Même s’il savait que c’était le pain quotidien d’un militaire, Rodel Ituralde détestait attendre. La bataille à venir, le mouvement suivant de l’ennemi, sa prochaine erreur… Aussi immobile qu’un arbre, Ituralde scrutait la forêt hivernale. À mi-chemin de son zénith, le soleil ne générait aucune chaleur. Gelant dès qu’il expirait, le souffle du général recouvrait de givre sa moustache impeccablement taillée et la fourrure de renard noir qui bordait sa capuche.
Une chance que son casque soit accroché au pommeau de sa selle. Captant le froid, son plastron le diffusait vers ses multiples couches de vêtements – des strates de laine, de soie et de lin. Même la selle de Flèche était gelée, comme si le hongre blanc n’était plus qu’une grande statue de lait glacé. Le casque aurait congelé le cerveau d’Ituralde, brouillant ses idées.
En Arad Doman, le froid était arrivé très tard, mais depuis, il rattrapait le temps perdu. D’un automne anormalement chaud, il avait fallu moins d’un mois pour basculer au cœur de l’hiver. Desséchées après un très long été, les feuilles des arbres avaient gelé avant de pouvoir changer de couleur. À présent, elles scintillaient comme d’étranges émeraudes enveloppées de givre.
Autour d’Ituralde, les chevaux des quelque vingt soldats qui l’escortaient piétinaient parfois nerveusement dans l’épaisse couche de neige. Pour arriver jusque-là, la route avait été longue, et il restait du chemin à faire, que cette journée se révèle bonne ou mauvaise. Dans le ciel, des nuages noirs venus du nord dérivaient vers les cavaliers. Pour savoir que la température tomberait en flèche avant la nuit, inutile de consulter un devin du climat. D’ici là, la colonne devrait avoir trouvé un abri.
— L’avant-dernier hiver était bien plus rude, n’est-ce pas, général ? dit Jaalam d’un ton égal.
Ce jeune officier de grande taille avait un don pour lire les pensées d’Ituralde et il parlait juste assez haut pour que tous les autres entendent.
— Malgré tout, plus d’un homme rêverait d’une chope de vin chaud. Mais pas nos gars, bien entendu. Des parangons de sobriété. Tous amateurs d’infusion, je parie. Froide, de préférence. S’ils avaient des verges pour se flageller, ils se déshabilleraient et prendraient un bain de neige.
— Eh bien, pour l’heure, ils devront garder leurs vêtements, répondit Ituralde, cassant. Mais avec un peu de chance, ce soir, ils auront de l’infusion glacée.
Des rires discrets saluèrent le trait d’esprit. Triés sur le volet, ces hommes savaient quand il fallait ne pas faire de bruit.
Ituralde lui-même n’aurait pas refusé un gobelet de vin chaud aux épices voire une infusion fumante. Mais depuis beau temps, les marchands n’apportaient plus ces merveilles en Arad Doman. À dire vrai, ça faisait une petite éternité qu’aucun marchand étranger ne s’était aventuré au-delà de la frontière du Saldaea. Quand les nouvelles arrivaient aux oreilles du général, elles étaient aussi rassises que du pain vieux d’un mois – lorsqu’elles valaient mieux que de vulgaires rumeurs. Cela dit, ça n’avait aucune importance. Même si la Tour Blanche subissait pour de bon un schisme, et si des hommes capables de canaliser étaient vraiment appelés à Caemlyn, le monde devrait se passer de Rodel Ituralde jusqu’à la réunification de l’Arad Doman, un objectif ambitieux qui suffisait à occuper à plein temps n’importe quel individu sain d’esprit. Pour la énième fois, le général repensa aux ordres, les siens, que des cavaliers rapides comme le vent apportaient à tous les nobles loyaux au roi. Malgré leur kyrielle de disputes et de vendettas, ces hommes avaient encore ça en commun. Puisque les consignes venaient du Loup, le surnom d’Ituralde, ils lèveraient leurs armées et se mettraient en mouvement quand il le leur dirait – tant qu’il serait en grâce auprès du souverain. S’il le leur ordonnait, ils se cacheraient même dans les montagnes, attendant le signal d’agir. Pas sans rechigner, bien sûr, et plusieurs maudiraient même son nom, mais ils obéiraient. Le Loup, ils ne l’ignoraient pas, remportait des batailles. Mieux encore, il gagnait des guerres.
Le « Petit Loup », comme ils le surnommaient dans son dos. Qu’ils se moquent de sa taille, si ça les amusait – enfin, pas trop quand même –, tant qu’ils lui obéissaient au doigt et à l’œil.
Très bientôt, ils devraient chevaucher durement pour mettre en place un piège qui ne se refermerait pas avant des mois. Un plan au long cours très risqué. Toutes les manœuvres de ce genre pouvaient échouer de cent façons, et la sienne était d’une folle complexité. Au point que tout serait fini avant d’avoir commencé s’il ne parvenait pas à fournir l’appât. Ou si quelqu’un contrevenait à son ordre d’éviter les messagers du roi. Cela dit, tous ces hommes connaissaient ses motivations, et dans le lot, les plus guindés les partageaient, même s’ils répugnaient à évoquer le sujet à haute voix. Lui-même, il s’était montré très discret depuis qu’il avait reçu le dernier ordre en date d’Alsalam. Une missive qu’il gardait dans sa manche, sous la dentelle blanche qui tutoyait le bord de son gantelet renforcé de fer.
Ils avaient une chance – une minuscule chance – de secourir l’Arad Doman. La dernière… Et sans doute la dernière aussi de sauver le roi Alsalam de lui-même, avant que le Conseil des Marchands décide d’asseoir quelqu’un d’autre sur le trône. Plus de vingt ans durant, cet homme avait été un bon dirigeant. Veuille la Lumière qu’il le redevienne.
Un craquement sonore, au sud, incita Ituralde à poser la main sur la poignée de son épée longue. Autour de lui, du cuir grinça et du métal cliqueta tandis que ses compagnons l’imitaient.
À part ça, plus un bruit. Dans la forêt silencieuse, on entendait seulement, de temps en temps, le bruit sec d’une branche qui cède sous le poids de la neige.
Au bout d’un moment, Ituralde se détendit – si on pouvait parler ainsi, car il était sur des charbons ardents depuis que des rumeurs venues du nord évoquaient l’apparition du Dragon Réincarné dans le ciel de Falme. L’homme était peut-être bien le Dragon Réincarné – et qui sait, on l’avait peut-être vu dans le ciel. Quoi qu’il en soit, ces rumeurs avaient mis l’Arad Doman à feu et à sang.
S’il avait eu la bride sur le cou, Ituralde aurait pu étouffer cet incendie, c’était certain. Aucune vantardise là-dedans. En matière de bataille, de campagne ou de guerre, il s’estimait à sa juste valeur. Hélas, depuis que le Conseil avait décidé de l’exfiltrer de Bandar Eban – pour sa sécurité – Alsalam se prenait pour la réincarnation d’Artur Aile-de-Faucon, sa signature et son sceau ornant la multitude d’ordres qui sortaient à jet continu de sa mystérieuse cachette.
Même à Ituralde, les membres du Conseil, des femmes dans une écrasante majorité, refusaient de dire où le roi se terrait. Pire encore, ces gens faisaient mine de ne pas le savoir – avec une telle conviction que le général était parfois tenté de les croire. Une idiotie, bien entendu ! Le Conseil ne quittait pas le roi des yeux une minute.
Selon Ituralde, les maisons marchandes se mêlaient un peu trop de tout. Là, il aurait aimé qu’elles s’impliquent davantage. Pourquoi se taisaient-elles ? Un mystère… Car un souverain qui nuisait au commerce ne restait jamais bien longtemps sur le trône.
Loyal à ses serments, d’autant que le roi était un ami, le général ne pouvait pourtant pas se voiler la face. Les ordres d’Alsalam, proches du grotesque, étaient un moyen infaillible de parvenir… au chaos. Mais comment les ignorer ? Après tout, le roi restait le roi.
Certes, mais il avait d’abord ordonné au général de foncer à la rencontre d’une horde de fidèles du Dragon dont des espions « secrets » lui avaient signalé la présence au nord. Dix jours plus tard, alors que pas un ennemi n’avait pointé le bout du nez, un contrordre avait renvoyé la troupe vers le sud en quête d’une autre horde fantôme.
Ensuite, le général avait dû concentrer ses forces sur la défense de Bandar Eban – alors qu’une attaque sur trois fronts aurait mis un terme à tout ça – puis les diviser à un moment où un assaut massif eût été victorieux. Cerise sur le gâteau, le roi l’avait lancé à l’attaque d’un site abandonné par les fidèles, puis forcé à s’éloigner de l’endroit où ils campaient pour de bon.
Pire encore, les ordres d’Alsalam étaient souvent arrivés directement entre les mains des nobles censés suivre Ituralde. Du coup, Machir était parti dans une direction, Teacal dans une autre et Rahman dans une troisième. En quatre occasions, en pleine nuit, des alliés s’étaient entre-tués en croyant être enfin tombés sur l’ennemi. Tout ça sur ordre du roi, naturellement.
Pendant ce temps, les fidèles du Dragon avaient gagné en nombre et en confiance.
De son côté, Ituralde s’était couvert de gloire à Solanje, à Maseen, au lac Somal et à Kandelmar – les seigneurs du Katar n’étaient pas près de revendre aux ennemis de l’Arad Doman le produit de leurs mines et de leurs forges –, mais comme d’habitude, les ordres d’Alsalam avaient tout gâché.
Le dernier était différent. Pour commencer, avec l’intention d’intercepter le message, un Homme Gris avait tué dame Tuva. Mais le pli était quand même arrivé à son destinataire. Incapable de deviner pourquoi ce plan dérangeait les Ténèbres plus que les précédents, Ituralde s’était empressé de l’exécuter avant qu’Alsalam lui en envoie un nouveau.
Cet ordre ouvrait une myriade de possibilités, et le général les avait toutes étudiées. Les plus prometteuses commençaient ici et aujourd’hui. Quand il restait de maigres chances de succès, il fallait savoir les saisir.
Dans le lointain, le cri strident d’un geai des neiges retentit, vite suivi par un deuxième et un troisième. Les mains en coupe devant sa bouche, Ituralde répéta les trois appels. Peu après, un hongre pommelé clair sortit du couvert des arbres. Sur une telle monture, le cavalier vêtu d’un manteau blanc rayé de noir avait tout pour passer inaperçu dans la forêt, surtout quand il ne bougeait pas. Du genre costaud, le type portait une épée courte sur le flanc. À sa selle pendaient un carquois et un arc glissé dans son étui.
— On dirait bien qu’ils sont tous venus, seigneur, annonça-t-il de sa voix en permanence rauque.
Dans sa jeunesse, pour une raison oubliée, quelqu’un avait tenté de pendre Donjel. Alors qu’il abaissait sa capuche, révélant ses cheveux courts grisonnants, Ituralde se souvint que le cache noir, sur l’œil droit du type, était un autre souvenir de ses débuts tumultueux dans la vie.
