21 Un marquage

Alviarin émergea du portail puis le laissa se refermer derrière elle, la ligne lumineuse bleu et blanc disparaissant ensuite en un clin d’œil. Dans le nuage de poussière soulevé par ses chaussures, la Gardienne des Chroniques eut une quinte de toux qui lui fit monter les larmes aux yeux.

Uniquement éclairée par le globe brillant qui précédait l’Aes Sedai, la remise creusée à même la roche trois niveaux sous la bibliothèque de la Tour Blanche ne contenait rien, à part des siècles de poussière accumulée. Alviarin aurait préféré retourner directement dans ses appartements, mais il y avait toujours le risque de tomber sur une servante en plein ménage. Dans ce cas, elle aurait dû se débarrasser du cadavre et prier pour que personne n’ait vu la domestique entrer chez elle en dernier. « Reste cachée et n’éveille pas l’ombre d’un soupçon », lui avait ordonné Mesaana. Une consigne frileuse, sachant que l’Ajah Noir arpentait les couloirs de la tour depuis sa fondation. Mais pour désobéir à une Élue, il fallait être idiote, sauf quand on ne risquait pas de se faire prendre.

Agacée, Alviarin canalisa le Pouvoir pour que la poussière en suspension dans l’air retombe sur le sol – si violemment que celui-ci aurait dû trembler. Si elle avait passé un coup de balai, poussant toute la poussière dans un coin, elle n’aurait pas dû recommencer chaque fois qu’elle revenait. Depuis des années, personne ne s’était aventuré si loin dans les entrailles de la bibliothèque. Du coup, nul ne risquait de s’étonner que la remise soit propre. Mais dans la vie, il y avait toujours quelqu’un pour faire quelque chose que les autres dédaignaient depuis longtemps. Alviarin était coutumière du fait, et elle ne tenait pas à se trahir à cause d’une erreur stupide. Pourtant, elle grommela tandis qu’elle chassait avec le Pouvoir la boue rouge étalée sur ses chaussures, sur l’ourlet de sa jupe et sur celui de son manteau. Il semblait peu probable que quelqu’un reconnaisse la boue typique de Tremalking, la plus grande île du Peuple de la Mer, mais on aurait pu se demander où elle était allée pour se salir ainsi. Le sol du complexe de la tour devait être couvert de neige, sauf là où on l’avait déblayée, et la terre, pas rouge en outre, était sûrement dure comme du roc. Sans cesser de maugréer, la Gardienne canalisa encore pour étouffer les grincements de la lourde porte qu’elle poussait. Il y avait un moyen de cacher un tissage permanent, afin de ne pas devoir s’y coller chaque fois, mais Mesaana refusait de le lui enseigner.

La vraie cause de son agacement, c’était Mesaana. L’Élue lui apprenait ce qu’elle jugeait bon de lui transmettre, rien de plus, lui faisant miroiter des merveilles pour mieux les escamoter. À part ça, elle l’utilisait comme une vulgaire bonne à tout faire.

Chef du Conseil Suprême, Alviarin connaissait le nom de toutes les sœurs noires. Mesaana ne pouvait pas en dire autant, mais si ses ordres étaient exécutés à la lettre, elle se fichait de qui s’en chargeait. Trop souvent, cependant, elle exigeait que ce soit Alviarin en personne, la forçant à fréquenter des hommes et des femmes qui se croyaient ses égaux sous prétexte qu’ils servaient aussi le Grand Seigneur. Trop de Suppôts pensaient valoir les Aes Sedai, quand ils ne s’estimaient pas supérieurs. Pour ne rien arranger, Mesaana lui interdisait de faire un exemple avec un de ces insolents. Des rebuts d’humanité incapables de canaliser, et voilà qu’elle devait se fendre de ronds de jambes parce que certains d’entre eux servaient peut-être un autre Élu. À l’évidence, Mesaana n’en avait pas la certitude. Membre des Élus, elle obligeait Alviarin à flagorner la vermine, tout ça parce qu’elle ne connaissait rien à rien.

Toujours éclairée par son globe lumineux, Alviarin avança dans un couloir en pierre brute. Pour ne pas laisser de piste, elle lissa la poussière, derrière elle, avec un tissage d’Air très simple. Ce faisant, elle récapitula toutes les vérités qu’elle aurait aimé dire à Mesaana. En réalité, elle n’ouvrirait pas la bouche, et ça ne faisait rien pour améliorer son humeur. Critiquer un Élu, même en termes soigneusement choisis, était le plus court chemin vers la douleur – voire la mort. Les deux, probablement… Avec les Élus, pour survivre, ramper et obéir était la seule solution, la reptation se révélant aussi importante, voire plus, que la docilité. Mais la récompense – l’immortalité – valait bien qu’on s’abaisse un peu. Éternelle, Alviarin deviendrait plus puissante que la plus grande Chaire d’Amyrlin de l’histoire. Mais pour ça, il fallait d’abord garder la tête en place sur les épaules.

Une fois au niveau supérieur, la Gardienne ne prit plus la peine de brouiller sa piste. Ici, il y avait moins de poussière, et au milieu des ornières de charrettes à bras et des empreintes de chaussures, quelques traces supplémentaires passeraient inaperçues. Pourtant, elle pressa le pas. D’habitude, l’idée de vivre pour toujours lui remontait le moral, ainsi que la perspective de tirer du pouvoir et de l’influence de Mesaana, comme elle en tirait actuellement d’Elaida. En fait, c’était presque la même chose, sauf qu’il semblait trop ambitieux de vouloir pousser l’Élue au même stade de soumission que la Chaire d’Amyrlin. Cela dit, elle pourrait quand même jouer un peu avec les ficelles de la femme qui assurerait son ascension.

Aujourd’hui, une idée tournait en boucle dans sa tête. Pendant qu’elle s’absentait un mois de la tour, Mesaana n’avait sûrement pas pris la peine de garder Elaida sous contrôle. Cela dit, si quelque chose tournait mal, elle s’empresserait de faire porter le chapeau à Alviarin.

Depuis leur dernière entrevue, Elaida était parfaitement soumise. N’avait-elle pas imploré d’échapper aux pénitences privées infligées par la Maîtresse des Novices ? Non, pas de souci à se faire : elle était trop dominée pour s’écarter du droit chemin. Enfin, en principe…

Alviarin chassa de ses pensées la Chaire d’Amyrlin, mais elle ne ralentit pas le rythme.

