5 Forger un marteau

Malgré la neige, il courait sans peine dans la nuit. Ne faisant qu’un avec les ombres, il se faufilait dans la forêt, la lumière de la lune, à ses yeux, aussi claire que celle du soleil. Le vent glacial qui ébouriffait son épaisse fourrure charria soudain une odeur qui lui glaça les sangs, fit battre la chamade à son cœur et l’emplit d’une haine féroce – deux fois plus brûlante que pour les Jamais-Nés, ceux que les deux-pattes appelaient des Myrddraals. Avec la haine vint la certitude que la mort approchait. Pour le moment, pas de choix possible… Il accéléra le rythme, en route vers sa fin…


Dans les ténèbres profondes qui précèdent l’aube de peu, Perrin se réveilla en sursaut sous la charrette de ravitaillement à grandes roues où il avait trouvé refuge. Malgré son manteau doublé de fourrure et deux couvertures, le froid montant du sol lui avait glacé les os, et la bise, trop légère pour mériter le nom de « vent », restait atrocement mordante. Quand il se massa le visage avec ses mains gantées, du givre craqua dans sa courte barbe.

Au moins, il n’avait pas reneigé dans la nuit. Trop souvent, même sous un abri, Perrin se réveillait couvert de poudreuse, et ces chutes régulières ne facilitaient pas la tâche des éclaireurs.

Le jeune homme regretta de ne pas pouvoir contacter Elyas comme il contactait les loups. Dans ce cas, il n’aurait pas dû subir cette attente interminable.

Épuisé du matin au soir, il n’aurait su dire à quand remontait sa dernière bonne nuit de sommeil. Cela posé, ça n’avait aucune importance. Ces jours-ci, seule la colère lui donnait la force de continuer.

Le songe l’avait-il réveillé ? Franchement, il en doutait. Chaque nuit, en s’étendant, il anticipait des cauchemars, et ça ne ratait jamais. Dans le pire de tous, il découvrait le cadavre de Faile ou ne la retrouvait pas du tout. Là, il s’éveillait ruisselant de sueur froide… Dès que ses rêves étaient moins horribles – par exemple, quand des Trollocs le découpaient vivant pour le faire cuire ou qu’un Draghkar dévorait son âme – il parvenait à continuer sa nuit.

Son dernier songe s’effilochait très vite, comme il sied à un rêve, pourtant, il se souvenait d’avoir été un loup qui sentait… Quoi, exactement ? Quelque chose que les loups détestaient plus que les Myrddraals – un adversaire capable de les tuer…

Les connaissances instinctives dont il bénéficiait dans le rêve l’avaient abandonné, lui laissant de très vagues impressions. Il n’avait pas évolué dans le Rêve, ce reflet du monde où vivaient des loups défunts que les vivants pouvaient aller consulter. Après, un songe de ce type restait toujours très clair dans sa tête, que la visite ait été délibérée ou non.

Certes, mais le songe de ce soir semblait réel, avec une notion d’urgence…

Étendu sur le dos, Perrin envoya son esprit à la recherche de loups. Pour l’aider dans sa traque, il avait tenté de recourir à ses frères, mais sans résultat. Les convaincre de s’intéresser aux problèmes des deux-pattes n’était pas aisé – un bel euphémisme. D’instinct, ils fuyaient les « gros » groupes d’humains, et pour eux, six deux-pattes étaient déjà une force importante.

Les hommes chassaient le même gibier que les loups – qu’ils tuaient aussi à vue, pour la plupart.

Au début, la sonde mentale fit long feu, puis elle entra en contact avec des loups, à une très grande distance. Si grande, en réalité, que ça revenait à capter un murmure à la lisière de son champ d’audition. Très loin, oui…

Eh bien, c’était étrange… Malgré quelques villages très éparpillés, voire une petite ville, parfois, cette région semblait idéale pour les loups. Des terres boisées, pour l’essentiel, avec des cerfs et du plus petit gibier.

Pour parler avec une meute inconnue, il y avait un rituel à respecter. Poliment, Perrin envoya son nom aux loups – Jeune Taureau –, leur fit partager son odeur et reçut les leurs en réponse.

Grand Ours, Queue Blanche, Plume, Brume du Tonnerre et tant d’autres… Une meute de bonne taille dirigée par Chasseuse de Feuilles, une femelle expérimentée et confiante. Très intelligent et encore jeune, Plume était son compagnon. Tous deux brûlaient d’envie de parler avec l’ami du légendaire Long-Croc, le premier deux-pattes qui avait réappris à parler avec les loups après une interruption si longue que ce souvenir se perdait dans les brumes du temps et la ronde des Âges.

Pour Perrin, un torrent d’images et de réminiscences olfactives se déversait dans son esprit afin qu’il les transforme en mots. Pour ses frères, c’étaient les mots qui se changeaient en images et en odeurs…

J’ai besoin de savoir quelque chose, pensa-t-il lorsque les présentations furent terminées. Les loups, que détestent-ils plus que les Jamais-Nés ?

Ajouter l’odeur captée dans le rêve aurait été utile, mais ce souvenir s’était effacé de sa mémoire.

Pour un loup, c’est associé à la mort…

Dans le silence qui suivit, Perrin sentit un mélange de peur, de haine, de réticence et de détermination. Chez ses frères, il avait déjà capté de la peur – la plus forte, c’était celle d’un grand feu de forêt qui dévaste tout sur son passage –, mais cette angoisse-là ressemblait à celle qui saisit un humain, lui donne la chair de poule et le fait sursauter à chaque mouvement dans les ombres. Même mêlée à la détermination de continuer à tout prix, c’était un sentiment proche de la panique.

Les loups ignoraient ce genre de terreur. À part ceux-là…

Les uns après les autres, ils se retirèrent de la conscience du jeune homme – une manière délibérée de le fuir – jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Chasseuse de Feuilles.

La Dernière Chasse approche, dit-elle avant de disparaître à son tour.

Vous ai-je offensés ? demanda Perrin. Si oui, c’était par ignorance.

Il n’y eut pas de réponse. Ces loups ne lui parleraient plus ; en tout cas, pas de sitôt.

La Dernière Chasse approche.

Le nom que les loups donnaient à Tarmon Gai’don, l’Ultime Bataille. Lors de cette confrontation entre la Lumière et les Ténèbres, ils savaient qu’ils seraient présents, même s’ils ne pouvaient pas expliquer pourquoi. Certaines choses étaient écrites, aussi sûrement que l’alternance du jour et de la nuit. Lors de la Dernière Chasse, beaucoup de loups tomberaient. Mais ce n’était pas ça qui les terrorisait…

Perrin aussi savait qu’il devrait être présent ce jour-là. À tout le moins, c’était son destin. Pourtant, si l’Ultime Bataille arrivait trop tôt, il serait absent. À cause d’une mission à laquelle il ne pouvait et ne voulait pas se dérober, même pour Tarmon Gai’don.

Chassant de son esprit les peurs innommées et l’Ultime Bataille, il retira ses gants et plongea une main dans sa poche pour retrouver la lanière de cuir dont il ne se séparait plus. Comme chaque matin, il y ajouta un nœud puis les compta tous. Vingt-deux… Vingt-deux levers de soleil depuis le rapt de Faile.

