Au-dessus de la cime des arbres, telle une boule de sang, le soleil vespéral projetait une lumière lugubre sur le camp – une vaste étendue aérée de chariots bâchés, de charrettes à grandes roues, de tentes de toutes les tailles et de longues lignes de piquets pour les chevaux. La neige piétinée transformée en gadoue, c’était le dernier endroit où Elenia aurait voulu se déplacer à cheval. Dans l’air, l’odeur des ragoûts de bœuf mijotant dans des chaudrons suffisait à lui retourner l’estomac. Avec le froid, son souffle gelait quand elle expirait, promesse d’une nuit rigoureuse. Malgré l’épaisse doublure en fourrure de renard des neiges – réputée plus chaude que toutes les autres, mais c’était un leurre –, le vent traversait le manteau de la noble dame Sarand.
Serrant les pans du vêtement d’une main gantée, Elenia avançait lentement et s’efforçait sans grand succès de ne pas trembler. Attendu l’heure, il paraissait probable qu’elle passerait la nuit ici, mais savoir où était une autre paire de manches. Peut-être dans la tente d’un noble mineur, la dame ou le seigneur en étant éjecté sans ménagement – mais en faisant bonne figure, ou du moins en essayant.
Au sujet du coucher et de tout le reste, Arymilla adorait laisser Elenia dans le flou artistique. Dès qu’une chose devenait claire, une autre s’obscurcissait. À l’évidence, la prétendante au trône pensait que ces incertitudes déstabiliseraient Elenia ou l’inciteraient à redoubler ses efforts pour lui plaire. Pas la première erreur de calcul d’Arymilla, ça ! La première ayant été de croire que les griffes d’Elenia étaient coupées et limées…
En guise d’escorte, elle avait quatre hommes seulement, les deux Sangliers d’Or brodés sur leur tabard. Et Janny, sa dame de compagnie, tellement emmitouflée dans son manteau qu’elle ressemblait à un ballot de laine verte perché sur une selle. Dans le camp, Elenia n’avait pas aperçu un individu qui aurait pu avoir une once de loyauté pour Sarand…
De-ci de-là, les hommes massés autour d’un feu de camp avec leurs blanchisseuses et leurs couturières arboraient le Renard Rouge de la maison Anshar. Dans la pénombre grandissante, une double colonne de cavaliers portant le Marteau Ailé de la maison Baryn croisa la noble dame. Des types au visage dur derrière la grille de leur casque qui avançaient eux aussi au pas. À long terme, leur présence ne signifiait rien. Karind et Lir, les Hautes Chaires de ces maisons, avaient été rudement tancés pour leur lenteur à réagir lorsque Morgase était montée sur le trône. Cette fois, dès qu’ils sauraient de qui il s’agissait, ils mettraient leur maison au service de la future gagnante. Autrement dit, ils se détourneraient d’Arymilla aussi vite qu’ils s’étaient ralliés à elle. Le moment venu, bien entendu.
La plupart des hommes qui pataugeaient dans la gadoue glacée ou regardaient les répugnants chaudrons avec l’eau à la bouche étaient des conscrits, des fermiers ou des villageois recrutés quand leur seigneur ou leur dame s’étaient mis en route. Du coup, très peu portaient l’emblème d’une maison sur leur veste miteuse ou leur manteau rapiécé. Distinguer ces soi-disant soldats des maréchaux-ferrants, des fabricants de flèches et des autres artisans était presque impossible, puisque tous trimballaient un semblant d’épée ou une hache. Par la Lumière ! Les femmes elles-mêmes portaient des coutelas assez imposants pour mériter le nom d’épée courte. Comme de juste, là encore, pas moyen de faire la différence entre les épouses de conscrits et les conductrices de chariot. Habillées de la même façon, ces femmes avaient toutes des mains calleuses et des traits tirés. Mais au fond, ça n’avait aucune importance.
Ce siège hivernal était une formidable bourde – les assaillants crèveraient de faim longtemps avant les habitants de Caemlyn – mais il offrait à Elenia une fenêtre de tir, et elle avait bien l’intention d’en profiter. Sa capuche abaissée suffisamment pour qu’on voie son visage – tant pis pour le vent glacial ! –, elle saluait avec grâce chaque rustre pouilleux qui lui accordait un regard, et faisait mine de ne pas remarquer la surprise que ce comportement éveillait chez certains, sans doute enclins à y voir de la condescendance.
En majorité, ils se souviendraient de sa politesse, graveraient dans leur mémoire les Sangliers d’Or de ses gardes, et apprécieraient qu’Elenia Sarand leur ait accordé sa considération. Le pouvoir, elle le savait, se bâtissait sur des fondations de ce genre. Comme une reine, une Haute Chaire se tenait au sommet d’une pyramide humaine. Bien sûr, les gens qui en composaient la base ne valaient pas mieux que des briques de basse qualité, mais s’ils faiblissaient ou s’écroulaient, le sommet de la pyramide tombait avec eux.
Une réalité qu’Arymilla semblait avoir oubliée, en supposant qu’elle l’ait connue un jour. De sa vie, elle n’avait jamais dû parler à quelqu’un d’inférieur à une dame de compagnie ou un intendant.
Si ça n’avait pas été imprudent, Elenia aurait fait la tournée des feux de camp, gratifiant les hommes de quelques mots, serrant des mains crasseuses et feignant de reconnaître des gens qu’elle était censée avoir rencontrés. Quand on était douée, c’était un jeu d’enfant. Mais Arymilla n’avait pas l’envergure d’une reine. Et encore moins l’intelligence.
Plus grand que bien des villes, le camp était en fait la réunion de centaines et de centaines de campements de diverses tailles. Du coup, Elenia pouvait y aller et venir sans risquer d’en sortir par erreur – mais elle était quand même attentive sur ce point. Avec elle, les gardes se seraient montrés polis – sauf quelques rares crétins –, mais ils avaient des ordres, ça ne faisait aucun doute. Par principe, Elenia appréciait les gens obéissants, mais elle tenait à éviter tout incident embarrassant. Logique, puisqu’elle devinait sans peine les conséquences, si Arymilla croyait apprendre qu’elle avait tenté de se défiler.
Elenia avait déjà dû subir une longue nuit à se geler sous une tente crasseuse de soldats – un « abri » mal rapiécé qui ressemblait à une poubelle, vermine en tout genre comprise. Et quel calvaire de ne pas avoir Janny pour l’aider avec ses vêtements puis pour la réchauffer en se glissant avec elle sous les trop rares couvertures. Tout ça pour une prétendue offense ! Enfin, pas si prétendue que ça, mais qui aurait pu croire Arymilla assez subtile pour s’en apercevoir ? Lumière, dire qu’elle devait marcher sur des œufs avec cette crétine congénitale !
Tirant encore sur les pans de son manteau, Elenia tenta de se convaincre qu’elle frissonnait seulement à cause du vent. Allons, elle avait bien d’autres sujets de réflexion ! Des choses ô combien plus importantes.
Elenia salua un jeune type aux yeux ronds, un foulard noir enroulé autour de la tête. Paniqué, il recula comme si elle l’avait foudroyé du regard. Triple buse de paysan !
À moins d’une lieue de là, qu’il était enrageant d’y penser, cette sale gosse d’Elayne se prélassait dans le confort du palais royal où une cohorte de serviteurs zélés satisfaisait ses désirs. Une jeune idiote, sans doute occupée à se demander ce qu’elle porterait pour le banquet du soir. Selon les rumeurs, elle était enceinte, probablement des œuvres d’un des Gardes Royaux. C’était fort possible, car cette garce, comme sa mère, n’avait jamais respecté la notion de décence. Le cerveau, dans cette affaire, c’était Dyelin, un esprit brillant et dangereux malgré son misérable manque d’ambition. Dyelin, oui, peut-être conseillée par une Aes Sedai. Car il devait bien y en avoir une authentique dans cette pétaudière.
De Caemlyn, il sourdait tant de fadaises que trier devenait impossible. Des Atha’an Miere faisant des trous dans l’air ? Quelle imbécillité ! Pourtant, la Tour Blanche tenait bel et bien à installer une sœur sur le trône. Qui aurait craché sur une telle occasion ? Cela dit, Tar Valon restait pragmatique au sujet de cette affaire. Comme le montrait clairement l’histoire, toute femme accédant au Trône du Lion découvrait vite qu’elle était depuis le début la favorite de la tour. Les Aes Sedai ne perdraient pas leur lien avec Andor à cause d’un manque de vivacité d’esprit – moins encore à présent que la tour était divisée. Elenia en était aussi sûre que du nom qu’elle portait. À dire vrai, si la moitié de ce qu’on racontait sur la Tour Blanche était vrai, la future reine d’Andor avait une chance de pouvoir demander tout ce qu’elle voulait en échange du maintien de ce lien.
Quoi qu’il arrive, personne ne porterait la Couronne de Roses avant l’été – au plus tôt –, et beaucoup de choses pouvaient changer jusque-là.
Elenia en était à son deuxième tour du camp quand elle vit devant elle un autre groupe de cavaliers qui se frayait un chemin entre les feux de camp éparpillés. Fronçant les sourcils, elle tira brusquement sur ses rênes.
Dans le groupe composé de six individus, deux femmes encapuchonnées se recroquevillaient dans leurs manteaux – l’un en solide soie bleue bordée de fourrure noire et l’autre en laine grise ordinaire. Mais les Trois Clés d’Argent qui ornaient les capes de leurs gardes du corps permettaient de les identifier aisément.
Sans la moindre difficulté, Elenia se récita mentalement une liste de gens qu’elle aurait préféré rencontrer plutôt que Naean Arawn. Quoi qu’il en soit, et bien qu’Arymilla ne leur ait pas formellement interdit de se voir hors de sa présence – comme si elle bénéficiait de ce genre de prérogatives, cette pimbêche ! –, l’heure ne semblait pas propice à précipiter les choses. Surtout alors que rien de bon ne semblait devoir sortir d’un dialogue.