Au niveau suivant, le premier sous-sol, elle se coupa du saidar et laissa se dissiper le globe lumineux. Ici, l’éclairage, presque normal, était fourni par des lampes disposées à intervalles rapprochés le long des murs enduits et peints. Rien ne bougeait, à part le rat qu’Alviarin vit du coin de l’œil, ses griffes cliquetant sur les dalles de pierre. Cette vision faillit arracher un sourire à la Gardienne. Désormais, les espions du Grand Seigneur grouillaient dans la tour. Bizarrement, personne ne s’était aperçu que les protections n’agissaient plus. Rien qui soit à mettre au crédit de Mesaana, cela dit. Les tissages ne fonctionnaient plus, tout simplement. Trop de brèches, sans doute… Se fichant comme d’une guigne que le rongeur l’ait vue – et qu’il en rende compte à quelqu’un –, la Gardienne s’engouffra vivement dans un escalier latéral en colimaçon. À ce niveau, elle risquait de croiser des gens, et ils n’étaient pas aussi dignes de confiance que les rats.

Si elle se montrait délicate, elle pourrait peut-être interroger Mesaana sur l’incroyable phare de Pouvoir qu’elle avait capté. Si elle n’en parlait pas, l’Élue risquait de penser qu’elle lui cachait quelque chose. Partout dans le monde, chaque femme en mesure de canaliser avait dû se demander de quoi il s’agissait. La seule précaution à prendre, c’était de ne pas laisser filtrer qu’elle avait été sur le site. Après la fin du phénomène, bien sûr. Quelle folle se serait précipitée dans ce vortex ? Hélas, Mesaana semblait penser qu’elle devait se consacrer à ses corvées sans jamais prendre une minute pour elle. Croyait-elle vraiment qu’Alviarin n’avait pas de problèmes privés à régler ? Dans ce cas, mieux valait se comporter comme s’il en était ainsi. Pour le moment, au moins…

Dans les ombres, en haut d’un dernier escalier, Alviarin s’arrêta devant une porte des plus ordinaires – de ce côté-là – et prit le temps de plier son manteau sur son bras et de respirer bien à fond. Si elle appartenait aux Élus, Mesaana n’en restait pas moins un être humain susceptible de commettre des erreurs. En revanche, si Alviarin en faisait une, elle la tuerait sans sourciller. Ramper, obéir et survivre, sans jamais cesser de se méfier. C’était sa devise, longtemps avant d’avoir rencontré une Élue.

Sortant de sa sacoche l’étole blanche de la Gardienne, elle la mit en place puis entrouvrit la porte et tendit l’oreille. Pas un bruit, comme elle l’espérait. Entrant dans la Neuvième Section, elle referma la porte derrière elle. De ce côté, elle était soigneusement polie.

La bibliothèque de la tour était divisée en douze sections – officiellement, du moins – et la neuvième, la plus petite, contenait des ouvrages centrés sur les différents systèmes d’arithmétique. C’était néanmoins une assez vaste salle ovale couronnée par une coupole. On y trouvait des rangées et des rangées de rayonnages et une galerie, à quelque dix pieds de haut, permettait d’en faire le tour en contemplant le sol dont les dalles reprenaient les sept couleurs des Ajah.

Au niveau du sol et de la galerie, des échelles sur roulettes donnaient accès à tous les ouvrages, et de lourdes lampes fournissaient une lumière plus que suffisante pour lire. Dans la bibliothèque, les risques d’incendie étaient un souci permanent. Pourtant, il fallait bien que les sœurs localisent les ouvrages ou les manuscrits rangés dans des boîtes.

Un chariot, remarqua Alviarin, stationnait toujours à l’endroit où elle l’avait vu la dernière fois. Dessus, elle reconnut les trois gros ouvrages reliés de cuir qui attendaient de réintégrer leur emplacement.

Quel intérêt pouvaient bien avoir les systèmes arithmétiques ? Et pourquoi avait-on écrit tant de traités sur ce sujet ? Même si la tour se flattait de posséder la plus grande collection de livres – dans tous les domaines possibles et imaginables –, beaucoup de sœurs, semblait-il, partageaient l’avis de leur Gardienne. En conséquence, elles fuyaient la Neuvième Section, qui devenait ainsi un lieu de transit paisible et sûr.

Quand elle eut atteint les portes, ouvertes pour encourager les visites, sans doute, la Gardienne tendit l’oreille jusqu’à ce qu’elle soit sûre qu’il n’y avait personne dans le couloir. Si une sœur l’avait vue sortir, elle se serait demandé pourquoi Alviarin s’intéressait soudain à d’obscurs traités.

Dans le couloir principal, où les dalles reprenaient aussi les couleurs des sept Ajah, Alviarin s’avisa que la bibliothèque était plus silencieuse que d’habitude, même si on tenait compte du peu d’Aes Sedai présentes à la tour. D’habitude, on croisait toujours une ou deux bibliothécaires, des sœurs marron qui avaient souvent une chambre à ce niveau en plus de celle de la tour. Là, il n’y avait personne en vue à part les grands personnages et les étranges animaux sculptés sur les murs.

Agitées par des courants d’air, les roues à bougies suspendues au plafond grinçaient sinistrement.

— Je peux t’aider ? demanda une voix dans le dos d’Alviarin.

Surprise, la Gardienne se retourna et faillit laisser tomber son manteau.

— Je veux simplement traverser la bibliothèque, Zemaille, répondit-elle, éprouvant aussitôt une vague irritation.

Si elle était assez nerveuse pour se justifier devant une bibliothécaire, elle devrait vraiment se reprendre avant d’aller faire son rapport à Mesaana. Elle aurait presque eu envie de raconter à Zemaille ce qui se passait sur Tremalking, histoire de voir sa réaction.

Sur le visage noir de la sœur, pas un trait ne bougea, comme il se devait. Grande et très mince, Zemaille affichait toujours cette réserve un rien hautaine. Mais Alviarin la soupçonnait d’être moins timide – et moins aimable – qu’elle le prétendait.

— Je comprends, oui… En ces temps sinistres pour nous toutes, la bibliothèque est un endroit tranquille. Des temps encore plus tristes pour toi, bien entendu…

— Bien entendu, répéta machinalement Alviarin.

Des temps tristes ? En particulier pour elle ? Un instant, la Gardienne envisagea de tirer Zemaille dans un coin sombre, histoire de l’interroger avant de disposer d’elle. Mais elle remarqua qu’une autre sœur marron, le teint encore plus foncé, les observait à un bout du couloir.

Aiden et Zemaille n’étaient pas bien puissantes dans le Pouvoir. Pourtant, les vaincre en même temps serait difficile, voire impossible. Que faisaient-elles à ce niveau ? On les y voyait rarement, puisqu’elles passaient leur temps à aller et venir entre les salles des niveaux supérieurs – qu’elles partageaient avec Nyein, la troisième Aes Sedai issue du Peuple de la Mer – et la Treizième Section, comme on l’appelait, où on gardait les archives secrètes. Concentrées sur leur travail, ces trois femmes vivaient là presque en permanence.