Au début, compter ne lui avait pas paru utile… Le premier jour, il s’était cru glacé et engourdi, certes, mais lucide et concentré, alors qu’il s’était laissé déborder par la fureur et le besoin impérieux de trouver au plus vite les Shaido. S’il y avait des membres d’autres tribus parmi les Aiels qui lui avaient pris sa femme, les Shaido restaient les plus nombreux, et il appelait donc ainsi ses ennemis. Le désir de leur reprendre Faile avant qu’ils lui aient fait du mal l’avait saisi à la gorge, manquant l’étrangler. Bien entendu, il sauverait les autres femmes capturées avec elle, mais bien souvent, il devait se répéter leurs noms afin de ne pas les oublier pour toujours.

Alliandre Maritha Kigarin, la souveraine du Ghealdan qui lui avait juré allégeance… Pour un forgeron, avoir un lien de ce type – surtout avec une reine – semblait incroyable et contre nature. Enfin, pour un ancien forgeron… Quoi qu’il en soit, il avait des responsabilités envers Alliandre, qui n’aurait jamais été en danger sans lui…

Bain du clan de la Roche Noire des Aiels Shaarad et Chiad du clan de la Rivière de Pierre des Aiels Goshien, deux Promises de la Lance qui avaient suivi Faile au Ghealdan et en Amadicia… À Deux-Rivières, quand Perrin avait eu besoin de toutes les personnes capables de tenir une arme, elles s’étaient dressées face à des Trollocs. Une loyauté qui leur donnait le droit de compter sur lui…

Arrela Shiego et Lacile Aldorwin, des têtes de linotte qui croyaient pouvoir devenir des Aielles – dans une version très caricaturale… Toutes deux avaient juré allégeance à l’épouse de Perrin. Même chose pour Maighdin Dorlain, une réfugiée sans le sou que Faile avait prise sous son aile, lui offrant un poste de dame de compagnie.

Perrin ne pouvait abandonner les fidèles de sa femme, Faile ni Bashere t’Aybara.

La litanie des noms se terminait toujours sur celui de l’être qui représentait tout pour lui. Avec un grognement, il serra si fort la lanière que les nœuds s’imprimèrent dans sa paume pourtant durcie par de longues journées passées à jouer du marteau dans une forge. Lumière, vingt-deux jours !

Le travail du fer lui avait appris que toute précipitation ruine la matière première. Pourtant, au début de la traque, il avait été trop vite. « Voyageant » vers le sud via des portails ouverts par Grady et Neald, il avait suivi la piste sans prendre le temps de la réflexion ni laisser aux deux Asha’man le temps de restaurer leurs forces. Impatient chaque fois qu’ils devaient se reposer un peu après avoir ouvert un portail – en le maintenant assez longtemps pour que tout le monde passe –, il n’avait qu’une idée en tête : libérer Faile à n’importe quel prix.

Tout ce qu’il avait gagné, c’était des jours de souffrance morale, tandis que les éclaireurs s’enfonçaient de plus en plus dans des terres sauvages désertes sans découvrir l’ombre d’une empreinte. Au bout du compte, Perrin avait dû revenir sur ses pas, excédé de mettre des jours à couvrir des distances que les Asha’man lui avaient permis d’avaler en une enjambée. Infatigable, il s’était lancé à la recherche de l’endroit où les Shaido avaient changé de direction.

Il aurait dû savoir qu’ils le feraient. Si avancer vers le sud les éloignait des terres enneigées qui les déconcertaient tant, les Aiels savaient que ça les rapprochait d’Ebou Dar, qui grouillait de Seanchaniens. S’il était informé de la chute de la ville, les Shaido l’étaient aussi – là encore, il aurait dû le savoir. Les ravisseurs de Faile, des maraudeurs en quête de pillage, n’avaient rien de guerriers prêts à affronter l’Empire et ses damane.

Des jours durant, Perrin et sa colonne avaient suivi les éclaireurs sous des tempêtes de neige qui aveuglaient jusqu’à ses Aiels et imposaient des haltes à tout le monde.

Puis Jondyn Barran avait remarqué une marque de chariot sur un tronc d’arbre et Elyas, sous la neige, avait découvert une lance aielle brisée. Enfin, Perrin avait su où aller – vers l’est, deux jours au sud de l’endroit où l’avait conduit le premier portail. Devant ce gâchis, il avait eu envie de hurler, mais il s’était retenu. Alors que Faile comptait sur lui, il ne pouvait pas se permettre de craquer, si peu que ce soit. À partir de là, il avait entrepris de maîtriser sa colère – de la forger, en un sens.

Les Shaido avaient une énorme avance à cause de sa précipitation. Désormais, il se montrait aussi méticuleux et précis qu’à la forge. Durcie et modelée, sa colère devenait une arme. Une fois la piste des ravisseurs retrouvée, il n’avait jamais « voyagé », en une fois, plus loin qu’un aller et retour des éclaireurs, entre l’aube et le crépuscule. Une saine précaution, puisque les Shaido changeaient sans cesse de direction, comme s’ils ne parvenaient pas à choisir une destination. Ou se déroutaient-ils pour rejoindre des groupes de complices ? En guise d’indices, il fallait se contenter de pistes refroidies et de camps recouverts de neige. Pourtant, tous les éclaireurs étaient d’accord : en chemin, les rangs des Shaido avaient grossi. Deux ou trois clans, peut-être plus, devaient avancer ensemble – pour un chasseur, une proie formidable. Lentement mais sûrement, Perrin gagnait désormais du terrain sur les ravisseurs, et cela seul comptait.

Considérant leur nombre et les conditions climatiques, les Shaido couvraient plus de terrain qu’il l’aurait cru possible. Cela dit, ils ne semblaient pas se soucier qu’on les suive ou non, sans doute parce qu’ils pensaient que personne ne s’y risquerait. En quelques occasions, ils avaient campé plusieurs jours au même endroit…

Alors qu’il les traquait, la colère de Perrin prenait de plus en plus toutes les caractéristiques d’une arme. Dans leur sillage, comme un nuage de sauterelles humaines, les Shaido laissaient des villages, des petites villes et des domaines dévastés. De fait, ils détruisaient presque tout, s’appropriant le reste, y compris le bétail, les hommes et les femmes. Très souvent, quand Perrin arrivait, il trouvait des maisons vides, car les survivants étaient partis en quête d’un peu de nourriture, histoire de résister jusqu’au printemps.

Perrin avait traversé le fleuve Eldar à un endroit où un village, désormais rasé, se dressait sur chaque rive. Les Asha’man avaient dû ouvrir un portail, car il ne restait que des cendres du petit bac naguère utilisé par des colporteurs et des fermiers locaux – pas par des marchands, à cause de sa taille. Sur les quais de pierre, les trois chiens faméliques qui erraient tristement détalèrent sans demander leur reste dès qu’ils aperçurent des humains.

Comment les Shaido avaient-ils traversé ? Incapable de répondre à cette question, Perrin, devant tant de désolation, avait senti que sa colère prenait la forme d’un marteau.

La veille, ses compagnons et lui étaient passés par un hameau où une poignée d’habitants encore sous le choc, les joues crasseuses de suie, avaient regardé, hébétés, les centaines de lanciers et d’archers qui chevauchaient derrière l’Aigle de Manetheren, les Étoiles d’Argent du Ghealdan, le Faucon Doré de Mayene et l’étendard à tête de loup. Ensuite était passée une longue file de charrettes à grandes roues et de montures de rechange.