Borgne ou pas, Donjel restait le meilleur éclaireur que le général ait connu.
— Presque tous, corrigea-t-il. Autour du pavillon de chasse, ils ont posté deux cercles concentriques de sentinelles. On les voit à une demi-lieue à la ronde, mais il est impossible d’approcher sans se faire repérer, ce qui laissera le temps de filer aux occupants du pavillon. À voir les empreintes, ils ont rassemblé moins d’hommes que vous le pensiez, mais ils sont quand même bien plus nombreux que nous.
Ituralde acquiesça. Les hommes qu’ils allaient rencontrer avaient accepté le Ruban Blanc qu’il proposait. Pendant trois jours, avec la Lumière pour témoin et le salut de leur âme comme enjeu, ses interlocuteurs et lui n’auraient pas le droit de dégainer leurs armes ni de verser le sang d’une autre manière.
Cela dit, dans cette guerre, on n’avait pas encore recouru au ruban, et certains individus, par ces temps, avaient une étrange conception du salut. Les fidèles du Dragon, par exemple… Souvent qualifié de « flambeur », le général n’en était pas un. L’astuce, c’était de savoir évaluer les risques. Et de prendre les bons quand il le fallait.
Ituralde tira de sa botte un paquet enveloppé de soie huilée et le tendit à Donjel.
— Si je ne suis pas à Gué de Coron dans deux jours, apporte ceci à ma femme.
L’éclaireur glissa l’objet sous son manteau, salua le général et s’éloigna vers l’ouest. Des paquets semblables, Ituralde lui en avait déjà confié plusieurs, presque toujours à la veille d’une bataille. Veuille la Lumière que Tamsin, son épouse, n’ouvre jamais celui-là. Dans le cas contraire, avait-elle prévenu, elle viendrait tirer les pieds du défunt. Le premier exemple connu d’une vivante hantant un mort…
— Jaalam, dit le général, allons voir ce qui nous attend dans le pavillon de chasse de dame Osana.
Il talonna Flèche et ses compagnons le suivirent.
Alors qu’ils chevauchaient, le soleil atteignit son zénith puis amorça sa descente. Au nord, les nuages noirs approchaient et il faisait de plus en plus froid. À part la neige qui crissait sous les sabots, pas un bruit dans la forêt apparemment déserte. Ne voyant pas les sentinelles dont avait parlé Donjel, Ituralde conclut que l’éclaireur avait une notion bien à lui de ce qu’était « une demi-lieue à la ronde ».
Ces sentinelles devaient être à l’affût, cherchant à repérer l’armée qui suivait peut-être le général, Ruban Blanc ou non. Parmi ces hommes, beaucoup avaient d’excellentes raisons de vouloir cribler de flèches Rodel Ituralde. En principe, le Ruban Blanc engageait aussi l’honneur des soldats d’un seigneur, mais ça n’avait rien de garanti. Le genre de risque qu’il fallait prendre, en somme…
Au milieu de l’après-midi, le prétendu « pavillon de chasse » d’Osana apparut entre les arbres. Un complexe de tours claires et de flèches élancées qui n’aurait pas déparé parmi les palais de Bandar Eban, réputés pour leur splendeur. Authentique chasseresse, Osana traquait les hommes et le pouvoir. Malgré sa relative jeunesse, ses nombreux trophées imposaient l’admiration. Et les « chasses » qu’elle organisait ici auraient fait froncer plus d’un sourcil, même dans la capitale. Aujourd’hui, le pavillon était en ruine, ses fenêtres brisées évoquant des bouches béantes aux dents ébréchées. Derrière, on ne captait ni lumière ni mouvement. Mais la neige, autour du bâtiment, portait de nombreuses empreintes de chevaux.
Sans ralentir, le général franchit le portail ornementé et entra dans la cour, où le martèlement des sabots se fit plus franc sur les pavés couverts de neige à demi fondue.
Comme il l’avait prévu, aucun serviteur ne vint l’accueillir. Dès le début des troubles qui secouaient l’Arad Doman – comme un chien secoue le rat qu’il tient dans sa gueule – Osana s’était éclipsée et ses domestiques avaient filé dans ses autres résidences, acceptant les postes les plus humbles. Par ces temps, sans employeur, on crevait de faim ou on se reconvertissait dans le banditisme – à moins de rejoindre les fidèles du Dragon.
Après avoir mis pied à terre devant le grand escalier de marbre, le général tendit les rênes de Flèche à un de ses hommes. Quand Jaalam leur eut ordonné de s’abriter là où ils le pourraient – avec leurs montures, bien entendu – les soldats avancèrent, presque sûrs que des carreaux d’arbalète jailliraient des balcons ou des fenêtres du « pavillon ». Négligeant les portes entrebâillées des écuries, ils se répartirent aux quatre coins de la cour et se pressèrent contre les chevaux. Malgré le froid, ils préféraient voir venir de loin le danger. Si le pire se produisait, quelques-uns auraient une chance de s’en tirer…
Jaalam à ses côtés, Ituralde retira ses gantelets, les glissa à sa ceinture et lissa la dentelle de ses poignets. Sur les marches, alors que la glace craquait sous ses semelles, il s’interdit de regarder nerveusement alentour. Le regard bien droit, il devait exsuder l’assurance, comme s’il était impossible que les choses tournent mal. La confiance, une des clés de la victoire ! Souvent, faire croire à l’ennemi qu’on en débordait était aussi efficace qu’en être vraiment empli.
Au sommet de l’escalier, Jaalam ouvrit un des lourds battants sculptés munis d’un anneau d’argent. Du bout d’un index, Ituralde s’assura que son grain de beauté était bien en place. Sur sa joue glacée, il ne sentait plus le contact de la petite mouche de velours noir. En tout point, le comportement qu’il aurait eu en se rendant à un bal…
Dans le hall d’entrée, on gelait autant qu’à l’extérieur. Précédés par deux nuages de buée, le général et son compagnon s’enfoncèrent dans une nappe de pénombre. Malgré l’absence de lumière, ils remarquèrent le sol en mosaïque – des scènes de chasse, avec des personnages et des animaux. Par endroits, les carreaux étaient ébréchés, comme si on avait traîné dessus de lourds objets – ou si on en avait laissé tomber. N’était un socle renversé qui devait jadis supporter un gros vase ou une petite statue, il n’y avait rien dans ce hall. Plus rien, pour être précis, des pillards s’étant emparés du peu que les domestiques n’avaient pas emporté.
Les cheveux blancs, plus émacié que lors de sa dernière rencontre avec le général, un homme seul attendait les visiteurs. Le plastron cabossé, un simple anneau d’or en guise de boucle d’oreille, il arborait des dentelles immaculées et, en des temps moins sinistres, le croissant de lune rouge qui scintillait près de son œil gauche aurait fait bonne figure à la cour.
— Au nom de la Lumière, sois le bienvenu sous les auspices du Ruban Blanc, seigneur Ituralde, dit-il en s’inclinant.
— Au nom de la Lumière, seigneur Shimron, je viens sous la protection du Ruban Blanc.
La réplique rituelle. Pendant longtemps, Shimron avait été un des plus proches conseillers d’Alsalam. Jusqu’à ce qu’il rejoigne les fidèles du Dragon. Pour atteindre très vite un poste élevé dans leur hiérarchie, bien entendu.
— Mon compagnon se nomme Jaalam. Il est lié par l’honneur à la maison Ituralde, comme tous les membres de mon escorte.
Avant Rodel, il n’existait pas de maison Ituralde. Main sur le cœur, Shimron répondit quand même à la courbette de Jaalam.
— L’honneur inspire le respect, dit-il. Seigneur Ituralde, vous voulez bien me suivre ?
Les grandes portes de la salle de bal manquaient à l’appel. Perplexe, Ituralde se demanda quels pillards avaient bien pu les emporter. Quoi qu’il en soit, ça laissait une arche en ogive assez large pour laisser passer dix hommes. Dans l’immense pièce, une cinquantaine de lanternes de toutes les formes et de toutes les tailles luttaient contre les ombres – sans parvenir à éclairer la voûte. À droite et à gauche de la salle, adossés aux murs peints, deux groupes d’hommes se faisaient face. Sans casque, par la grâce du Ruban Blanc, mais en armure et armés, ces quelque deux cents gaillards se regardaient en chiens de faïence.
D’un côté se tenait un trio de Domani aussi puissants que Shimron – Rajabi, Wakeda et Ankaer –, chacun flanqué de ses seigneurs mineurs, de roturiers sous serment et de petits groupes de deux ou trois membres qui ne comptaient aucun noble. Chez les fidèles du Dragon, il existait des conseils mais pas de dirigeant suprême. Pourtant, tous ces hommes étaient des chefs légitimes, certains dénombrant leurs partisans par vingtaines et d’autres par milliers.
Aucun ne semblant ravi d’être là, deux ou trois jetaient même des regards noirs au mur d’en face, devant lequel se pressait une cinquantaine de Tarabonais qui leur rendaient bien leur agressivité. Tous des fidèles du Dragon, peut-être, mais pas épargnés pour autant par la haine recuite que se vouaient les Domani et les Tarabonais.
Devant ce spectacle, Ituralde dut se retenir de sourire. Tant de non-Domani, vraiment ? Il n’avait pas compté sur la moitié…
— Le seigneur Rodel Ituralde vient à nous sous la protection du Ruban Blanc, annonça Shimron. Si quelqu’un songe à la violence, qu’il sonde son cœur et pense au salut de son âme.
Fin du protocole et début des débats.
— Pourquoi nous a-t-il proposé le Ruban Blanc ? demanda Wakeda.
Une main sur la poignée de son épée longue et l’autre serrée sur son flanc, il n’avait rien d’un géant, même s’il dominait Ituralde de quelques pouces. En revanche, il affichait l’arrogance d’un roi. En son temps, les femmes le trouvaient séduisant. Aujourd’hui, un cache noir dissimulait l’absence de son œil droit et son grain de beauté, telle une tête de flèche, semblait viser la balafre qui courait de sa joue à son front.
— Ituralde veut-il se joindre à nous ou exiger notre reddition ? Comme nous le savons tous, le Loup est aussi courageux que rusé. Serait-il téméraire au point de nous défier ?
Des murmures coururent dans les rangs des Domani. Un mélange d’amusement et de colère…
Pour s’empêcher de jouer avec le rubis de son oreille gauche, Ituralde croisa les mains dans son dos. Ce tic avec le rubis, c’était notoire, indiquait que la moutarde lui montait au nez. Parfois, il délivrait délibérément cette information. Pour l’heure, il devait paraître calme. Tant pis si cet homme parlait comme s’il n’était pas là !
Sous l’influence de la colère, on pouvait défier quelqu’un en duel. Mais il était là pour en livrer un, et cet exercice demandait une parfaite maîtrise de ses nerfs. Les mots, il le savait, pouvaient être aussi mortels que les armes.