Alviarin s’éloigna, tentant de se convaincre qu’elle voyait des conjurées partout. Du bon sens, certes, mais qui ne dissipa pas son malaise.

L’absence de bibliothécaires, à l’entrée principale, accentua son inquiétude. Ces femmes se campaient devant toutes les issues, histoire qu’aucun document ne sorte de leur précieux sanctuaire sans qu’elles en soient informées.

Avec le Pouvoir, Alviarin poussa une des lourdes portes, la franchit et ne prit pas la peine de la refermer avant de s’éloigner. Dans la grande avenue bordée de chênes qui menait à la tour, on avait déblayé la neige. Dans le cas contraire, Alviarin aurait puisé dans la Source pour faire fondre celle qui lui bloquait le passage – et qu’importe ce que les autres sœurs en auraient pensé !

Si Mesaana n’avait pas été si claire sur la punition, au cas où elle aurait permis à quiconque d’apprendre à « voyager », même involontairement, Alviarin aurait ouvert un portail pour gagner directement sa destination. Si près de son but, le « voyage » aurait duré une fraction de seconde. Résignée, elle continua à pied, luttant contre l’envie de courir.

Découvrir que les vastes couloirs de la tour étaient déserts n’eut rien pour la surprendre ! Sur son passage, quelques domestiques, la Flamme de Tar Valon sur la poitrine, s’inclinèrent humblement, mais ils n’avaient pas plus d’importance que les courants d’air qui faisaient osciller la flamme des lampes et onduler les tapisseries colorées accrochées aux murs d’un blanc immaculé.

Par ces temps, les sœurs restaient au maximum dans les quartiers de leur Ajah. Sauf si elle rencontrait un membre de son « trinôme » – appelé parfois un « Cœur » – croiser une sœur noire ne lui servirait à rien. Car si elle connaissait toutes ces sœurs, deux seulement étaient informées de sa véritable appartenance. Et il n’était pas question qu’elle la révèle à qui que ce soit sans y être absolument obligée.

Un jour, si l’Élue finissait par lui en fournir, une des formidables machines de l’Âge des Légendes lui permettrait peut-être de contacter sur-le-champ n’importe quelle sœur noire. Pour l’instant, ça restait une affaire d’ordres codés déposés sous des oreillers ou dans des caches secrètes. Ce qui semblait jadis lui valoir des réponses presque instantanées paraissait aujourd’hui interminablement différé…

Alors qu’un domestique chauve, petit et râblé s’inclinait sur son passage, Alviarin reprit son masque lisse d’Aes Sedai. Elle se rengorgeait de son impassibilité – telle une onde que rien ne venait jamais troubler. De toute manière, traverser la tour en foudroyant tout le monde du regard n’aurait pas été une solution.

En ces lieux, il y avait une personne qu’elle savait très exactement où trouver, et à qui elle pourrait demander des réponses sans craindre ses réactions. Même là, il convenait de rester prudente, bien entendu – les questions directes révélaient trop de choses –, mais Elaida lui dirait tout, ça ne faisait aucun doute.

Avec un soupir, la Gardienne commença la longue ascension.

Mesaana lui avait parlé d’une autre merveille de l’Âge des Légendes. Un dispositif, l’« ascenseur », qu’elle aurait bien aimé voir fonctionner un jour. Les machines volantes étaient plus impressionnantes, bien sûr, mais imaginer un appareil capable de vous hisser d’étage en étage se révélait plus facile. Quant aux « bâtiments trois fois plus hauts que la Tour Blanche », elle doutait de leur existence. Dans le monde, même la Pierre de Tear n’arrivait pas à la cheville de la tour, si on osait cette métaphore. Quoi qu’il en soit, connaître l’existence des « ascenseurs » rendait encore plus pénible la lente montée vers les étages supérieurs.

Alviarin s’arrêta pour jeter un coup d’œil dans le bureau « public » de la Chaire d’Amyrlin, trois niveaux plus haut, mais les deux pièces étaient vides, les tables de travail désertes brillant de tous les feux de l’encaustique. Entre les quatre murs dépourvus de tapisseries ou de tableaux, il n’y avait rien à part ces tables, quelques sièges et des lampes éteintes. Elaida quittait rarement ses appartements, au sommet de la tour, pour descendre ici. À une époque, ça paraissait positif, puisque ça l’isolait encore plus. En effet, peu de sœurs affrontaient de bon cœur l’ascension.

Aujourd’hui, alors qu’elle arrivait au terme d’une montée harassante jusqu’aux appartements de la dirigeante, la Gardienne envisagea de la relocaliser de force dans son bureau public…

L’antichambre d’Elaida était déserte, bien entendu, même si un dossier posé sur la table indiquait que quelqu’un y était venu. Savoir ce qu’il contenait et déterminer si la Chaire d’Amyrlin devait être punie pour l’avoir en sa possession, eh bien, ça attendrait un peu. Jetant son manteau sur la table de travail, Alviarin poussa la porte récemment ornée de la Flamme de Tar Valon – pas encore revêtue d’or – et s’enfonça dans le fief privé d’Elaida.

Un curieux soulagement la submergea quand elle vit la dirigeante assise à sa table de travail – un meuble richement sculpté et doré – avec sur les épaules l’étole à sept bandes (non, six, désormais) et, au-dessus de sa tête, la Flamme de Tar Valon incrustée en pierres de lune sur le haut dossier de son siège.

Du soulagement ? Oui, à cause d’une inquiétude sourde qu’elle n’avait pas voulu formuler jusqu’ici. Après tout, la dirigeante aurait pu être morte dans un accident stupide, ce qui aurait expliqué le commentaire sinistre de Zemaille. Nommer une remplaçante aurait pris des mois, même avec la pression des renégates et les autres menaces qui se profilaient, mais les jours d’Alviarin en tant que Gardienne auraient été comptés.

Encore plus que son soulagement, ce qui surprit la Gardienne, ce fut la présence dans la pièce de la moitié des représentantes. Plus de la moitié même, toutes arborant leur châle. Pourtant, Elaida était trop soumise pour organiser de telles rencontres en l’absence de sa Gardienne…

Quand la gigantesque horloge adossée à un mur – un meuble sans grâce et lourdement ornementé – sonna deux fois pour annoncer midi, de petites figurines émaillées représentant des Aes Sedai sortirent toutes ensemble de minuscules portes. Les poings serrés, Alviarin ouvrit la bouche pour informer les représentantes qu’elle entendait s’entretenir en privé avec la Chaire d’Amyrlin. Ces sœurs se retireraient sans protester, c’était couru. La Gardienne n’avait pas le pouvoir de les ficher dehors, mais son autorité, elles le savaient, allait bien au-delà de celle que lui conférait son étole. À quel point, ça, ces femmes ne le soupçonnaient pas.

— Alviarin…, fit Elaida, l’air surprise, avant que la Gardienne ait pu prononcer un mot.