À la vue de Gaul et des autres Aiels, les malheureux villageois, arrachés à leur paralysie, s’étaient mis à courir comme des fous en direction de la forêt. En intercepter quelques-uns pour leur poser des questions avait tenu de l’exploit. Plutôt que se laisser approcher par un Aiel, ces gens étaient prêts à fuir jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Brytan, le nom du hameau, comptait une dizaine de familles. Impitoyables, les Shaido avaient enlevé neuf jeunes gens, filles et garçons mêlés, et « réquisitionné » tous les animaux. Une mise à sac qui remontait à deux jours.

Un marteau était un outil forgé dans un but précis pour viser une cible définie…

S’il se montrait imprudent, Perrin risquait de perdre Faile. Inversement, trop de prudence donnerait le même résultat. À l’aube, la veille, il avait ordonné aux éclaireurs de s’aventurer plus loin que d’habitude et de ne pas revenir avant le prochain lever de soleil, sauf s’ils avaient repéré les Shaido avant.

L’aube approchait. Bientôt, Elyas, Gaul et les autres seraient de retour. Comme les gars de Deux-Rivières, les Promises de la Lance étaient capables de suivre une ombre sur de l’eau. Et si les Shaido avançaient vite, jamais ils ne distanceraient les éclaireurs, car eux n’étaient pas retardés par des chariots, des enfants et des prisonniers.

Cette fois, ses pisteurs pourraient dire exactement où étaient les ravisseurs. Ils réussiraient, Perrin le sentait dans ses os – une certitude qui circulait aussi dans ses veines. Bientôt, il retrouverait Faile et la libérerait. C’était plus important que tout, y compris sa propre existence, à condition qu’il survive au moins jusque-là. Devenu un marteau, il était prêt, s’il le fallait, à écrabouiller tous les Shaido.

Écartant les couvertures, il remit ses gants, saisit sa hache au tranchant surmonté par une pique, roula sur lui-même pour sortir de sous la charrette et se releva sur un tapis de neige givrée. Dans ce qui était jadis les champs de Brytan, des chariots stationnaient à perte de vue.

L’arrivée d’une horde d’étrangers en armes, avec leurs étendards inconnus, avait porté le coup de grâce aux survivants du hameau. Dès que Perrin les avait relâchés, leurs maigres possessions sur le dos ou dans des traîneaux, ils étaient allés rejoindre les autres dans la forêt. Comme si le jeune homme était lui-même un Shaido, ils avaient couru à toutes jambes et sans se retourner.

Alors qu’il glissait sa hache dans la boucle de sa ceinture, Perrin vit du coin de l’œil un mouvement dans les ombres, près d’une charrette. Très vite se découpa la silhouette d’un homme vêtu d’une veste qui paraissait noire dans l’obscurité. Perrin ne fut pas surpris. Malgré l’odeur puissante des chevaux attachés non loin de là – sans même mentionner la puanteur du crottin –, en se réveillant, il avait senti l’odeur d’Aram. Un compagnon qui était toujours là quand il ouvrait les yeux, attendant ses ordres.

À la lumière déclinante de la lune, Perrin parvint à distinguer les traits du Zingaro – pas très clairement, cependant – et à apercevoir le pommeau et la poignée de l’épée qui dépassait de son dos.

De l’ancien Zingaro, rectifia le mari de Faile.

Même s’il portait une tenue criarde typique des Gens de la Route, Aram n’était plus des leurs et il ne le redeviendrait jamais. Sur son visage s’affichait une dureté que les ombres de la lune ne parvenaient pas à cacher. En permanence prêt à dégainer son arme, il ne décolérait pas depuis l’enlèvement de Faile et la rage, désormais, faisait partie intégrante de son odeur.

Avec la disparition de Faile, beaucoup de choses avaient changé. Et Perrin, aujourd’hui, comprenait la colère. Jusqu’au rapt de sa femme, ce sentiment lui était resté étranger, mais ce temps-là n’existait plus.

— Seigneur Perrin, ils veulent te voir, dit Aram en désignant deux silhouettes, plus loin dans les rangées de chariots. Je leur ai dit de te laisser dormir, mais…

Un défaut majeur d’Aram : surprotéger son chef même quand on ne lui avait rien demandé.

Humant l’air, Perrin sépara l’odeur des deux inconnus de celle des chevaux.

— Je vais leur parler… Aram, ordonne qu’on prépare Trotteur pour moi.

Chaque matin, Perrin s’efforçait d’être en selle avant que tout le monde s’éveille. En partie parce qu’il se sentait incapable de rester à rien faire – être inoccupé ne l’aiderait pas à rattraper les Shaido – mais surtout pour fuir la compagnie des uns et des autres, si c’était possible. N’étaient ses piètres talents d’éclaireur, il aurait accompagné les hommes et les femmes qui se chargeaient de retrouver Faile à sa place.

— Très bien, seigneur.

Tandis qu’il s’éloignait, l’odeur d’Aram sembla se déchirer, ou quelque chose dans ce genre, mais Perrin n’y accorda pas d’attention. Pour que Sebban Balwer et Selande Darengil s’extirpent de leurs couvertures avant le lever du jour, il fallait que ce soit important…

Le visage noyé dans les ombres de sa capuche, Balwer avait l’air étique, même vêtu d’un lourd manteau. En redressant les épaules, il serait resté plus petit d’une main que la Cairhienienne, qui n’avait pourtant rien d’une géante. Les bras autour du torse, il sautait d’un pied sur l’autre pour éviter que le froid montant du sol lui gèle la plante des pieds.

En tenue d’homme, veste et pantalon sombres, Selande faisait de son mieux pour ignorer le froid malgré le nuage de buée qui se formait devant sa bouche à chaque expiration. Elle frissonnait mais parvenait pourtant à parader, un pan de son manteau écarté révélant sa main gantée posée sur le pommeau de son épée. Sa capuche abaissée révélait des cheveux coupés court à l’exception de la queue-de-cheval, sur sa nuque, tenue par un ruban noir.

Selande était la figure de proue des crétins qui tentaient d’imiter les Aiels – des Aiels portant l’épée, par la Lumière ! Son odeur douce et épaisse rappelait celle de la confiture. La jeune sotte était inquiète. Balwer, lui, diffusait une forte senteur… d’intensité. Mais c’était toujours le cas, et il n’y avait rien de passionné là-dedans. L’effet de la concentration, rien de plus…

Cessant de sautiller, il esquissa une courbette.

— Seigneur, dame Selande a des nouvelles que vous devez entendre de sa bouche, dit-il d’une voix sèche et précise parfaitement à son image. (La tête sur le billot, il aurait pris le même ton.) Ma dame, si vous voulez bien…

Secrétaire de Faile et Perrin, Balwer, un petit homme en apparence effacé, s’adressait à une noble dame. Pourtant, c’était lui le dominant.

Selande foudroya Balwer du regard et fit très légèrement coulisser sa lame dans son fourreau. Alarmé, Perrin se prépara à lui saisir le poignet au vol. En principe, elle n’était pas assez crétine pour frapper un allié, mais il ne lui faisait pas assez confiance – comme à ses ridicules amis – pour parier sa chemise là-dessus.

Le petit secrétaire se contenta de la regarder, tête inclinée sur un côté. Dans son odeur, Perrin reconnut de l’agacement, pas de l’inquiétude.