— Ici, dit-il, nous sommes tous informés que nous avons un nouvel ennemi au sud. Les Seanchaniens ont submergé le Tarabon.
Ituralde balaya du regard les Tarabonais, dont aucun ne broncha. Sur les visages de ces gens, il n’avait jamais rien su lire. Avec leur grotesque moustache – quasiment des défenses poilues, pires encore que les bacchantes de rigueur au Saldaea – et leur ridicule voile, ils auraient aussi bien pu porter un masque. Et la pénombre, bien entendu, n’arrangeait rien. Mais il avait vu ces hommes équipés d’un « voile » en cotte de mailles, et il avait besoin d’eux.
— Après avoir déferlé dans la plaine d’Almoth, ils continuent vers le nord. Leurs intentions sont claires : conquérir l’Arad Doman puis le reste du monde.
— Le seigneur Ituralde vient-il pour savoir qui nous soutiendrons si les Seanchaniens nous envahissent ? demanda Wakeda.
— Seigneur Wakeda, je ne doute pas un instant que vous combattriez pour l’Arad Doman.
Wakeda s’empourpra sous cette insulte – comment pouvait-on seulement envisager le contraire ? Avec un bel ensemble, ses compagnons portèrent la main à leur arme.
— Selon des réfugiés, intervint Shimron, comme s’il craignait que Wakeda oublie le Ruban Blanc, il y a des Aiels dans la plaine.
Si Wakeda ne dégainait pas son arme, ou ne leur ordonnait pas de tirer la leur, ses partisans ne prendraient pas les devants…
— Ces Aiels combattent pour le Dragon Réincarné, à ce qu’on dit, continua Shimron. Il a dû les envoyer, peut-être pour qu’ils nous soutiennent. Dans l’histoire, nul n’a jamais vaincu les Aiels, pas même Artur Aile-de-Faucon. Seigneur Ituralde, vous vous souvenez des Neiges de Sang, dans votre jeunesse ? Quoi que prétendent les chroniques, vous me concéderez que nous n’avons pas vaincu lors de cette bataille. Et les Seanchaniens, selon moi, sont moins nombreux que nous l’étions alors. Pour ma part, j’ai entendu dire que les envahisseurs se dirigent vers le sud, à l’opposé de la frontière. Croyez-moi, la prochaine nouvelle, ce sera qu’ils se retirent de la plaine d’Almoth, pas qu’ils fondent sur nous.
Sur le terrain, Shimron n’était pas un mauvais chef. Mais ce qu’il pouvait être pédant !
Ituralde sourit. Du sud, les nouvelles arrivaient plus vite que de partout ailleurs, mais il avait craint de devoir mentionner lui-même les Aiels, au risque que ses interlocuteurs le soupçonnent de les manipuler. À dire vrai, il avait lui-même du mal à y croire. Des Aiels dans la plaine d’Almoth… Prudent, il n’ajouta pas que des guerriers du désert chargés d’aider les fidèles du Dragon seraient apparus d’abord en Arad Doman.
— J’ai moi aussi interrogé des réfugiés. Ils parlent de « raids » d’Aiels, pas de troupes nombreuses. Dans la plaine, ces guerriers ont sûrement ralenti les Seanchaniens, mais ils ne les ont pas forcés à battre en retraite.
» Les monstres volants des Seanchaniens ont survolé notre côté de la frontière. Ça ne milite pas en faveur d’une débandade…
D’un geste théâtral, Ituralde sortit la missive glissée sous sa manche et la brandit afin que tout le monde voie l’Épée et la Main en cire vert et bleu. Comme de coutume, ces derniers temps, il s’était servi d’une lame chauffée pour soulever le sceau royal sans le rompre. Ainsi, il pouvait le montrer aux sceptiques – de plus en plus nombreux, quand il était question des ordres d’Alsalam.
— Le roi m’ordonne de rassembler autant d’hommes que possible afin de frapper à mort les Seanchaniens.
Le général prit une grande inspiration. Là, il flambait pour de bon, car Alsalam risquait de finir la tête sur le billot avant que cette affaire soit terminée – ou, au moins, que le dé se soit arrêté sur la bonne face.
— Je vous offre une trêve… Au nom du roi, je m’engage à ne pas lever le petit doigt contre vous tant que les Seanchaniens menaceront l’Arad Doman. En échange, je vous demande de prêter le même serment et de m’aider à les combattre et à les repousser.
Un silence stupéfié tomba sur la salle. Rajabi, un colosse au cou de taureau, semblait ne pas en croire ses oreilles. Comme une fillette troublée, Wakeda se mordillait la lèvre.
— Seigneur Ituralde, souffla Shimron, peuvent-ils être repoussés ? Comme vous, dans la plaine d’Almoth, j’ai vu leurs Aes Sedai enchaînées…
Furieux, des hommes sautèrent nerveusement d’un pied sur l’autre. Personne n’aimait se reconnaître impuissant face à un ennemi, mais dans l’assistance, il y avait beaucoup de vétérans des premiers jours du conflit. Comme Ituralde et Shimron, ils savaient à quoi s’en tenir au sujet des Seanchaniens.
— Ils peuvent être vaincus, seigneur Shimron, répondit le général. Même avec les petites surprises qu’ils nous réserveront.
Une étrange façon de s’exprimer. La terre qui s’ouvre sous vos pieds, des éclaireurs montés sur des créatures des Ténèbres volantes… Mais le général devait parler avec l’assurance qu’il affichait par ailleurs. De plus, quand les « surprises » n’en étaient plus vraiment, on finissait par s’adapter. Un des fondamentaux de la stratégie, bien longtemps avant le retour des Seanchaniens.
L’obscurité les privait d’une partie de leur avantage, tout comme les orages. Et un bon devin du climat pouvait toujours prévoir l’arrivée d’une tempête.
— Un sage arrête de mâcher quand il arrive à l’os, reprit le général. Jusque-là, les Seanchaniens ont trouvé dans leur assiette des tranches de viande bien découpées. Je compte leur servir un morceau plus difficile à mastiquer. De plus, mon plan devrait les faire claquer des mâchoires si vite qu’ils se briseront les dents sur l’os avant d’avoir arraché une bouchée de chair.
» Bien, je viens de m’engager à ne pas vous nuire. Qu’en est-il de vous ?
Ituralde eut du mal à ne pas retenir son souffle. Plongé en lui-même, chaque homme semblait se repasser en boucle ses paroles.
Le Loup avait un plan. Oui, mais les Seanchaniens détenaient des Aes Sedai, ils disposaient de monstres volants et la Lumière seule savait de quoi d’autre.
Certes, mais le plan du Loup… Les Seanchaniens… Le Loup.
— Si un homme peut les vaincre, c’est vous, seigneur Ituralde, dit enfin Shimron. Je prête le serment que vous nous avez demandé.
— Moi aussi ! cria Rajabi. Nous les jetterons dans l’océan d’où ils viennent !
Un cou de taureau, et le tempérament qui allait avec…
Contre toute attente, Wakeda jura avec le même enthousiasme que les deux autres. Du coup, des dizaines d’hommes l’imitèrent, clamant leur loyauté vis-à-vis du roi et leur volonté d’écrabouiller les Seanchaniens. Les plus fervents jurèrent qu’ils suivraient Ituralde jusque dans la Fosse de la Perdition, s’il le fallait.
Des réactions flatteuses, certes, mais le général n’était pas venu que pour ça.
— Si vous voulez que nous luttions aussi pour l’Arad Doman, cria un homme, posez-nous franchement la question !
Les Domani qui venaient de prêter serment apprécièrent médiocrement cette intervention.
Jubilant sous un masque d’impassibilité, Ituralde se tourna vers le Tarabonais qui venait de l’interpeller. Élancé, ce type était doté d’un nez proéminent qui faisait saillir son voile comme une tente. Mais au-dessus, son regard se révélait dur et perçant.
Parmi les Tarabonais, bon nombre faisaient grise mine, comme s’ils n’aimaient pas qu’on ait parlé à leur place. À l’évidence, à l’instar des Domani, ils n’avaient pas de chef. Quoi qu’il en soit, l’homme avait pris l’initiative, lançant le processus.
Le général comptait depuis le début recevoir le soutien des Domani. Si agréable que ce fût, ça ne changerait pas la face du monde. Celui des Tarabonais, en revanche… Avec eux, le plan aurait cent fois plus de chances de fonctionner.
Après l’avoir salué, Ituralde s’adressa courtoisement au précieux trublion :
— Mon bon seigneur, je vous offre une chance de combattre pour le Tarabon. Dans la plaine d’Almoth, les Aiels sèment la panique, si on en croit les réfugiés. Dites-moi, s’ils portaient une armure ornée de rayures, comme celle des Tarabonais alliés aux Seanchaniens, cent ou deux cents de vos hommes pourraient-ils profiter de cette panique pour entrer au Tarabon ?
Alors que les Domani marmonnaient agressivement, les Tarabonais se rembrunirent, ce qu’on aurait pu croire impossible, considérant leur mine fermée. Même si les nouvelles étaient rares, ils savaient que la Panarch et le roi choisis par les Seanchaniens avaient juré allégeance à une Impératrice qui régnait sur l’autre rive de l’océan d’Aryth. L’idée que nombre de leurs compatriotes servaient désormais ladite Impératrice leur donnait de l’urticaire. Sur la plaine d’Almoth, la plupart des « Seanchaniens » étaient en réalité des Tarabonais.
— Que pourraient faire cent ou deux cents hommes ? demanda le trublion, railleur.
— Pas grand-chose, concéda Ituralde. Mais imaginez qu’il y ait cinquante groupes de ce type. Ou cent ?
Les Tarabonais ralliés aux fidèles du Dragon devaient pouvoir rassembler autant d’hommes…
— S’ils frappaient tous le même jour, aux quatre coins du Tarabon ? Je suis prêt à venir aussi, avec tous les hommes que je pourrai déguiser en Tarabonais « rayés ». Ainsi, vous comprendrez que ce n’est pas une astuce pour me débarrasser de vous.
Les Domani râlèrent de plus belle, Wakeda le beau premier, si étrange que ce fût. Le plan du Loup, c’était bien beau, mais ils voulaient le général à leur tête.
Les Tarabonais discutèrent entre eux. Tant d’hommes pourraientils traverser la plaine sans se faire repérer – même par petites unités ? En étant divisés ainsi, que réussiraient-ils à faire ? Pour commencer, accepteraient-ils de porter l’armure infamante maquillée aux couleurs des Seanchaniens ?
En matière de querelle, les Tarabonais n’avaient rien à envier aux braillards du Saldaea.
Sauf le type au grand nez… Cherchant le regard du général, il hocha presque imperceptiblement la tête. Avec la moustache et le voile, c’était dur à dire, mais Ituralde aurait juré qu’il souriait.
Le général comprit que c’était bien parti. Pour signifier son accord alors que ses compatriotes palabraient encore, l’homme devait avoir sur eux plus d’influence qu’il semblait.