Hélas, Naean se retourna et reconnut Elenia avant qu’elle ait pu faire demi-tour. Après avoir dit quelques mots à sa servante et à ses soldats, qui s’inclinèrent sur leur selle, la fâcheuse fonça sur sa proie, les sabots de son cheval soulevant des tourbillons de neige.
Que la Lumière brûle cette imbécile !
Cela dit, quelle que fût la raison de l’imprudence de Naean, il serait utile de la connaître… et dangereux de l’ignorer. Encore que… la découvrir ne serait pas non plus sans risque…
— Restez ici et souvenez-vous que vous n’avez rien vu ! lança Elenia à son escorte.
Puis elle talonna Vent de l’Aube, sa monture, sans attendre de réponse. Au diable les courbettes et tout le protocole qui allait avec ! Un minimum d’étiquette, oui, c’était indispensable, mais au-delà… Quant à ses ordres, on savait obéir, dans ses rangs, et personne ne se serait aventuré à déroger à la règle.
Son souci, ce n’était pas ses gens, mais le reste du monde ! Que la Lumière le carbonise ! Alors que Vent de l’Aube galopait, Elenia dut lâcher les pans de son manteau, qui claqua au vent dans son dos comme l’étendard rouge de Sarand. Consciente que le spectacle en boucherait un coin aux soi-disant soldats, elle ne tenta pas de l’arrêter. Du coup, le vent s’engouffra dans sa robe d’équitation, ce qui ne fit rien pour améliorer son humeur.
Naean eut quand même le bon sens de ralentir puis de s’immobiliser et de l’attendre à mi-chemin, près de deux charrettes lourdement chargées, leurs brancards reposant dans la boue. Le feu le plus proche était à vingt pas de là, un peu avant un cercle de tentes au rabat hermétiquement fermé pour lutter contre le froid.
Un ragoût mijotait sur le feu, couvé du regard par des soldats. Si la puanteur qui montait du chaudron donna envie de vomir à Elenia, le vent qui la charriait empêcherait ces types d’entendre ce que Naean et elle se diraient. Un dialogue qui avait intérêt à être important !
Son visage couleur d’ivoire encadré de fourrure noire, Naean passait souvent pour une beauté en dépit du pli amer et dur de sa bouche et de ses yeux bleus plus froids que la glace. Le dos bien droit, désormais, elle rayonnait de calme et d’assurance. Devant sa bouche, le nuage de buée attestait qu’elle respirait sereinement.
— Elenia, sais-tu où nous dormirons ce soir ?
Elenia ne fit aucun effort pour dissimuler sa fureur.
— C’est pour savoir ça que tu as accouru ?
Prendre le risque d’énerver Arymilla pour une question si secondaire… Songeant que c’était justement ce qu’elle tentait à tout prix d’éviter, Elenia eut un rictus mauvais.
— Tu en sais aussi long que moi, Naean, grinça-t-elle.
Alors qu’elle allait tourner bride, son interlocutrice reprit la parole d’un ton un peu moins neutre :
— Ne joue pas les décérébrées avec moi… Comme moi, pour échapper aux mâchoires de ce piège, tu serais prête à te couper un pied avec les dents. Ne pouvons-nous pas au moins feindre la courtoisie ?
Elenia garda Vent de l’Aube tourné aux trois quarts et jeta un regard en coin à Naean. Dans cette position, elle pouvait aussi lancer un coup d’œil aux types massés autour du feu. Aucun signe d’appartenance à une maison… De temps en temps, un de ces hommes aux mains nues glissées sous les aisselles pour les réchauffer regardait les deux dames à cheval, mais ça ne durait jamais. Tout ce qui intéressait ces « soldats », c’était la chaleur des flammes et le contenu du chaudron – de la carne qu’il fallait réduire en bouillie avant de la consommer. Ces minables auraient bouffé n’importe quoi !
— Tu crois pouvoir t’enfuir ? demanda Elenia.
La courtoisie, pourquoi pas, à condition de ne pas rester trop longtemps à la vue de tous. Cela dit, si Naean entrevoyait une solution…
— Comment, Naean ? L’engagement de soutenir la maison Marne que tu as signé doit être placardé dans la moitié du royaume. Tu ne crois quand même pas qu’Arymilla te laissera partir ?
Naean tressaillit et Elenia ne put s’empêcher de sourire. Cette femme n’était pas aussi détachée qu’elle le faisait croire. Pourtant, elle répondit d’un ton toujours aussi neutre :
— J’ai vu Jarid hier, Elenia. Même de loin, il semblait plus sombre qu’un nuage d’orage, galopant au risque de briser l’échine de sa monture et la sienne. Si je connais bien ton mari, il a un plan pour te tirer de là. Pour toi, il cracherait dans l’œil du Ténébreux. (La stricte vérité…) Tu as conscience, j’espère, qu’il serait préférable de m’associer à vos plans.
— Jarid a signé le même engagement que toi, et c’est un homme d’honneur.
Trop pour son propre bien, pour tout dire… Mais les désirs d’Elenia étaient déjà son étoile du Nord avant leur mariage. Il avait signé, oui, mais parce qu’elle lui avait écrit de le faire – faute d’avoir un autre choix. Si elle était assez folle pour le lui ordonner, il renierait sa parole.
En ce moment, l’informer de ce qu’elle voulait n’était pas facile. Maligne, Arymilla ne les laissait pas approcher l’un de l’autre à moins d’un quart de lieue.
Elenia avait toutes les cartes en main – dans la mesure où c’était possible en de telles circonstances – mais elle devait communiquer avec son mari, ne serait-ce que pour lui dire de renoncer à « la tirer de là ».
Cracher dans l’œil du Ténébreux ? S’il croyait l’aider, Jarid pouvait les conduire tous deux à la catastrophe. Y compris en sachant où menait ce chemin.
Au prix d’un gros effort, Elenia dissimula sa rage et sa frustration derrière un sourire. Cette capacité de sourire à volonté faisait sa fierté. Là, elle avait ajouté une nuance de surprise – et de dédain.
— Je n’ai aucun plan, idem pour Jarid. Mais dans le cas contraire, pourquoi t’y impliquerais-je ?
— Parce que sinon, Arymilla serait aussitôt informée de tes manigances, bien entendu. Son idiotie l’aveugle, mais si on lui dit où regarder, sa vue pourrait s’améliorer. Alors, tu pourrais partager chaque nuit une tente avec ton fiancé, sans même parler de la « protection » de ses soldats…
Le sourire d’Elenia se volatilisa, son estomac se noua et sa voix devint plus froide que l’hiver :
— Tu devrais surveiller tes propos, Naean. Sinon, Arymilla pourrait demander au Tarabonais de rejouer à un jeu de ficelle avec toi. Tout bien réfléchi, « pourrait » est de trop. Elle le fera, je te le garantis.
Pourtant pâle de nature, Naean réussit l’exploit de blêmir encore. Oscillant sur sa selle, elle prit le bras d’Elenia comme pour s’empêcher de tomber. Les yeux écarquillés, elle ne broncha pas quand le vent s’engouffra dans son manteau. Qu’importait le froid, face à sa terreur ?
Une angoisse telle qu’elle ne parvenait plus à la cacher ? En tout cas, elle souffla d’une voix tremblante :
— Je sais que vous préparez quelque chose, Jarid et toi. Emmenez-moi et… et je ferai allégeance à la maison Arawn, dès que je me serai libérée d’Arymilla.
Pour proposer ça, Naean devait crever de peur.
— Tu penses ne pas avoir assez attiré l’attention des gens ? grogna Elenia en dégageant son bras.
Écho fidèle de l’humeur de leurs cavalières, Vent de l’Aube et le hongre noir de Naean piaffaient nerveusement. Alors qu’Elenia tirait sur les rênes de sa monture pour la calmer, deux types, autour du feu, baissèrent promptement les yeux. À l’évidence, pensant voir deux nobles dames se disputer, ils n’avaient aucune intention de s’attirer leur courroux. Oui, c’était bien ça… Répandre des rumeurs ne les gênait pas, mais ils évitaient de se mêler aux querelles de leurs supérieurs.
— Je n’ai pas de plan… d’évasion, assura Elenia. Aucun !
Refermant son manteau, elle tourna la tête pour étudier les charrettes et les tentes les plus proches. Si Naean avait assez peur… Quand une occasion se présentait, il fallait la saisir. Même si personne ne pouvait entendre, elle murmura :
— Mais ça peut changer, bien entendu. Qui saurait le dire ? Si ça arrive, je jure sur la Lumière et sur mon espoir de résurrection de ne pas m’en aller sans toi.
Naean rayonna soudain. Le moment de lancer l’hameçon.
— À condition que j’aie en poche une lettre de ta main, signée et scellée, où tu renies ton engagement en faveur de la maison Marne – en précisant que tu agis de ton propre gré et sans contrainte. Tu devras aussi t’engager, et la maison Arawn avec toi, à soutenir ma candidature au trône. Sur la Lumière et sur ton espoir de résurrection. Je n’accepterai rien de moins.
Naean inclina la tête en arrière puis s’humecta les lèvres. Comme si elle cherchait une issue, elle regarda autour d’elle. Son hongre continua à piaffer, mais elle tira distraitement sur ses rênes – juste ce qu’il fallait pour l’empêcher de se cabrer.
Oui, elle mourait de peur. Pas assez, pourtant, pour ne pas mesurer ce qu’Elenia demandait. Dans l’histoire d’Andor, il y avait trop d’exemples pour qu’elle puisse se voiler la face. Tant que rien n’était écrit, tout restait possible. Mais une telle lettre lui mettrait dans la bouche un mors dont Elenia manipulerait les rênes. Si le texte devenait public, ce serait la fin de Naean, sauf si Elenia était assez bête pour avouer l’avoir contrainte à le signer. Après ce scandale, Naean pourrait s’accrocher au pouvoir, mais aucune maison – même moins conflictuelle qu’Arawn, sans une cohorte d’oncles, de cousins et de tantes prêts à s’entre-égorger – ne résisterait à une telle tempête. Du coup les maisons vassales d’Arawn depuis des générations chercheraient une autre aile protectrice. En quelques années, voire plus vite, Naean serait la Haute Chaire d’une maison mineure à jamais discréditée. Oui, c’était déjà arrivé par le passé…
— Nous jacassons depuis trop longtemps, dit Elenia en tirant sur ses rênes. Inutile de faire jaser. Qui sait, nous aurons peut-être une autre chance de parler en privé avant le couronnement d’Arymilla. (Quelle perspective désagréable !) Oui, qui sait ?