D’habitude très dur, le visage d’Elaida était adouci par une sorte de… jubilation. D’ailleurs, ses lèvres pincées dessinaient un vague sourire. Depuis pas mal de temps, elle n’avait plus de raisons d’exhiber ainsi ses dents…

— Attends là, ajouta la dirigeante, une main tendue vers un coin de la pièce, et tiens-toi tranquille jusqu’à ce que j’en aie fini avec les autres.

Les représentantes ajustèrent leur châle et ne firent pas mine de se lever. La grassouillette Suana gratifia Alviarin d’un regard noir et Shevan, aussi grande et anguleuse qu’un homme, la dévisagea sans bouger un cil. Toutes les autres évitèrent soigneusement de croiser son regard.

Stupéfiée, Alviarin se pétrifia sur le tapis aux motifs multicolores. Elaida ne pouvait pas se rebeller ainsi – à moins d’avoir perdu la raison. Mais au nom du Grand Seigneur, d’où tirait-elle une pareille assurance ? Que s’était-il passé ?

Elaida tapa du poing sur la table avec une telle force qu’un de ses coffrets laqués trembla sur ses bases.

— Ma fille, quand je te dis de patienter dans un coin, je m’attends à être obéie, fit Elaida d’un ton menaçant. Ou dois-je faire venir la Maîtresse des Novices pour que ces représentantes te voient subir une pénitence « privée » ?

Alviarin s’empourpra d’humiliation et de rage – à parts égales. S’entendre dire de telles choses en public !

De la peur se mêla aux deux autres sentiments et un flot de bile lui remonta dans la gorge. Quelques mots d’elle, et Elaida serait accusée d’avoir envoyé des sœurs au désastre et à la captivité – pas une fois, mais deux. Des rumeurs circulaient déjà sur les événements qui s’étaient déroulés à Cairhien. De vagues racontars, au début, mais qui se précisaient de jour en jour. En plus de ça, quand il serait connu qu’Elaida avait lancé cinquante sœurs contre des centaines d’hommes capables de canaliser, même la menace des renégates – pour l’instant cantonnées au Murandy – ne suffirait pas pour qu’elle garde l’étole multicolore sur les épaules. Même chose pour sa tête, probablement… Elaida ne pouvait pas prendre un tel risque, sauf si…

Sauf si elle discréditait Alviarin en révélant son appartenance à l’Ajah Noir. Cette manœuvre lui ferait gagner un peu de temps, mais pas tant que ça, quand la vérité au sujet des puits de Dumai et de la Tour Noire serait connue. Bien entendu, Elaida était prête à se raccrocher à n’importe quoi, mais… Non, ce n’était pas possible ! Absolument pas !

Quoi qu’il en soit, fuir était hors de question. Primo parce que ça confirmerait les accusations de la Chaire d’Amyrlin, si elle en lançait. Secundo, parce que Mesaana traquerait la fugitive et finirait par la tuer.

Ces idées tourbillonnèrent dans l’esprit d’Alviarin tandis qu’elle se dirigeait, les jambes en plomb, vers le coin désigné par Elaida. Quels que soient les événements en cours, il devait y avoir un moyen d’inverser la situation. N’y en avait-il pas toujours un ? Pour le trouver, ouvrir grandes les oreilles était un bon moyen. Alviarin aurait même été jusqu’à prier, si le Ténébreux avait prêté l’oreille à ces humaines bassesses…

Après avoir dévisagé un moment sa Gardienne, Elaida hocha la tête, l’air satisfaite. Dans ses yeux, une étrange flamme brillait. Ouvrant un de ses trois coffrets laqués, sur le bureau, elle en sortit une statuette en ivoire terni par le temps. Une tortue, reconnut Alviarin, qu’elle fit aussitôt tourner entre ses doigts. Jouer avec les figurines conservées dans ces coffrets était un réflexe, chaque fois qu’elle avait besoin de se calmer.

— Reprenons, dit-elle aux représentantes. Vous m’expliquiez pourquoi je devrais m’engager dans des négociations.

— Mère, nous ne te demandions pas l’autorisation, répliqua Suana. (Elle pointa fièrement son menton trop carré, comme elle aimait à le faire devant n’importe qui.) Cette décision revient au Hall. Au sein de l’Ajah Jaune, on y est plutôt favorable.

Traduire que Suana y était favorable ! Car cette femme, Première Tisserande de son état, dirigeait l’Ajah. Un des multiples « secrets » qu’Alviarin connaissait parce que rien ne pouvait échapper à l’Ajah Noir. Aux yeux de Suana, chacune de ses opinions était partagée par l’Ajah Jaune tout entier.

L’autre sœur jaune présente, Doesine, jeta un regard en biais à Suana mais ne dit rien. Le teint pâle, maigre comme une adolescente, Doesine aurait apparemment donné cher pour être ailleurs – la mine d’une gamine qu’on aurait tirée par l’oreille pour la conduire jusqu’ici. Très souvent, les représentantes se plaignaient de la pression que leur infligeait leur chef d’Ajah. Cela dit, il n’était pas totalement impossible que Suana ait réussi à convaincre sa subordonnée jaune.

— Beaucoup de sœurs blanches soutiennent ce projet, intervint Ferane, les yeux baissés sur la tache d’encre qui maculait un de ses doigts.

Dialecticienne en chef de l’Ajah Blanc, elle exerçait le pouvoir plus démocratiquement que Suana. Enfin, dans la forme, essentiellement… Semblant souvent aussi distraite que la pire des sœurs marron – ses longs cheveux noirs auraient eu besoin d’un bon coup de brosse et la moitié des franges de son châle semblaient avoir trempé dans son infusion du matin –, Ferane était capable de repérer en un clin d’œil la moindre faille dans un raisonnement. Seule sœur blanche présente, elle était sans nul doute convaincue de n’avoir aucun besoin d’aide de la part des membres de son Ajah.

Son petit jeu avec la tortue gagnant en intensité – un signe d’agacement –, Elaida s’adossa à son siège.

Faisant mine d’ajuster son châle – l’échappatoire universelle –, Andaya prit la parole sans regarder la Chaire d’Amyrlin :

— L’objectif, mère, est de trouver une fin pacifique à ce conflit.

Comme toujours en cas de tension, l’accent tarabonais de la sœur revenait au galop. Souvent peu à l’aise devant Elaida, Andaya chercha du regard le soutien de Yukiri… qui détourna la tête pour ne pas avoir à réagir.

Pour un si petit bout de femme, Yukiri avait un sacré tempérament. Contrairement à Doesine, elle n’était pas sensible aux pressions. Alors, que fichait-elle ici, si elle n’avait pas envie d’y être ?

