— C’est de la folie ! s’écria Domon, debout devant la porte de la roulotte, les bras croisés comme s’il entendait interdire à Mat de sortir.
C’était peut-être bien son intention, après tout. Le menton en avant, il pointait vers le jeune flambeur sa barbe taillée court mais toujours plus longue que ses cheveux. Comme si elles voulaient former des poings, ou agripper quelque chose, ses mains se crispaient. Un type carré, ce Domon, et pas si gras qu’on l’eût dit au premier regard. De préférence, Mat entendait éviter les coups et les prises d’étranglement…
Quand il eut fini de nouer son foulard de soie noire, pour cacher la cicatrice de son cou, il glissa les deux bouts sous sa veste. Les risques que quelqu’un, à Jurador, connaisse un type d’Ebou Dar porteur d’un tel foulard ? Eh bien, ils semblaient très minces, même sans compter sur sa chance. Pour sûr, sa nature de ta’veren ne devait pas être oubliée, mais si cette histoire devait le conduire à se retrouver nez à nez avec Suroth – ou une poignée de serviteurs du palais Tarasin –, rester au lit avec un oreiller sur la tête n’y changerait rien. Parfois, il fallait simplement se fier à sa baraka.
Il y avait un hic, quand même. Le matin, dès son réveil, les dés avaient recommencé à rouler dans sa tête. Et ils continuaient.
— J’ai promis, rappela-t-il.
Être de nouveau correctement habillé faisait du bien. Arrivant presque à ses genoux, un peu au-dessus du revers de ses bottes, sa longue veste verte en laine était coupée à la perfection. On pouvait déplorer l’absence de broderies – quelques-unes ne faisaient jamais de mal – mais il y avait un peu de dentelle aux poignets. Dessous, il portait une superbe chemise de soie. De quoi regretter de ne pas avoir un miroir. Un jour pareil, un homme devait paraître à son avantage.
Mat ramassa son manteau, posé sur la couchette. Un modèle très sobre, rien à voir avec les extravagances de Luca. Du gris anthracite, la doublure seule étant rouge. Et pour tenir le col, une simple broche d’argent pas plus grosse qu’un de ses pouces.
— Bayle, dit Egeanin, elle a donné sa parole. Tu m’entends ? Sa parole ! Elle ne se parjurera jamais.
La compagne de Domon semblait absolument convaincue. Plus que Mat, en tout cas. Mais parfois, un homme devait savoir prendre des risques. Même s’il jouait sa vie. Il avait fait une promesse. Et il lui restait sa chance légendaire…
— C’est de la folie quand même, marmonna Domon.
Lorsque Mat eut posé sur son crâne son chapeau noir à larges bords – pas de bonnet aujourd’hui – Domon consentit à s’écarter. Après qu’Egeanin lui eut fait signe de dégager le chemin. Et sans cesser de tirer la tête.
La Seanchanienne suivit Mat hors de la roulotte – en fronçant les sourcils et en tripotant sa longue perruque noire. Était-elle toujours gênée par cet appendice, après un mois entier à le porter ? Ou les cheveux, dessous, avaient-ils trop repoussé ? Pas assez pour qu’elle sorte tête nue, quoi qu’il en soit. Pour ça, il faudrait qu’il y ait plus de quarante lieues entre eux et Ebou Dar. Et encore… Peut-être faudrait-il attendre qu’ils aient traversé les monts Damona pour entrer au Murandy.
Dans le ciel clair, le soleil pointait tout juste à l’horizon. Un début de matinée plutôt clément, si on le comparait à une tempête de neige. Pas la fraîcheur délicieuse d’un début de journée à Deux-Rivières, vers la fin de l’hiver, mais un froid qui pénétrait dans les os et transformait le souffle en buée.
Tout autour, les artistes s’agitaient comme des fourmis en beuglant à tue-tête. Qui avait changé de place les quilles de jonglage ? Subtilisé la paire de collants rouges à paillettes ? Poussé à tort ce podium ? On aurait pu croire au début d’une émeute, mais il n’y avait aucune réelle agressivité là-dedans. Si ces gens braillaient et gesticulaient en permanence, ils n’en venaient jamais aux coups avant une représentation. Par miracle, dès l’entrée des premiers spectateurs, tout serait en place, les artistes prêts à donner leur meilleur. Quand il fallait démonter, c’était une autre affaire. Mais jouer revenait à gagner de l’argent, et ça leur faisait pousser des ailes.
— Tu crois vraiment pouvoir l’épouser ? demanda Egeanin tandis qu’elle marchait aux côtés de Mat en flanquant de grands coups de pied dans sa vieille jupe marron.
Chez cette femme, il n’y avait rien de « délicat ». Capable de marcher vite, elle ne s’en privait pas, tant pis pour l’élégance. En jupe ou non, sans une épée à la hanche, elle paraissait presque… nue.
— Il n’y a aucune explication à ton délire. Bayle a raison. Tu es cinglé.
Mat eut un sourire ravi.
— La vraie question, c’est : veut-elle m’épouser ? Parfois, les gens les plus bizarres se retrouvent mari et femme.
Une fois condamné à être pendu, un homme n’avait plus qu’une solution : sourire au nœud coulant. Du coup, Mat montra encore ses dents blanches, puis planta là la Seanchanienne, la laissant fulminer tout son soûl. Et marmonner des jurons entre ses dents, même s’il ne comprenait pas sa véhémence. Après tout, ce n’était pas elle qui allait épouser la dernière personne au monde lui donnant envie de convoler…
Une noble dame, froide, réservée, le menton hautain, alors que Mat adorait les filles de taverne au sourire facile et aux yeux de biche. Une héritière du trône, rien que ça ! Et pas n’importe quel trône. Le Trône de Cristal de l’Empire seanchanien !
Oui, une femme qui lui faisait tourner la tête comme une toupie, au point de ne plus savoir si c’était lui qui la retenait prisonnière ou le contraire.
Quand le destin vous sautait à la gorge, là encore, une seule solution : sourire et encore sourire !
Mat marcha d’un pas allègre jusqu’à ce qu’il arrive en vue de la roulotte rouge sans fenêtres. Là, il faillit s’emmêler les pinceaux.
Sortant d’une roulotte verte, un groupe d’acrobates qui se faisaient appeler les Frères Chavana – au premier coup d’œil, on voyait qu’ils venaient de pays différents, pas seulement de mères bien distinctes – commencèrent à se disputer en beuglant comme des veaux. Trop occupés à se chamailler, ils accordèrent à peine un regard à la roulotte rouge et à Mat, puis ils filèrent sans demander leur reste.
Appuyé à une des roues du véhicule, le Bras Rouge Gorderan contemplait pensivement les deux femmes qui venaient de descendre du marchepied. Deux femmes ! Voilà pourquoi Mat avait failli s’étaler.
Les deux portaient un manteau sombre, capuche relevée, mais Mat reconnut au premier coup d’œil le fichu à fleurs qui dépassait de la capuche de la plus grande femme. Il aurait dû se douter que Tuon voudrait emmener sa dame de compagnie. Sans servante, une noble était incapable de faire dix pas. Mais qu’on mise un sou ou une couronne, un lancer de dés restait un lancer de dés. Tuon et Selucia avaient eu plusieurs occasions de le trahir, et elles ne l’avaient pas fait. Bien sûr, il pariait sur la constance d’une femme – non, de deux –, ce qui constituait un gros risque. Quel fou aurait joué sa vie là-dessus ? Eh bien, lui, à l’évidence. De toute façon, il était trop tard pour reculer.