Naean soupira comme si elle voulait vider ses poumons de leur air. Insensible, Elenia fit volter sans hâte son cheval, attendant que sa proie la rappelle.
— Un instant ! Attends !
Elenia regarda par-dessus son épaule et patienta, comme on le lui demandait. En silence, puisque tout ce qui devait être dit l’avait été. Restait à voir si Naean, vraiment désespérée, tomberait entre ses griffes. En principe, c’était gagné. Cette femme n’avait pas un Jarid prêt à tout pour elle…
Au contraire, si un membre de la maison Arawn avait suggéré de sauver sa Haute Chaire, on l’aurait jeté au cachot pour haute trahison. Sans Elenia, Naean vieillirait en captivité. Avec la lettre, elle passerait d’une prison à une autre – mais en gardant les apparences et les privilèges de la liberté. Et elle semblait assez intelligente pour le comprendre. Ou assez terrorisée par le Tarabonais sadique…
— Tu auras ta lettre dans les plus brefs délais, soupira Naean.
— Je suis impatiente de la lire, fit Elenia sans dissimuler sa jubilation.
« Mais ne traîne pas trop », faillit-elle ajouter.
Elle se retint de justesse. Naean était battue, certes, mais si on poussait trop loin le bouchon, un vaincu pouvait encore vous planter une lame entre les omoplates. En outre, Elenia se méfiait autant de Naean que celle-ci se méfiait d’elle. Voire plus. Tant que Naean ne le savait pas, cela dit, il manquait une pointe à sa lame.
Alors qu’elle retournait vers son escorte, Elenia jubila comme… eh bien, comme jamais depuis qu’elle avait découvert que ses « sauveteurs » étaient des hommes d’Arymilla. Voire depuis que Dyelin l’avait jetée en prison à Aringill, même si elle n’avait jamais perdu espoir en ce temps-là. « Prison » était d’ailleurs un bien grand mot, puisqu’on l’avait assignée à résidence dans la maison du gouverneur – très confortable, bien qu’elle ait dû partager une chambre avec Naean. Communiquer avec Jarid n’avait présenté aucune difficulté et elle aurait juré avoir tissé des liens avec certains Gardes Royaux. Un grand nombre d’entre eux, récemment sortis du Cairhien, n’étaient pas très sûrs de leur loyauté…
Vraiment, ce merveilleux dialogue avec Naean – un pur coup de chance – lui avait remonté le moral, à tel point qu’elle promit à Janny une petite montagne de robes neuves dès qu’elles seraient à Caemlyn. Aux anges, la dame de compagnie aux joues rondes sourit de toutes ses dents. Quand elle était de bonne humeur, Elenia achetait toujours des nouvelles tenues à sa servante, chacune assez chic pour convenir à une négociante prospère. Une recette imparable quand on voulait se gagner la loyauté d’une personne et s’assurer de sa discrétion. Depuis vingt ans, Janny la gratifiait des deux.
Désormais, le soleil disparaissait derrière les arbres. Le moment de dénicher Arymilla et d’apprendre enfin où elle dormirait cette nuit. Si la Lumière se montrait clémente, ce serait sous une tente convenable, dans un lit de qualité, après un bon repas. Pour l’heure, Elenia ne pouvait pas demander plus. Bizarrement, cette constatation ne suffit pas à saborder son humeur. Saluant de la tête les groupes d’hommes et de femmes qu’elle dépassait, elle leur sourit systématiquement. Encore un peu, et elle leur aurait fait de grands gestes.
Oui, ses affaires se présentaient bien mieux qu’avant, c’était incontestable. Disqualifiée dans la course à la couronne, Naean était pieds et poings liés – pas tout à fait à terre, mais tout comme.
De quoi inciter Karind et Lir à se rallier à Elenia. Et il fallait aussi compter sur tous ceux qui refusaient de voir une autre Trakand sur le trône. Ellorien, pour commencer. Morgase l’avait fait flageller ! Quoi qu’il arrive, elle ne soutiendrait pas sa fille. Aemlyn, Arathelle et Abelle avaient aussi des griefs dont il serait aisé de tirer parti. Pelivar ou Luan ? C’était jouable, et elle restait sur l’affaire… Et contrairement à ce garçon manqué d’Elayne, elle ne gaspillerait pas un atout majeur, à savoir Caemlyn. Comme le montrait l’histoire, tenir la capitale permettait d’avoir automatiquement le soutien de quatre ou cinq maisons majeures.
Le minutage serait la clé ; sinon, Arymilla bénéficierait de tous ces avantages. Confiante, Elenia se voyait déjà sur le Trône du Lion, les Hautes Chaires défilant devant elle pour lui jurer fidélité.
Ses opposants n’auraient plus l’occasion de lui nuire. Une série d’accidents regrettables l’en assurerait. Elle ne pourrait pas nommer les remplaçants des chers défunts, mais d’autres accidents remédieraient à d’éventuels mauvais choix.
La joyeuse méditation d’Elenia fut interrompue par l’apparition à ses côtés d’un type rabougri aux yeux fiévreux monté sur un lourd cheval gris. Pour une raison inconnue, les cheveux blancs clairsemés de Nasin étaient constellés d’aiguilles de sapin. Des « ornements » qui lui donnaient l’air de descendre d’un arbre. Rien qui arrangeât l’impression que laissaient sa veste et son manteau rouges tellement chargés de motifs floraux qu’ils évoquaient un tapis illianien. L’incarnation même du ridicule. Pourtant, cet homme était la Haute Chaire de la plus puissante maison andorienne.
Un cinglé, à part ça…
— Elenia, ma très chère adorée ! postillonna-t-il. Combien je suis ravi de te voir ! Comparé à toi, le miel est amer. Et les roses se ternissent…
D’instinct, Elenia tira sur les rênes de Vent de l’Aube, se laissa un peu distancer puis se plaça de façon à avoir la jument de Janny entre Nasin et elle.
— Je ne suis pas ta fiancée, Nasin ! s’écria-t-elle, agacée d’être obligée de le dire tout haut. Vieux fou, sache que je suis mariée ! (Elle leva une main à l’intention de ses gardes.) Attendez !
Main sur la poignée de leur épée, les quatre hommes foudroyaient Nasin du regard. Mais une quarantaine d’hommes de la maison Caeren, l’Épée et l’Étoile sur leur manteau, suivaient le vieux lunatique, et ils n’auraient pas hésité à massacrer quiconque ferait mine de lui nuire. D’ailleurs, certains avaient déjà à demi dégainé leur lame.
D’eux, Elenia ne risquait rien, car Nasin les aurait fait pendre jusqu’au dernier s’ils avaient touché à un de ses cheveux. Au nom de la Lumière, Elenia ignorait si elle aurait dû en rire ou en pleurer…
— Tu as toujours peur de ce jeune balourd de Jarid ? demanda Nasin en orientant sa monture afin de la suivre. Il n’a aucun droit de te harceler. Le meilleur a gagné, et le perdant doit reconnaître sa défaite. S’il le faut, je le défierai !
Une main squelettique gantée de rouge vola vers la poignée de l’épée que Nasin n’avait pas dû tirer au clair depuis vingt ans.
— Pour le punir de t’avoir fait peur, je le taillerai en pièces !
Elenia dirigea habilement Vent de l’Aube. Du coup, Nasin et elle firent le tour de Janny, qui s’excusa platement de barrer le chemin au vieux fou alors qu’elle agissait délibérément.
Elenia nota d’ajouter quelques broderies aux robes qu’elle achèterait. Dérangé comme il l’était, ce malade pouvait en une seconde passer de l’amour courtois à la main aux fesses, comme si elle était une vulgaire fille de taverne. Un outrage qu’elle ne subirait plus, et surtout pas en public.
Continuant à tourner autour de Janny, elle se força à sourire malgré son inquiétude. Si ce vieillard forçait Jarid à l’occire, ça saboterait tout.
— Je déteste que des hommes s’entre-tuent pour moi, tu le sais bien. (La voix d’Elenia tremblait, mais elle ne fit rien pour la contrôler.) Comment pourrais-je aimer un galant qui aurait du sang sur les mains ?
Le séducteur sénile au long nez coula à sa « bien-aimée » un regard si noir qu’elle redouta d’avoir été trop loin. Certes, il était fou comme un lièvre en rut, mais pas sur tous les sujets, et pas en permanence.
— Je ne te savais pas si sensible, dit-il sans cesser d’essayer de contourner Janny. (Soudain, son visage parcheminé s’illumina.) Mais j’aurais dû m’en douter. Crois-moi, je ne l’oublierai pas. S’il ne te tourmente plus, Jarid pourra vivre.
Comme s’il remarquait enfin Janny, le vieil homme fit la grimace, leva une main et la ferma. Sans essayer de l’esquiver, la servante enveloppée se prépara à recevoir le coup.
Des broderies, oui, et en fil d’or. Inhabituel et peu convenable pour une domestique, mais Janny les aurait bien gagnées.
— Seigneur Nasin, lança une voix féminine poisseuse d’affectation, je vous ai cherché partout !
Aussitôt, Elenia et son prétendant cessèrent de tourner autour de Janny.
Quand elle vit Arymilla approcher suivie de son escorte, Elenia soupira de soulagement et s’en voulut aussitôt de cette réaction. Dans une robe de soie verte surchargée de broderies, de la dentelle au cou et aux poignets, Arymilla, rondelette tirant sur le dodu, affichait un sourire niais au-dessous de ses yeux toujours ronds comme si elle était fascinée par quelque chose, même quand il n’y avait rien à voir. Trop bornée pour distinguer ce qui était digne d’intérêt de ce qui ne l’était pas, elle avait assez d’instinct pour deviner que certaines choses auraient dû retenir son attention. Histoire qu’on ne la soupçonne pas de les avoir manquées, elle donnait dans l’ébahissement permanent.