Consciente qu’elle devrait se débrouiller seule, Andaya enchaîna :

— Il est hors de question qu’on se batte dans les rues de Tar Valon, et encore moins à la tour. Ça ne peut pas recommencer ! Jusque-là, les renégates se contentent d’attendre et de surveiller la ville, mais ça ne durera pas. Mère, elles ont redécouvert l’antique don du « voyage ». Grâce à ça, leur armée a parcouru des centaines de lieues en un éclair. Nous devons négocier avant qu’elles décident d’ouvrir un portail pour envahir Tar Valon. Sinon, tout sera perdu – même si nous gagnons.

Serrant le devant de sa jupe, Alviarin eut du mal à digérer la nouvelle. Les renégates savaient « voyager » ? Et elles assiégeaient déjà Tar Valon ? Avec tous ces avantages, elles voulaient négocier, ces idiotes ?

Devant les yeux d’Alviarin, des plans peaufinés pendant des mois fondirent comme neige au soleil. Si elle priait avec assez de ferveur, le Ténébreux l’écouterait peut-être, pour une fois…

Toujours très énervée, Elaida posa délicatement sa tortue fétiche, puis elle parla d’une voix redevenue normale. L’ancienne normalité, avant qu’Alviarin la domine. Sous des intonations douces, l’acier d’une volonté inébranlable.

— Les sœurs marron et vertes soutiennent aussi la motion ?

— Les sœurs marron…, commença Shevan.

Elle se tut, eut une moue pensive et décida de modifier son discours. Extérieurement, elle semblait très calme, mais un tic – frotter ses pouces contre ses index – la trahissait.

— Les sœurs marron sont catégoriques sur les précédents historiques. Dans cette pièce, vous devez toutes avoir lu les archives secrètes. Si ce n’est pas le cas, vous l’auriez dû. Chaque fois que la Tour Blanche s’est divisée, un désastre a frappé le monde. Alors que l’Ultime Bataille approche, dans un univers où existe la Tour Noire, nous ne pouvons pas rester désunies un jour de plus que nécessaire.

Il semblait impossible qu’Elaida se rembrunisse davantage, mais la mention de la Tour Noire réussit à l’y pousser.

— Et les sœurs vertes ? demanda-t-elle.

Les trois représentantes de cet Ajah étaient là. Un indice d’unanimité parmi ces sœurs – ou d’abus de pouvoir de leur dirigeante. Étant la doyenne, Talene aurait dû répondre à Elaida – dans l’Ajah Vert, la hiérarchie primait tout –, mais la grande sœur blonde se tourna vers Yukiri et vers Doesine, puis baissa les yeux et contempla mornement sa jupe de soie verte.

Rina plissa le front, son nez se retroussant un peu de perplexité. Portant le châle depuis moins de cinquante ans, elle préféra laisser à Rubinde l’honneur douteux de répondre.

Du genre robuste, Rubinde semblait plutôt petite et râblée dès qu’on la comparait à Talene. Malgré des yeux couleur saphir, elle ne sortait pas vraiment de l’ordinaire.

— J’ai pour instructions de présenter les mêmes arguments que Shevan, dit-elle, ignorant le regard surpris de Rina.

Plus besoin de chercher : Adelorna, « capitaine général » de l’Ajah Vert, avait généreusement usé de son influence. Puisqu’elle laissait transparaître son agacement en public, Rubinde devait désapprouver ce comportement.

— Tarmon Gai’don approche, la Tour Noire est une menace presque aussi dévastatrice, et le Dragon Réincarné brille par son absence – s’il n’est pas mort dans un coin. Le schisme ne doit plus durer. Si Andaya peut convaincre les rené… les rebelles de revenir à la tour, nous devons tenter le coup.

— Je vois, fit Elaida, morose.

Bizarrement, elle reprit des couleurs et ses lèvres dessinèrent l’ombre d’un sourire.

— Dans ce cas, qu’on les convainque, si c’est possible ! Cela dit, mes décrets resteront valides. L’Ajah Bleu n’existe plus, et toute sœur ayant suivi cette gamine d’Egwene al’Vere devra faire pénitence sous ma tutelle avant de pouvoir réintégrer un Ajah, de quelque couleur soit-il. La Tour Blanche, je veux la forger comme une arme, en prévision de Tarmon Gai’don…

Ferane et Suana tentèrent de protester, mais Elaida leva une main pour leur intimer le silence.

— J’ai parlé, mes filles… Retirez-vous et organisez ces… pourparlers.

Les représentantes étaient coincées, sauf si elles se révoltaient ouvertement. Le Hall en ayant le droit, elles l’avaient aussi, mais on contestait très rarement à ce point l’autorité de la Chaire d’Amyrlin. Surtout quand le Hall n’était pas uni, et la Lumière savait que celui-là ne l’était pas. Entre autres raisons parce que Alviarin avait fait son possible pour qu’il en soit ainsi.

Les représentantes sortirent, Ferane et Suana raides d’indignation alors qu’Andaya ne fut pas loin de détaler comme un lièvre. Aucune de ces sœurs ne daigna regarder Alviarin, bien entendu…

La Gardienne attendit à peine que la porte se soit refermée.

— Ça ne change rien, en réalité, tu en as sûrement conscience. Elaida, tu dois réfléchir clairement, sans céder à un aveuglement momentané…

Du bavardage, Alviarin le savait, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher.

— Le désastre des puits de Dumai, la catastrophe à la Tour Noire… Tout ça peut te faire perdre l’étole. Pour la garder, tu as besoin de moi, Elaida. Tu…

Alviarin se tut avant d’en avoir trop dit. Il devait y avoir encore un moyen de renverser la situation.

— Je suis surprise que tu sois revenue…, dit Elaida en se levant.

Machinalement, elle lissa sa jupe rouge. Envers et contre tout, elle continuait à s’habiller comme une sœur rouge. Alors qu’elle contournait la table de travail, un sourire étira ses lèvres. Un grand et vrai sourire…

— Depuis l’arrivée des rebelles, t’es-tu cachée en ville ? Je t’aurais plutôt vue embarquer sur le premier bateau. Franchement, tu les aurais crues capables de redécouvrir le « voyage » ? Imagine ce que nous ferons quand nous disposerons de ce tissage…

Toujours souriante, Elaida approcha d’Alviarin.

— À présent, voyons un peu… Qu’ai-je à craindre de toi ? Ici, on ne parle plus que des histoires en provenance de Cairhien, mais même si des sœurs obéissent vraiment à ce gamin d’al’Thor, ce dont je doute, tout le monde blâme Coiren. Elle devait le ramener ici, et elle a été tout juste bonne à se faire juger puis condamner. En tout cas, c’est l’opinion des sœurs.

Elaida s’immobilisa devant Alviarin, l’acculant dans son coin. Si elle souriait, ses yeux brillaient, mais pas de joie. La Gardienne ne parvint pas à fuir ce regard hypnotique.

