qu’on puisse trouver, fit maîtresse Arnon avec un sourire fugitif. Nous ne vendons que ça !
Pour des négociants sûrs de proposer du haut de gamme, ces gens ne semblaient pas disposés à marchander le couteau entre les dents. Chez lui, Perrin avait vu des hommes et des femmes vendre leur tonte ou leur tabac à de gros clients venus de Baerlon. Par principe, ils refusaient l’offre des acheteurs, les accusant parfois de les acculer à la ruine, même quand la proposition avait doublé par rapport à l’année précédente. En dernière extrémité, ils menaçaient d’attendre l’an prochain pour vendre. Une sorte de danse aussi compliquée que les gavottes des jours de fête, dans la salle de bal.
— Pour une si grande quantité, dit un chauve en se grattant la barbe, nous pouvons envisager de vous consentir une ristourne.
À voir ce type fourrager dans sa barbe crasseuse, Perrin eut une folle envie de gratter la sienne.
— Nous avons eu un rude hiver…, souffla une femme au visage rond.
Deux de ses compagnons seulement pensèrent à la foudroyer du regard.
Perrin posa son gobelet et approcha de la table des négociations. Annoura lui jeta un regard noir alors que plusieurs marchands le considérèrent avec une évidente curiosité – mêlée de méfiance.
Gallenne avait répété ses présentations, mais ces gens, semblait-il, éprouvaient quelque peine à situer Mayene dans le monde et à estimer son importance. Quant à Deux-Rivières, pour eux, c’était un nom synonyme de « bon tabac ». Le seul produit du territoire universellement connu…
Sans la présence des Aes Sedai, la seule vision des yeux de Perrin aurait sans doute fait fuir ces gens. Là, tous se turent quand il ramassa une poignée de millet pour étudier les grains. La première chose propre qu’il voyait en ville…
Laissant retomber le millet sur la table, Perrin s’empara du couvercle d’un des conteneurs. Le pas de vis était flambant neuf, assurant une parfaite étanchéité.
Maîtresse Arnon détourna les yeux pour ne pas croiser ceux du jeune homme. Elle semblait très nerveuse.
— Je veux voir le grain dans les entrepôts, dit Perrin.
La moitié des marchands firent la moue.
Maîtresse Arnon se leva, indignée.
— Nous ne vendons pas du grain fantôme. Si vous avez envie de geler, assistez donc au chargement des sacs sur vos charrettes.
— J’allais suggérer une visite des entrepôts, intervint Berelain. (Se levant, elle tira de sa ceinture ses gants rouges et les enfila.) Je n’achète jamais de grain sans voir où on le garde.
Maîtresse Arnon accusa le coup et le chauve posa la tête sur la table. Cela dit, personne ne protesta.
Abattus, les marchands ne prirent même pas la peine de récupérer leurs manteaux avant de sortir. Dehors, la bise avait tourné au blizzard – un vent glacé typique des fins d’hiver, quand tout le monde ne pensait déjà plus qu’au printemps. Épaules voûtées, les marchands ne parurent même pas s’apercevoir que ce vent leur cinglait les joues.
— On peut s’en aller, seigneur ? demanda Flann à Perrin dès qu’il l’aperçut. Ce dépotoir me donne envie de prendre un bain.
En passant, Annoura foudroya du regard le pauvre Flann, qui se ratatina à la manière d’un marchand de grain. Il tenta bien de sourire avec morgue, mais sans grand succès, et alors que l’Aes Sedai lui montrait déjà son dos.
— Dès que possible, on filera…, souffla Perrin au porte-étendard.
Tête basse, les marchands filaient déjà à bonne allure. Berelain et Annoura réussirent à les suivre sans donner l’impression de courir. Deux dames sur leur quant-à-soi partant en promenade sans se soucier de la gadoue, de la puanteur et des passants loqueteux qui les regardaient – souvent avant de détaler comme s’ils avaient vu le Ténébreux en personne.
Casque sur la tête, Gallenne tenait son épée à deux mains, prêt à la tirer au clair. Gobelet au poing, Kireyin avait calé son casque contre sa hanche opposée. Plein de mépris, il regardait la vermine qui grouillait autour de lui, reniflant sa boisson comme si elle pouvait l’empêcher de capter d’épouvantables remugles.