La seule chose qui la motivait, en réalité, c’était son confort et les moyens de le garantir. Si elle désirait le trône, c’était à cause du trésor royal, bien plus substantiel que celui d’une maison, même majeure.
Plus puissante que celle de Nasin, son escorte comptait seulement une moitié de soldats arborant les Quatre Lunes de sa maison. Pour l’essentiel, le reste était un aréopage de parasites et de sycophantes : des dames et des seigneurs de maisons mineures et d’autres courtisans prêts à lui cirer les chaussures pour une place dans les allées du pouvoir. Comme on pouvait s’en douter, elle adorait qu’on la flagorne.
Naean était là, entourée de ses gardes et de sa servante. Une femme de tête aux nerfs d’acier, en apparence, mais qui se tenait aussi loin que possible de Jaq Lounalt. Très mince, un voile ridicule sur sa grosse moustache, son chapeau conique soulevant grotesquement la capuche de son manteau, ce Tarabonais souriait beaucoup trop pour être honnête. Spécialiste de la torture, il pouvait avec quelques « ficelles » – des cordes, en réalité – réduire n’importe qui à l’état de loque humaine.
— Arymilla…, fit Nasin, déconcerté.
Avisant son poing, il plissa le front, étonné de le voir ainsi levé. Une fois la main posée sur le pommeau de sa selle, il sourit à la stupide prétendante au trône.
— Arymilla, très chère, susurra-t-il.
Pas avec la chaleur qu’il réservait à Elenia. Sans qu’on sache pourquoi, il s’était à demi convaincu qu’Arymilla était sa fille préférée. Un jour, Elenia l’avait entendu évoquer longuement la « mère » de l’idiote – sa dernière épouse, morte trente ans auparavant. Bien qu’elle n’eût jamais rencontré Miedelle Caeren, Arymilla avait réussi à lui donner la réplique.
Malgré le sourire paternel qu’il adressait à Arymilla, Nasin sonda le groupe de cavaliers et de cavalières et se détendit visiblement quand il repéra Sylvase, sa petite-fille et héritière en titre. Cette solide et morne jeune femme soutint le regard du vieillard, puis tira sur son visage la capuche de son manteau – sans jamais sourire, froncer les sourcils ni trahir l’ombre d’une émotion. Logique, puisqu’elle affichait en permanence la placidité d’une vache, dont elle partageait à l’évidence les aptitudes intellectuelles.
Arymilla ne lâchait pas Sylvase d’un pouce. Tant qu’il en serait ainsi, il ne fallait pas compter que Nasin lui retire son soutien. Un esprit dérangé, certes, mais rusé.
— J’espère que tu prends bien soin de ma Sylvase, marmonna-t-il. Les coureurs de dot grouillent partout, et je veux que ma petite chérie soit en sécurité.
— Je la chouchoute, bien entendu, assura Arymilla, sa jument obèse dépassant Elenia sans qu’elle daigne lui accorder un regard. (Son ton mielleux avait de quoi donner envie de vomir.) Tu sais bien que je veille sur elle comme sur la prunelle de mes yeux.
Avec son sourire de crétine, Arymilla tira sur le manteau de Nasin puis le lissa, comme si elle posait un châle sur les épaules d’un invalide cher à son cœur.
— Dehors, il fait bien trop froid pour toi… Je sais ce qu’il te faut : une tente bien chauffée, et du vin aux épices fumant. Ma servante se fera un plaisir de le préparer. Arlene, raccompagne le seigneur Nasin et occupe-toi bien de lui.
Dans l’escorte d’Arymilla, une femme mince talonna sa monture et approcha en abaissant la capuche de son manteau bleu des plus ordinaires. Quand elle eut révélé son joli visage et son sourire hésitant, tous les courtisans firent mine d’ajuster leur manteau ou de tirer sur leurs gants afin de ne pas la regarder – les femmes, surtout, conscientes que chacune d’entre elles aurait pu être choisie à sa place.
Sylvase ne détourna pas la tête. Alors qu’il était impossible de distinguer ses traits dans les ombres de sa capuche, elle parut même suivre la servante du regard.
Nasin eut un sourire vorace qui lui donna encore plus que d’habitude l’air d’un vieux bouc.
— Oui, oui, du vin bien chaud, ce sera délicieux… Arlene, c’est ça ? Viens, ma petite. Tu n’as pas trop froid, j’espère ?
La servante ne put retenir un petit cri quand le vieux bouc lui posa sur les épaules un pan de son manteau et l’attira si près de lui qu’elle faillit tomber de sa selle.
— Sous ma tente, tu seras bien au chaud, c’est promis.
Sans un regard en arrière, il s’éloigna en murmurant à l’oreille de sa jeune « conquête ». Ses soldats le suivirent, l’un d’eux gloussant comme si un de ses compagnons venait de faire une bonne blague.
Révulsée, Elenia secoua la tête. Jeter une jolie femme dans les bras de Nasin pour le distraire semblait de bonne guerre – encore qu’avec lui, il n’y avait pas besoin qu’elle soit jolie, puisqu’il faisait flèche de tout bois – mais choisir sa propre servante était une infamie. Moins répugnante que le satyre lui-même, cependant.
— Arymilla, tu avais promis qu’il ne s’approcherait plus de moi, siffla Elenia entre ses dents. (Provisoirement, le vieux sagouin oublierait son existence, mais ça ne durerait pas.) Tu devais le garder occupé…
Arymilla se rembrunit et tira nerveusement sur ses gants. Elle n’avait pas obtenu ce qu’elle voulait. À ses yeux, c’était un péché capital.
— Si tu veux te mettre à l’abri de tes admirateurs, reste près de moi au lieu d’être tout le temps en vadrouille. Si tu attires les hommes, est-ce ma faute ? En revanche, je t’ai sauvé la mise. Et tu ne m’as pas remerciée.
Elenia serra si fort les dents que sa mâchoire lui fit mal. Être obligée de prétendre soutenir cette débile de son plein gré lui donnait envie de mordre. Sous la menace d’une longue lune de miel avec son « fiancé », elle avait écrit à Jarid. Non sans hésiter. Au fond, elle aurait peut-être opté pour la lune de miel, n’était la crainte que Nasin, une fois lassé d’elle, l’enferme dans un manoir oublié du monde et l’y laisse croupir jusqu’à sa mort.
Hélas, Arymilla insistait sur la préservation des apparences. Et s’il n’y avait eu que ça ! Parmi ses exigences, beaucoup étaient intolérables… et il fallait quand même les tolérer. Provisoirement, en tout cas. Plus tard, quand tout serait réglé, maître Lounalt pourrait sans doute faire bénéficier Arymilla de son expertise pendant de longs jours…
Sans savoir comment elle en trouva la force, Elenia sourit pour s’excuser puis baissa la tête comme si elle appartenait au groupe de cireurs de chaussures qui guettaient avidement sa réaction. Si elle rampait devant la prétendante, ça prouverait qu’ils avaient raison de le faire aussi.
Sentir peser sur elle le regard de ces gens lui donna envie de prendre un bain. Après avoir hurlé de rage parce qu’elle avait dû s’abaisser devant Naean.
— Je t’offre toute la gratitude dont je suis capable, Arymilla.
Pas un vrai mensonge ça… Le désir d’étrangler cette crétine prenant toute la place, de la gratitude, elle n’en avait plus du tout.
Oui, serrer lentement ce cou tant détesté !
Avant de pouvoir débiter la suite, Elenia dut prendre une grande inspiration :
— Navrée d’avoir tardé à te remercier… (Des paroles difficiles à sortir.) Mais Nasin m’a bouleversée. Tu sais comment Jarid réagirait s’il apprenait le comportement de ce vieillard lubrique…
Elenia avait forcé sur le ton mielleux, mais l’idiote éclata de rire. Oui, de rire !
— Elenia, je te pardonne, bien entendu… Pour ça, il te suffit de demander. Jarid a le sang chaud, c’est ça ? Si tu lui écrivais pour préciser que tu es ravie de ton sort ? Mon secrétaire pourrait prendre ta lettre en dictée. Je ne sais pas toi, mais je déteste avoir des taches d’encre sur les doigts.
— Arymilla, je suis ravie, ça va de soi. Comment pourrait-il en être autrement ?
Pas du tout un mensonge, cette fois… Arymilla se croyait très fine. En recourant à la dictée, elle interdisait à son otage de recourir à une encre sympathique. Mais si elle disait à Jarid de ne rien faire sans avoir son aval, le clerc au cerveau anémié croirait simplement qu’elle récitait sa leçon.
Après un hochement de tête satisfait, Arymilla souleva ses rênes et ses flagorneurs l’imitèrent. Si elle s’était coiffée d’un pot de chambre, ces larves humaines auraient fait de même, convaincues que la mode avait changé en matière de chapeaux.
— Il se fait tard, et il faudra partir dès l’aube demain. La cuisinière d’Aedelle Baryn nous a préparé un petit festin. Naean et toi, vous pouvez chevaucher avec moi.
Comme si c’était un honneur ! Contraintes d’obéir, les deux otages flanquèrent la prétendante.
— Sylvase aussi, bien sûr. Viens, mon enfant.
La petite-fille de Nasin approcha, mais elle resta très légèrement derrière Arymilla. Vexés de n’avoir pas été invités aussi, les courtisans la suivirent en soupirant. Malgré le vent glacial, plusieurs femmes et trois hommes tentèrent d’engager la conversation avec l’héritière de la maison Caeren. Sans grand succès, car elle n’était pas loquace. Mais en l’absence de Haute Chaire à flagorner, une héritière était mieux que rien, et un des types espérait peut-être contracter un bon mariage. Sur le trio, un ou deux devaient être des gardes ou des espions chargés de s’assurer qu’elle ne puisse pas communiquer avec un membre de sa maison.
Si les cireurs de chaussures trouvaient excitant de fricoter avec le pouvoir, Elenia avait d’autres projets pour Sylvase.