— La semaine dernière, reprit Elaida, nous avons entendu bien des choses sur cette répugnante Tour Noire. Les hommes y sont bien plus nombreux que tu le supposais. Mais tout le monde estime que Toveine aurait dû avoir le bon sens de se renseigner avant d’attaquer. C’est le grand sujet de conversation, ici… Si elle revient, la queue entre les jambes, c’est elle qui portera le blâme. Alors, tes menaces…

Alviarin sentit qu’elle percutait le mur avant même de comprendre qu’Elaida venait de la gifler. Alors que sa joue gonflait instantanément, l’aura du saidar enveloppa Elaida, et un tissage se referma sur la Gardienne, la coupant de la Source. Mais pour se venger, Elaida ne comptait pas utiliser le Pouvoir. Sans cesser de sourire, elle leva le poing.

Après une profonde inspiration, elle le baissa – mais sans laisser se dissiper le tissage.

— Tu oserais t’en servir ? demanda-t-elle d’un ton presque amical.

Alviarin éloigna la main du manche de son couteau. Par réflexe, elle l’avait saisi. Mais même sans le saidar que manipulait Elaida, la tuer alors que tant de sœurs les savaient ensemble serait revenu à se suicider.

Pourtant, le sang d’Alviarin bouillit quand la dirigeante la toisa avec mépris.

— J’ai hâte de te voir tendre le cou sur le billot, pour expier ta trahison. Mais avant d’avoir les preuves qu’il me faut, quelques options s’offrent à moi. Tu te souviens du nombre de fois où Silvana, sur ton ordre, est venue m’infliger une pénitence privée ? J’espère que oui, parce que tu en subiras dix pour chacune que j’ai supportée… Encore une chose !

D’un geste vif, Elaida retira l’étole du cou de la Gardienne déchue.

— Puisque tu étais introuvable lorsque les renégates sont arrivées, j’ai demandé au Hall de te destituer. Pas en session plénière, bien entendu, où tu aurais encore eu des partisanes. Mais ce jour-là, il fut étonnamment facile d’obtenir le consensus auprès des femmes qui siégeaient. Une Gardienne est censée être près de sa Chaire d’Amyrlin, pas vadrouiller on ne sait où. À la réflexion, tu n’as peut-être aucune influence, puisque tu te cachais en ville depuis le début. Ou es-tu revenue attirée par le désastre, avec l’espoir de sauver quelque chose d’un tas de ruines ?

» Au fond, je m’en fiche ! Tu aurais sans doute mieux fait de sauter sur le premier bateau en partance. Mais je dois l’avouer, t’imaginer en train de fuir de village en village, honteuse au point de refuser de montrer tes traits à une autre sœur, perd de son intérêt face au plaisir que j’éprouve à te voir souffrir. À présent, hors de ma vue, avant que je décide d’opter pour le fouet plutôt que la badine de Silvana.

Après avoir jeté par terre l’étole blanche, Elaida se détourna, se coupa du saidar et fila vers sa table de travail comme si Alviarin avait cessé d’exister.

La Gardienne déchue ne se retira pas – elle s’enfuit, courant comme si des Chiens des Ténèbres lui collaient aux basques. Depuis qu’avait retenti le mot « trahison », elle était incapable de réfléchir sainement. Ce terme, résonnant en boucle dans sa tête, lui donnait envie de hurler. Pour ce crime, il n’existait qu’un châtiment. Elaida le savait, et elle cherchait des preuves. Que le Ténébreux ait pitié d’Alviarin ! Hélas, il ne se montrait jamais clément. La pitié, c’était bon pour ceux qui redoutaient d’être forts.

Alviarin n’avait pas seulement peur, elle risquait à tout instant d’imploser de terreur.

Dévalant les escaliers et les rampes d’accès, elle croisa peut-être des domestiques mais ne s’en aperçut pas. Aveuglée par l’angoisse, elle ne voyait plus rien, à part les dalles ou les marches, devant ses pieds.

Arrivée au sixième niveau, elle fonça jusqu’à ses appartements. En principe, ils devaient être toujours à elle, pour quelque temps. Les pièces cossues, avec leur balcon qui dominait la grande esplanade, en face de la tour, étaient son logement de fonction. Pour l’heure, en disposer encore était une chance. Une chance de survivre, peut-être…

Le mobilier domani en bois clair incrusté de nacre et d’ambre était toujours celui de la précédente occupante. Dans sa chambre, Alviarin ouvrit une des armoires, s’agenouilla et écarta les robes pour récupérer, tout au fond, un coffret en sa possession depuis des années. Les sculptures, dessus, semblaient avoir été faites par un artisan très loin d’avoir les moyens de ses ambitions.

Les mains tremblantes, Alviarin alla poser le coffret sur la table, puis elle essuya ses paumes moites sur le devant de sa robe. Pour ouvrir le coffret, l’astuce était d’écarter les doigts au maximum afin de les poser sur quatre reliefs bien précis des ornements dépareillés apparemment sans queue ni tête. Dès que le couvercle bougea, elle le souleva, dévoilant son plus grand trésor, pour l’instant enveloppé dans un carré de tissu marron – pour protéger l’artefact, si un domestique secouait le coffret. En principe, les employés de la tour n’étaient pas voleurs, mais il suffisait d’un seul…

Un instant, Alviarin contempla le paquet. Son bien le plus précieux, vestige de l’Âge des Légendes. Jusque-là, elle n’avait pas osé l’utiliser. « En cas d’urgence absolue », avait dit Mesaana. Quelle urgence pouvait être plus absolue que celle-là ?

Selon l’Élue, l’objet pouvait encaisser des coups de masse sans se briser. Pourtant, elle le déballa avec le soin qu’elle aurait accordé à une figurine en verre soufflé.

Son ter’angreal… Un bâtonnet rouge brillant, pas plus gros que son index, et parfaitement lisse, n’étaient les quelques lignes sinueuses gravées sur sa surface. Unie à la Source, Alviarin effleura ces entrelacs avec de minuscules flux de Feu et d’Air, puis insista sur deux interconnexions bien précises. Durant l’Âge des Légendes, ça n’aurait pas été indispensable, mais ce qu’on appelait le « flux permanent » n’existait plus.

Comment comprendre ou imaginer un monde où tous les ter’angreal pouvaient être utilisés par n’importe qui ? Et pourquoi une telle chose avait-elle été permise ?

Le Pouvoir de l’Unique ne suffisant pas, Alviarin appuya très fort sur une des extrémités du bâtonnet, puis elle se laissa tomber dans un fauteuil, s’y adossa et regarda l’artefact. C’était fait… À présent, elle se sentait vide – un grand espace désert et obscur où la peur battait de ses ailes noires comme une chauve-souris.