Au regard glacial de Selucia, il répondit par un sourire, puis il retira son chapeau pour se fendre d’une courbette à l’intention de Tuon. Rien d’exagéré, cependant, pas question d’en rajouter.
— Prête à aller faire des emplettes ? demanda-t-il à Tuon.
Il avait failli ajouter « ma dame », mais elle s’en passerait tant qu’elle continuerait à lui donner du « Jouet ».
— Je suis prête depuis une heure, Jouet…
Tirant sur un pan du manteau de Mat, Tuon étudia d’un œil critique la doublure rouge et s’intéressa à ce qu’il portait dessous.
— La dentelle te va bien. Si je te prends un jour comme échanson, j’en ferai peut-être ajouter à ta tunique blanche.
Le sourire de Mat vacilla. Si elle l’épousait, pouvait-elle quand même faire de lui un da’covale ? Il faudrait qu’il se renseigne auprès d’Egeanin. Pourquoi, par la Lumière, rien ne pouvait-il jamais être simple avec les femmes ?
— Seigneur, tu veux que je vous accompagne ? demanda Gorderan.
Évitant de regarder les Seanchaniennes, il glissa les pouces dans sa ceinture et s’efforça de ne pas poser non plus les yeux sur Mat.
— Pour porter les courses, peut-être ? ajouta-t-il.
Sans dire un mot, Tuon continua à regarder Mat, ses yeux plus froids que jamais. Alors que les dés roulaient dans sa tête, le jeune flambeur hésita une fraction de seconde – deux, peut-être – avant de faire signe au Bras Rouge de disposer. Il devait se fier à sa chance, et faire confiance à Tuon.
La confiance, c’est le chant de sirène de la mort…
Une pensée profonde, mais peu pertinente. Il ne s’agissait pas de chanter, et aucun antique souvenir ne pourrait l’aider. Dans sa tête, les dés roulaient encore…
Mat s’inclina et offrit son bras à Tuon, qui l’examina comme si c’était le premier qu’elle voyait de sa vie. Puis elle serra les pans de son manteau sur son torse et se mit en chemin, Selucia sur les talons. Pris de court, Mat dut presser le pas pour ne pas être distancé. Non, avec les femmes, rien n’était jamais simple…
Malgré l’heure matinale, deux colosses munis d’une massue gardaient déjà l’entrée de la ménagerie. Un troisième type brandissait un pichet de verre transparent pour recueillir les pièces qu’il versait ensuite dans la fente du coffre-tirelire bardé de fer posé sur le sol. Aucun des trois types ne semblait assez malin pour empaumer une pièce sans se casser tous les doigts, mais Luca ne prenait aucun risque.
Une vingtaine de personnes faisaient déjà la queue sur le chemin délimité par des cordes tendues. Manque de chance, Latelle était là aussi, l’air sinistre malgré sa tenue de scène clinquante. La femme de Luca était montreuse d’ours. Selon Mat, les fauves lui obéissaient au doigt et à l’œil par peur qu’elle les morde…
— Je contrôle tout, assura-t-il à l’inquiétante matrone. Crois-moi, il n’y a aucune raison de s’inquiéter.
Mat aurait tout aussi bien pu économiser sa salive. Comme s’il n’existait pas, Latelle étudia Tuon et Selucia. Son mari et elle étaient les seuls à connaître leur véritable identité. Mat n’avait pas jugé bon de les informer de sa petite escapade matinale. Luca, à coup sûr, en aurait fait toute une affaire. Latelle ne paraissait pas inquiète, mais très mécontente.
— N’oublie pas, maugréa-t-elle, si tu nous envoies aux galères, tu t’y enverras aussi…
Sur ces mots, elle recommença à observer les visiteurs matinaux. Dès qu’il s’agissait d’estimer le contenu d’une bourse avant de l’avoir ouverte, elle était encore meilleure que Luca. Accessoirement, elle se révélait aussi dix fois plus dure que lui.
Les dés continuèrent à rouler. Quelle que soit la « main » qui les avait lancés, Mat n’en était pas encore au moment décisif où ils s’arrêtaient sur un chiffre.
— Une femme parfaite pour maître Luca, souffla Tuon quand ils se furent un peu éloignés.
Mat jeta un regard en coin à sa compagne, puis il rectifia la position de son chapeau. Dans le ton de Tuon, il n’avait pas entendu trace de raillerie. Détestait-elle Luca à ce point ? Ou était-ce une façon de décrire le genre d’épouse qu’elle serait ? Ou… ?
Que la Lumière le brûle ! S’il continuait à analyser cette femme, Mat risquait de devenir cinglé. Plus fou encore que Domon le croyait… Les dés dans sa tête ? C’était elle la raison, à n’en pas douter. Mais que mijotait-elle donc ?
Sur la piste en terre sinueuse, les trois compagnons croisèrent autant de gens qu’il y avait de moulins à vent et de puits de sel sur les flancs des collines. Regard dans le vide, ces passants avançaient si vite qu’ils semblaient ne plus voir les obstacles se dressant devant eux. Pour ne pas être renversé, Mat dut s’écarter du chemin d’un grand type. Son écart de trajectoire le força à esquiver un vieillard qui avançait encore à un bon rythme sur ses jambes squelettiques.
Une femme rondelette déboula, contraignant le jeune flambeur à une autre acrobatie.
— Tu t’entraînes pour une danse, Jouet ? demanda Tuon avec un regard en coin pour son chevalier servant. Ce n’est pas très gracieux…
Mat ouvrit la bouche pour pester contre la foule qu’il devait fendre, mais il s’aperçut qu’il n’y avait plus personne devant Tuon et Selucia. Les passants volatilisés, la piste était déserte. Se retournant, il vit qu’il en était de même dans son dos. Entre sa position actuelle et la ménagerie, personne… Et devant l’enseigne de Luca, toujours une queue, mais pas plus longue qu’avant.
Au-delà, tout aussi déserte, la piste menait à une lointaine forêt. Pas l’ombre d’un passant en vue.
Mat posa les doigts sur son torse pour palper le médaillon qui reposait sous sa chemise. Un simple bijou d’argent au bout d’une lanière de cuir. Pas plus froid qu’un autre, hélas…
Tuon arqua un sourcil et Selucia regarda le jeune homme comme s’il avait tout du parfait crétin.
— Si on reste ici, dit-il, je ne pourrai pas t’acheter une robe.
C’était l’objectif de cette escapade. Mat n’avait-il pas promis de dénicher autre chose que ces tenues trop grandes dans lesquelles Tuon flottait, ce qui lui donnait l’air d’une gosse déguisée avec les habits de sa mère ? Eh bien, selon lui, oui, il avait promis. Enfin, sans doute… D’après Tuon, en revanche, des doutes, il n’y en avait pas. Elle en aurait mis sa main au feu.
Le coup de patte des couturières de la ménagerie agréait à Tuon, mais pas les tissus qu’elles proposaient. Si les tenues colorées des artistes croulaient sous les paillettes et les fausses perles, la matière première était de très mauvaise qualité. Du bas de gamme, et même pire, si ça avait pu exister. Les veinards qui étaient mieux lotis portaient jalousement leur costume jusqu’à ce qu’il soit usé jusqu’à la corde.