Alors qu’une personne sensée se serait emmitouflée dans son manteau, Arymilla jacassa sans interruption. Se demandant d’abord ce que la sœur de Lir pouvait bien leur avoir fait préparer, elle divagua ensuite sur les détails de son couronnement puis de son règne. L’écoutant à peine, Elenia acquiesça chaque fois que le moment lui parut opportun. Si cette imbécile avait l’intention de proposer une amnistie à ses adversaires, qui était Elenia Sarand pour lui dire qu’il s’agissait d’une erreur grossière ? De toute façon, minauder devant cette femme était assez humiliant pour qu’on ne prenne pas en plus la peine de l’écouter.
Pourtant, quelques mots attirèrent l’attention d’Elenia.
— Naean et toi, vous n’aurez rien contre partager un lit, j’imagine ? Dans ce coin, nous sommes à court de tentes convenables…
Elenia sursauta et, un bref instant, elle n’entendit plus rien, comme si de la neige bouchait ses oreilles. Puis elle tourna la tête et croisa le regard stupéfié de Naean.
Arymilla pouvait-elle être au courant de leur rencontre impromptue ? Sans doute pas, et même si elle l’était, pourquoi leur aurait-elle offert une possibilité de comploter en paix ? Un traquenard ? Des espions partout pour entendre ce qu’elles diraient ? La servante de Naean ? Janny ?
Comme si le monde tournait, Elenia vit des points argentés et noirs danser devant ses yeux, et elle eut peur de perdre connaissance.
Avant, elle s’avisa qu’Arymilla venait de lui poser une nouvelle question, et qu’elle attendait la réponse avec une impatience grandissante. Mais quel était le sujet, déjà ? Oui, ça lui revenait…
— Un carrosse doré, Arymilla ? (Et pourquoi pas une roulotte de Zingaro ?) Génial ! Tu as toujours de si bonnes idées…
Le bavardage d’Arymilla permit à Elenia de reprendre son souffle. Quelle dinde sans cervelle ! Un manque de tentes décentes ? Plus probablement, leur geôlière les croyant brisées, elle ne pensait pas courir de risques en les réunissant.
Alors qu’elle aurait voulu mordre, Elenia réussit une fois de plus à sourire. Pour le Tarabonais et ses « ficelles », autant oublier tout de suite. Le pacte portant la signature de Jarid, il y avait une seule façon de dégager le chemin menant à la couronne. Le processus était lancé, et il ne restait plus qu’une incertitude. Qui, d’Arymilla ou Nasin, devait mourir le premier ?
La nuit glaciale pesait comme un couvercle sur Caemlyn, battue en permanence par un vent cinglant. De-ci de-là, une lueur signalait que des gens ne dormaient pas encore, mais la plupart des volets étaient fermés. Dans le ciel noir, un croissant de lune ne pouvait rien pour dissiper les ténèbres. Par une nuit si sombre, la neige qui couvrait les toits et les pavés, partout où des roues ne l’avaient pas fait fondre, paraissait grise et pas blanche.
L’homme emmitouflé dans un long manteau noir, bravant le froid, se nommait Daved Hanlon ou Doilin Mellar, selon les circonstances. Après tout, un nom n’était qu’une sorte de veste, et un type avisé en changeait chaque fois qu’il le fallait. D’ailleurs, en plus de ces deux-là, il en avait porté une foule d’autres, au fil des années.
Si ça n’avait tenu qu’à lui, Hanlon aurait été au palais, devant une cheminée, avec un gobelet de gnôle à la main et une fille de taverne pas farouche sur les genoux. Mais ça ne tenait pas qu’à lui, justement…
Au moins, dans la Nouvelle Cité, on marchait plus sûrement. Pas sans risque, car la gadoue glissante se révélait traîtresse, mais on se cassait quand même moins la figure que dans les rues pentues de l’Ancienne Cité.
Quant à l’obscurité, elle convenait très bien à Hanlon, ce soir…
Lorsqu’il était sorti, il y avait déjà peu de gens dehors, et ce nombre diminuait de minute en minute. En cas de neige, les individus sensés restaient chez eux. De temps en temps, des silhouettes se découpaient dans des coins sombres, mais après un coup d’œil à Hanlon, elles s’enfonçaient davantage dans les ombres ou s’engouffraient dans une allée latérale jamais touchée par le soleil en pestant contre la neige qui s’y était entassée.
Pas plus costaud que ça et à peine plus grand que la moyenne, épée et plastron cachés par son manteau, Hanlon n’avait rien d’impressionnant. Mais pour choisir une proie, les bandits se fiaient beaucoup à son manque d’assurance – une façon d’appeler les ennuis, en somme. Hanlon, lui, marchait à pas décidé, comme s’il ne craignait pas les rôdeurs. Une confiance renforcée par la longue dague qu’il cachait dans son gant droit.
Toujours attentif aux patrouilles de gardes civils, il estimait peu probable d’en croiser. Sinon, les ombres qu’il avait repérées – un beau ramassis de canailles – auraient été en quête d’un autre terrain de chasse.
En cas de besoin, le « capitaine Mellar » aurait pu rembarrer n’importe quels gardes trop curieux, mais il ne voulait pas être vu, ce soir, et encore moins interrogé sur sa présence dehors, si loin du palais.
Hanlon hésita quand il aperçut deux femmes encapuchonnées devant lui, à une intersection. Mais elles continuèrent leur chemin sans lui accorder un regard, et il respira mieux. À cette heure, très peu de femmes s’aventuraient dehors sans un homme capable de jouer de la massue ou de l’épée pour les protéger. Sauf quand il s’agissait d’Aes Sedai ! Ou des étranges femmes qui occupaient la plupart des lits, au palais.
Penser à ces Atha’an Miere lui valut de froncer les sourcils et un frisson courut le long de son échine, comme si on la brossait avec des orties. Tout ce qui se passait au palais l’inquiétait au plus haut point. En particulier la présence de ces femmes du Peuple de la Mer – pas seulement parce qu’elles ondulaient des hanches dans les couloirs puis dégainaient un couteau dès qu’on les abordait. Après avoir constaté que les Aes Sedai et elles se regardaient comme des tigresses sur le point de bondir, il avait même renoncé à flatter la croupe d’une de ces furies. Parce que les Atha’an Miere, si impossible que ça paraisse, étaient de loin les plus grosses tigresses.
Les femmes du troisième groupe étaient encore pires. Quoi que prétendent les rumeurs, Hanlon savait à quoi ressemblaient les Aes Sedai, et les rides n’entraient pas dans l’équation. Pourtant, certaines de ces inconnues étaient capables de canaliser – toutes, en vérité, aurait-il juré. Une idée perturbante qui n’avait en outre aucun sens.
Les Atha’an Miere bénéficiaient peut-être d’une dispense, mais ces « membres de la Famille », comme les appelait Falion, n’entraient dans aucune catégorie. Car enfin, c’était de notoriété publique : si trois femmes capables de canaliser sans être des sœurs s’asseyaient à la même table, il ne fallait pas le temps de vider une carafe de vin pour que des Aes Sedai déboulent, les fassent partir et leur ordonnent de ne plus jamais se reparler. En prenant toutes les mesures pour être obéies, bien entendu…
Pourtant, ces femmes grouillaient dans le palais – plus d’une centaine ! –, se rencontraient en privé et croisaient sans cesse des sœurs sans que ça fasse des étincelles. Jusque-là, en tout cas. Et lorsque ces inconnues avaient soudain paru affolées, les Aes Sedai s’étaient montrées aussi peu sereines qu’elles. Trop de bizarreries pour plaire à Hanlon. Quand des sœurs se comportaient étrangement, tout homme intelligent devait s’inquiéter pour sa peau.
Lâchant un juron, Hanlon revint au présent. En pleine nuit, à Caemlyn, un type devait aussi se soucier de sa vie, et se déconcentrer n’était pas le bon moyen. Au moins, il ne s’était pas arrêté et n’avait pas ralenti. Avec un petit sourire, il s’assura de la présence de sa dague. Tendant l’oreille entre deux bourrasques, il entendit le crissement de neige qui le suivait presque depuis la sortie du palais.
Sans accélérer le pas, il tourna à droite à l’intersection suivante, puis se plaqua contre le mur de l’écurie qui faisait l’angle de la rue. Les grandes portes étaient fermées – et probablement protégées de l’intérieur par une barre – mais l’odeur des chevaux et de leur crottin flottait quand même dans l’air.
De l’autre côté de la rue, les fenêtres de la taverne étaient elles aussi hermétiquement fermées. À part le vent, Hanlon capta le grincement de l’enseigne invisible de sa position. L’endroit parfait, sans aucun témoin…
Le crissement s’accéléra, preuve qu’on ne voulait pas le perdre de vue. Quelques secondes plus tard, une tête encapuchonnée apparut, sondant prudemment la rue.
Prudemment ? Oui, mais pas assez. Saisissant l’homme à la gorge de sa main gauche, Hanlon le frappa avec sa dague de la droite. Sous le manteau, il s’attendait à trouver un plastron ou une cotte de mailles, mais la lame s’enfonça sans peine juste sous les côtes du type. Un coup, Hanlon n’aurait su dire pourquoi, qui bloquait la respiration de la victime, lui interdisant de crier jusqu’à ce qu’elle se soit noyée dans son propre sang.
Ce soir, Hanlon était pressé. S’il n’y avait pas de gardes dans le coin, ça pouvait changer d’une minute à l’autre.
Il propulsa la tête du type contre le mur, lui faisant éclater le crâne, puis enfonça totalement sa lame et la sentit riper contre la colonne vertébrale du moribond.
La respiration régulière – tuer faisait partie de son travail et n’avait rien d’excitant –, Hanlon accompagna la chute du mourant, le tira dans la rue, l’adossa contre le mur puis essuya sa lame sur son manteau.
Glissant sa main gauche sous son aisselle, il tira pour enlever son gant puis sonda la rue dans les deux sens avant de palper très vite le visage du mort. Du mort, oui, puisqu’il sentit sous ses doigts une barbe de trois jours.