Tous les Tarabonais seraient dans le coup, aucun doute. Avec le général, ils chevaucheraient vers le sud, en direction de ce que les Seanchaniens tenaient pour leur fief, et ils frapperaient les envahisseurs au visage, comme pour les défier en duel. Après, ils tiendraient à rester chez eux pour continuer le combat. C’était inévitable, et il ne fallait pas espérer autre chose.
Dans cette configuration, Ituralde et ses quelques milliers d’hommes devraient retraverser la plaine d’Almoth avec une meute aux trousses. Une meute furieuse, si la Lumière voulait bien briller pour lui…
Le général rendit son sourire au Tarabonais – si sourire il y avait. Avec un peu de chance, les généraux seanchaniens ne verraient pas où ils les entraînaient avant qu’il soit trop tard. Dans le cas contraire, il avait un plan de rechange.
Alors qu’il pataugeait dans la neige entre les arbres, Eamon Valda resserra sur son torse les pans de son manteau. Sans la moindre pause, un vent glacé murmurait entre les branches lestées de neige – un son trompeusement paisible à la lumière grisâtre d’un jour humide.
Traversant sans peine la laine pourtant épaisse, le froid se répandait jusque dans les os de Valda. Autour de lui, le camp dressé dans la forêt était trop silencieux. En principe, bouger réchauffait un peu, mais les hommes, sauf obligation contraire, préféraient rester groupés et recroquevillés sur eux-mêmes.
S’immobilisant brusquement, Valda plissa le nez à cause d’une atroce puanteur. À croire qu’il respirait l’odeur d’une vingtaine de tas d’ordures grouillant d’asticots. S’il réussit à contrôler sa nausée, il laissa libre cours à sa fureur. Ce camp manquait cruellement de rigueur ! Partout où les branches pouvaient constituer un abri, on avait installé les tentes sans aucun souci d’efficacité ou de logique. Çà et là, les chevaux étaient attachés à des troncs au lieu d’être regroupés le long de cordes tendues entre des piquets. Le type de négligence qui conduisait immanquablement à la crasse. Pas assez surveillés, les hommes enterraient le crottin sous quelques pelletées de terre seulement – histoire d’en terminer au plus vite – et ils creusaient des feuillées trop près des tentes, afin de ne pas s’exposer au froid quand ils devaient se soulager.
Désormais, tout officier qui autoriserait ces manquements serait dégradé et devrait apprendre sur le tas à manier une pelle.
Alors que Valda scrutait le camp pour localiser la source de la puanteur, celle-ci disparut. Pas parce que le vent avait changé. Non, l’odeur s’était volatilisée. Brièvement déstabilisé, Valda continua sa ronde, concentré comme jamais. L’odeur était bien venue de quelque part. Dès qu’il aurait trouvé les hommes qui s’asseyaient sur le règlement, il les punirait, histoire de faire un exemple. En ces temps plus que jamais, la discipline devait être de fer.
À la lisière d’une grande clairière, Valda s’immobilisa de nouveau. Ici, pourtant à proximité du camp, la neige était lisse et immaculée. Toujours à l’abri des arbres, le chef des Fils de la Lumière sonda le ciel où des nuages gris occultaient le soleil de midi. Captant un mouvement, il retint son souffle, mais se détendit quand il vit qu’il s’agissait d’un petit oiseau marron qui volait bas pour échapper aux rapaces.
Valda éclata d’un rire amer. Depuis que les Seanchaniens – que la Lumière les maudisse ! – avaient conquis Amador et la Forteresse de la Lumière, un peu plus d’un mois s’était écoulé, et il avait déjà développé de nouveaux réflexes. À l’inverse des idiots, les sages apprenaient vite.
Intoxiqué par d’antiques récits glorieux enjolivés au fil du temps, Ailron avait espéré gagner le pouvoir qui allait en principe avec sa couronne. Quel imbécile ! Refusant de voir la réalité, il avait abouti au Désastre d’Ailron, un fiasco qui portait bien son nom, même si on l’appelait aussi la « bataille de Jeramel » – l’échappatoire de quelques nobles amadiciens survivants traumatisés par la défaite qui tentaient de sauver la face contre toute raison.
Valda se demanda quel nom le roi Ailron avait utilisé lorsque les sorcières domestiquées des Seanchaniens avaient entrepris de réduire en bouillie les rangs bien ordonnés de son armée. Dès qu’il fermait les yeux, le chef des Fils de la Lumière revoyait la terre jaillir pour se transformer en geysers de feu. Dans ses cauchemars, ces images le hantaient.
Capturé alors qu’il tentait de fuir, Ailron avait été exécuté, sa tête fichée sur la lance d’un Tarabonais. Une mort adaptée, pour un crétin.
Valda avait plus de neuf mille Fils de la Lumière avec lui. En des heures très sombres, un homme doté de discernement pouvait tirer un grand parti d’une force pareille.
À l’autre bout de la clairière, adossée aux arbres, se dressait une demeure rudimentaire – une seule pièce et des murs disjoints attaqués par les mauvaises herbes – qui appartenait jadis à un charbonnier.
À l’évidence, le propriétaire était parti depuis un bon moment. Sous le toit de chaume qui s’affaissait par endroits, les étroites fenêtres aux vitres depuis longtemps brisées étaient occultées par des couvertures sombres. Devant la porte de guingois, deux colosses montaient la garde, un soleil et un bâton de berger rouge ornant le côté gauche de leur cape. Les bras enroulés autour du torse, ils tapaient du pied pour se réchauffer. Face à un ennemi, ils n’auraient jamais eu le temps de dégainer leur épée. Normal, les Confesseurs avaient l’habitude de travailler à l’intérieur…
Visage de marbre, ils regardèrent Valda approcher avant de se fendre d’un salut minimaliste. Pourquoi manifester du respect à un homme qui ne portait pas le bâton rouge ? Et tant pis si c’était le seigneur général des Fils de la Lumière…
Un des types ouvrit la bouche, sans doute pour lancer un « Qui va là ? », mais Valda l’ignora, avança et poussa la porte. Au moins, les Confesseurs ne tentèrent pas de l’arrêter. Sinon, il les aurait abattus sans sourciller.
Dans la maison, Asunawa, assis à une table bancale, une main décharnée serrant une tasse en étain fumante, leva les yeux du petit livre qu’il étudiait. Unique autre meuble de la pièce, sa chaise semblait aussi miteuse que la table, mais on l’avait renforcée avec des lanières de cuir.
Valda pinça les lèvres pour les empêcher de dessiner un rictus méprisant. Le Haut Inquisiteur de la Main de la Lumière exigeait d’avoir un toit sur la tête – même délabré – plutôt que la toile d’une tente. Et il se régalait de vin aux épices alors que personne, depuis une semaine, n’avait bu ne serait-ce qu’une goutte de piquette. Comble du luxe, des flammes crépitaient dans la cheminée.
Avant même le Désastre d’Ailron, les feux de cuisson étaient interdits, car ils risquaient de trahir leur position…
Alors que la plupart des Fils méprisaient les Confesseurs, ils éprouvaient un étrange respect pour Asunawa – comme si ses cheveux blancs et son visage émacié de martyr suffisaient à l’auréoler de toutes les vertus qu’ils vénéraient. Quand il s’en était aperçu, Valda avait eu besoin d’un moment pour s’y faire. Asunawa lui-même en était-il conscient ? Le seigneur général ne l’aurait pas juré…
Quoi qu’il en soit, il y avait assez de Confesseurs dans le camp pour semer le trouble. Rien d’ingérable, mais pour l’instant, mieux valait éviter les problèmes.
— C’est presque l’heure, dit Valda en refermant la porte. Vous êtes prêt ?
Asunawa ne fit pas mine de se lever ni de saisir la cape blanche pliée sur la table à côté du livre. Sur ce vêtement, il n’y avait pas de soleil, mais uniquement le bâton de berger rouge.
Le Haut Inquisiteur mit les mains au-dessus du livre pour le dissimuler. La Voie de la Lumière de Mantelar, aurait parié Valda. Une étrange lecture, pour cet homme. L’ouvrage était plutôt destiné aux nouvelles recrues, dont certaines, illettrées au moment de prêter serment, apprenaient à lire pour s’en inspirer.
— Mon fils, on m’a rapporté qu’une armée andorienne est entrée au Murandy. Pour s’y enfoncer, peut-être…
— Le Murandy est très loin d’ici, dit Valda comme s’il n’avait pas remarqué qu’Asunawa jetait du feu sur une huile très ancienne.
Une querelle que l’Inquisiteur avait déjà perdue, même s’il faisait mine de l’oublier. Mais que fichaient donc des Andoriens au Murandy ? En supposant qu’ils y soient. Trop souvent, les « rapports » n’étaient que des élucubrations de voyageurs – voire des mensonges délibérés.
Andor… Le nom même était une torture pour Valda. Mais aujourd’hui, Morgase était morte ou réduite en esclavage par quelque Seanchanien – des gens qui ne respectaient pas les titres, à part les leurs. Défunte ou devenue servante, Morgase était perdue pour lui. Plus grave encore, ses plans concernant Andor ne valaient plus rien. Après avoir été une pièce maîtresse du jeu, Galadedrid redevenait un jeune officier parmi tant d’autres – beaucoup trop aimé par les soldats, cependant, pour être un bon chef.
Par bonheur, Valda était pragmatique. Le passé étant le passé, d’autres plans avaient poussé Andor dans l’oubli.
— Pas si loin que ça, mon fils, si nous nous dirigeons vers l’est à travers le nord de l’Altara. Les Seanchaniens doivent toujours être aux alentours d’Ebou Dar.
Les mains tendues vers les flammes pour les réchauffer, Valda soupira. Au Tarabon et ici, en Amadicia, les envahisseurs s’étaient répandus comme une infection. Pourquoi en aurait-il été autrement en Altara ?
— Avez-vous oublié la présence des sorcières en Altara ? Avec une armée à leurs côtés, si je dois vous rafraîchir la mémoire. Sauf si elles sont déjà au Murandy…
Sur les déplacements des sorcières, Valda était enclin à croire les rapports. Malgré lui, il haussa le ton :
— Et si cette armée andorienne dont vous parlez était justement la leur ? Elles ont livré Caemlyn à al’Thor, souvenez vous-en ! Puis l’Illian et la moitié de l’Est ! Pensez-vous vraiment que les sorcières sont divisées ? Soyez sincère !
Valda inspira à fond pour se calmer – ou essayer, en tout cas. Chaque nouveau récit venu de l’est était pire que le précédent.
S’engouffrant dans la cheminée, un souffle d’air fit voleter des flammèches dans la pièce. Avec un juron, Valda recula. Maudite masure de paysan ! Rien ne fonctionnait.
Asunawa referma le livre entre ses paumes, comme s’il entendait prier. Mais une lueur sauvage dansait dans ses yeux profondément enfoncés.
— Les sorcières doivent être éliminées ! Voilà ce que je pense !