Jurador devait sa prospérité au sel – un produit synonyme de flots d’argent. Chez les marchands, on devait proposer les meilleurs tissus… et les plus chics…
Sans agiter les doigts, cette fois, Tuon consulta Selucia du regard. La so’jhin secoua la tête, un sourire tristounet sur les lèvres. En réponse, Tuon secoua aussi la tête. Après ce dialogue énigmatique, les deux Seanchaniennes se remirent en chemin vers les portes bardées de fer de la ville.
Les femmes, quelle plaie ! Une fois encore, Mat dut se hâter pour ne pas être distancé. Enfin, ces deux-là étaient ses prisonnières, oui ou non ? Oui, en théorie…
En marchant, Mat remarqua que leurs ombres à tous les trois s’étiraient devant eux. Avant de disparaître, les mystérieux passants avaient-ils une ombre ? En tout cas, il n’en avait pas vu un seul exhaler un nuage de buée.
Quelle importance, au fond ? Ces gens n’étaient plus là, et il n’allait pas se creuser la cervelle pour savoir d’où ils venaient et où ils étaient partis. Encore un tour joué par sa nature de ta’veren, cet épisode. Autant ne plus y penser. D’autant que les dés, dans sa tête, faisaient trop de boucan pour lui laisser le loisir de réfléchir.
Les gardes des portes parurent indifférents aux étrangers qui se présentaient devant eux. Deux femmes et un homme, à pied, ne laissaient guère augurer une invasion imminente.
En plastron peint en blanc, un casque conique sur la tête – avec une sorte de queue de cheval en guise d’ornement –, ces soldats au visage dur accordèrent à peine un regard à Tuon et Selucia. Comme de juste, ils parurent un rien plus soupçonneux quand ils étudièrent Mat, mais ils eurent tôt fait de le laisser passer et de retourner s’appuyer à leur hallebarde, leur regard vide rivé sur la route. Des hommes du coin, probablement. En tout cas, pas des Seanchaniens… Les marchands de sel et la dame locale – Aethelaine, très vraisemblablement la marionnette desdits marchands – avaient tous prêté le Serment du Retour. Sans la moindre hésitation, et en proposant de s’acquitter d’une dîme avant qu’on le leur demande. Un jour ou l’autre, les Seanchaniens nommeraient quand même un gouverneur, histoire de garder un œil sur tout, mais pour l’instant, ils avaient plus urgent à faire.
Avant d’accéder à la demande de Tuon, Mat avait envoyé Thom et Juilin en ville, pour s’assurer qu’on n’y trouvait pas de Seanchaniens. Même un veinard comme lui pouvait mal finir, s’il ne prenait pas certaines précautions…
Jurador, une cité prospère, grouillait d’activité. Flanquant les rues pavées, presque toutes très larges, des bâtiments de pierre au toit de tuile se pressaient les uns contre les autres. Dans un joyeux vacarme, les maisons et les auberges côtoyaient les écuries et les tavernes. Dominant le bruit des marteaux qui s’abattaient sur une enclume et même le grondement des métiers à tisser, un son retentissait partout et à tous moments. Les tonneliers ne s’arrêtaient-ils donc jamais de cercler de bandes de cuivre les barriques destinées au transport du sel ? On eût dit qu’ils jouaient de la masse à chaque seconde…
Comme dans toutes les autres villes, les colporteurs, à grand renfort de cris, vendaient des aiguilles, des rubans et une kyrielle de colifichets. Sur des tréteaux, on proposait des tourtes à la viande, des fruits secs grillés, des navets ratatinés par l’hiver et des montagnes de prunes toutes ridées. Partout, veillant sur leur étal, des commerçants beuglaient à tue-tête la liste des merveilles qu’ils proposaient dans leur boutique.
Identifier les demeures des marchands de sel était un jeu d’enfant. Trois niveaux de pierre au lieu de deux, et au moins huit fois plus de surface au sol. Sans oublier une promenade avec une balustrade en fer forgé entre les colonnes de marbre. Sur les fenêtres les plus basses, on retrouvait le même genre de protection – des grilles, en réalité, certaines peintes et d’autres non. Ce détail faisait penser à Ebou Dar, mais c’était bien le seul, si on exceptait le teint olivâtre des citadins.
Ici, pas de décolletés vertigineux ni de jupes retroussées pour dévoiler des jupons colorés. Les femmes portaient des robes à col montant – jusqu’au menton, même – et ornées de broderies raisonnables. Clairsemées pour les pauvres, et bien plus denses pour les riches, qui arboraient en outre un manteau lourdement ornementé et un voile transparent tenu par les peignes d’or ou d’ivoire piqués dans leurs tresses noires enroulées serrées. Les vestes courtes des hommes, presque aussi décorées, brillaient au soleil, et quasiment tous les mâles, fortunés ou non, étaient armés d’un long couteau à la lame un peu moins incurvée qu’à Ebou Dar.
Riches ou pauvres, ces types portaient volontiers la main au manche de leur arme, comme s’ils attendaient à tout instant une attaque. Bref, une atmosphère pas vraiment détendue…
De l’extérieur, le palais de dame Aethelaine ne se distinguait pas vraiment des demeures de marchands, mais il se dressait sur l’esplanade centrale, une vaste étendue de dalles de marbre qui entourait une fière fontaine où se déversait un puissant jet d’eau. Bizarrement, personne n’y venait remplir son seau ou sa jarre. Pour cela, il y avait des bassins, aux coins de toutes les autres places.
L’eau de la grande fontaine sentait l’iode. Symbole de la prospérité de Jurador, elle venait des versants de colline constellés de puits de sel.
Bien avant midi, Mat et ses compagnes eurent visité une bonne partie de la cité. Pourtant, ils s’arrêtaient chaque fois que Tuon et Selucia repéraient un marchand de soie. Passant entre les longues tables, elles palpaient les rouleaux puis se lançaient dans des messes basses après avoir éloigné d’un geste le commerçant trop empressé.
Trop empressé et méfiant, fallait-il ajouter, du moins avant d’avoir vu que Mat accompagnait les deux femmes. Dans leurs habits de laine usés et mal coupés, elles n’avaient pas l’air de pouvoir s’offrir de la soie. Un pan de son manteau rabattu pour exhiber la riche doublure, Mat était une autre affaire.
Pourtant, chaque fois qu’il s’intéressait à l’un ou l’autre rouleau – les femmes insistaient pour que les hommes s’impliquent dans ces choses-là –, approchant assez pour entendre ce qu’elles disaient, Tuon et Selucia se taisaient puis le foudroyaient du regard jusqu’à ce qu’il recule de quelques pas.
Après, les conciliabules reprenaient autour des échantillons de soie de toutes les couleurs et de toutes les textures.
Prévoyant, Mat avait glissé dans sa poche une bourse bien pansue. Mais pour le moment, rien ne semblait convenir. Au terme de chaque examen, Tuon secouait la tête. La boutique écumée, elles se glissaient de nouveau dans la foule, Mat forcé d’allonger le pas pour rester en contact jusqu’au prochain marchand d’étoffe.
Dans sa tête, inutile de le préciser, les dés continuaient de rouler…
D’autres membres de la ménagerie étaient en ville. Dans la foule, Mat reconnut Aludra, ses tresses piquetées de perles, en grande conversation avec un type qui devait être un marchand de sel, si on se fiait à sa veste de soie outrageusement brodée de motifs floraux et aviaires. Mais que pouvait vouloir une Illuminatrice à un marchand de sel ? Quoi que sa compagne lui racontât, le type semblait en tout cas ravi, et il souriait aux anges.