Hommes, femmes ou enfants, ça ne faisait aucune différence pour lui. Tant pis pour les sentimentaux convaincus qu’un gosse n’avait pas d’yeux ni de langue pour décrire ce qu’il avait vu. En l’absence de moustache ou d’un nez caractéristique, impossible de dire qui était ce mort. Sa veste de laine, ni trop fine ni trop épaisse, aurait pu appartenir à n’importe qui et son bras noueux pouvait être celui d’un clerc, d’un conducteur de chariot ou d’un coupe-jarret. Un vaste éventail…
Dans les poches de sa victime, Hanlon trouva un peigne en bois et une pelote de ficelle – deux objets qu’il jeta au loin. Explorant la ceinture de l’homme, il localisa très vite un fourreau vide. Après un coup au poumon, aucun homme au monde n’aurait pu dégainer une arme. Par une nuit pareille, on pouvait avoir une kyrielle de raisons d’avancer dague au poing. La principale, cependant, restait l’intention d’embrocher ou d’égorger quelqu’un…
Hanlon ne s’appesantit pas sur le sujet. Pragmatique, il coupa les cordons de la bourse accrochée à la ceinture du mort et vida le contenu dans sa paume. Pas des pièces d’or, ça, et probablement pas d’argent non plus, mais l’absence de la bourse, sur la dépouille, laisserait penser à un crime crapuleux.
Son « butin » glissé dans sa poche, Hanlon se redressa, remit son gant et reprit son chemin, dague au poing mais cachée sous son manteau, au cas où ce ne serait que le début des ennuis. Avant d’être à une rue du cadavre, il resta sur ses gardes et relâcha bien peu sa vigilance ensuite.
Si des gens s’intéressaient au meurtre, ils goberaient la thèse de l’agression crapuleuse. Les commanditaires du type, ce serait une autre affaire. Pour l’avoir suivi presque depuis le début, ce tueur était en mission, mais pour qui ? Parmi les Atha’an Miere qui rêvaient de voir un manche de couteau dépasser de son torse, toutes auraient fait le boulot elles-mêmes. Et si les femmes de la Famille l’inquiétaient par leur seule présence, force était de reconnaître qu’elles se tenaient tranquilles. En général, il fallait l’avouer, c’était parmi les gens discrets qu’on trouvait le plus d’employeurs de tueurs à gages. D’accord, mais il n’avait jamais échangé plus de trois mots avec une de ces femmes, s’abstenant même de les peloter à l’occasion.
Les Aes Sedai étaient de meilleures suspectes. Mais il n’avait rien fait pour s’attirer leur courroux. Cela dit, l’une d’entre elles pouvait vouloir sa mort pour des raisons personnelles. Comment savoir, avec ces maudites sœurs ?
Birgitte Trahelion était une folle furieuse qui semblait se prendre pour de bon pour une héroïne de légende. Birgitte Arc-d’Argent en personne, si cette archère avait bel et bien existé. Pour elle, il était peut-être un concurrent dangereux. Toute catin qu’elle fût – bon sang ! cette façon d’onduler des hanches dans les couloirs –, ce n’était pas une écervelée. Bref, le genre à faire trancher une gorge sans sourciller.
Il restait une possibilité, la plus inquiétante de toutes. Enclins à la méfiance, ses propres maîtres étaient eux aussi capables de tout. Et c’était une convocation de dame Shiaine Avarhin – sa chef, actuellement – qui l’avait forcé à sortir par un temps de chien. Pour tomber sur un type qui l’avait suivi, lame au poing ? Quoi que les gens puissent raconter sur cet al’Thor, Hanlon n’était pas homme à croire aux coïncidences.
Un instant, il envisagea de retourner au palais. Avec l’or qu’il avait accumulé, des pots-de-vin lui permettraient sans nul doute de franchir les portes de la ville. Et de se condamner ainsi à surveiller son dos jusqu’à la fin de ses jours, chaque inconnu pouvant être le tueur chargé de le liquider. Au fond, ce n’était pas très différent de sa vie actuelle. N’était la certitude de finir empoisonné par une assiette de soupe ou éventré par une lame.
Birgitte était la commanditaire la plus probable. Ou une Aes Sedai. Ou une femme de la Famille, offensée pour une raison qui le dépassait.
Quoi qu’il en soit, il avait eu raison de se tenir sur ses gardes. Alors que ses doigts serraient un peu plus fort le manche de sa dague, il songea que sa vie n’était pas si mal que ça, pour l’instant. Le grand luxe, des légions de femmes impressionnées par ses faux exploits ou contraintes à la docilité par ses galons de capitaine… Mais s’il devait filer, vivre en cavale valait toujours mieux que crever ici.
Trouver la bonne rue et la bonne maison se révéla ardu par une nuit si noire où tout se ressemblait. Très concentré, il se repéra quand même et entreprit de frapper à la porte d’un haut bâtiment qui aurait très bien pu appartenir à un marchand prospère épris de discrétion. Mais ce n’était pas le cas. La maison Avarhin – éteinte, selon certains – ne pesait plus lourd, mais elle comptait encore au moins un membre. Et Shiaine avait les poches pleines.
Un des battants s’ouvrit enfin. Ébloui par la lumière, Hanlon leva une main pour se protéger les yeux. La gauche, puisque la droite serrait toujours sa dague. Plissant le front entre ses doigts, il reconnut la servante en robe noire qui venait de lui ouvrir. Rien qui fût de nature à le tranquilliser…
— Un baiser, Falion ! lança-t-il en entrant.
Égrillard, il tendit une main vers la femme. La gauche, toujours.
La servante au visage étroit et long chassa sa main et ferma la porte derrière lui.
— Shiaine est au salon, à l’étage, avec un visiteur. La cuisinière dort dans sa chambre, et il n’y a personne d’autre ici. Pends ton manteau… Je vais prévenir Shiaine de ton arrivée, mais tu risques d’attendre un moment.
Toute pensée libidineuse oubliée, Hanlon laissa retomber sa main. Malgré son visage intemporel, Falion pouvait être qualifiée de « pas mal » quand on n’était pas trop regardant. Son regard froid et ses manières glaciales n’arrangeaient rien, inutile de le préciser. Bref, pas le genre de femme qu’il aurait choisi pour fricoter. Mais elle avait été punie par un des Élus, semblait-il, et Hanlon faisait partie du châtiment, ce qui changeait beaucoup de choses. Jusqu’à un certain point, cependant. Profiter d’une femme qui ne pouvait pas refuser ne l’avait jamais gêné, et Falion entrait dans cette catégorie.
Sa robe n’était pas un déguisement. Ici, elle travaillait comme quatre. Servante, fille de cuisine, femme de chambre et de ménage, elle dormait entre les gouttes et rampait dès que sa maîtresse fronçait les sourcils. À force de laver le linge et de briquer le sol, ses mains toutes rouges étaient rugueuses comme la langue d’un chat.
Certes, mais il y avait des chances qu’elle survive à sa peine, et il ne tenait pas à avoir sur les bras une Aes Sedai rêvant de se venger de lui. Surtout dans un contexte où tout risquait de s’inverser avant qu’il ait l’occasion de lui planter un couteau dans le cœur.
Cela dit, trouver un modus vivendi avec Falion, un esprit pragmatique, s’était révélé facile. Quand il y avait des témoins, il la pelotait à la moindre occasion, et, dès que c’était possible, il l’entraînait dans sa petite chambre de bonne, sous les toits. Là, ils froissaient les draps puis s’asseyaient sur le lit, dans l’air glacial, et échangeaient des informations.
Sur la demande expresse de Falion, il l’avait un peu malmenée, lui laissant quelques bleus – au cas où Shiaine se piquerait de vérifier. Avec un peu de chance, sa « victime » se souviendrait qu’il avait cogné sur commande.
— Où sont les autres ? demanda-t-il en retirant son manteau.
Quand il fit quelques pas pour aller l’accrocher au portemanteau en forme de léopard, le bruit de ses bottes sur les dalles se répercuta jusqu’au plafond pourtant très haut. Avec ses corniches en plâtre peint et ses riches tapisseries couvrant en partie des murs lambrissés si polis qu’ils brillaient, le hall d’entrée, éclairé par des lampes à dorures qui auraient pu faire bonne figure au palais, était à peine moins glacial que les rues d’où il venait.
Avisant la dague, Falion fronça les sourcils. Avec un rictus, Hanlon la rengaina. En cas de besoin, il la tirerait au clair à une vitesse incroyable – plus vite que son épée, mais pas de beaucoup.
— La nuit, les rues grouillent de voleurs, lâcha-t-il.
Malgré le froid, il retira ses gants et les glissa dans son ceinturon. S’il les avait gardés, on aurait pu déduire qu’il se pensait en danger. Si ça tournait mal, le plastron suffirait, de toute façon…
Falion se détourna, souleva l’ourlet de sa robe et s’engagea dans l’escalier.
— J’ignore où est Marillin, dit-elle par-dessus son épaule. Elle est partie avant le coucher du soleil. Murellin est allé fumer la pipe aux écuries. Quand j’aurai informé Shiaine de ton arrivée, nous pourrons parler.
En suivant Falion du regard, Hanlon grogna entre ses dents. Parce que Shiaine n’aimait pas l’odeur de son tabac bon marché, Murellin, un costaud qu’il détestait avoir dans son dos, devait sortir pour fumer. Sachant qu’il emportait presque toujours une chope de bière, voire un pichet, il ne risquait pas de revenir vite. Marillin était plus inquiétante. Aes Sedai comme Falion, elle obéissait aussi à Shiaine, mais avec elle, il n’avait pas de modus vivendi. Ni de contentieux, à vrai dire, mais par principe, il se méfiait de toutes les sœurs, qu’elles soient ou non de l’Ajah Noir. Où était-elle allée ? Et pour quoi faire ? Ce qu’un homme ignorait pouvait lui coûter la vie, et Marillin Gemalphin consacrait beaucoup trop de temps à des activités dont il ne savait rien.
Tout bien pesé, à Caemlyn, il se passait trop de choses dont il ignorait tout. S’il entendait survivre, il était temps que ça change.