— Je me contenterais de savoir comment les Seanchaniens font pour les domestiquer.
Avec suffisamment d’Aes Sedai « apprivoisées », il aurait été possible de chasser al’Thor d’Andor, de l’Illian et de tous les autres lieux qu’il avait investis, se montrant plus insidieux que les Ténèbres. Aux yeux de Valda, cet exploit serait supérieur à ceux d’Aile-de-Faucon en personne.
— Il faut les éliminer, insista Asunawa.
— Et disparaître avec elles ? grinça Valda.
Quand on frappa à la porte, Asunawa marmonna un « oui » agacé. Une main sur le cœur, un des gardes entra, le dos bien droit.
— Seigneur Inquisiteur, dit-il, plein de respect, le Conseil des Initiés vient d’arriver.
Valda attendit la suite. Face aux dix seigneurs capitaines survivants, en selle et prêts au départ, le vieux fou continuerait-il à s’entêter ? Ce qui était fait était fait – parce qu’il avait fallu le faire…
— Si ça provoque la chute de la Tour Blanche, soupira Asunawa, je m’en satisferai. Pour le moment. En attendant, je viendrai à cette réunion.
Valda eut l’ombre d’un sourire.
— Dans ce cas, je suis satisfait aussi. Ensemble, nous regarderons tomber les sorcières.
Moi, en tout cas, j’assisterai à ce spectacle…
— Vous devriez faire seller votre cheval. Avant la nuit, nous avons beaucoup de chemin à faire.
Toi, Asunawa, c’est beaucoup moins sûr…
Gabrelle appréciait beaucoup les chevauchées hivernales dans la forêt en compagnie de Toveine et Logain – qui les laissait toujours avancer à leur rythme, leur concédant un peu d’intimité tant qu’elles ne traînaient pas trop loin derrière lui. Pourtant, les deux Aes Sedai se parlaient rarement, y compris quand elles se retrouvaient pour de bon en privé. Logique, puisqu’elles n’étaient pas amies, et même loin de là. Quand Logain proposait ces promenades, Gabrelle aurait donné cher pour que Toveine refuse de venir. Être vraiment seule aurait été si agréable.
Tenant les rênes d’une main gantée de vert, l’autre serrant sur son torse les pans de son manteau doublé de renard, Gabrelle autorisa le froid à l’atteindre un peu, juste pour ses vertus revigorantes. Même si la neige n’était pas très épaisse, l’air matinal se révélait mordant.
Très haut dans le ciel, un oiseau aux larges ailes se laissait porter par le vent. Un aigle, peut-être – l’ornithologie n’était pas le point fort de Gabrelle. Les plantes et les minéraux, eux, ne bougeaient pas quand on les étudiait, même chose pour les livres et les parchemins, encore que ces derniers, trop antiques, s’effritaient parfois entre les doigts de l’érudit.
À une telle distance, nul n’aurait pu identifier l’oiseau. Mais un aigle collait bien avec ces terres où alternaient des fourrés et des arbres solitaires. Des chênes, des pins et des sapins qui avaient assassiné la plus grande partie du sous-bois, n’étaient quelques lianes têtues accrochées à un rocher dans l’attente d’un printemps encore lointain.
Comme une novice à l’exercice, Gabrelle grava ce paysage dans son esprit.
Avec Logain et Toveine pour seuls compagnons, elle aurait presque pu croire qu’elle était loin de la Tour Noire. Un nom horrible qui lui venait trop aisément à l’esprit, désormais.
Quand on connaissait les grands bâtiments de pierre qui abritaient des centaines d’hommes en formation – sans parler du village qui avait poussé tout autour – l’endroit se révélait aussi réel que la Tour Blanche. Oui, rien d’imaginaire là-dedans… Contrainte d’y vivre depuis près de deux semaines, Gabrelle avait encore à découvrir certaines parties du complexe qui s’étendait sur des lieues à l’abri d’une ébauche de mur d’enceinte en pierre noire. Pourtant, dans la forêt, elle pouvait encore se croire ailleurs.
Enfin presque, car il y avait ce constant fardeau de sensations et d’émotions – l’essence de Logain Ablar, toujours présente à l’arrière-plan de son esprit. En permanence, une impression de méfiance sous contrôle et de muscles sur le point de se bander. Avec un loup en chasse, ou peut-être un lion, on devait sentir la même chose.
Gabrelle n’avait jamais eu de Champion – un luxe inutile aux yeux des sœurs marron, alors qu’un simple domestique pouvait rendre les mêmes services – et il était vraiment étrange d’être impliquée dans un lien. Surtout au mauvais bout, si on pouvait s’exprimer ainsi. Mais en réalité, c’était pire que ça. La prenant dans un réseau d’interdictions, ce lien la forçait à obéir. En d’autres termes, ça n’avait guère de rapport avec la relation d’une Aes Sedai et d’un Champion. Pour commencer, les sœurs ne forçaient pas leur Champion à obéir – enfin, pas très souvent. Et depuis des siècles, elles ne se liaient plus à des hommes contre leur volonté.
Cette situation restait un fascinant sujet d’étude. N’ayant pas ménagé ses efforts afin d’interpréter ce qu’elle captait, Gabrelle réussissait parfois à lire les pensées de Logain – ou presque. À d’autres moments, c’était comme avancer sans lumière dans une galerie de mine.
La tête sur le billot, Gabrelle aurait encore essayé d’analyser et de comprendre. Et ça n’était pas qu’une image.
Mais Logain aussi la sentait à travers le lien.
Un point qu’elle ne devait jamais perdre de vue. Si certains Asha’man pouvaient penser que les Aes Sedai se résignaient à la captivité, seul un crétin aurait cru que cinquante et une sœurs, toutes liées de force à un homme, ne tenteraient pas de se libérer. N’ayant rien d’un crétin, Logain savait en outre que ces sœurs étaient venues pour détruire la Tour Noire.
En revanche, il ne soupçonnait pas qu’elles tentaient toujours de mettre un terme à une affreuse menace : des centaines d’hommes capables de canaliser le Pouvoir ! Par la Lumière, privées de liberté comme elles l’étaient, un seul ordre aurait pu les neutraliser.
« Tu ne feras rien qui puisse nuire à la Tour Noire. »
Pourquoi les Asha’man n’avaient-ils pas pris cette précaution élémentaire ? Quoi qu’il en soit, ses sœurs et elle devaient réussir. Sinon, le monde serait condamné.
Ses larges épaules mises en valeur par sa veste noire – sans une touche de couleur, n’étaient l’Épée d’argent et le Dragon rouge et or fixés au col –, Logain se tourna sur sa selle. Sa cape également noire rejetée dans son dos, il semblait défier le froid de l’atteindre. Semblait ? C’était peut-être bel et bien le cas, parce que les hommes tels que lui, à tout instant, paraissaient prêts à en découdre avec l’univers entier.
Logain sourit à Gabrelle. Pour la rassurer ? Avait-elle laissé filtrer trop d’angoisse via le lien ? Quel équilibrisme permanent ! S’efforcer de contrôler ses émotions, de montrer le bon « visage » à chaque instant… C’était un peu comme l’épreuve qui permettait d’obtenir le châle. Ce jour-là, en dépit de toutes les causes de déconcentration, chaque tissage devait être réalisé à la perfection, sans droit à l’erreur. Mais l’épreuve ne durait pas des semaines, sans une minute de répit.
Voyant que Logain s’intéressait maintenant à Toveine, Gabrelle soupira de soulagement. Un simple sourire, en gage d’amitié… D’un naturel très sociable, Logain aurait été sympathique, dans des circonstances différentes, et en étant… quelqu’un d’autre.
Toveine rendit son sourire à l’Asha’man. Pas pour la première fois, Gabrelle dut s’empêcher de hocher la tête de surprise. Comme si elle entendait se protéger du froid, elle tira sur sa capuche afin de noyer son visage dans les ombres, mais en gardant un angle de vue pour épier la sœur rouge.
D’après ce qu’elle savait d’elle, Toveine n’était pas du genre à enfouir profondément ses haines – bien au contraire – et elle abominait les hommes capables de canaliser au moins autant que ses compagnes de l’Ajah Rouge.
Avec Logain Ablar, la détestation était encore pire, puisqu’il avait accusé l’Ajah Rouge de l’avoir poussé à devenir un faux Dragon. Même s’il n’en parlait plus, le mal était fait. Parmi les sœurs prisonnières, certaines pensaient que les rouges étaient tombées dans leur propre piège. Malgré tout ça, Toveine se pâmait devant Logain.
Perplexe, Gabrelle se mordilla la lèvre. Bien sûr, Desandre et Lemai leur avaient ordonné à toutes d’entretenir une relation cordiale avec l’Asha’man auquel elles étaient liées – avant d’agir, il fallait endormir la méfiance de ces types – mais Toveine se cabrait dès qu’une de ces deux femmes lui donnait un ordre. Peu encline à leur céder, elle aurait sans doute refusé si Lemai n’avait pas été une sœur rouge comme elle – et tant pis si elle avait affirmé le contraire.
Après qu’elle les eut conduites à la captivité, les sœurs avaient cessé de reconnaître son autorité, et elle avait du mal à l’avaler. Pourtant, elle s’était mise à sourire à Logain dès qu’elle en avait reçu la consigne.
Dans le même ordre d’idées, comment Logain, à l’autre extrémité du lien, pouvait-il prendre pour argent comptant les minauderies de Toveine ? Une énigme que Gabrelle avait tenté de résoudre sans y parvenir. Car enfin, le gaillard en connaissait long sur Toveine. De plus, savoir à quel Ajah elle appartenait aurait dû suffire. Pourtant, quand il regardait la sœur rouge, Gabrelle le sentait aussi confiant que lorsqu’il se tournait vers elle. « Confiant » était un bien grand mot, car il se méfiait de tout le monde. Moins des sœurs que des Asha’man, semblait-il. Et ça, ce n’était pas logique.
Ce n’est pas un imbécile, se rappela Gabrelle. Alors, pourquoi ce comportement ? Même question pour Toveine. Elle manigance quoi, exactement ?
Sans crier gare, la sœur rouge sourit à Gabrelle et… lui répondit comme si elle avait posé une de ses questions à voix haute.
— Quand tu es là, souffla-t-elle dans un nuage de buée, il est à peine conscient de ma présence. C’est toi qui l’as fait prisonnier, chère sœur.
Prise au dépourvu, Gabrelle ne put s’empêcher de rougir. Toveine n’était pas du genre à bavarder, et dire qu’elle désapprouvait sa relation avec Logain était un euphémisme au carré. Pourtant, séduire cet homme avait paru une stratégie parfaite pour découvrir ses faiblesses et en apprendre plus long sur ses plans. D’accord, c’était un Asha’man, mais elle avait reçu le châle bien avant qu’il vienne au monde, et en matière d’hommes, elle n’était pas une innocente colombe.