Quand Tuon eut secoué la tête, les deux femmes abandonnèrent la boutique en cours pour se diriger vers la suivante. Sans surprise, elles ignorèrent les courbettes du marchand, d’ailleurs essentiellement destinées à Mat. Cet imbécile maigrichon croyait-il qu’il voulait s’acheter de la soie ? Au fond, il n’aurait pas craché sur une, deux, voire trois vestes neuves, mais qui pouvait s’occuper de choses pareilles alors que des dés de malheur continuaient à rouler dans sa tête ?
Sur les épaules et les manches, quelques broderies étaient du plus bel effet…
À un moment, Thom croisa le trio. Son manteau couleur bronze serré sur le torse, il lissa sa moustache blanche tout en bâillant à s’en décrocher la mâchoire. À croire qu’il n’avait pas dormi de la nuit… En fait, c’était bien possible. S’il n’avait pas recommencé à boire, Lopin et Nerim se plaignaient qu’il reste réveillé jusqu’à pas d’heure, une lampe allumée pour lire et relire sa précieuse lettre. Que pouvait-il y avoir de fascinant dans la missive d’une morte ? Une morte ? Ces gens, sur la route, étaient peut-être… Non, pas question de penser à des choses de ce genre !
Tuon palpa un coupon de soie, puis elle le laissa retomber et s’en fut sans s’intéresser aux autres. Avant de la suivre, Selucia gratifia d’un regard méprisant la pauvre marchande, qui en recula d’indignation. Mat tenta d’arranger les choses avec un sourire. Se mettre à dos les commerçants n’était jamais bon. Si les gardes civils l’apprenaient, ils pouvaient poser des questions, et quand on commençait comme ça…
Sur les femmes, le sourire du jeune flambeur avait un effet apaisant. Enfin, en général… Menton pointé, la solide marchande le foudroya du regard, puis elle se pencha pour lisser son coupon de soie, tendre comme si elle caressait un bébé.
Eh bien, on ne pouvait pas apaiser tout le monde…
Plus loin dans la rue, une femme vêtue d’un manteau ordinaire abaissa soudain sa capuche. Mat faillit en avaler de travers.
Par bonheur, Edesina releva sa capuche, mais sans se presser. De toute façon, le mal était déjà fait. Son visage sans âge, livré aux regards de tous ceux qui savaient de quoi il s’agissait…
Alentour, personne ne semblait avoir remarqué l’incident, mais Mat ne voyait qu’une partie des passants. Et si quelqu’un se mettait à rêver à une récompense ? S’il n’y avait pas de Seanchaniens à Jurador en ce moment, des soldats traversaient souvent la ville.
Edesina disparut au coin d’une rue et deux silhouettes en manteau noir la suivirent. Deux… Les sul’dam n’avaient-elles laissé qu’une des leurs au camp pour surveiller deux Aes Sedai ? Mais Joline ou Teslyn pouvait être ici sans qu’il l’ait vue… Tendant le cou, Mat chercha à repérer un manteau dépourvu d’ornements dans la foule. Sur tous ceux qu’il vit, il y avait au moins quelques broderies…
Au moins quelques broderies ? Cette constatation lui fit l’effet d’une gifle. S’il en allait ainsi, où étaient cette fichue Tuon et sa maudite Selucia ?
Les dés roulaient-ils vraiment de plus en plus bruyamment ?
Le souffle court, Mat se hissa sur la pointe des pieds. En vain. La rue n’était qu’un long fleuve charriant des robes et des manteaux brodés. Pour l’instant, ça ne signifiait pas que Tuon tentait de lui fausser compagnie. Non contente de jurer, elle n’avait pas saisi une formidable chance de s’enfuir. Mais si ces deux femmes prononçaient seulement trois mots, tout le monde reconnaîtrait leur accent seanchanien. Un détail suffisant pour envoyer des chiens de chasse sur la piste de Mat…
Devant lui, deux boutiques, presque en face l’une de l’autre, semblaient proposer de l’étoffe. Le long des étals, il n’y avait pas l’ombre d’une femme en manteau noir, et moins encore de deux. Tuon et Selucia pouvaient avoir pris n’importe quelle rue latérale, mais il devait se fier à sa chance. Dans les jeux de hasard, elle était redoutablement efficace. Ces fichues femmes pensaient-elles qu’il s’agissait d’un jeu ? Que la Lumière le brûle ! Il allait devoir lâcher la bride à sa baraka.
Les yeux fermés, il pivota sur lui-même au milieu de la rue, puis fit un pas – absolument au hasard – et percuta quelque chose d’assez solide et vivant pour que deux cris retentissent.
Quand il eut rouvert les yeux, Mat découvrit un type plutôt rondouillard à la bouche étrangement petite. Des broderies minables sur les épaules, l’homme le foudroyait du regard, les doigts déjà sur le manche de son couteau.
Mat l’ignora superbement. En pivotant, il s’était retrouvé face à une des deux boutiques. Après avoir enfoncé son chapeau sur sa tête, il partit au pas de course. Oui, les dés roulaient de plus en plus bruyamment…
Des centaines de rouleaux et de coupons de tissu s’entassaient sur les étagères qui tapissaient les murs de la boutique. Au niveau du sol, sur des tables, d’autres échantillons s’offraient à la clientèle. Alors que la marchande était une femme maigrichonne au menton verruqueux, son assistante, mince et jolie, ne paraissait pas beaucoup plus aimable.
Mat entra juste à temps pour entendre les menaces de la patronne :
— Pour la dernière fois, si vous ne me dites pas ce que vous cherchez, j’enverrai Nelsa rameuter la garde.
Capuche toujours relevée, Tuon et Selucia longeaient lentement un des murs couverts d’étagères. Elles s’arrêtèrent devant un échantillon – sans daigner regarder la marchande.
— Elles sont avec moi, haleta Mat.
Tirant la bourse de sa poche, il la jeta sur une table presque vide. Le seul langage universellement parlé par les commerçants… En entendant un « clinc » encourageant, la rude négociante sourit aux anges.
— Laissez-les prendre tout ce qu’elles veulent, précisa Mat.
À l’intention de Tuon, il ajouta :
— Si tu dois acheter quelque chose, ce sera ici. Pour ce matin, j’ai assez marché.
Des propos qu’il regretta aussitôt. Parler ainsi à une femme, c’était l’assurance qu’elle vous explose au visage comme une des fusées d’Aludra. Pourtant, Tuon se contenta de lever vers lui ses grands yeux perdus dans les ombres de sa capuche. Puis un sourire fleurit sur ses jolies lèvres. Un sourire intime, qu’elle s’adressait à elle-même… Impossible de savoir ce que ça voulait dire. Encore une astuce féminine qu’il détestait. Au moins, les dés ne s’étaient pas arrêtés, dans sa tête. Un bon signe dans ce contexte, non ?
Tuon n’eut pas besoin de parler pour faire sa sélection. Désignant les rouleaux qui l’intéressaient, elle indiqua par gestes à la marchande quelle longueur il lui fallait de chacun.