Hautaine, Selande se tourna vers Perrin :

— Je te vois, seigneur Perrin Yeux-Jaunes, dit-elle avec son accent cairhienien à couper au couteau. (Consciente que sa mascarade énervait Perrin, elle cessa de jouer à l’Aielle.) Cette nuit, j’ai appris trois choses. La première, sans grande importance, c’est que Masema, selon Haviar, a envoyé un autre cavalier en Amadicia, hier. Nerion a essayé de le suivre, mais il l’a perdu…

— Dis-lui de ne surtout suivre personne, lâcha Perrin. Même consigne pour Haviar. Tes amis devraient le savoir, bon sang ! Ils sont là-bas pour observer, écouter et nous transmettre leurs rapports. Rien de plus ! C’est compris ?

Selande acquiesça, de la peur passant dans son odeur. Elle craignait qu’il soit en colère contre elle, comprit Perrin. Un homme aux yeux jaunes mettait les gens mal à l’aise. Du coup, il éloigna sa main droite de sa hache et la fit disparaître dans son dos, avec la gauche.

Haviar et Nerion, l’un tearien et l’autre cairhienien, appartenaient à la bande des imbéciles qui se prenaient pour des Aiels et vénéraient Faile. Sa femme les utilisait comme espions, une démarche qui continuait à énerver Perrin, même si elle affirmait que « le renseignement était une affaire d’épouse ». Quand sa moitié semblait plaisanter, un homme avait intérêt à bien ouvrir les oreilles, parce que ce n’était pas souvent vrai…

Si la notion d’espionnage le troublait, puisque Faile se servait de ces jeunes gens, pourquoi s’en serait-il privé, en cas de nécessité ? Mais ça se limitait aux deux types, Haviar et Nerion… Si trop de jeunes idiots quittaient le camp pour se rallier à lui, Masema aurait des soupçons, même s’il pensait que tout le monde, à part les Suppôts des Ténèbres, avait vocation à le rejoindre.

— Ne l’appelle pas Masema, ajouta Perrin, même ici…

Depuis peu, l’illuminé prétendait que Masema Dagar était mort puis avait émergé de sa tombe pour devenir le Prophète du Dragon Réincarné. Fidèle à sa folie, il s’indignait dès que quelqu’un osait mentionner son ancienne identité.

— Si tu ne tiens pas ta langue au mauvais endroit, tu pourras te féliciter que ses cinglés d’adeptes se contentent de te fouetter quand ils te mettront la main dessus.

Selande acquiesça, cette fois sans diffuser de peur. Décidément, les crétins de Faile avaient du mal à distinguer les vrais dangers des faux.

— L’aube approche, souffla Balwer, de plus en plus gelé. Bientôt, tout le monde sera réveillé, et certains sujets ne sont pas pour toutes les oreilles. Si la noble dame veut bien continuer…

Une fois de plus, ce n’était pas une suggestion… Depuis le début, Selande et sa bande avaient surtout semé le trouble – Perrin pouvait en témoigner – et Balwer, pour une raison inconnue, s’acharnait à leur rabattre le caquet.

Pour une fois, elle sursauta puis murmura des excuses.

L’obscurité se dissipait, s’avisa Perrin, en tout cas pour ses yeux spéciaux. Alors que le ciel restait noir et constellé d’étoiles, il voyait presque la couleur des six rayures qui zébraient la veste de Selande. Au minimum, il les distinguait les unes des autres… Soudain conscient qu’il avait dormi plus longtemps que d’habitude, il grogna entre ses dents. Même épuisé, il n’avait pas le droit de s’autoriser une faiblesse. Pour l’heure, il fallait qu’il écoute le rapport de Selande – comme elle l’avait précisé, la partie concernant Masema n’était pas essentielle –, ce qui ne l’empêcha pas de tourner la tête vers l’endroit où Aram et Trotteur auraient déjà dû l’attendre. Personne en vue pour l’instant…

— Le deuxième point, seigneur, c’est qu’Haviar a vu dans le camp du Prophète un grand nombre de tonneaux de poisson fumé et de bœuf salé, presque tous portant les marques de l’Altara. Toujours selon notre espion, il y a des Altariens parmi les fidèles de Ma… du Prophète. Plusieurs artisans et quelques marchands ou fonctionnaires municipaux. Des hommes et des femmes de haut niveau, quoi qu’il en soit, et qui ont la tête sur les épaules. D’ailleurs, certains semblent déjà douter de leur choix… Quelques questions judicieuses nous permettraient de savoir d’où viennent le poisson et le bœuf. Et qui sait, de recruter plus d’espions…

— Je sais d’où viennent le poisson et le bœuf, fit Perrin, agacé, et toi aussi.

Dans son dos, il serra les poings. En se déplaçant vite, il avait espéré empêcher Masema et ses hommes de s’adonner au pillage. Fondamentalement, c’étaient des bandits aussi nocifs que les Shaido, sinon plus. Proposant aux gens de se rallier au Dragon Réincarné, ils massacraient ceux qui refusaient ou se permettaient simplement d’hésiter. Les autres, qu’ils se joignent ou non à leur horde, devaient donner jusqu’à leur chemise pour la « cause ». Quant aux morts – tous des Suppôts des Ténèbres, bien sûr –, on confisquait sans vergogne leurs biens.

Selon les lois de Masema, il fallait couper une main aux voleurs. Mais à l’en croire, ses fidèles – qui auraient tous dû être manchots – ne s’appropriaient rien qui ne leur revînt pas de droit. Même chose pour le meurtre et d’autres crimes punis par la pendaison. Quand ils tuaient, ses sbires, d’après lui, ne pouvaient pas faire autrement. En réalité, le pillage et l’assassinat étaient à leurs yeux des activités de plein air parfaites pour s’ouvrir l’appétit…

— Dis à tes espions de rester loin des Altariens, ordonna Perrin. Parmi les partisans du Prophète, on trouve de tout, mais même les plus réticents finissent par sombrer dans le fanatisme. Quand ils en sont là, ils n’hésitent plus à éventrer quelqu’un qui pose des questions embarrassantes. Je veux savoir ce que fait Masema et ce qu’il mijote. Haviar et Nerion devront s’en tenir là.

Masema avait un plan, ça ne faisait pas de doute, même s’il le cachait derrière un écran de fumée. À l’en croire, recourir au Pouvoir de l’Unique était un blasphème, sauf pour Rand. Dans le même ordre d’idées, il affirmait vouloir plus que tout au monde rejoindre le Dragon Réincarné à l’est. Du pipeau !

Comme toujours quand il pensait à Rand, des couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Perrin. Plus vives que d’habitude, cette fois, mais la colère ne tarda pas à les faire disparaître. Blasphème ou non, Masema avait accepté de « voyager », ce qui impliquait de canaliser le Pouvoir. Ou plutôt, que des hommes le canalisent, un outrage encore pire.

Quoi que dise le Prophète, il avait agi ainsi afin de rester plus longtemps à l’ouest, et pas pour aider à secourir Faile. D’un naturel confiant, Perrin ne changeait pas aisément d’avis sur les gens. Sauf quand l’odeur d’une personne – Masema, par exemple – lui apprenait qu’il côtoyait un fou plus dangereux qu’un animal enragé et encore moins digne de confiance.