Quand il avait vu clair dans son jeu, Logain s’était montré si surpris qu’elle avait failli le prendre pour un pauvre innocent. Quelle idiote ! Au bout du compte, jouer les ardentes Domani lui avait valu un lot de surprises – et quelques chausse-trappes. Plus un piège dont elle ne pourrait jamais parler à personne, mais dont Toveine, redoutait-elle, était au moins en partie informée.
Cela dit, toutes les sœurs qui avaient suivi le même chemin que le sien devaient être au courant aussi. Et selon elle, il y en avait plusieurs. Bien entendu, aucune n’avait abordé le sujet ni ne le ferait jamais…
Logain pouvait occulter le lien – d’une manière si primitive qu’elle pensait être en mesure de le localiser même s’il dissimulait bien ses émotions. Au lit, en revanche, il laissait tomber le masque. Sans exagération, le résultat était dévastateur. Plus de retenue sereine ni de froideur analytique ! Plus de simple raison, même…
À la hâte, Gabrelle invoqua l’image du paysage enneigé et la « fixa » dans son esprit. Des arbres, des rochers, une neige bien lisse. Bien lisse et froide !
Logain ne se retourna pas et ne laissa filtrer aucun indice. Pourtant, le lien apprit à Gabrelle qu’il avait senti son bref moment de perte de contrôle. Le bougre en rayonnait d’arrogance ! Et de satisfaction.
De justesse, Gabrelle contint sa fureur. Mais c’était une erreur, s’avisa-t-elle. Conscient de ce qu’elle avait capté chez lui, Logain devait s’attendre à ce qu’elle explose.
Quand elle lâcha la bonde à sa colère, il en fut amusé et ne tenta même pas de le cacher.
Du coin de l’œil, Gabrelle nota le sourire suffisant de Toveine, mais elle n’eut pas le temps de s’appesantir sur la question.
Alors qu’ils étaient seuls depuis le début de la matinée, un cavalier apparut. Un type en noir sans cape ni manteau qui talonna son cheval dès qu’il les vit, histoire de les rejoindre plus vite.
Parangon de calme, Logain tira sur les rênes de sa monture et attendit. S’immobilisant près de lui, Gabrelle se tendit. Dans le lien, les sentiments et les émotions venaient de changer. En Logain, elle sentait la tension d’un loup qui s’apprête à bondir. Bizarrement, au lieu de voler vers la poignée de son épée, sa main droite gantée reposait toujours sur le pommeau de sa selle.
Presque aussi grand que Logain, le cavalier aux longs cheveux blonds et aux larges épaules affichait un sourire charmeur – en sachant très bien ce qu’il faisait. Pour l’ignorer, il était bien trop beau – bien plus que Logain, sans nul doute. Alors que des rides sillonnaient le visage de l’un, l’autre arborait la peau lisse d’un très jeune homme. Pourtant, l’Épée et le Dragon brillaient aussi au col de sa veste. Ses yeux bleus plissés, il scruta les deux sœurs puis lâcha :
— Tu couches avec les deux, Logain ? La plus en chair a des yeux glaciaux, mais l’autre semble très chaude.
Toveine en siffla de colère et Gabrelle serra les dents. N’étant pas originaire du Cairhien – un pays où on faisait en privé ce qu’on condamnait en public –, la sœur marron n’avait pas essayé de se cacher. Cela dit, ça n’était pas une raison pour clamer la vérité sur tous les toits. Et ce type parlait comme s’ils avaient gardé les cochons ensemble !
— Ne redis jamais ça, Mishraile, fit Logain, extérieurement très calme.
Gabrelle s’avisa que le lien avait encore changé. Il était glacial, désormais, au point de faire paraître la neige brûlante. Assez froid pour qu’une tombe passe pour un nid bien chaud.
Mishraile… Atal Mishraile… Gabrelle avait déjà entendu ce nom. En le prononçant, Logain avait trahi la méfiance que ce type éveillait en lui – bien supérieure à celle que Toveine et elle lui inspiraient. Mais il n’y avait pas que ça… Une envie de tuer…
De quoi éclater de rire. Logain était son geôlier, pourtant, il se serait battu pour défendre son honneur ? C’était effectivement risible – mais pas au point de négliger l’information. Dans sa situation, la moindre bribe pouvait être utile.
Toujours souriant, le jeune insolent parut ne pas avoir entendu la menace.
— Le M’Hael dit que tu peux y aller, si ça te chante. Mais pourquoi aurais-tu envie de te coller au recrutement ?
— Parce que quelqu’un doit le faire…
Gabrelle et Toveine se regardèrent, perplexes. Pourquoi, en effet, Logain aurait-il voulu se mêler du recrutement ? Depuis qu’elles vivaient à la Tour Noire, elles avaient vu des groupes d’Asha’man revenir de cette mission – épuisés d’avoir « voyagé » sur de longues distances, couverts de crasse et d’une humeur de chien. Les recruteurs du Dragon Réincarné n’étaient pas toujours reçus à bras ouverts, semblait-il, même avant d’avoir exposé le réel motif de leur venue.
Pourquoi Toveine et Gabrelle entendaient-elles parler de ça pour la première fois ? Au lit, la sœur marron aurait juré que l’Asha’man lui disait absolument tout.
Mishraile haussa les épaules.
— Beaucoup de Dédiés et de Soldats se chargent de ce boulot… Mais superviser la formation doit être ennuyeux, à la longue. Apprendre à des idiots l’art de se déplacer furtivement dans la forêt et d’escalader des falaises, tout ça comme s’ils étaient incapables de canaliser un filament de Pouvoir… Même une excursion dans un village perdu doit finir par avoir son charme…
Le sourire du jeune coq vira au rictus.
— Si tu demandes au M’Hael, il te laissera peut-être participer à ses cours, au palais. Là, tu ne t’ennuierais pas.
Si Logain ne broncha pas, Gabrelle sentit dans le lien une explosion de fureur. Sur les « leçons particulières » de Mazrim Taim, les sœurs avaient entendu nombre d’histoires, mais elles ne savaient rien de précis, sinon que Logain et ses partisans se méfiaient de Taim et de ses élèves.
Taim, lui, ne faisait pas le moins du monde confiance à Logain.
Manque de chance, les Aes Sedai ne pouvaient pas apprendre grand-chose sur ces cours, car aucune d’entre elles n’était liée à un partisan de Taim. Certaines affirmaient que l’inimitié entre les deux hommes s’expliquait, puisque tous les deux avaient jadis prétendu être le Dragon Réincarné. D’autres voyaient dans leur antipathie réciproque un signe de la folie qui guettait les mâles capables de canaliser.
Gabrelle n’avait détecté aucun signe de troubles mentaux chez Logain. Et ce n’était pas faute d’y prêter attention. S’il devenait fou alors qu’elle était liée à lui, elle risquait de perdre la raison aussi. Cela dit, tout ce qui pouvait nuire aux Asha’man devait être exploité à n’importe quel prix.
Sous le regard de Logain, Mishraile ravala son rictus.
— Jouis de tes petits privilèges, dit-il en talonnant sa monture. La gloire attend certains d’entre nous, Logain !
— Ce type ne profitera pas longtemps du Dragon qu’il porte au col, marmonna Logain. Il parle beaucoup trop.
Un instant, Gabrelle douta que ce soit une allusion à la remarque grivoise du jeune coq. Mais qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire d’autre ? Et pourquoi Logain semblait-il soudain inquiet ? Certes, il le cachait bien, surtout si on songeait au lien, mais ça restait évident. Par la Lumière ! Parfois, savoir ce qui se passait dans la tête d’un homme rendait les choses encore plus confuses…
Sans crier gare, Logain se tourna vers les sœurs et les dévisagea. Dans le lien, de l’inquiétude apparut. Provoquée par les deux femmes ? Ou pour elles ?
Quelle étrange pensée…
— Il va falloir écourter notre promenade, j’en ai peur… Des préparatifs m’attendent.
Sans passer au galop, Logain accéléra le rythme sur le chemin du retour. Il se concentrait sur quelque chose, devina Gabrelle. Une réflexion intense qui se répercutait dans le lien. Dans cet état, il avançait comme un automate.
Très vite, Toveine vint chevaucher au niveau de sa compagne. Penchée sur sa selle, elle tenta de sonder son regard sans cesser de jeter des coups d’œil nerveux à Logain – comme si elle avait peur qu’il se retourne et les surprenne en train de parler. Bizarrement, elle ne s’intéressait jamais à ce que le lien aurait pu lui apprendre. Pour l’heure, son petit jeu la faisait osciller sur sa selle, au risque d’en tomber.
— Nous devons l’accompagner, souffla la sœur rouge. À n’importe quel prix, tu dois te débrouiller pour qu’il nous emmène.
Quand Gabrelle fronça les sourcils, Toveine lui fit le plaisir de s’empourprer, mais elle ne désarma pas pour autant.
— On ne doit pas rester en arrière… Depuis qu’il est ici, Logain n’a pas renoncé à ses ambitions. Quoi qu’il mijote, nous ne pourrons rien faire s’il agit en notre absence.
— Je n’ai pas besoin de toi pour voir ce qui est sous mon nez, lâcha Gabrelle, agacée.
Constatant que Toveine n’insistait pas, elle se détendit un peu.
Pas longtemps, car l’angoisse la submergea. La sœur rouge ne réfléchissait-elle donc jamais à ce qu’elle sentait dans le lien ? Un élément présent depuis le début – la détermination – venait de gagner en puissance. Devinant de quoi il s’agissait, Gabrelle en avait l’estomac noué.
Logain Ablar allait partir en guerre. Contre qui, elle n’aurait su le dire, mais il n’y avait aucun doute sur ses intentions.
Alors qu’elle descendait un des larges couloirs qui serpentaient paisiblement au cœur de la Tour Blanche, Yukiri se sentait aussi agacée qu’un chat affamé. Dans cet état, elle parvenait difficilement à comprendre les propos de la sœur qui marchait à ses côtés. Par une matinée plutôt sombre – à cause de la neige qui s’abattait sur Tar Valon, voilant le soleil – les niveaux intermédiaires de la tour étaient aussi glacés que les Terres Frontalières en hiver.
Bon, d’accord, elle en rajoutait peut-être. Voilà beau temps qu’elle n’était plus allée si loin au nord, et la mémoire exagérait ce qu’elle n’occultait pas. D’où l’intérêt des écrits – sauf quand on n’aurait pas osé tracer ne serait-ce qu’un mot.
Quoi qu’il en soit, on se gelait. Malgré les multiples compétences des antiques architectes et maçons, la chaleur des grandes chaudières du sous-sol ne montait jamais si haut. Pour ne rien arranger, des courants d’air malmenaient les flammes des lampes, certains assez forts pour faire onduler les tapisseries qui décoraient les murs. Une alternance de paysages champêtres, avec les fleurs, les bois et les animaux exotiques requis, et d’illustrations des triomphes de la Tour Blanche – des images qu’on n’aurait pas exhibées dans les étages publics, plus bas.
En un temps, les appartements de Yukiri, avec leurs cheminées, auraient été plus confortables.