Sans remballer le ter’angreal, elle le glissa dans sa bourse puis se leva le temps de ranger le coffret dans l’armoire. Tant qu’elle ne serait pas en sécurité, pas question de se séparer de l’artefact. Pour l’instant, tout ce qu’elle pouvait faire, c’était se rasseoir et attendre en se berçant dans son siège, les mains nouées autour des genoux.

Impossible de cesser de se balancer ! Impossible de cesser de gémir doucement ! Depuis la fondation de la tour, aucune sœur, jamais, n’avait été accusée d’appartenir à l’Ajah Noir. Certaines en avaient été soupçonnées, quelques-unes disparaissant avant que les choses soient allées trop loin, mais il n’y avait jamais rien eu d’officiel. Pour parler de tête sur le billot, Elaida devait être près de trouver ses preuves. Très près, même.

Quand les soupçons devenaient trop précis, on avait éliminé certaines sœurs, histoire de bloquer le processus. L’Ajah Noir devait demeurer secret à n’importe quel prix !

Alviarin aurait donné cher pour cesser de gémir.

Soudain, la lumière baissa dans la chambre, vite envahie d’ombres tourbillonnantes. À travers les vitres des fenêtres, le soleil devint incapable de dispenser sa lumière.

Alviarin se jeta à genoux et ferma les yeux. L’envie de crier d’angoisse la torturait, mais avec les Élus, il importait de respecter le protocole.

— Je vis pour servir, Grande Maîtresse, souffla la Gardienne déchue.

Rien de plus. Impossible de perdre une minute, et encore plus une heure, à crier de douleur. Les mains croisées, elle serra de toutes ses forces pour les empêcher de trembler.

— Quelle est ton urgence absolue, mon enfant ?

Une voix de femme, cristalline comme le chant d’un carillon – mais le carillon du courroux, sans une ombre de compassion. Celui de la fureur aurait signifié la mort – instantanée, comme un couperet qui tombe.

— Si tu crois que je lèverai le petit doigt pour que tu récupères ton étole, tu te trompes profondément. Au prix d’un petit effort supplémentaire, tu peux encore accomplir la mission que je t’ai confiée. Quant aux pénitences infligées par la Maîtresse des Novices, tiens-les pour une punition légère venue de moi. Je t’avais dit de ménager un peu Elaida.

Alviarin ravala ses objections. Elaida n’était pas une femme susceptible de plier sans une forte pression, et Mesaana aurait dû le savoir. Mais face aux Élus, objecter était risqué – comme bien d’autres choses. Quoi qu’il en soit, les pénitences de Silvana étaient peu de chose comparées à la hache du bourreau.

— Elaida sait, Grande Maîtresse, souffla Alviarin en levant les yeux.

Devant elle se dressait une femme d’ombre et de lumière à la tenue d’ombre et de lumière. Une palette de noir foncé et de blanc argenté qui fluctuait sans cesse, passant d’une nuance à l’autre. Sur un visage qui semblait fait de fumée, des lèvres d’argent dessinaient un rictus.

Une illusion – et rien de mieux que ce qu’Alviarin aurait pu produire.

Quand Mesaana avança sur le tapis domani, il y eut comme une envolée de soie verte brodée de motifs sophistiqués couleur bronze. Encore de l’esbroufe ! Certes, mais Alviarin ne parvenait pas à voir les tissages qui généraient l’illusion. Pareillement, elle n’avait pas distingué ceux dont Mesaana s’était servie pour se matérialiser dans la pièce ou la plonger dans la pénombre. Si Alviarin se fiait à ses perceptions, l’Élue semblait tout simplement incapable de canaliser le Pouvoir. D’habitude, percer à jour des secrets de ce genre fascinait la Gardienne déchue. Aujourd’hui, elle n’en avait rien à faire.

— Grande Maîtresse, elle sait que j’appartiens à l’Ajah Noir. Pour m’avoir démasquée, il faut qu’elle ait engagé quelqu’un capable de creuser en profondeur. Des dizaines de sœurs noires sont en danger. Toutes, qui sait ?

Pour frapper l’imagination des gens, toujours en rajouter sur la menace ! D’autant que dans le cas présent, c’était peut-être la stricte vérité.

Mesaana balaya tout ça d’un geste nonchalant de sa main argentée. Autour de ses yeux plus noirs que du charbon, son visage brillait comme la lune.

— Tu dis n’importe quoi… D’un jour au suivant, Elaida n’est même plus sûre de l’existence de l’Ajah Noir. Tu essaies de t’épargner de la douleur, c’est tout. Souffrir un peu te remettra peut-être les idées en place.

Alors que Mesaana levait une main, un tissage redoutable apparaissant dans les airs, Alviarin se prépara à une fervente plaidoirie. Il fallait que l’Élue comprenne !

Soudain, les ombres qui avaient envahi la pièce ondulèrent. Tout sembla dériver, comme entraîné par un courant, tandis que l’obscurité s’épaississait. Puis elle se volatilisa.

Stupéfiée, Alviarin s’avisa qu’elle tendait des mains implorantes vers une femme de chair et de sang vêtue d’une robe verte aux broderies couleur bronze. Une sœur aux yeux bleus d’âge moyen terriblement familière…

Alviarin savait que Mesaana allait et venait dans la tour déguisée en Aes Sedai – pourtant, aucune des Élues qu’elle avait rencontrées n’arborait le visage sans âge d’une sœur – mais elle n’aurait pas su mettre un nom sur ce visage.

Elle fit une autre constatation. Sur ces traits, on lisait de la peur. Assez bien cachée, mais présente.

— Elle a été très utile, dit Mesaana d’une voix sereine qu’Alviarin fut à un souffle de reconnaître, et je vais devoir la tuer…

— Tu as toujours été… outrageusement gaspilleuse, fit une voix dure qui évoquait les craquements sinistres d’os pourris qu’on écraserait sous ses chaussures.

Alviarin bascula en arrière de terreur quand ses yeux se posèrent sur la très haute silhouette d’un homme en armure noire – une infinité de plates qui se chevauchaient, telles les écailles d’un serpent. Debout devant une fenêtre, cet homme… n’en était pas un. Sur son visage blafard, il n’y avait pas d’yeux, juste une bande de peau blanche lisse là où ils auraient dû se trouver.

Au service du Grand Seigneur des Ténèbres, Alviarin avait rencontré plus d’un Myrddraal, réussissant à soutenir leur « regard » vide sans céder à la terreur que cette expérience inspirait à la plupart des gens. Face à ce Blafard-là, elle rampa en arrière jusqu’à ce que son dos heurte un pied de table. En règle générale, les Myrddraals se ressemblaient tous – grands, élancés, répugnants… Faisant une bonne tête de plus que les autres, celui-là irradiait la peur, glaçant le sang et la moelle des os de quiconque devait lui faire face.