Les entrepôts se trouvaient dans une rue, entre les deux murs d’enceinte. Près de la rivière, ça sentait moins mauvais, mais la voie battue par le vent était déserte, à part Perrin et ses compagnons. Pas l’ombre d’un chien errant en vue… Quand la famine frappait, les chiens disparaissaient, mais pourquoi une cité en possession de tant de grain aurait-elle crevé de faim ?
Perrin désigna un entrepôt à deux niveaux qui ne se distinguait en rien des autres. Les grandes portes étaient tenues fermées par une barre de bois au moins aussi grosse que les poutres de La Barge d’Or.
Les marchands s’avisèrent soudain qu’ils avaient oublié de faire venir des hommes pour soulever les barres. Le mieux, proposèrent-ils, était de retourner à l’auberge, où dame Berelain et Annoura Sedai pourraient se réchauffer en attendant qu’on ait réquisitionné des bras musclés. Si on le lui demandait, maîtresse Vadere ferait un feu, ça n’était pas douteux.
Tout ce petit monde se tut quand Perrin, tout seul, souleva la barre et l’éjecta de son support. Elle pesait lourd, mais il parvint à reculer, à pivoter sur lui-même et à la laisser tomber sur le sol sans qu’elle obstrue le passage.
Les marchands n’en crurent pas leurs yeux. La première fois, à n’en pas douter, qu’ils voyaient un homme en veste de soie faire quelque chose qui ressemblait à du travail. Ébahi, Kireyin écarquilla les yeux puis continua à renifler son vin.
— Des lanternes…, souffla maîtresse Arnon. Il nous faut des lanternes ou des torches.
Au-dessus d’une main d’Annoura, une boule de lumière se matérialisa, assez brillante, par cette grise matinée, pour projeter sur les pavés et les murs les ombres de toutes les personnes présentes. Quelques marchands, habitués à la pénombre de La Barge d’Or se protégèrent les yeux avec une main.
Sans enthousiasme, maître Crossin alla ouvrir un des battants en tirant sur un anneau de fer.
À l’intérieur, l’odeur de l’orge était assez forte pour couvrir la puanteur de So Habor. Mais il y avait autre chose… Dans le halo lumineux de la boule d’Annoura, de petites silhouettes grouillaient dans leur hâte à se réfugier au cœur des ombres. Sans cet éclairage, Perrin aurait pu mieux sonder les ténèbres, mais ça irait comme ça…
Le jeune homme sentit la présence d’un chat. Et d’un rat, aussi. Un couinement, venu du fond de l’entrepôt, lui indiqua que le félin et le rongeur se battaient.
Dans les entrepôts ou les silos, il y avait toujours des rats et des chats pour les combattre. Enfin un détail normal. Presque de quoi rassurer Perrin, s’il n’avait pas senti autre chose. Une odeur qu’il aurait dû reconnaître…
Un feulement retentit, suivi par un cri de douleur qui s’étrangla abruptement. Apparemment, les rongeurs de So Habor ne se laissaient pas faire…
Les petits poils se hérissèrent de nouveau sur la nuque de Perrin. Pourtant, il n’y avait rien, dans l’entrepôt, que le Ténébreux aurait pu vouloir espionner.
Il fut inutile d’avancer beaucoup. Sur des palettes de bois, afin de les isoler du sol, des sacs de toile grossière s’entassaient presque jusqu’au plafond. Au deuxième niveau, il devait en être de même. Et dans le cas contraire, il y avait assez de grain au premier pour nourrir les soldats pendant des semaines.
Perrin se pencha, dégaina son couteau, l’enfonça dans un sac puis fendit la toile. Des grains d’orge coulèrent du sac en même temps… qu’une légion de minuscules bestioles noires. Des charançons ! Un pour chaque grain, au minimum. Et leur odeur parvenait à dominer celle de l’orge.
Sans surprise, les petits poils de Perrin restèrent hérissés. Le froid aurait dû tuer ces parasites…
Un seul cas faisait une preuve suffisante – sans parler de l’odeur des charançons. Pourtant, passant de palette en palette, Perrin fendit plusieurs sacs et obtint chaque fois le même résultat.
Massés dans l’entrée, les marchands étaient à contre-jour. Mais la lumière d’Annoura éclairait leurs visages décomposés.