Plus d’une fois, Perrin avait réfléchi à un moyen de saboter les plans du dément afin de mettre un terme aux boucheries et aux mises à sac. Mais Masema avait avec lui entre dix et douze mille hommes – peut-être plus, car il restait muet sur le sujet, toute évaluation rendue impossible par la configuration anarchique de son camp – alors que Perrin pouvait compter sur à peine un quart de ce nombre. En intégrant les conducteurs de chariot, les palefreniers et les civils qui, en cas de combat, seraient plus un boulet qu’un soutien. Cela dit, avec trois Aes Sedai, deux Asha’man et six Matriarches, il avait une chance de neutraliser Masema. Toutes les Aielles et deux Aes Sedai étaient prêtes à l’aider. Plus que prêtes, en réalité, car elles rêvaient de voir Masema raide mort. Hélas, disperser l’armée du fou furieux créerait des centaines de bandes féroces qui se répandraient en Altara et au-delà, continuant à piller et à tuer pour leur propre compte, plus au nom du Dragon Réincarné.

Éparpiller les Shaido aura le même effet, pensa Perrin.

Une idée qu’il s’empressa de chasser de son esprit. Pour s’occuper de Masema, il lui aurait fallu un temps dont il ne disposait pas. Ça attendrait jusqu’à ce que Faile soit sauvée, les Shaido écrabouillés par un marteau impitoyable.

— Et la troisième information, Selande ? demanda Perrin.

À sa grande surprise, de l’inquiétude, plus forte qu’avant, émana de la jeune femme.

— Haviar a vu quelqu’un, seigneur… Pour me le dire, il a attendu un peu trop… Mais j’ai fait en sorte que ça n’arrive plus.

Selande inspira à fond, comme si elle avait du mal à se jeter à l’eau.

— Masuri Sedai est allée voir Masema – enfin, le Prophète. C’est vrai, seigneur, tu dois me croire. Haviar l’a vue plusieurs fois. Elle entre dans le camp bien cachée sous sa capuche, et elle en sort ainsi, mais il a pu distinguer deux fois son visage. À chaque occasion, un homme l’accompagnait, et parfois aussi une autre femme. Haviar n’est pas totalement sûr, à cause de la capuche, mais l’homme pourrait être Rovair, le Champion de Masuri. Sur l’autre femme, Haviar est catégorique, il s’agit d’Annoura Sedai.

Ses yeux brillants rivés sur Perrin, Selande se tut. Par la Lumière ! La réaction du jeune homme l’inquiétait autant que la signification de ces visites furtives !

Dans son dos, Perrin ouvrit les poings. Masema détestait les Aes Sedai au moins autant que les Suppôts. En fait, les sœurs, à ses yeux, étaient des alliées du Ténébreux. Pourquoi en aurait-il reçu deux ? Et que seraient-elles allées faire dans son camp ? L’opinion d’Annoura sur le Prophète, enrobée de mystère et de subtiles contradictions – la spécialité des Aes Sedai –, aurait pu être qualifiée d’ambiguë. Pas celle de Masuri, qui n’y allait pas par quatre chemins : ce type devait être abattu comme un chien enragé.

— Ordonne à Haviar et à Nerion de ne pas lâcher les sœurs du regard et d’espionner une de leurs rencontres avec le Prophète, s’ils sont assez futés pour ça.

Haviar avait-il pu se tromper ? Peu probable, ça… Dans le camp de Masema, il y avait relativement peu de femmes, et le Tearien n’était pas assez idiot pour prendre une harpie crasseuse aux yeux de folle pour une Aes Sedai – en particulier Masuri. En règle générale, les femmes qui se ralliaient au Prophète auraient eu leur place dans une caravane de Zingari…

— Insiste sur les risques, et incite-les à la prudence. Mieux vaut rater une occasion qu’être démasqué. Pendus haut et court, ils ne seront plus utiles à personne.

Conscient de sa rudesse, Perrin tenta d’adoucir un peu son propos. Mais il avait du mal, depuis le rapt de Faile.

— Du bon travail, Selande… (Au moins, il avait réussi à ne pas aboyer ces mots.) Si elle savait, Faile serait fière de vous trois.

Un sourire sur les lèvres, Selande se redressa un peu plus, ou en donna l’impression. Dans son odeur, la fierté du devoir accompli chassa presque tout le reste.

— Merci, seigneur. Oui, merci !

On aurait juré que la fausse Aielle venait de recevoir une médaille. En un sens, c’était le cas… Faile aurait-elle été ravie que Perrin se serve de ses espions, voire simplement qu’il connaisse leur existence ? Rien n’était moins sûr…

Naguère, l’idée qu’elle soit mécontente l’aurait dérangé. Mais c’était avant qu’il découvre ses « yeux » et ses « oreilles » ou cette petite histoire au sujet de la Couronne Brisée qu’Elyas lui avait révélée par inadvertance. Les épouses, disait-on volontiers, gardaient jalousement leurs secrets, mais il y avait des limites.

Après avoir resserré d’une main les pans de son manteau, Balwer toussota discrètement derrière son autre paume.

— Voilà qui est bien dit, seigneur. Très bien dit. Ma dame, vous tiendrez, j’en suis sûr, à transmettre au plus vite les consignes du seigneur Perrin. Vous savez à quel point tout malentendu serait fâcheux.

Selande acquiesça sans quitter le jeune homme des yeux. La voyant ouvrir la bouche, il paria qu’elle allait ânonner quelque platitude faussement aielle sur l’eau et sur l’ombre. Misère de misère ! En cette saison, l’eau ne manquait pas, même si on la trouvait sous sa forme solide, et qui, y compris à midi, aurait eu besoin d’ombre par un temps pareil ?

Selande hésita, sans doute le temps de se raviser, puis souffla :

— Que la Grâce t’accorde ses faveurs, seigneur. Et si je puis me montrer si impertinente, sache que la Grâce, en lui donnant un tel époux, a comblé dame Faile de bienfaits.

Perrin répondit d’un hochement de tête. Son amertume, il la garda pour lui. La Grâce avait une drôle de conception des « bienfaits ». Un mari incapable de trouver sa femme après vingt-deux jours n’était sûrement pas un cadeau. Selon les Promises, Faile, devenue une gai’shain, ne serait en principe pas maltraitée. Sauf que les Shaido, elles avaient dû le reconnaître, s’étaient déjà détournés d’une bonne centaine de leurs coutumes. De plus, pour Perrin, un rapt était en soi une forme de maltraitance.

Un bienfait, lui ?

— Cette dame s’en sortira très bien, seigneur, dit Balwer en regardant Selande s’éloigner entre les charrettes.

Un revirement surprenant. Le petit secrétaire, jugeant Selande et ses amis trop impulsifs et peu fiables, avait tenté de dissuader son maître de les utiliser.

— Comme tous les nobles cairhieniens – et teariens, jusqu’à un certain point – elle a l’instinct requis. Surtout quand…

Balwer s’interrompit et dévisagea son maître. D’un autre homme, Perrin aurait cru qu’il en avait dit plus long qu’il l’aurait voulu. Mais ce n’était pas le genre de Balwer – d’ailleurs son odeur, très stable, ne plaidait pas en faveur d’une bévue.

— Puis-je émettre un ou deux commentaires sur son rapport, seigneur ?

Des crissements, sur la neige, annoncèrent l’arrivée d’Aram avec Trotteur et son propre hongre gris. Les deux chevaux essayant toujours de se mordre, l’ancien Zingaro les gardait à distance l’un de l’autre – non sans difficulté, cependant.

Balwer soupira à pierre fendre.

— Maître Balwer, fit Perrin, Aram peut entendre tout ce que tu veux dire.