Au lieu d’en charger son employée, la marchande s’occupa en personne des découpes. Une bonne initiative, tout bien pesé. Sous ses ciseaux passèrent plusieurs nuances de rouge, quelques variétés de vert, et plus de déclinaisons de bleu que Mat en avait vu de sa vie.
Tuon choisit aussi une très belle variété de lin – en plusieurs épaisseurs – et diverses longueurs d’un drap de laine étonnamment brillant. Sur ces choix-là, elle consulta Selucia, mais la soie constitua l’essentiel de ses achats.
Quand elle eut fini, Mat récupéra une bourse considérablement moins pansue.
Lorsque tous les coupons eurent été pliés et attachés, puis enveloppés dans un grand carré de lin ordinaire – sans frais supplémentaires, merci beaucoup ! –, le ballot atteignait la taille du paquetage d’un colporteur. Sans réelle surprise, Mat découvrit qu’on l’invitait à porter ce fardeau sur la tête et les épaules, et ce en tenant son chapeau d’une main.
Mettez-vous sur votre trente et un pour une femme puis ruinez-vous en lui achetant de la soie – qu’importe, elle trouvera toujours un moyen de vous faire trimer.
Tuon se vengeait peut-être parce qu’il lui avait parlé rudement, un peu plus tôt…
Sur le chemin du retour, alors qu’il marchait derrière les deux femmes, Mat eut droit aux regards ronds d’une cohorte d’abrutis.
Les Seanchaniennes avançaient avec l’indolence de chattes aux moustaches ourlées de crème. Même de dos, en manteau à capuche, elles rayonnaient de satisfaction.
Alors que le soleil restait loin de son zénith, la queue, devant la ménagerie, s’étirait presque jusqu’aux portes de la ville. Bien entendu, tous ces gens regardèrent Mat comme s’il était un crétin congénital. Un des colosses qui gardaient l’entrée eut un rictus édenté puis voulut parler, mais Mat lui cloua le bec d’un regard. Impressionné, le type préféra s’intéresser aux pièces qui passaient de la bourse des citadins au pichet en verre puis au coffre.
À l’intérieur, Mat se sentit plus que soulagé. La première fois qu’entrer dans le fief de Luca lui faisait cet effet.
Ça ne dura pas, car Juilin déboula – sans son chapeau rouge ni Thera, pour une fois – à la vitesse d’un cheval au galop. Les traits de marbre, comme d’habitude, il s’arrêta, observa les spectateurs qui franchissaient l’entrée, puis souffla :
— Je venais à votre rencontre… C’est Egeanin. Elle a été blessée. Dépêchez-vous !
Le ton du pisteur de voleurs en disait assez long. Pour ne rien arranger, les dés, dans la tête de Mat, faisaient un boucan assourdissant. Sans hésiter, il lança son ballot aux palefreniers puis leur ordonna de ne pas le quitter des yeux, comme le coffre, s’ils ne voulaient pas qu’il lâche deux tigresses sur eux. Sans attendre de voir s’ils le prenaient au sérieux, il emboîta le pas à Juilin, qui remonta l’allée principale où des kyrielles de spectateurs se pressaient devant la pyramide humaine des Frères Chavana – torse nu et en collant à paillettes – ou devant les contorsionnistes en gilet brillant assis sur leur propre tête. Presque sans la voir, Mat passa devant une équilibriste occupée à gravir une échelle pour aller se percher sur son fil.
Un peu avant un autre équilibriste, mais qui évoluait sur un filin à demi tendu, Juilin s’engagea dans une des étroites ruelles où du linge pendait à des cordes accrochées entre les roulottes et les tentes. Assis sur des tabourets ou sur le marchepied de leur maison roulante, des artistes attendaient leur tour d’entrer en action. Devant eux, les inévitables enfants jouaient au ballon ou au cerceau.
Mat devina où ils allaient. Du coup, il s’inquiéta moins d’être incapable de rattraper Juilin.
Bientôt, ils furent en vue de la roulotte verte. Alors que Latelle regardait dessous, Luca, en veste et cape rouges, faisait signe à deux jongleuses de circuler. Avant d’obéir, les deux femmes en pantalon bouffant, visage maquillé en blanc comme celui d’un bouffon royal, prirent le temps de jeter un coup d’œil sous la roulotte.
En approchant, Mat vit ce qui les intéressait. En bras de chemise, Domon, à demi assis sous le véhicule, serrait Egeanin contre lui. Les yeux fermés, un filet de sang au coin de la bouche, la Seanchanienne avait la perruque de travers. Un détail qui frappa Mat. Peut-être parce qu’elle s’acharnait sans cesse à remettre droit le maudit postiche.
Dans la tête du jeune homme, le bruit des dés égala celui du tonnerre.
— Cette histoire pourrait tourner au désastre, grogna Luca en gratifiant Juilin et Mat de regards noirs. (Un homme furieux, certes, mais pas terrorisé.) Une catastrophe, voilà dans quoi vous m’avez entraîné.
D’un geste, il fit s’éparpiller une bande de gamins aux yeux écarquillés, puis il foudroya du regard une femme rondelette en habit à paillettes. Avec ses léopards, Miyora courait des risques qui auraient fait reculer Latelle. Face à son patron, elle haussa les épaules, fataliste, puis s’éloigna sans hâte. Dans la ménagerie, à part lui-même, personne ne prenait Valan Luca vraiment au sérieux.
Le chef de la ménagerie sursauta quand il vit débouler Tuon et Selucia. Manquant leur ordonner de déguerpir, il se ravisa puis plissa pensivement le front. À l’évidence, sa femme ne lui avait pas parlé de la « petite escapade », mais à leur tenue, il paraissait évident que Mat et les deux femmes étaient sortis de la ménagerie. Et si ça ne suffisait pas, Selucia portait l’énorme ballot, sans doute parce qu’elle n’avait pas fait confiance aux types de l’entrée. En principe, une servante aurait dû être habituée à ce genre de tâche. Là, même si elle supportait bien la charge, la so’jhin était l’incarnation de l’agacement.
Latelle étudia la Seanchanienne de la tête aux pieds, puis elle eut un rictus méprisant à l’intention de Mat, comme si c’était pour lui que la « domestique », torse bombé, faisait saillir son opulente poitrine. Alors que le fardeau, bien entendu, expliquait tout…
En matière de mépris, la femme de Luca était une experte. Pourtant, l’expression de Tuon l’aurait aisément fait passer pour une dilettante…
Un juge sur le point de rendre son verdict n’aurait pas paru plus hautain.
Pour l’heure, Mat se fichait de ce que pensaient ces dames. Les maudits dés, voilà ce qui l’obsédait. Repoussant en arrière les pans de son manteau, il se laissa tomber sur un genou et posa deux doigts sur la gorge d’Egeanin. Un pouls faible et irrégulier…
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il à Domon. Tu as envoyé quelqu’un chercher une sœur ?
Déplacer Egeanin risquait de la tuer, mais une guérison pouvait être encore possible, si l’Aes Sedai arrivait vite. Avec tant de gens qui allaient et venaient, promptement priés de filer par Latelle et Luca, il n’avait pas osé prononcer ces deux mots.
Les curieux déguerpissaient bien plus vite quand Latelle les apostrophait. À part elle, personne ne craignait le patron de la ménagerie.
— Renna ! s’écria Domon.
Malgré son crâne rasé et sa barbe illianienne sans moustache, il n’avait plus l’air ridicule. Un homme angoissé et furieux – une combinaison hautement dangereuse.