Falion partie, il passa du hall d’entrée à la cuisine, à l’arrière de la maison. Sans surprise, la grande pièce aux murs de brique était vide. Quand on la renvoyait pour la nuit, la cuisinière se montrait assez finaude pour ne pas pointer le nez hors de sa chambre. Même si le poêle en fonte et les fours étaient froids, les braises de la cheminée réchauffaient l’atmosphère. Pas beaucoup, mais c’était déjà ça. Sauf quand il s’agissait de son propre confort, Shiaine était du genre radin. Le feu, ici, brûlait parce qu’elle pouvait avoir envie en pleine nuit d’un gobelet de vin chaud ou d’un lait de poule.
Depuis son arrivée à Caemlyn, Hanlon était venu dans cette maison une bonne demi-douzaine de fois. Du coup, il savait dans quel placard trouver des épices et dans quelle pièce attenante dénicher un tonnelet de vin. Pour ça, Shiaine ne lésinait jamais. Un bon cru, toujours… Logique, puisqu’elle ne détestait pas lever le coude.
Lorsque Falion revint, un pot de miel et un petit bol de gingembre et de clous de girofle reposaient sur la table à côté d’une carafe. Dans la cheminée, un tisonnier chauffait déjà.
Quand elle ordonnait qu’on vienne tout de suite, Shiaine ne supportait pas d’attendre. En revanche, lorsqu’elle voulait faire lambiner un homme, il en avait souvent jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Que la Lumière la brûle ! Ces fichues convocations lui coûtaient des heures et des heures de sommeil.
— Qui est le visiteur nocturne ? demanda Hanlon.
— Il ne m’a pas dit son nom, fit Falion tout en bloquant la porte de la cuisine avec une chaise.
Un bon moyen de faire circuler le peu de chaleur – et surtout, d’entendre un appel de Shiaine. Cerise sur le gâteau, la maîtresse de maison ne pouvait pas venir écouter aux portes.
— Un type grand, mince, à l’air pas commode – un militaire, sans doute. Un officier ou un noble, à voir ses manières. Andorien, si on se fie à son accent. Il semble intelligent et prudent. Bien que de prix, ses vêtements sont ordinaires, et il ne porte ni bague ni broche.
Après avoir balayé la table du regard, Falion approcha d’un placard, près de la porte, y prit un gobelet et le posa à côté de celui d’Hanlon. En prévoir un pour son interlocutrice ? Cette idée n’avait jamais traversé l’esprit du capitaine. Déjà qu’il fallait s’occuper de ça soi-même ! Aes Sedai ou non, la domestique, c’était Falion. Pourtant, elle s’assit et poussa le bol d’épices vers Hanlon, comme s’il allait faire le service.
— Hier, Shiaine a eu deux visiteurs, moins prudents que celui-là. Celui du matin arborait les Sangliers d’Or de Sarand sur la manchette de ses gants. S’il y a réfléchi, il pensait sans doute que personne ne remarquerait ce détail. D’âge moyen, blond, plutôt enveloppé, il a fourré son nez partout et fait tout un sermon sur le vin, comme s’il s’étonnait d’en trouver de si bon chez nous. Ah oui ! j’oubliais : il a demandé à Shiaine de me faire battre, parce que je lui ai manqué de respect.
Le tout dit d’une voix froide, sur un ton monocorde. La seule fois où Falion avait haussé le ton, c’était quand Shiaine l’avait soumise à la torture. Là, il l’avait entendue hurler à s’en casser les cordes vocales.
— Je dirais, continua Falion, que c’est un compatriote qui est rarement venu à Caemlyn, mais qui croit savoir comment se comportent ses supérieurs. Tu le reconnaîtras à la verrue qui fait saillie sur son menton et à la petite cicatrice en forme de demi-lune, près de son œil gauche.
» Le visiteur de l’après-midi – petit, teint sombre – avait un nez pointu et un regard méfiant. Aucune cicatrice visible et pas de signes particuliers. Je signale quand même une bague ornée d’un grenat carré, à la main gauche… Du genre pas loquace, comme s’il ne voulait pas se trahir. Mais sur le pommeau de sa dague, j’ai remarqué les Quatre Lunes de la maison Marne.
Les bras croisés, Hanlon s’appuya au manteau de la cheminée. Résistant à l’envie de foudroyer Falion du regard, il ne broncha pas. Le plan, il en aurait mis sa main au feu, prévoyait le couronnement d’Elayne, mais la suite restait un mystère pour lui. On lui avait promis une reine, mais lorsqu’il la prendrait, que cette fille porte ou non une couronne n’importerait pas. À part pour épicer la sauce, peut-être… Même si elle avait été fille d’un fermier, dresser cette pimbêche serait un plaisir, surtout depuis qu’elle l’avait humilié devant une bande de femmes. Mais la venue de représentants des maisons Sarand et Marne signifiait peut-être qu’Elayne quitterait ce monde sans être monté sur le trône. Alors qu’on lui avait promis des ébats avec une souveraine, il était peut-être infiltré au palais pour la tuer à un moment précis – quand sa mort servirait les objectifs de Shiaine, par exemple. Ou plutôt ceux de l’Élu qui tirait les ficelles. Un certain Moridin, un nom qu’il n’avait jamais entendu avant de fréquenter cette maison.
Pas de quoi s’en inquiéter… Quand un homme revendiquait son appartenance aux Élus, il aurait fallu être fou pour mettre en question sa parole. En revanche, n’être qu’un pion dans tout ça troublait Hanlon. Tant qu’une dague remplissait sa mission, pourquoi s’en faire si elle finissait par se briser ? Plutôt que la lame, il valait toujours mieux être le poing qui serrait le manche…
— Falion, tu as vu de l’or changer de mains ? As-tu entendu quelque chose ?
— Je te l’aurais dit… Selon notre accord, c’est à moi de poser une question, à présent.
Hanlon dissimula son agacement sous un masque de perplexité.
Cette fichue femme l’interrogeait toujours sur les Aes Sedai, la Famille – comme elle disait – ou les femmes du Peuple de la Mer. Des questions idiotes !
Qui copinait avec qui et qui ne pouvait pas voir qui ? Ce que le capitaine avait entendu sans avoir l’air d’y toucher ? Comme s’il n’avait rien de mieux à faire que rôder dans les couloirs pour espionner des bonnes femmes.
Parce qu’elle risquait un jour de le découvrir, même dans sa peau de servante – après tout, une Aes Sedai restait une Aes Sedai –, Hanlon ne mentait jamais à la sœur. Mais au fil du temps, il était de plus en plus difficile de venir la voir avec du nouveau à raconter. Sur ce point, Falion était catégorique : pour obtenir des informations, il devait lui en fournir. À jet continu, ça n’était pas facile.
Par bonheur, il avait quelques miettes pour son moineau, aujourd’hui. Le départ de plusieurs Atha’an Miere, pour commencer, puis l’agitation de toutes ces femmes, du matin au soir, comme si on leur avait glissé des glaçons dans le dos.
Falion devrait faire avec cette monnaie d’échange. Ce qu’il venait chercher, c’étaient des révélations importantes, pas de fichus racontars.
Avant que Falion ait pu poser sa question, la porte d’entrée s’ouvrit. Alors que Murellin était assez large pour boucher l’ouverture, une brise glaciale s’engouffra quand même dans l’entrée. Sous ses assauts, les flammes de la cheminée vacillèrent et des flammèches volèrent dans les airs. Tandis qu’il refermait, Murellin avança, insensible au froid. Assez facile à réaliser, quand on portait un manteau plus épais que deux vêtements normaux.
Fort comme un bœuf, Murellin pouvait aussi se targuer d’avoir la finesse d’esprit d’un de ces animaux. Après avoir posé sa chope géante sur la table, il passa les pouces dans sa ceinture et foudroya Hanlon du regard :
— Que fais-tu donc avec ma femme ? maugréa-t-il.
Hanlon sursauta. Pas à cause de la menace d’un crétin, mais parce que Falion, se levant d’un bond, saisit la carafe de vin, y jeta les épices, ajouta une touche de miel et fit tourner le récipient pour bien mélanger. Puis elle approcha du feu, prit le tisonnier – sans vérifier s’il était assez chaud – et le plongea dans le vin. Tout ça sans gratifier Murellin d’un regard.
— Ta femme ? répéta Hanlon.
Son interlocuteur ricana.
— Pour ainsi dire… Dame Shiaine s’est dit que je pouvais profiter de ce que tu négliges. Du coup, Fally et moi, on se tient chaud la nuit.
Murellin sourit à Falion. Mais un cri retentit dans l’escalier, lui gâtant son plaisir.
— Falion ! appela Shiaine. Fais monter Hanlon, et ne traîne pas.
Falion posa la carafe avec si peu de ménagement que du vin aspergea la table. Puis elle sortit de la cuisine, tressaillant chaque fois que Shiaine répétait son nom.
Hanlon tressaillit aussi, mais pour une raison différente. Rattrapant Falion, il la prit par le bras au moment où elle attaquait la première marche. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, il vérifia que la porte de la cuisine était fermée. Sacrément frileux, ce Murellin !
— C’est quoi, cette histoire ?
— Rien qui te regarde. Peux-tu m’avoir quelque chose pour le faire dormir ? Un truc à ajouter dans sa bière ou dans son vin ? Même si ça a mauvais goût, c’est un tel soiffard…
— Shiaine se doute que je n’obéis pas à ses ordres… Du coup, toute cette histoire me concerne. Si tu étais encore capable de réfléchir, tu comprendrais pourquoi.
Falion inclina la tête, pointant son long nez vers le capitaine.
— Ça n’a rien à voir avec toi… Aux yeux de Shiaine, je continue à être à toi, quand tu es là. Mais certaines choses changent, vois-tu…
Sans crier gare, une main invisible se referma sur le poignet d’Hanlon, éloignant sa main de sa dague. Une autre le saisit à la gorge et serra jusqu’à ce qu’il ait du mal à respirer. En vain, il tenta de dégainer son arme de la main gauche.
— Je pensais que d’autres choses devaient changer aussi, dit Falion, glaciale, mais Shiaine n’est pas accessible à ma logique. Selon elle, quand le grand maître Moridin voudra qu’on allège ma punition, il le dira. Pour elle, Murellin est une sorte de pense-bête, histoire que je n’oublie pas que je serai sa chienne tant qu’elle n’en aura pas décidé autrement.