D’instinct, Alviarin tenta de s’unir à la Source. Au dernier moment, elle étouffa un cri d’horreur. Impossible de la localiser ! On ne l’en avait pas isolée, elle n’était plus là, tout simplement.

Le Myrddraal tourna la tête vers la Gardienne déchue et sourit. Enfin, les Blafards ne souriaient jamais ! Terrorisée, Alviarin haletait comme un cheval épuisé.

— Elle peut être encore utile, fit le Myrddraal d’une voix grinçante. Je ne désire pas que l’Ajah Noir soit détruit.

— Qui es-tu pour défier une Élue ? demanda Mesaana, superbe de mépris.

Hélas, elle gâcha son effet en passant nerveusement la langue sur ses lèvres.

— La Main des Ténèbres, pour toi, c’est seulement un nom ?

La voix du Blafard ne grinçait plus. Très grave, elle semblait monter d’une caverne incroyablement lointaine. De seconde en seconde, le monstre grandissait, et sa tête frôla bientôt le plafond, pourtant très haut.

— Tu as été convoquée, Mesaana, et tu n’es pas venue. Mais ma main peut se tendre très loin…

Tremblant comme une feuille, l’Élue ouvrit la bouche, peut-être pour implorer le Blafard, mais des flammes noires crépitèrent autour d’elle. Alors que sa robe se consumait, elle cria de terreur. Impitoyables, d’autres flammes noires s’enroulèrent autour de sa taille et lui plaquèrent les bras contre le torse. La contraignant à ouvrir la bouche, une boule noire se logea entre ses dents et la bâillonna. Nue et impuissante, elle se débattit entre ses liens, la terreur qui troubla son regard manquant forcer Alviarin à s’oublier sous elle.

— Veux-tu savoir pourquoi une Élue doit être punie ? demanda le Myrddraal d’une voix de nouveau grinçante.

Comme ça, il ressemblait à un Blafard juste un peu plus grand que les autres. Mais Alviarin ne fut pas dupe.

— Veux-tu assister à son châtiment ?

La Gardienne déchue se serait bien prosternée face contre terre, mais elle constata qu’elle était paralysée, ses yeux rivés sur le visage lisse du monstre.

— Non, Grand Seigneur des Ténèbres, réussit-elle à répondre malgré sa gorge sèche comme du vieux parchemin.

Le Grand Seigneur ? Si impossible que ça semblât, c’était ainsi. Et devant son maître, Alviarin pleurait à chaudes larmes.

Le Myrddraal sourit de nouveau.

— Bien des gens sont tombés de très haut parce qu’ils voulaient en savoir trop…

Le Blafard avança – non, pas le Blafard, le Grand Seigneur caché dans le corps d’un Myrddraal ! Glissant plus qu’il marchait, son maître approchait d’elle. Debout sur deux jambes, mais bien trop puissant pour simplement se déplacer à la manière des mortels.

Lentement, il se pencha et tapota le front d’Alviarin. Capable d’émettre un son, elle aurait hurlé à s’en casser les cordes vocales. Mais là, ses poumons la faisaient penser à deux outres vides. Alors que sa peau la brûlait, elle se demanda pourquoi elle ne sentait pas l’odeur caractéristique de la chair humaine qui se consume.

Dès que le Grand Seigneur se fut relevé, rompant le contact, la souffrance disparut – pas la terreur, cependant.

— Je t’ai marquée, grinça le Grand Seigneur. Mesaana ne te fera plus de mal, sauf si je lui en donne la permission. Découvre qui menace mes créatures ici, et livre-moi ces ennemis.

Le Grand Seigneur se détourna. Se détachant de son corps, l’armure noire tomba sur le sol et s’y écrasa avec un bruit sourd au lieu de simplement disparaître. Dessous, il portait du noir, mais impossible de dire si c’était de la soie, du cuir ou un autre matériau. Quoi qu’il en soit, sa tenue semblait absorber toute la lumière de la pièce.

Mesaana se débattit entre ses liens et des cris de désespoir montèrent de sous son bâillon.

— Si tu veux vivre une heure de plus, retire-toi, dit le Grand Seigneur à Alviarin.

La Gardienne déchue ne sut jamais comment elle s’était levée malgré des jambes en coton, et encore moins comment elle était sortie de ses appartements. Pourtant, elle se retrouva en train de courir dans un couloir, la jupe relevée jusqu’aux genoux. Avisant une cage d’escalier, juste devant elle, elle s’arrêta une fraction de seconde avant de plonger dans le vide. Le souffle court, une épaule contre un mur, elle sonda les marches de marbre blanc en colimaçon. Au terme de la chute, son corps n’aurait plus été qu’un pantin désarticulé.

Toujours haletante, elle leva une main et la porta à son front. Dans sa tête, les idées se bousculaient. Le Grand Seigneur l’avait marquée, signifiant qu’elle lui appartenait. Du bout des doigts, elle frôla la peau lisse de son front. Pas de cicatrice…

Alviarin était une femme avide de connaissances, parce que c’était de là qu’on tirait le pouvoir. Pourtant, elle ne voulait surtout pas savoir ce qui se passait dans ses appartements. Et même ailleurs, tant qu’elle y était !

Le Grand Seigneur l’avait marquée, oui, mais Mesaana trouverait un moyen de la tuer pour la punir d’en savoir trop.

Le Ténébreux lui avait aussi donné un ordre : découvrir qui traquait l’Ajah Noir. Non sans effort, elle se redressa puis essuya d’un revers de la main les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Impossible de détourner le regard de l’abîme qui s’ouvrait devant elle…

Elaida la soupçonnait de trahison, certes, mais si elle n’avait rien de concret, ça lui laisserait tout loisir de lancer sa propre traque. Sur la liste des proies, il suffirait d’ajouter Elaida, puis de la livrer au Grand Seigneur…

Alviarin toucha de nouveau son front. Après tout, elle avait l’Ajah Noir sous ses ordres…

Sa peau restait lisse, sans stigmate…

Dans le bureau privé d’Elaida, pourquoi Talene avait-elle regardé ainsi Yukiri et Doesine ? Talene, une sœur noire… Bien entendu, elle ignorait qu’Alviarin en était une aussi.

Cette marque se refléterait-elle dans un miroir ? Les autres sœurs remarqueraient-elles quelque chose ?

Si elle devait reconstituer le cheminement des « chasseuses » supposées d’Elaida, Talene pouvait être un bon point de départ. Quel chemin pouvait suivre un message, de trinôme en trinôme, avant d’atteindre Talene ?

Oui, c’était la voie à suivre… Avant, elle allait devoir détourner les yeux de cette cage d’escalier, et cesser d’imaginer son corps brisé au pied des marches.

Le Grand Seigneur l’avait marquée…

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