— Nous ne rechignerons pas à vanner chaque sac que vous achèterez, dit maîtresse Arnon d’une voix hésitante. Pour une modique augmentation…
— Pour la moitié du prix que j’ai proposé, coupa Berelain. (L’air dégoûtée, elle souleva sa jupe pour éloigner l’ourlet des charançons qui grouillaient sur le sol.) Mais vous ne les éliminerez jamais tous.
— Et nous ne prendrons pas de millet, ajouta Perrin.
Ses hommes et les soldats crevaient de faim, mais les grains de millet étaient à peine plus gros que les charançons. Vannage ou pas, il y aurait autant de parasites que de grains.
— En compensation, nous achèterons plus de haricots. Mais il faudra les vanner aussi.
Soudain, un cri retentit dans la rue. Pas celui d’un chat ou d’un rat. Le hurlement d’un homme.
Sans se rendre compte qu’il avait saisi sa hache, Perrin s’avisa qu’il la brandissait. Fonçant vers la sortie, il força les marchands à s’écarter. Alors qu’ils se regroupaient frileusement, sans chercher à voir ce qui se passait, le jeune homme émergea dans la rue.
Son casque et son gobelet gisant sur le sol, Kireyin était plaqué contre le mur du bâtiment d’en face. Son épée à demi hors du fourreau, il semblait pétrifié. Les yeux menaçant de sortir de leurs orbites, il fixait le mur de l’entrepôt dont Perrin venait de sortir.
Quand le jeune seigneur lui tapota le bras, l’officier sursauta.
— Il y avait un homme…, souffla-t-il. Juste là. Il m’a regardé, et…
Kireyin passa une main sur son visage lustré de sueur malgré le froid glacial.
— Il a traversé le mur. C’est vrai ! Tu dois me croire.
Quelqu’un gémit de terreur. Un des marchands, sans doute.
— J’ai vu cet homme, dit une voix féminine dans le dos de Perrin.
Surpris, il se retourna pour découvrir Seonid. Dans cette ville puante, son odorat surdéveloppé ne lui servait à rien.
Après un dernier regard sur le mur désigné par Kireyin, Seonid s’en éloigna sans chercher à dissimuler sa répulsion. Bien plus grands qu’elle, ses Champions la flanquaient, se laissant juste assez d’espace pour dégainer leur épée. Mais que voulaient-ils donc combattre ? Si Seonid confirmait le témoignage de Kireyin, la réponse n’était pas évidente…
— Mentir ne m’est pas très facile, railla l’Aes Sedai quand Perrin lui eut fait part de ses doutes.
Elle redevint vite sérieuse, son regard si intense que le jeune seigneur se sentit mal à l’aise.
— À So Habor, les morts marchent dans les rues. Craignant le spectre de sa femme, le seigneur Cowlin a fui la ville. Selon les rumeurs, la mort de son épouse aurait été suspecte… Ici, chaque habitant a vu au moins un mort qui marche, quand ce n’est pas beaucoup plus. D’après ce qu’on dit, des malheureux auraient été tués par simple contact avec un revenant. Je n’ai pas pu vérifier ça, mais des citadins sont morts de peur, et d’autres ont péri à cause de la terreur ambiante. Ici, personne ne sort la nuit ou n’entre dans une pièce sans s’annoncer. Les citadins frappent les spectres avec tout ce qui leur tombe sous la main, et parfois, ils tuent par erreur leur conjoint ou un voisin. Il ne s’agit pas d’hystérie collective ou de contes pour effrayer les enfants. Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille, mais c’est bien vrai. Seigneur Perrin, tu dois laisser ici l’une d’entre nous. Pour arranger les choses, peut-être…
Perrin secoua la tête. Afin de libérer Faile, il aurait besoin de toutes « ses » sœurs.
Avant même qu’il ait prononcé son verdict, maîtresse Arnon éclata en sanglots.
— So Habor devra affronter seule ses morts.
La peur des spectres ne pouvait pas tout expliquer. Un être humain pouvait être terrorisé au point de ne plus penser à se laver, mais il semblait impossible que tous les habitants réagissent ainsi. À première vue, ils se fichaient de tout et de tous.
Et ces charançons pleins de vigueur en hiver, alors qu’il gelait ?
So Habor souffrait d’un mal plus grave que le réveil de ses morts. Dans sa tête, une voix cria à Perrin de filer à toutes jambes et sans se retourner. Hélas, c’était impossible.