Falion prit une grande inspiration. Aussitôt, la pression cessa sur le poignet et la gorge d’Hanlon. L’air ne lui avait jamais paru si délicieux…
— Tu peux avoir ce que je t’ai demandé ? s’enquit Falion.
Très calme, comme si elle ne venait pas de tenter de le tuer avec son maudit Pouvoir. La seule idée que cette horreur l’ait touché révulsa Hanlon.
— Je peux…, croassa-t-il. (Il dut s’interrompre pour déglutir, comme si on venait de le libérer du nœud coulant d’un bourreau.) Je peux te procurer un produit qui l’endormira pour l’éternité…
Dès que ce serait sans risque, Hanlon étriperait cette femme. Comme on vide une oie !
Falion ricana.
— Shiaine me soupçonnerait en priorité, et plutôt que lui désobéir, j’aurais plus vite fait de m’ouvrir les veines. Qu’il dorme toute la nuit suffira amplement ! Laisse-moi penser pour deux, et chacun de nous s’en portera mieux. (Une main sur la rampe, elle leva les yeux sur les marches.) Viens ! Tu sais qu’elle déteste attendre.
Furieux, Hanlon regretta de ne pas pouvoir pendre cette idiote par les chevilles, comme une oie qui attend le couteau.
Alors qu’il montait l’escalier, le bruit de ses pas se répercutant dans l’entrée, il s’avisa qu’il n’avait pas entendu partir le visiteur précédent. Sauf si la maison avait une porte secrète, on n’y trouvait que trois issues. La porte d’entrée, celle de la cuisine, et, dans cette pièce, une autre sortie donnant sur l’arrière de la demeure. Conclusion, Hanlon allait rencontrer le militaire. Une surprise que lui réservait Shiaine ? Discrètement, il s’assura que sa dague coulissait bien dans son fourreau.
Comme il s’y attendait, un bon feu brûlait dans la grande cheminée en marbre veiné de bleu. Le salon « de devant » méritait un bon cambriolage, avec ses guéridons dorés où reposaient des porcelaines du Peuple de la Mer, ses tapisseries et ses tapis hors de prix. Encore que l’un d’eux ne valait plus grand-chose, désormais. Au milieu de la pièce, il servait de lit mortuaire à un corps caché par une couverture – et s’il n’était pas taché de sang, Hanlon voulait bien manger les bottes qui pointaient hors du bizarre paquet.
Dans une robe de soie bleue brodée de fils d’or, une ceinture d’or tressé autour de la taille faisant le pendant du collier qui ceignait son cou, la très jolie Shiaine était assise dans un fauteuil sculpté. Tenus par un filet de dentelle, ses cheveux bruns tombaient jusqu’à ses épaules. Au premier coup d’œil, elle paraissait délicate, mais son sourire ne se reflétait pas dans ses yeux marron où brillait de la duplicité. Avec un mouchoir bordé de dentelle, elle essuyait soigneusement la lame d’une dague au pommeau orné d’un gros rubis.
— Falion, va dire à Murellin qu’il aura, tout à l’heure, un… objet à emporter…
Impassible, comme il se devait, l’Aes Sedai captive fit une révérence qui manqua un rien de dignité puis s’éclipsa à la vitesse du vent.
Sans quitter des yeux la femme et sa dague, Hanlon approcha du « paquet » et souleva un coin de la couverture. Sur un visage qui avait dû être dur, des yeux bleus voilés fixaient le plafond. Une fois morts, les gens avaient toujours l’air plus doux. Ce type, en tout cas, avait dû être moins intelligent et prudent qu’il le paraissait. Hanlon lâcha la couverture et se redressa.
— Il a dit quelque chose que tu n’as pas aimé, ma dame ? Au fait, c’était qui ?
— Il a dit beaucoup de choses qui m’ont déplu…
Shiaine leva la dague à hauteur de ses yeux pour s’assurer que la lame était propre. Puis elle la glissa dans le fourreau paré d’or qu’elle portait à la ceinture.
— L’enfant d’Elayne est de toi ? demanda Shiaine sans répondre à la seconde question du capitaine.
— Ce marmot, j’ignore qui l’a engendré. Pourquoi, ma dame ? Tu trouves que je me ramollis ? La dernière gueuse soi-disant enceinte de mes œuvres, je l’ai jetée dans un puits histoire de lui rafraîchir les idées et d’être sûr de ne plus la revoir.
Sur un des guéridons, Hanlon avisa une carafe en argent et deux gobelets du même métal.
— C’est dangereux ? demanda-t-il en lorgnant les gobelets.
Les deux contenaient un reste de vin. Une poudre judicieusement choisie, dans celui du défunt, avait dû l’empêcher de se défendre.
— Catrelle Mosenain, dit Shiaine, la fille d’un quincaillier de Maerone.
Comme si c’était de notoriété publique ! Hanlon passa à un souffle de tressaillir.
— Avant de la jeter dans le puits, tu lui as fracassé le crâne avec une pierre, sans doute pour lui épargner les affres de la noyade.
D’où Shiaine tenait-elle le nom de la fille ? Lui-même l’avait oublié, s’il l’avait su un jour. Et l’histoire de la pierre ?
— Te ramollir, toi ? C’est la dernière de mes inquiétudes. Mais je détesterais que tu aies embrassé dame Elayne sans m’en informer. Détesterais, je dis bien…
Plissant soudain le nez à la vue du mouchoir taché de sang, Shiaine se leva avec grâce et alla le jeter dans les flammes. Occupée à se réchauffer les mains, elle ne daigna plus accorder un regard à son interlocuteur.
— Peux-tu organiser l’évasion de quelques Seanchaniennes ? L’idéal, ce serait un échantillon de sul’dam et de damane… (Shiaine eut un peu de mal avec ces mots peu familiers.) Si c’est impossible, des sul’dam suffiront. Une fois libres, elles feront évader une partie des autres.
— C’est faisable… (Par le sang et les cendres ! Ce soir, Shiaine sautait du coq à l’âne encore plus vite que Falion.) Mais ce ne sera pas facile. Ces femmes sont bien gardées.
— Ai-je voulu savoir si ce serait facile ? Peux-tu aussi dégarnir la garde des entrepôts de vivres ? J’aimerais bien en voir brûler quelques-uns, et je suis lasse des échecs répétés.
— Ça, c’est hors de question, sauf si je quitte la ville tout de suite après. Ces gens conservent une trace de tous les ordres – une bureaucratie à faire grimacer un Cairhienien. De plus, ça ne servirait à rien à cause des maudits portails qui déversent chaque jour un nouveau lot de fichus chariots.
Même s’il ne s’en vantait pas, Hanlon était loin de se plaindre sur ce plan précis. L’utilisation du Pouvoir lui répugnait, bien sûr, mais le résultat le ravissait. En toute logique, le palais serait le dernier lieu de Caemlyn touché par la disette, mais pour avoir vécu bien des sièges – dans les deux positions –, il ne tenait pas à devoir faire bouillir ses bottes pour avoir de la soupe. Cela dit, Shiaine voulait des incendies…
— Encore une réponse qui ne m’intéresse pas, souffla Shiaine, les yeux toujours rivés sur les flammes. Mais tout n’est peut-être pas perdu… Quels progrès as-tu accomplis dans ta quête de… l’affection d’Elayne ?
— Chaque jour passé au palais, je gagne du terrain…
Hanlon foudroya du regard le dos de Shiaine. Quand les Élus le mettaient sous les ordres de quelqu’un, il s’efforçait de rester respectueux, mais cette dinde lui tapait sur les nerfs. Sans effort, il aurait pu briser son cou comme une brindille. Pour s’empêcher de la prendre à la gorge, il remplit un gobelet et s’en empara – sans la moindre intention de boire. Prudent, il le tint de la main gauche. La présence d’un cadavre dans la pièce n’interdisait pas à Shiaine d’en ajouter un autre…
— Mais je dois procéder lentement… Pas question de la coincer dans un coin pour la lutiner et la déshabiller.
— J’imagine que non, fit Shiaine d’une voix bizarre. Tu n’es pas vraiment habitué à ce genre de femme…
Shiaine riait-elle ? Se fichait-elle de lui ? Ah ! comme il aurait aimé lâcher le gobelet et tordre le cou à cette garce au visage chafouin !
Sans crier gare, elle se retourna et rengaina délicatement sa dague. Par le sang et les cendres ! Il ne l’avait pas vue tirer au clair la fichue lame…
Distraitement, Hanlon but une gorgée de vin – et faillit s’étrangler quand il s’avisa de ce qu’il venait de faire.
— Aimerais-tu voir Caemlyn mise à sac ? demanda Shiaine.
— Et comment ! Avec une solide compagnie derrière moi, et sans obstacles jusqu’aux portes…
Le vin n’était pas dangereux. Deux gobelets, ça voulait dire que Shiaine avait bu aussi. Et s’il avait pris celui du mort, il ne devait pas rester dedans assez de poison pour rendre malade une souris.
— C’est ce que tu veux ? Pour obéir aux ordres, je ne suis pas plus mauvais qu’un autre.
La stricte vérité, quand il ne risquait pas d’y laisser sa peau. Ou quand un ordre venait des Élus. Pour leur désobéir, il fallait être idiot… à en crever.
— Mais parfois, il est précieux d’en savoir un peu plus que : « Va là-bas et fais ceci. » Si tu me dis ce que tu cherches à Caemlyn, je mettrai moins de temps à trouver…
— Bien entendu, fit Shiaine avec un sourire qui n’atteignit pas plus ses yeux que les précédents. Mais avant, dis-moi pourquoi il y a du sang sur tes gants.
Hanlon rendit son sourire à la noble dame.
— Un coupe-jarret malchanceux, ma dame…
Lui avait-elle envoyé le tueur ? Même si ça n’avait rien de sûr, Hanlon ajouta Shiaine sur sa liste des personnes à égorger dès que possible. Puisqu’il y était, il fit de même avec Marillin Gemalphin. Quand il n’y avait plus qu’un survivant, qui pouvait contester l’histoire ou la fable qu’il racontait ?