— Je l’ai vue poignarder Egeanin dans le dos puis s’enfuir. Si j’avais pu la rattraper, je lui aurais brisé la nuque. Mais je dois enrayer l’hémorragie… Que fiche cette maudite Aes Sedai ?
Ben voyons ! Pourquoi ne pas le crier sur tous les toits ?
— Elle est là, Bayle Domon, lâcha froidement Teslyn.
Elle venait d’arriver avec Thera, qui regarda Tuon et Selucia avec des yeux ronds comme des soucoupes, puis s’accrocha au bras de Juilin en gémissant. À la voir trembler, Mat se demanda si elle n’allait pas rejoindre Egeanin sur le sol.
Quand elle vit qui gisait sous la roulotte, Teslyn eut une grimace, comme si elle venait de mordre dans un citron. Elle se glissa quand même près de Domon et prit la tête de la Seanchanienne entre ses mains osseuses.
— Joline serait plus qualifiée que moi, marmonna-t-elle, mais je devrais quand même pouvoir…
Sur la poitrine de Mat, la tête de renard devint glaciale. Egeanin eut un tel spasme que sa perruque glissa de sa tête et s’écrasa sur le sol. Les yeux exorbités, elle faillit échapper à l’étreinte de Domon, mais il l’accompagna quand elle se redressa à moitié avant de retomber en arrière, haletant comme après une longue course.
Contre la peau de Mat, le médaillon redevint un bijou ordinaire. Un phénomène auquel il était presque habitué, même s’il détestait ce type d’accoutumance au Pouvoir.
Teslyn oscilla elle aussi. Elle serait peut-être tombée si Domon, lâchant sa bien-aimée d’une main, ne l’avait pas retenue.
— Merci, dit la sœur, la voix encore tremblante. Mais je n’ai pas besoin d’aide.
S’accrochant au flanc de la roulotte, elle se releva, défiant du regard les témoins. Qu’ils essaient d’émettre un commentaire sur son moment de faiblesse, s’ils l’osaient !
— La lame a glissé sur une côte et raté le cœur. Tout ce qu’il lui faut, maintenant, c’est du repos et de la bonne nourriture.
Pour ne pas se retarder, nota Mat, l’Aes Sedai n’avait pas pris le temps de mettre un manteau. D’un côté de la ruelle, près d’une roulotte à rayures vertes, un groupe de femmes en costume à paillettes observaient la scène. De l’autre côté, des acrobates en collant noir et veste blanche murmuraient entre eux tout en regardant fixement Teslyn.
Pour s’inquiéter que quelqu’un identifie un visage sans âge, il était bien trop tard. Même chose si un des témoins en savait assez pour reconnaître une guérison quand il en voyait une. Sous le crâne de Mat, les dés tambourinaient. S’ils continuaient de rouler, la partie n’était pas encore terminée…
— Juilin, qui s’est lancé à la recherche de Renna ? Juilin ?
Le pisteur de voleurs cessa de murmurer à l’oreille de Thera et de foudroyer du regard Tuon et Selucia. Cela dit, il continua à tapoter l’épaule de sa compagne.
— Vanin, les Bras Rouges, Lopin et Nerim, et même Olver… Il a filé avant que je puisse l’en empêcher. Mais dans cette cohue…
Il délaissa Thera juste ce qu’il fallait pour désigner l’allée principale. Même de là, on entendait l’écho des bavardages…
— Pour sortir avec les premiers clients, il lui suffira de mettre la main sur un manteau du cru… Si on intercepte toutes les femmes encapuchonnées – ou si on tente de voir leur visage – ça déclenchera une émeute. Les citadins sont susceptibles.
— Un désastre, marmonna Luca.
Latelle lui passa un bras autour des épaules. Qu’est-ce que ça faisait, d’être réconforté par une tigresse ? Pas grand-chose, à première vue…
— Que la Lumière me brûle ! explosa Mat. Pourquoi ? Renna semblait toujours prête à me cirer les bottes. Si quelqu’un devait dérailler, je pensais que ce serait…
Il n’alla pas plus loin et ne regarda pas Thera. Juilin ne l’en gratifia pas moins d’un regard noir.
Domon se releva, Egeanin dans les bras. N’étant pas du genre à se laisser porter comme une poupée, la Seanchanienne tenta de se débattre, mais elle comprit assez vite qu’elle ne tiendrait pas debout si son homme la posait par terre. Le regard noir, elle se laissa aller contre la poitrine de l’Illianien.
Une nouvelle leçon pour Domon. Quand elle ne voulait pas d’aide, une femme se vengeait toujours lorsqu’on lui en apportait – même si elle en avait besoin.
— Je suis la seule qui connaissait son secret, dit-elle, sa voix réduite à un filet. La seule qui pouvait le dévoiler, en tout cas. En m’éliminant, elle a dû croire qu’elle pourrait rentrer chez elle en toute sécurité.
— Quel secret ? demanda Mat.
Fronçant les sourcils contre la poitrine de Domon, Egeanin hésita un peu.
— Renna portait un a’dam, à une époque. Comme Bethamin et Seta. Toutes les trois, elles peuvent canaliser le Pouvoir. Ou apprendre à le faire, je ne sais pas trop… Mais sur elles, le collier fonctionnait. C’est peut-être le cas sur toutes les sul’dam.
Mat émit un long sifflement. Voilà qui serait une sacrée gifle pour les Seanchaniens !
Luca et Latelle se regardèrent, perplexes. Clairement, ils n’avaient pas compris un mot de tout ça. Sérénité oubliée, Teslyn en était bouche bée. Avec un rugissement furieux, Selucia laissa tomber le ballot qu’elle portait sur son dos, puis elle avança vers Domon, ses yeux bleus lançant des éclairs.
Tuon agita les doigts, la contraignant à s’immobiliser – toute tremblante, comme si on venait de tirer sur sa laisse.
Ses traits noirs figés, Tuon ne trahissait rien. Pourtant, Mat devina qu’elle détestait ce qu’elle venait d’entendre.
Au fait, n’avait-elle pas dit qu’elle dressait des damane ? En plus du reste, épouserait-il une femme capable de canaliser ?
Des bruits de sabots annoncèrent l’arrivée dans l’allée d’Harnan et des trois autres Bras Rouges. Épée sur un flanc, sous leur manteau, ces hommes portaient d’autres armes. Pour Metwyn, c’était un coutelas, tandis que l’arbalète de Gorderan pendait à sa selle, un carreau engagé et armé. Avec une manivelle, il lui aurait fallu plus d’une minute pour tendre la corde, d’où cette saine précaution. Un carquois à la ceinture, Harnan avait à l’épaule un arc court de cavalerie.
Guidant Pépin par la bride, Fergin était le seul à ne pas trimballer toute une panoplie.
Sans se donner la peine de mettre pied à terre, Harnan jeta un regard soupçonneux à Tuon et Selucia, puis il considéra Luca et Latelle avec à peine moins de circonspection. Le faucon tatoué sur sa joue se plissant un peu, il se pencha sur sa selle pour s’adresser à Mat :
— Seigneur, Renna a volé un cheval. En sortant, elle a renversé un des cerbères. Vanin la suit. Selon lui, elle peut atteindre Coramen ce soir. C’est par là qu’elle est partie… Bien entendu, elle avance plus vite que la ménagerie. Mais elle monte à cru. Avec de la chance, nous la rattraperons.