Dans sa tête, les nouvelles du monde extérieur tourbillonnaient malgré ses efforts pour ne pas y penser. Ou plutôt, en règle générale, pour oublier qu’elle n’en recevait pas de fiables. En provenance de l’Altara et de l’Arad Doman, les rapports des espions se contredisaient les uns les autres. Sur le Tarabon, les rares informations avaient de quoi glacer les sangs. Selon les rumeurs, les dirigeants des Terres Frontalières étaient partout, de la Flétrissure à Andor et de l’Amadicia au désert des Aiels. Partout, oui, sauf là où ils auraient dû être, à savoir le long de la frontière avec la Flétrissure, histoire de veiller au grain.
Les Aiels aussi avaient essaimé – hors du contrôle d’al’Thor, semblait-il, en supposant qu’il les ait un jour tenus sous sa coupe.
Quant au Murandy… De quoi grincer des dents et pleurer en même temps. Et autant ne pas parler de Cairhien !
Parmi les sœurs présentes au Palais du Soleil, certaines devaient être des rebelles et aucune n’était connue pour sa loyauté. Alors qu’elles auraient dû être revenues à Tar Valon depuis longtemps, on n’avait toujours pas de nouvelles de Coiren et de ses compagnes. Où était donc passée la délégation ?
Comme si ça ne suffisait pas, al’Thor lui-même s’était de nouveau volatilisé. Disparu comme une bulle de savon ! Avait-il vraiment à demi démoli le Palais du Soleil, comme on le prétendait ? Lumière, il ne pouvait pas sombrer déjà dans la folie ! À moins que la grotesque offre de « protection » d’Elaida l’ait incité à se cacher.
Pouvait-il avoir peur de quelque chose ? En tout cas, il flanquait la trouille à Yukiri et à tout le Hall de la Tour – quoi que les autres représentantes veuillent bien en dire.
Il restait une certitude : dans la tourmente actuelle, tout ça n’avait pas la moindre importance. Une idée qui ne faisait rien pour améliorer l’humeur de la sœur grise. Mais redouter de tomber dans un parterre de roses – même si les épines risquaient d’être mortelles – était un luxe quand on avait le couteau sous la gorge.
— Ces dix dernières années, chaque fois qu’elle a quitté la tour, c’était pour s’occuper de ses propres affaires, murmura la compagne de Yukiri. En conséquence, il n’y a pas de rapports récents à consulter. Il est très difficile de savoir exactement quand elle était hors de la tour…
Ses cheveux blond foncé tenus par des peignes d’ivoire, Meidani était grande et assez mince pour paraître déséquilibrée par le poids de ses seins. Une impression renforcée par la coupe de son corsage brodé de fil d’argent et par sa façon de marcher penchée afin que sa bouche soit au niveau de l’oreille de Yukiri. Son châle posé sur les avant-bras, les longues franges grises balayaient les dalles du sol.
— Redresse-toi, dit Yukiri. Je ne suis pas sourde !
Rosissant un peu, l’autre sœur obéit. Après avoir tiré sur son châle, elle jeta un coup d’œil à Leonin, son Champion, qui suivait les deux femmes à bonne distance. Si elles captaient le tintement des clochettes accrochées à ses nattes noires, il ne pouvait rien comprendre de ce qu’elles disaient à voix basse. L’homme savait seulement le strict nécessaire, autrement dit pas grand-chose, à part que son Aes Sedai attendait certaines choses de lui. Pour un bon Champion, c’était plus que suffisant. S’il en apprenait trop, il risquait de poser des problèmes, mais ça n’était pas une raison pour chuchoter. Pour attirer l’attention, rien de mieux que les messes basses.
Le monde extérieur n’énervait pas davantage Yukiri que sa compagne grise, même si celle-ci avait tout d’une corneille déguisée avec des plumes de cygne. La véritable source de son ire était ailleurs… Cela dit, il restait répugnant qu’une rebelle fasse mine d’être loyale. Pourtant, Yukiri se félicitait que Saerin et Pevara l’aient convaincue de ne pas livrer à la justice de la tour Meidani et les autres « corneilles ». Les ailes désormais rognées, ces femmes se révélaient utiles. Au point, lorsqu’on les jugerait, de mériter quelque clémence…
Cela dit, quand le serment qui avait rogné les ailes de Meidani serait de notoriété publique, Yukiri risquait fort de devoir elle aussi implorer la clémence. Rebelles ou non, ce que les autres et elle avaient fait à Meidani et à ses complices était aussi répréhensible qu’un assassinat – ou une trahison. Un vœu d’obéissance personnelle – prêté sur le Bâton des Serments et sous contrainte – était aussi proche que possible d’une Coercition. Un crime indiscutable, même si sa définition restait floue. Tant pis ! Parfois, pour enfumer les frelons, il fallait se résigner à salir le plâtre. Et les membres de l’Ajah Noir étaient des frelons au dard empoisonné. Le moment venu, force reviendrait à la loi, bien entendu – sans elle, rien n’existait –, mais Yukiri, pour l’instant, devait tout faire pour survivre à l’opération d’enfumage. La sentence qu’elle encourait, eh bien, on verrait plus tard. Un cadavre ne se souciait pas d’histoires de châtiment.
D’un geste, Yukiri fit signe à Meidani de reprendre son rapport, mais trois sœurs marron, portant leur châle avec ostentation comme des vertes, déboulèrent d’un couloir latéral.
Comme toute représentante, Yukiri connaissait de vue et de nom Marris Thornhill et Doraise Mesianos, des sœurs d’un autre Ajah que le sien qui faisaient de longs séjours à la tour. Deux femmes paisibles et concentrées sur leurs études, voilà comment elle les aurait définies. La troisième, Elin Warrel, avait obtenu le châle si récemment qu’elle aurait pu continuer à saluer les Aes Sedai d’une courbette.
Loin de témoigner à une représentante tout le respect requis, les trois sœurs regardèrent Yukiri et Meidani comme des chats auraient considéré deux étranges chiens. Ou des chiens deux étranges chats. Rien de paisible là-dedans…
— Puis-je t’interroger sur un point précis de la législation de l’Arafel, représentante ? demanda Meidani comme si c’était le vrai sujet de leur conversation.
Quand Yukiri eut acquiescé, sa compagne se lança dans un discours confus sur les droits de pêche en rivière ou en lac. Une diversion assez mal choisie. Une magistrate pouvait exposer une affaire de ce type à une Aes Sedai, mais seulement pour étayer sa propre opinion – quand des puissants étaient impliqués, et si elle redoutait qu’ils en appellent au trône.
Un seul Champion suivait les trois sœurs marron. Incapable de dire s’il était lié à Marris ou à Doraise, Yukiri remarqua que ce type costaud au visage rond et dur surmonté d’un toupet noir lorgnait l’épée que Leonin portait dans le dos avec une méfiance sans doute inspirée par son Aes Sedai.
Menton pointé, Marris et Doraise, toutes deux bien en chair, continuèrent leur chemin et la sœur maigrichonne récemment nommée allongea la foulée pour les suivre. Comme s’il était en territoire ennemi, le Champion suivit le mouvement d’un pas martial.
Ces derniers temps, l’hostilité était de mise. Les cloisons invisibles qui séparaient les Ajah, naguère à peine assez épaisses pour dissimuler leurs secrets, étaient devenues des murs d’enceinte entourés de douves. Non, pas de douves, d’abîmes sans fond ! Désormais, les sœurs ne sortaient plus seules du quartier de leur Ajah, leur Champion les accompagnant même à la bibliothèque et au réfectoire. Pour qu’on ne risque pas de les confondre, elles portaient en permanence leur châle.
Confirmant la règle, Yukiri arborait le plus beau de sa garde-robe, dont les longues franges de soie pendaient jusqu’à ses chevilles. Une forme d’ostentation, dut-elle reconnaître.
Très récemment, elle s’était demandé si douze ans sans Champion ne faisaient pas un peu trop longtemps… Une idée horrible, quand on y regardait de près. À la Tour Blanche, aucune sœur n’aurait dû avoir besoin d’un protecteur.
Pas pour la première fois, Yukiri songea que quelqu’un devait essayer de réconcilier les Ajah. Sans tarder, sinon, les rebelles entreraient par la grande porte, insolentes comme des voleuses, et emporteraient tout pendant que les sœurs loyales se disputeraient l’argenterie de la grand-tante Sumi. Mais pour dénouer cet écheveau, elle ne voyait qu’un moyen : Meidani et ses complices devaient reconnaître publiquement qu’elles avaient été envoyées à la tour par les rebelles pour répandre des rumeurs – qu’elles continuaient à prétendre vraies – sur Logain et l’Ajah Rouge, dont le faux Dragon aurait été la marionnette.
Était-ce seulement possible ? Sans que Pevara le sache ? Non, il n’était pas pensable qu’une représentante, en particulier celle-là, se soit laissé abuser. Quoi qu’il en fût, cet écheveau était emmêlé à tant d’autres, désormais, que ça risquait de ne pas faire une grande différence. À part priver Yukiri de l’aide de dix femmes – sur quatorze – dont elle aurait juré qu’elles n’appartenaient pas à l’Ajah Noir. Et, très vraisemblablement, avant même que la tempête éclate, dévoiler ce qu’elle et les autres avaient fait.
Sans aucun lien avec les courants d’air, Yukiri frissonna. Si on en venait là, toutes les femmes susceptibles de révéler la vérité, dont elle, mourraient avant la fin de cette tempête – dans leur lit ou à cause d’un « accident ». Elles pouvaient aussi disparaître, parties de la Tour pour ne plus jamais y revenir. Sur ce point, elle ne se faisait pas d’illusions. Et toutes les preuves seraient si profondément enfouies qu’une armée de terrassiers ne pourrait pas les déterrer. Les rumeurs elles-mêmes seraient étouffées.
Pas pour la première fois… Le monde entier et la plupart des sœurs croyaient encore que Tamra Ospenya avait péri de sa belle mort. Pendant longtemps, Yukiri l’avait cru aussi.
Avant de clamer la vérité, il fallait neutraliser l’Ajah Noir. Oui, lui lier les pieds et les poings…
Dès que les trois sœurs marron furent assez loin, Meidani reprit son rapport. Pas pour longtemps, car elle se tut lorsqu’une main poilue, juste devant elles, jaillit de derrière une tapisserie – un vol d’oiseaux multicolores des Terres Naufragées – et l’écarta, dévoilant une porte qui laissa filtrer un courant d’air glacial. En tenue de travail grossière, un type pataud entra à reculons dans le couloir en tirant une charrette à bras lourdement chargée de bûches de noyer qu’un autre domestique, tout aussi sommairement vêtu, poussait en ahanant. De simples travailleurs – aucun n’arborait la flamme blanche sur la poitrine.