Le petit homme acquiesça, mais soupira encore. Dans le camp, tout le monde savait qu’il avait le génie de synthétiser les rumeurs, les commentaires entendus au hasard et les actes des gens pour reconstituer ce qui s’était vraiment passé ou qui, au moins, aurait pu se produire. S’il reconnaissait que ça entrait dans les attributions d’un secrétaire, Balwer, pour une raison mystérieuse, affirmait n’avoir jamais rien fait de pareil. Une fausse modestie sans conséquence que Perrin lui pardonnait volontiers.

— Aram, dit le jeune seigneur en prenant les rênes de Trotteur à son ange gardien, marche derrière nous pour le moment. Il faut que je parle en privé avec maître Balwer.

Cette fois, le soupir du secrétaire fut si discret que Perrin faillit ne pas l’entendre.

Sans un mot, Aram se laissa distancer de quelques pas. De nouveau, son odeur se troubla, avec comme un relent d’acidité. Sans lui accorder beaucoup d’attention, Perrin, ce coup-ci, identifia la senteur. À part quand c’était Faile, Aram détestait que quelqu’un monopolise l’attention de son idole.

Incapable de mettre un terme à ce comportement, Perrin avait fini par s’y habituer. Comme il s’était accoutumé à l’éternelle méfiance de Balwer, qui se retourna une bonne dizaine de fois pour vérifier qu’Aram était assez loin. Au fond, les soupçons de l’un compensaient la possessivité de l’autre, et ça n’était pas plus mal. Changer des hommes qui se refusaient à toute évolution étant impossible, le principe de réalité s’imposait…

Les piquets des chevaux et les véhicules de l’intendance étaient regroupés au milieu du camp, histoire que d’éventuels voleurs aient du mal à y accéder. Même si le ciel, pour des yeux normaux, restait obscur, les conducteurs et les palefreniers, qui dormaient près des charrettes ou des équidés, étaient déjà en train de plier leurs couvertures. Au cas où ils pourraient encore servir, si la colonne restait une nuit de plus, des hommes s’occupaient des abris confectionnés avec des branches de pin et d’arbres plus petits. D’autres allumaient des feux afin de faire chauffer de l’eau. En matière de nourriture, on disposait surtout de bouillie de flocons d’avoine et de haricots secs, mais la chasse et la pose de pièges, par bonheur, amélioraient l’ordinaire. Hélas, le petit gibier ne suffisait pas, avec tant de bouches à nourrir. Quant à acheter de la viande, l’occasion ne s’était plus présentée depuis la traversée du fleuve Eldar.

Sur le chemin de Perrin, des salutations et des bénédictions s’élevèrent d’un peu partout.

— Un grand bonjour, seigneur !

— Que la Lumière soit avec toi, seigneur !

Impressionnés par la détermination de leur chef et la vivacité de sa démarche, les femmes et les hommes qui s’occupaient des abris cessèrent de les entretenir et entreprirent même de les démonter. Aujourd’hui, on ne resterait pas sur place, c’était sûr.

Cela dit, ça n’avait rien d’exceptionnel. Depuis qu’il s’était avisé de son erreur, au début de la traque, Perrin n’avait plus passé deux nuits au même endroit.

Sans ralentir, il répondit d’un geste à toutes ces amabilités.

Autour des chevaux et des véhicules, le reste du camp formait un cercle serré. Divisés en quatre groupes, les gars de Deux-Rivières étaient séparés par des lanciers du Ghealdan et des Gardes Ailés de Mayene. Ainsi, d’où que viennent d’éventuels agresseurs, ils seraient opposés aux archers de Perrin et à des cavaliers entraînés.

Une saine précaution contre une attaque surprise des Shaido ? Sûrement pas… En revanche, contre une trahison de Masema… Jusque-là, le Prophète se montrait très coopératif, mais en sus des rumeurs de mise à sac, neuf lanciers et huit Gardes Ailés avaient disparu en quelques jours. Et personne, dans le camp, ne les accusait de désertion…

Avant ça, le jour de l’enlèvement de Faile, vingt hommes de Mayene étaient tombés lors d’une embuscade. Là encore, de l’avis général, c’était l’œuvre des fidèles de Masema.

Une paix fragile régnait entre les « alliés ». Pour parier une pièce de cuivre qu’elle durerait, il fallait avoir envie de perdre son argent. Masema affirmait que rien ne menaçait cette entente, mais le comportement de ses partisans prouvait le contraire. Or, ils n’auraient jamais agi ainsi sans son consentement – au moins tacite, mais il y avait sûrement plus que ça. Réaliste, Perrin espérait que cet équilibre précaire tiendrait jusqu’à ce qu’il ait libéré Faile. À cette fin, il faisait en sorte que son camp soit un trop gros morceau à avaler, même pour un illuminé.

Quant au « cercle serré », les Aiels avaient insisté pour recevoir leur part de cet étrange gâteau. Bien qu’ils fussent moins d’une cinquantaine en comptant les gai’shain des Matriarches, ils insistaient pour participer au dispositif de défense.

Perrin s’immobilisa pour observer leurs tentes sombres et basses. Dans le camp, les seuls autres abris de toile étaient ceux de Berelain et de ses deux servantes, à proximité des rares maisons de Brytan. Infestées de poux et de puces, ces demeures se révélaient inhabitables, même pour des vétérans en quête d’un peu de chaleur. Quant aux étables, encore plus insalubres, elles étaient ouvertes à tous les vents.

Les Promises et Gaul, le seul mâle présent, si on exceptait les gai’shain, étaient en exploration avec les autres éclaireurs. Du coup, un grand silence régnait parmi les tentes. Voyant de la fumée sortir des évents de l’une d’elles, Perrin devina que les gai’shain préparaient le petit déjeuner des Matriarches – s’ils n’étaient pas déjà en train de le servir.

Conseillère de Berelain, Annoura partageait en principe sa tente. Masuri et Seonid, elles, devaient être avec les Matriarches – peut-être pour donner un coup de main aux gai’shain. Même si tout le monde dans le camp le savait, les sœurs tentaient toujours de cacher que les Matriarches les considéraient comme des apprenties. Mais comment être dupe quand on voyait une Aes Sedai porter de l’eau ou du bois ou qu’on entendait ses cris lorsqu’elle recevait le fouet ?

Bien que Masuri et Seonid aient juré fidélité à Rand – de nouveau, les couleurs tourbillonnèrent dans la tête de Perrin, mais sa rage les désintégra –, Edarra et les autres Matriarches étaient là pour garder un œil sur elles.

Les deux Aes Sedai étaient les seules à savoir jusqu’à quel point leur serment les contraignait. Idem en ce qui concernait leur marge de manœuvre, si elles en avaient une. Quoi qu’il en soit, elles n’avaient pas le droit de bouger un cil sans autorisation d’une Matriarche. À l’instar de Masuri, Seonid avait déclaré que Masema devait être abattu comme un chien enragé, et les Matriarches partageaient ce point de vue. Ou faisaient semblant… Contrairement aux sœurs, liées par les Trois Serments, rien ne les obligeait à dire la vérité. Cela posé, ce Serment-là des Aes Sedai était pour l’essentiel théorique. D’ailleurs, Perrin crut se souvenir que Masuri, selon une Matriarche, estimait qu’un chien enragé pouvait aussi être mis à la laisse. Pas autorisées à broncher sans l’aval d’une Matriarche ? Tout ça, c’était comme les pièces d’un casse-tête de forgeron, avec leurs arêtes bien aiguisées. Perrin devait résoudre l’énigme, mais à la moindre erreur, il risquait de s’entailler la chair jusqu’à l’os.