À l’entendre, la chance allait de soi. Les membres de la Compagnie de la Main Rouge croyaient dur comme fer en la baraka de Mat Cauthon. Bien plus que lui, en réalité…
Là, à part croire, il n’y avait pas d’autre option. Dans la tête du jeune flambeur, les dés roulaient toujours. Qui sait, ils trancheraient peut-être en sa faveur, au bout du compte. Ça n’était pas gagné d’avance, mais n’était-il pas Mat Cauthon le veinard ?
— Luca, la ménagerie doit partir le plus vite possible. (Mat approcha de Pépin et l’enfourcha.) Laisse le matériel trop long à démonter, y compris ton mur d’enceinte. File sans te retourner !
— As-tu perdu l’esprit ? s’étrangla Luca. Si j’expulse tous ces spectateurs, j’aurai une émeute sur les bras. Et il faudra que je les rembourse.
La tête sur le billot, ce type aurait encore pensé à ses sous.
— Imagine ce qui t’attend si un millier de Seanchaniens te tombent dessus demain.
Le ton neutre de Mat cachait son désarroi. S’il échouait, les Seanchaniens rattraperaient les roulottes et les chariots de Luca, même s’ils fonçaient à toute allure. À voir son rictus dégoûté, le patron de la ménagerie le savait aussi…
Mat se força à ignorer Luca. Les dés faisaient un boucan d’enfer…
— Juilin, laisse tout l’or à notre ami, à part une bourse bien remplie.
Quand les Seanchaniens auraient vu qu’il n’avait pas leur Fille des Neuf Fichues Lunes, Luca pourrait peut-être s’en tirer à grands coups de pots-de-vin.
— Rassemble tout le monde, continua Mat à l’intention de Juilin, et filez dès que vous serez prêts. Une fois loin de la ville, dirigez-vous vers la forêt. Je vous y retrouverai.
— Tout le monde ? répéta Juilin.
Faisant de son corps un bouclier pour Thera, il désigna les deux Seanchaniennes.
— Ces deux-là, pourquoi ne pas les laisser à Jurador ? Quand ils les auront retrouvées, les Seanchaniens abandonneront peut-être la poursuite. Ou au moins, ça les ralentira. Mat, tu ne cesses pas de répéter que tu les libéreras un jour ou l’autre.
Mat croisa le regard de Tuon. Deux grands yeux noirs sur un visage d’obsidienne. Pour qu’il voie mieux son visage, la jeune femme avait légèrement abaissé sa capuche. S’il la laissait en arrière, elle ne pourrait pas répéter trois fois qu’il était son mari. Et si elle le faisait quand même, il serait trop loin pour que ça compte. Mais s’il agissait ainsi, il ne saurait jamais le pourquoi de ses sourires mystérieux. Par la Lumière, il était vraiment cinglé !
Sous lui, Pépin piaffa d’impatience.
— Tout le monde, Juilin, trancha Mat.
Rêvait-il, ou Tuon venait-elle d’acquiescer, comme pour elle-même ? Mais pourquoi aurait-elle fait ça ?
— En route, Harnan ! lança Mat.
Pour sortir de la ménagerie, les cavaliers durent se faufiler dans la foule, un exercice très délicat. Une fois sur la route, Mat lança Pépin au galop. Son manteau battant au vent, la tête baissée pour que son chapeau ne s’envole pas, il continua un peu à ce rythme, puis ralentit. Une obligation, quand on ne voulait pas tuer son cheval…
Contournant des collines et franchissant des crêtes, la route allait tout droit quand l’obstacle n’était pas trop haut. Dans leur course folle, les cavaliers traversèrent des ruisseaux à gué ou empruntèrent des ponts pour passer sur l’autre rive de cours d’eau plus importants. Sur le versant des buttes, des arbres réapparurent bientôt, les pins et les lauréoles d’un vert étincelant au milieu des branches nues des autres végétaux. De-ci de-là, une ferme et ses dépendances s’accrochaient au flanc d’une colline. Plus rarement, il s’agissait d’un hameau d’une dizaine de maisons…
À un peu plus d’une lieue de la ménagerie, Mat repéra devant eux un gros type affalé sur sa selle comme un tas de saindoux. Son cheval gris, bien plus tonique, avalait la distance d’un trot régulier. Un voleur d’équidés, supposa Mat, avait l’œil pour choisir une bonne monture.
Quand il entendit des bruits de sabots, dans son dos, Vanin se retourna mais passa seulement au pas au lieu de s’arrêter. Un mauvais signe, ça…
Quand Mat l’eut rattrapé, Vanin maugréa :
— Le mieux, ce serait de trouver son cheval mort d’épuisement, afin que je puisse traquer une fugitive à pied… Elle avance plus vite que j’aurais cru, surtout sans selle. En poussant nos montures, on la rattrapera peut-être au coucher du soleil. Si son cheval résiste, c’est à ce moment-là qu’elle devrait atteindre Coramen.
Mat leva les yeux pour vérifier la position du soleil – presque au-dessus de leurs têtes, déjà. Une longue distance à couvrir en moins d’une demi-journée. S’il faisait demi-tour, au coucher du soleil, il serait assez loin de Jurador, en compagnie de Thom, de Juilin et de tous les autres. Avec Tuon !
Oui, mais les Seanchaniens sauraient qu’ils devaient traquer Mat Cauthon. Pour avoir enlevé la Fille des Neuf Lunes, même un veinard comme lui n’avait aucune chance de s’en tirer en devenant simplement da’covale. De plus, tôt ou tard, les Seanchaniens empaleraient Valan Luca, son complice. Même chose pour Latelle, Petra, Clarine et tous les autres. Une entière forêt de pals…
Dans la tête de Mat, les dés roulèrent de plus belle.
— Nous pouvons y arriver, dit-il.
Il n’y avait pas d’autre option.
Vanin cracha sur le sol.
À cheval, il n’y avait qu’une façon de couvrir rapidement de la distance – quand on entendait rester perché sur une bête vivante à l’arrivée. Un quart de lieue au pas, un quart au trot, un quart au petit galop et enfin un quart au grand galop. Ensuite, recommencer du début…
Alors que le soleil déclinait, les dés continuèrent à gronder. Plus le crépuscule approchait, et plus ils s’affolaient…
Après une longue succession de buttes, de collines et de cours d’eau de toutes les largeurs, la colonne approchait du fleuve Eldar, et toujours pas un signe de Renna, à part les empreintes qu’elle laissait dans la terre, Vanin les désignant comme s’il s’était agi de panneaux indicateurs.
— On approche, murmura le gros voleur de chevaux.
Mais il ne semblait pas très confiant.
Après avoir contourné une colline, les cavaliers avancèrent en direction d’un pont, droit devant eux. Au-delà, la route bifurquait vers le nord puis, via une passe, traversait une élévation rocheuse. Trônant au-dessus de cette butte, le soleil éblouissait Mat et ses compagnons.
La passe franchie, Coramen s’offrirait à leurs yeux. Pour mieux voir, Mat inclina son chapeau vers l’avant, puis il sonda la route en quête d’une cavalière ou d’une fugitive à pied.
Vanin lâcha un juron et tendit un bras.
Un cheval bai couvert d’écume se traînait sur la pente, de l’autre côté du pont. Sa cavalière le talonnait, insensible à son épuisement. Trop pressée de rejoindre les Seanchaniens, Renna s’était écartée de la route. À deux cents pas d’eux au maximum, elle aurait tout aussi bien pu être à dix lieues. Même si sa monture s’écroulait, en courant, elle atteindrait la garnison avant qu’ils l’aient rejointe. Si elle dépassait une ultime crête, à cinquante pas d’elle, la poursuite serait terminée.
— Seigneur ? demanda Harnan.
Une flèche encochée dans son arc, il se préparait à viser. Gorderan avait déjà épaulé son arbalète.
Au fond de Mat, quelque chose palpita puis mourut. Quoi, il n’aurait su le dire. Mais quelque chose, en tout cas… Dans sa tête, les dés rugissaient.
— Tirez ! ordonna-t-il.
Il aurait voulu fermer les yeux, mais il se l’interdit. L’arbalète tira d’abord, le carreau fendant l’air comme un éclair noir avant de s’enfoncer dans le dos de Renna. Sous l’impact, elle bascula vers l’encolure de son cheval, mais réussit à se redresser… une fraction de seconde avant que la flèche d’Harnan la transperce.
Lentement, elle glissa du dos de sa monture, puis roula sur la pente, percutant des arbustes et des rochers, sans jamais s’arrêter avant d’atteindre la rivière. Dans l’eau, elle flotta un moment sur le ventre, près de la berge, puis le courant l’emporta, sa jupe déployée dans l’onde.
Sans hâte, Renna dérivait vers le fleuve. Au bout du compte, elle atteindrait peut-être la mer…
Voilà, c’était la troisième… Les dés ne roulaient plus, mais ça n’avait aucune importance. La troisième…
Plus jamais, pensa Mat alors que la dépouille disparaissait au détour d’un lacet. Même si je dois en mourir, plus jamais !
Sans se presser, les cavaliers firent demi-tour et repartirent vers l’est. Pousser les bêtes aurait été inutile et cruel. De toute façon, Mat lui-même était épuisé. Cela dit, ils ne marquèrent pas de pause, sauf pour faire boire les chevaux et leur permettre de récupérer un peu.
Aux petites heures de la nuit, la silhouette sombre de Jurador se dressa devant eux sous un ciel chargé de nuages. Bizarrement, le mur de toile de la ménagerie était toujours là, un peu à l’écart de la cité. Enveloppés dans des couvertures, deux « gardes » dormaient à poings fermés devant l’entrée. Même de loin et en pleine nuit, on voyait que les roulottes, les tentes et les chariots n’avaient pas bougé.
— Au moins, soupira Mat, je pourrai dire à Luca qu’il n’a plus besoin de s’enfuir. Il nous laissera peut-être dormir dans un coin, s’il est bien luné.
Avec tout l’or qu’il avait empoché, ce type aurait dû leur prêter sa roulotte. Connaissant son homme, Mat espérait au mieux une paillasse, quelque part…
Au matin, une fois reposé, il se mettrait en quête de Thom et des autres. Sans oublier Tuon.
Une surprise attendait le jeune flambeur dans la roulotte de Luca, un grand véhicule avec pas mal d’espace à l’intérieur. Autour de la table étroite, il y avait assez de place pour qu’on puisse tourner en rond. Tous les meubles étaient cirés au point d’en briller, et Tuon trônait dans un fauteuil orné de dorures. Typique de Luca, ça. Un fauteuil, alors que tous les autres s’arrangeaient très bien avec des tabourets. Toujours protectrice, Selucia se tenait derrière sa maîtresse, et Luca, extatique, regardait Latelle proposer à Tuon un plat de pâtisseries encore chaudes. La petite poupée noire, très détendue, étudiait les gâteaux comme si elle envisageait sérieusement de goûter une préparation de la montreuse d’ours.
Voyant entrer Mat, Tuon ne trahit aucune surprise.
— Capturée, ou morte ? demanda-t-elle en prenant une pâtisserie avec sa délicatesse coutumière.
— Morte, lâcha Mat. Luca, au nom de la Lumière, que… ?
— Jouet, je t’interdis ça ! (Tuon braqua sur Mat un index impérieux.) Tu m’entends ? Je te défends de pleurer une traîtresse ! (Elle baissa d’un ton, sa voix toujours dure et tranchante.) Elle a mérité la mort en trahissant l’Empire. Et elle t’aurait vendu aussi. Elle en avait l’intention, Jouet. Tu as rendu la justice, je n’hésite pas à le dire.
Et quand Tuon affirmait quelque chose, ça avait force de loi.
Un moment, Mat ferma les yeux.
— Tout le monde est encore ici ? demanda-t-il.
— Bien sûr que oui, répondit Luca avec un sourire béat. La dame – Haute Dame, veuillez me pardonner – a parlé avec Merrilin et Sandar, et… Eh bien, tu imagines la scène. Elle est très persuasive, notre dame – hum, Haute Dame…
» Cauthon, à propos de ton or… Tu leur as ordonné de me le remettre, mais le trouvère a juré de m’égorger d’abord, et le pisteur de voleurs de me fracasser le crâne…
Sous le regard noir de Mat, Luca se troubla un peu, puis il sourit de nouveau.
— Regarde ce que la Haute Dame m’a donné !
Ouvrant un placard, Luca en tira une note pliée qu’il tint à deux mains avec une évidente révérence. C’était cette nouvelle sorte de parchemin, lisse et blanc comme la neige…
— Un sauf-conduit… Pas scellé, bien sûr, mais signé. La Ménagerie de Valan Luca est désormais sous la protection de la Haute Dame Tuon Athaem Kore Paendrag. Tout le monde sait ce que ça signifie, crois-moi. Je pourrais aller dans l’Empire seanchanien et donner mon spectacle devant l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement !
Luca ponctua cette flagornerie d’une courbette destinée à Tuon.
La troisième, pensa Mat, lugubre, et pour rien…
Se laissant tomber sur une des couchettes, il posa les coudes sur ses genoux. Choquée, Latelle le foudroya du regard. Si Tuon n’avait pas été là, elle l’aurait sans doute expulsé avec pertes et fracas.
Petite poupée de porcelaine noire, mais reine jusqu’au bout des ongles malgré sa robe trop grande, Tuon leva une main :
— Ce sauf-conduit, tu ne l’utiliseras pas, maître Luca, sauf en cas d’urgence absolue.
— Bien sûr, Haute Dame. Bien sûr…
Luca s’inclina comme s’il avait l’intention d’embrasser le sol.
Pour rien du tout…, se désola Mat.
— Jouet, j’ai mentionné les gens qui ne sont pas sous ma protection. (Tuon mordit dans son gâteau, le savoura, puis, du bout d’un index, délogea la miette collée au coin de ses lèvres.) Devine quel nom est en tête de la liste ?
La poupée de porcelaine sourit. Sans malice, comme si elle se réjouissait d’un mystère qu’elle était seule à connaître. Un détail caché que Mat ne pouvait pas voir.
En revanche, il en remarqua un autre. Le bouquet de boutons de rose en soie était épinglé à l’épaule de Tuon.
Contre sa volonté, Mat éclata de rire.
Chapeau jeté sur le parquet, il s’abandonna à son hilarité. Malgré tous ses efforts, il ne connaissait pas cette femme. Pas le moins du monde ! De quoi rire jusqu’à en avoir mal aux côtes.