Du coin de l’œil, il vit que Balwer le dévisageait, pensif. Le regard d’un oiseau ni affamé ni craintif, mais intrigué par quelque chose de peu familier. Trotteur toujours tenu par la bride, Perrin accéléra le pas, forçant le secrétaire à avancer par petits bonds pour ne pas être distancé.

Les gars de Deux-Rivières étaient en partie cantonnés juste à côté des Aiels, face au nord-est. Un moment, Perrin envisagea de pousser un peu vers le nord, où campaient des lanciers du Ghealdan – ou vers le sud, pour inspecter le groupe de Gardes Ailés le plus proche. Mais il y renonça et se força à avancer parmi ses amis et ses voisins. Tous réveillés et emmitouflés dans leur manteau, ils jetaient au feu les vestiges de leurs abris ou découpaient les restes de lapin de la veille pour les ajouter à la bouillie de flocons d’avoine. Dès que ses hommes virent Perrin, les conversations moururent et les têtes, avec lassitude, se tournèrent vers lui. Un instant, les pierres à poncer cessèrent d’aiguiser l’acier, puis leur chant recommença. S’ils préféraient l’arc, tous ces gaillards portaient à la ceinture un coutelas ou une épée courte. Prudents, ils avaient aussi récupéré en chemin les piques, les hallebardes et les lances, certaines avec des fers très étranges, que les Shaido n’avaient pas jugé bon d’emporter lors de leurs mises à sac. Habitués aux lances, ces hommes familiers des combats au bâton, lors des festivités, s’étaient faits sans difficulté aux piques, une fois maîtrisé le déséquilibre provoqué par la présence de fer à un bout de la hampe.

Sur le visage de ses compagnons, Perrin lut les tourments de la faim, de la fatigue et du découragement. Quand l’un d’eux lança un « Perrin Yeux-Jaunes » sans conviction, personne ne lui fit écho. Un mois plus tôt, Perrin en aurait été ravi. Mais depuis le rapt de Faile, bien des choses avaient changé. Désormais, le silence de ces braves pesait des tonnes…

Le jeune Kenly Maerin, les joues pâles là où il avait (mal) rasé son embryon de barbe, évita de croiser le regard de Perrin, et Jori Congar, voleur maladif dès qu’il repérait un petit objet de valeur et ivrogne presque aussi compulsif, cracha sur le sol au moment où le jeune seigneur passait. Pour le punir, Ban Crawe le frappa très fort sur l’épaule, mais lui non plus ne regarda pas le mari de Faile.

En triturant son épaisse moustache, ridicule sous son grand nez, Dannil Lewin se leva péniblement.

— Des ordres, seigneur Perrin ?

Inquiétant de maigreur, Dannil parut soulagé quand son chef secoua la tête. Très vite rassis, il se concentra sur un chaudron en train de chauffer, comme s’il était pressé d’avaler la pesante bouillie. Dans son état, il l’était peut-être, car les occasions de se remplir le ventre se faisaient rares, ces derniers temps.

Derrière Perrin, Aram grogna de dégoût.

Dans le lot, il n’y avait pas que des gars de Deux-Rivières, mais les autres allaient tout aussi mal. Montagne de muscles au visage couvert de cicatrices, Lamgwin Dorn salua Perrin en tirant sur les mèches de son front puis en inclinant la tête. Malgré son allure de bagarreur de taverne, Lamgwin était désormais le serviteur personnel de Perrin – les rares fois où il lui en fallait un. En homme avisé, il voulait sans doute ménager son employeur.

Basel Gill, l’ancien aubergiste devenu leur shambayan par la grâce de Faile, se concentra sur la couverture qu’il pliait sans jamais relever son crâne chauve pour regarder Perrin. La « gouvernante » de Faile, Lini Eltring, son chignon blanc ajoutant à l’austérité naturelle d’un visage étroit, pinça les lèvres, cessa de remuer le contenu d’un chaudron et brandit sa longue louche en bois comme si elle voulait embrocher Perrin.

Ses yeux noirs brillant sur son pâle visage de Cairhienienne, Breane Taborwin tapa sur le bras de Lamgwin puis le foudroya du regard. Compagne du colosse – ou peut-être même épouse –, elle venait en deuxième position dans le trio de servantes de Faile.

Ces gens traqueraient les Shaido jusqu’à ce que mort s’ensuive, et s’ils retrouvaient un jour Faile, nul doute qu’ils lui sauteraient au cou. Pourtant, seul Lamgwin, sans zèle excessif, avait daigné saluer son mari.

Concentrés uniquement sur eux-mêmes, les Asha’man n’avaient jamais témoigné une once d’hostilité envers Perrin. Du coup, il aurait pu espérer un accueil moins glacial de la part de Jur Grady. Hélas, malgré le vacarme ambiant – glissant sans cesse sur la neige, les gens juraient d’abondance –, Grady dormait encore à poings fermés sous un appentis improvisé.

Au milieu de ses amis, voisins et serviteurs, Perrin se sentit seul comme jamais. Même s’il clamait sa loyauté à tous les vents, un homme finissait toujours par atteindre ses limites et renoncer. Mais là, tout ce qui justifiait la vie de Perrin, lui conférant de la valeur, l’attendait quelque part au nord-est. Dès que Faile serait de nouveau à ses côtés, tout rentrerait dans l’ordre.

Sur dix pieds de large, une palissade de piques acérées entourait le camp. Le long du secteur des lanciers du Ghealdan, ces obstacles étaient disposés de façon à laisser circuler des cavaliers. Cela dit, Balwer et Aram durent se placer derrière Perrin pour négocier l’étroit passage.

La lisière de la forêt était à moins de cent pas de là – la portée idéale pour les archers du territoire natal de Perrin –, une haie espacée de grands arbres semblant monter la garde sous la neige. S’il reconnaissait des pins, des ormes et des bouleaux, presque tous géants, le jeune seigneur aurait été en peine d’identifier certains autres vénérables. Mais il savait que des géants pareils tuaient presque tout ce qui poussait autour de leurs racines, laissant entre eux de larges intervalles envahis par des ombres menaçantes. Une antique forêt, du genre qui pouvait avaler des armées entières sans jamais recracher leurs ossements…

Lorsqu’ils se furent extraits de la palissade, Balwer décida qu’il ne serait jamais aussi seul avec Perrin qu’en cet instant.

— Seigneur, les cavaliers envoyés par Masema…

Resserrant les pans de son manteau, le petit homme jeta un regard soupçonneux à Aram, qui ne broncha pas.

— Je sais…, fit Perrin. Tu penses qu’ils contacteront les Capes Blanches.

Impatient de s’éloigner de ses « amis », il posa sur le pommeau de sa selle la main qui tenait la bride de Trotteur mais il ne mit pas le pied à l’étrier. Impatient lui aussi, le cheval piaffa.

— Dans cet ordre d’idées, Masema envoie peut-être des messages aux Seanchaniens…

— Je ne vous le fais pas dire, seigneur. C’est hautement possible, inutile de le nier. Mais puis-je rappeler que sa position sur les Aes Sedai est plus proche de celle des Fils de la Lumière ? Identique, pourrait-on même dire. Le Prophète aimerait voir le cadavre de toutes les sœurs, si c’était possible. Les Seanchaniens sont plus pragmatiques, dirons-nous. Donc, moins en harmonie avec Masema.

— Autant que tu détestes les Fils, maître Balwer, ils ne sont pas coupables de tous les maux du monde. Quant à Masema, il a déjà traité avec les Seanchaniens.

— Si vous le dites, seigneur…

Balwer restait impassible, mais il empestait le doute. Dans l’incapacité de prouver l’existence de contacts entre Masema et les Seanchaniens, Perrin pouvait encore moins révéler comment il savait que ces pourparlers étaient réels, car ça aggraverait ses difficultés actuelles. Très attaché aux preuves, justement, Balwer était mal à l’aise face à ce flou artistique.

— Quant aux Aes Sedai et aux Matriarches, seigneur… Les sœurs pensent toujours en savoir plus long que n’importe qui, à part d’autres sœurs, éventuellement. Et les Aielles me semblent taillées dans le même bois.

Perrin exhala quelques volutes blanches dans l’air.

— Dis-moi quelque chose que j’ignore, maître Balwer. Par exemple, pourquoi Masuri rencontre Masema, et pourquoi les Matriarches la laissent faire ? Je parie Trotteur contre un clou de fer à cheval qu’elle ne s’y risquerait pas sans leur permission.

Avec Annoura, c’était aussi un mystère, mais elle pouvait agir pour son propre compte. Ou pour celui de Berelain ? Très peu probable, ça…

Se retournant, Balwer sonda le camp, au-delà de la palissade, en direction des tentes des Aielles, comme s’il espérait voir à travers la toile.

— Les possibilités sont nombreuses, seigneur… Pour certaines personnes qui prêtent un serment, tout ce qui n’est pas interdit est autorisé et tout ordre qui n’est pas donné mérite d’être ignoré. D’autres prennent des initiatives censées aider leur suzerain, et ce sans demander sa permission. Les Aes Sedai et les Matriarches entrent dans une de ces catégories, semble-t-il. À part ça, j’en suis réduit à spéculer, dans les circonstances présentes.

— Et si je posais la question, simplement ? Les Aes Sedai ne peuvent pas mentir. Si j’insiste beaucoup, Masuri me dira peut-être la vérité.

Comme s’il était frappé de coliques, Balwer fit la grimace.

— Peut-être, seigneur… Peut-être… Parions plutôt qu’elle débitera quelque chose qui sonne comme la vérité. Les Aes Sedai, vous le savez, sont expertes en cet art subtil. Dans tous les cas, Masuri se demandera comment vous avez appris, pour les rencontres, et ça risque de la mener à Haviar ou à Nerion, voire aux deux. Les choses étant ce qu’elles sont, comment savoir à qui elle en parlera ? La simplicité n’est pas toujours la bonne option. Parfois, au lieu d’agir franchement, il vaut mieux porter un masque.

— Les Aes Sedai sont indignes de confiance, je te l’avais dit, intervint Aram. Je te l’avais dit, seigneur !

Perrin leva une main, réduisant au silence l’ancien Zingaro. Mais la puanteur de sa colère le saisit à la gorge. Alors qu’une part de lui-même aurait voulu inhaler ces relents méphitiques afin qu’ils le consument de l’intérieur, le jeune seigneur se força à expirer bruyamment. Puis il étudia Balwer. Si les Aes Sedai pouvaient distordre la vérité au point qu’on ne distingue plus le haut du bas – une question rhétorique, elles en étaient capables et ne s’en privaient pas –, à qui devait-on se fier, au bout du compte ? Car la confiance était la clé de tout, une leçon que Perrin avait payée au prix fort. Cela dit, il continua à contrôler sa propre rage. Un marteau devait être manié avec prudence, surtout devant une forge où la moindre erreur lui arracherait le cœur.

— Porter un masque, dis-tu, maître Balwer ? Serait-il judicieux qu’une partie des amis de Selande passent plus de temps avec les Aiels ? À les en croire, ils veulent devenir des guerriers du désert – un bon prétexte non ? Et l’un d’eux pourrait se rapprocher de Berelain et de sa conseillère.

— Ce devrait être faisable, seigneur, dit Balwer après l’ombre d’une hésitation. Le père de dame Medore est un Haut Seigneur de Tear, une filiation qui l’autoriserait à entrer en contact avec la Première Dame de Mayene et lui fournirait un prétexte. Parmi les Cairhieniens, un ou deux ont peut-être aussi le statut requis. Sélectionner ceux qui iraient vivre avec les Aiels serait encore plus simple.

Perrin acquiesça. Avec un marteau, même quand on brûlait d’envie de tout écrabouiller, il fallait prendre d’infinies précautions.

— Dans ce cas, faisons-le, maître Balwer ! Mais j’ai une remarque… Depuis que Selande est partie, tu essaies de m’influencer. À partir de maintenant, si tu as une proposition à faire, dis-le franchement. Même si je refuse neuf fois, je peux changer d’avis à la dixième. Je ne suis pas très intelligent, mais j’ai la volonté d’écouter ceux qui le sont – toi, par exemple. En revanche, ne tente pas de m’orienter vers une décision. Je n’aime pas ça !

Balwer cilla puis s’inclina humblement, les mains croisées sur sa taille. Il exhalait la surprise… et la satisfaction. La satisfaction ?

— Vous parlez d’or, seigneur… Mon ancienne employeuse détestait que je propose un plan sans qu’elle me l’ait demandé. Avec vous, c’est différent, et je me le tiendrai pour dit.

Le petit secrétaire hésita, puis décida de se jeter à l’eau :

— Vous servir m’est très agréable, et ce d’une manière que je n’attendais pas… Vous êtes ce que vous semblez être, sans aiguilles empoisonnées cachées dans votre manche pour frapper sans prévenir. Si mon ancienne employeuse était réputée pour son intelligence, vous êtes à sa hauteur, dans un registre différent. Devoir quitter votre service me désolerait. Tout employé parle ainsi pour ne pas perdre sa place, mais dans mon cas, c’est sincère.

Des aiguilles empoisonnées ? Avant d’entrer au service de Perrin, Balwer travaillait pour une noble murandienne. Soudain désargentée, elle n’avait pas pu le garder. À l’évidence, le Murandy était un pays plus violent qu’on le disait…

— Je ne vois aucune raison de me séparer de toi, maître Balwer. Mais parle-moi franchement, et laisse-moi décider. Pas de jeu d’influence ! Et oublie la flatterie !

— La flatterie, moi ? Jamais, seigneur… En revanche, je m’adapte en fonction de mon employeur. Dans ma profession, c’est obligatoire.

Le petit homme s’inclina de nouveau. Perrin ne l’avait jamais vu si obséquieux.

— Si vous n’avez plus besoin de moi, seigneur, puis-je me mettre en quête de dame Medore ?

Perrin fit « oui » de la tête. Après une nouvelle courbette, Balwer se détourna et repartit vers le camp, se faufilant par petits bonds, comme un moineau, entre les piques de la palissade. Un étrange bonhomme…

— Je me méfie de lui, marmonna Aram. Pareil pour Selande et les autres. Ils finiront tous par fricoter avec les Aes Sedai, je t’en fiche mon billet.

— Pourtant, il faut bien faire confiance à quelqu’un…, marmonna Perrin.

Oui, mais à qui ? Toute la question était là. Enfourchant Trotteur, il le talonna. Posé dans un coin de la forge, un marteau ne servait strictement à rien.

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