Dès qu’ils virent les Aes Sedai, les types laissèrent la tapisserie retomber en place et tentèrent de s’éloigner tout en esquissant de vagues courbettes – si bien qu’ils faillirent renverser leur chargement et s’emmêler les pinceaux. Très certainement, ils avaient espéré finir leur travail sans rencontrer de sœurs. Alors qu’elle éprouvait une réelle sympathie pour les gens qui devaient monter du bois, de l’eau et d’autres produits par les rampes d’accès des domestiques, Yukiri les dépassa, l’air fermé.
Converser en marchant était un bon moyen de ne jamais être entendu. Pour son conciliabule avec Meidani, les couloirs des secteurs communs lui avaient paru un excellent choix. Meilleur que ses appartements, où le moindre tissage contre les oreilles indiscrètes aurait annoncé à tout le quartier gris qu’elle avait une conversation secrète avec ladite Meidani. Pour l’heure, il y avait environ deux cents sœurs à la tour, autant dire qu’elle était quasiment vide. Chacune ayant tendance à rester chez elle, les secteurs communs auraient dû être déserts. Oui, auraient dû…
Yukiri avait tenu compte des domestiques en livrée qui allaient et venaient pour vérifier les mèches et le niveau d’huile des lampes – entre autres missions – et des divers ouvriers qui ployaient sous le poids de paniers d’osier remplis de la Lumière seule savait quoi. Tôt le matin, il y en avait partout, affairés à préparer la tour à la journée qui commençait. Mais dès qu’ils voyaient une sœur, ils s’inclinaient et détalaient à la vitesse du vent. Conscients qu’espionner une Aes Sedai impliquait un renvoi immédiat, les serviteurs de la tour savaient être discrets et pleins de tact. Avec l’hostilité ambiante, ils se montraient encore plus discrets et respectueux.
Yukiri, en revanche, n’avait pas prévu qu’une multitude de sœurs aimaient se promener hors de leur quartier le matin, même s’il fallait braver le froid. Par groupes de deux ou de trois, des sœurs rouges tentaient d’intimider tout le monde – à part les membres de leur Ajah –, des vertes et des jaunes s’efforçaient de remporter le prix de l’arrogance, et des marron leur disputaient âprement ce trophée.
Quelques sœurs blanches, toutes sans Champion, à part une, s’efforçaient de donner une image de sérénité et de logique – mais non sans sursauter au bruit de leurs propres pas.
Dès qu’un de ces groupes disparaissait, un autre ne tardait pas à apparaître. Du coup, Meidani passait plus de temps à évoquer des « questions de loi » qu’à faire son rapport.
Catastrophe ultime, en avisant des membres de leur Ajah, des sœurs grises, en deux occasions, avaient souri aux anges et se seraient jointes au duo si Yukiri, d’un hochement de tête, ne les en avait pas dissuadées. De quoi bouillir de colère, puisque ça revenait à clamer qu’elle avait des raisons particulières de rester seule avec Meidani.
Même si l’Ajah Noir ne remarquait pas ce détail – veuille la Lumière que ce soit le cas ! – l’espionnage était le dernier jeu à la mode, et les sœurs, malgré les Trois Serments, avaient tendance à enjoliver les informations qu’elles colportaient. Alors qu’Elaida semblait vouloir ramener par la force les Ajah sur le droit chemin, ces rumeurs servaient trop souvent de justification à des pénitences. Le mieux qu’on devait espérer, c’était de pouvoir feindre de les accepter parce qu’on les méritait. Yukiri avait déjà écopé d’une, et elle ne tenait pas à passer de nouveaux jours à briquer des sols alors qu’elle avait sur la planche plus de pain qu’elle pouvait en trancher. L’autre branche de l’alternative, un passage dans le bureau de Silviana, la Maîtresse des Novices, n’était guère préférable, même si ça économisait du temps. Depuis qu’elle faisait venir Silviana pour ses propres pénitences supposées, Elaida se révélait plus dure que jamais. D’ailleurs, toute la tour ne parlait que de ça.
Même si elle détestait le reconnaître, la suspicion généralisée incitait Yukiri à se méfier de la façon dont elle regardait les sœurs qu’elle croisait. Des yeux qui s’attardaient, et voilà qu’on passait pour une espionne. Une tête trop vite détournée, et on s’exposait à la même accusation pour cause de furtivité.
Pourtant, elle eut du mal à ne pas observer avec insistance les deux sœurs jaunes qui débouchèrent d’un couloir latéral telles des reines arpentant leur palais.
Puisque Atuan Larisett n’avait pas de Champion, celui qui les suivait à distance pour préserver leur intimité devait appartenir à Pritalle Nerbaijan, la « reine » aux yeux verts épargnée de justesse par le gros nez caractéristique des natifs du Saldaea. Sur Pritalle, Yukiri ne savait pas grand-chose, mais la voir en grande conversation avec Atuan l’inciterait à se renseigner.
En robe grise à haut col rayée de jaune, la Tarabonaise Atuan était splendide. Tressés et ornés de perles, les cheveux noirs qui lui tombaient jusqu’à la taille encadraient un visage qu’on eût qualifié de parfait alors qu’il n’était pas vraiment beau. Pour une sœur jaune, elle semblait par ailleurs assez réservée.
Plus important que tout, c’était la femme que Meidani et les autres tentaient d’espionner sans se faire prendre. Celle dont elles redoutaient de prononcer le nom à voix haute, sauf à l’abri de solides tissages protecteurs.
Atuan Larisett était une des trois sœurs noires que Talene connaissait. L’Ajah Noir s’organisait ainsi : trois femmes liées entre elles au point de former un seul « Cœur », chacune fréquentant une autre sœur noire dont les deux autres ignoraient l’existence. Atuan avait été la « troisième » de Talene. En conséquence, en la pistant, il y avait une chance de remonter aux deux autres membres de son trio.
Juste avant de disparaître à une intersection, Atuan jeta derrière elle un regard qui ne s’attarda même pas sur Yukiri. Pourtant, la sœur grise sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Sans ralentir, elle s’efforça de ne pas trahir son trouble et jeta également un coup d’œil quand elle atteignit le croisement. Tout au fond d’un couloir, Atuan et Pritalle se dirigeaient vers le cercle extérieur de la tour. Le Champion les suivait, et il ne se retourna pas plus qu’elles. Soudain, Pritalle hocha la tête. En réaction à ce que disait Atuan ? À cette distance, Yukiri n’entendait rien, à part le bruit des talons du Champion sur les dalles du sol…
Un coup d’œil, rien de plus… Aucune raison de s’inquiéter… À tout hasard, Yukiri allongea le pas pour ne plus être en vue si un des trois se retournait. Puis elle relâcha le souffle qu’elle retenait sans en avoir conscience. À ses côtés, Meidani l’imita, les épaules soudain affaissées.
Bizarre, l’effet que ça nous fait…, songea Yukiri en se redressant.
Quand elles avaient découvert que Talene était un Suppôt des Ténèbres, la traîtresse était prisonnière et isolée par un bouclier.
Pourtant, elle nous terrorisait…, se souvint Yukiri.
Ce qu’elles avaient dû faire pour qu’elle avoue les avait effrayées aussi, mais la vérité leur avait glacé les sangs. À présent, Talene était « ligotée » plus serré encore que Meidani : sans cesse sous surveillance, même quand elle semblait marcher librement. Une façon d’emprisonner discrètement une représentante qui stupéfiait jusqu’à Saerin. Servile au point de faire pitié, Talene livrait la moindre bribe d’information avec l’espoir que ça lui sauverait la vie – comme si elle avait pu faire autrement. En elle, il n’y avait plus rien d’effrayant.
Contre vents et marées, Pevara avait maintenu que Talene se trompait au sujet de Galina Casban. Une fois convaincue que sa sœur rouge était en réalité une noire, elle avait piqué une crise de colère une journée durant. Depuis, elle parlait toujours d’étrangler Galina de ses mains.
Quand Temaile Kinderode avait été démasquée, Yukiri avait éprouvé un détachement glacé. S’il y avait des Suppôts des Ténèbres à la tour, pourquoi les sœurs grises auraient-elles été épargnées ? Pour tout dire, l’antipathie que lui inspirait Temaile l’avait bien aidée. Pourtant, elle avait gardé son calme même en s’avisant que la traîtresse avait quitté la tour au moment où trois sœurs étaient assassinées. Cette coïncidence avait ajouté à la liste des suspectes d’autres sœurs également parties à ce moment-là. Mais Galina, Temaile et les autres ne se trouvaient pas à la tour – donc, elles étaient hors de portée pour le moment – et seules les deux premières étaient des Suppôts des Ténèbres avérés.
Atuan, elle, paradait dans les couloirs. Une sœur noire libre d’aller et venir dans la tour et que les Trois Serments ne liaient plus. Jusqu’à ce que Doesine puisse organiser un interrogatoire secret – pas un jeu d’enfant, y compris pour une sœur du même Ajah, car personne ne devait s’en douter – il faudrait se contenter d’une surveillance circonspecte. Autrement dit, cohabiter avec une vipère sans jamais savoir quand on serait face à elle, ni quand elle déciderait de mordre. Non, c’était pire. Ça revenait à vivre dans un nid de vipères en n’en ayant identifié qu’une.
Soudain, Yukiri s’avisa que le grand couloir, devant elle, était désert aussi loin qu’elle pouvait voir. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, elle vérifia que seul Leonin les suivait. À part eux, la Tour Blanche aurait pu être vide.
Meidani sembla revenir au présent.
— Excusez-moi, représentante… La voir si brusquement m’a coupé le souffle. Mais où en étais-je ? Oui… Il semble que Celestine et Annharid aient entrepris d’identifier ses plus proches amies au sein de l’Ajah Jaune et en dehors.
Sœurs jaunes également, Celestine et Annharid étaient des complices de Meidani. Dans leur groupe, il y avait deux membres de chaque Ajah – sauf le Rouge et le Bleu, bien entendu –, une configuration qui s’était révélée très efficace.
— Je crains que ça ne nous avance pas à grand-chose… Elle a beaucoup d’amies – enfin, elle en avait avant que les relations entre les Ajah se délitent.
Si elle resta impassible, Meidani ne put empêcher sa voix de trahir une profonde satisfaction. Malgré le serment supplémentaire, elle restait une rebelle.
— Enquêter sur toutes ces sœurs sera difficile, voire impossible.
— Oublie-la pour le moment…
Yukiri dut faire un effort pour ne pas regarder frénétiquement autour d’elle. Voyant onduler une tapisserie aux motifs floraux, elle se figea jusqu’à ce qu’il soit évident que c’était l’œuvre des courants d’air et pas d’un serviteur émergeant d’une rampe d’accès. Incapable de dire où elles étaient exactement, elle se méfiait de tout. Et le sujet qu’elle voulait aborder serait aussi dangereux que le précédent.
— Cette nuit, je me suis souvenue que tu étais novice en même temps qu’Elaida. Des amies très proches, je crois… Il serait judicieux de renouer cette relation.
— Ça remonte à des années…, marmonna Meidani. (Comme si elle avait froid, elle resserra sur son torse les pans de son châle.) Elaida a mis un terme à notre lien quand elle a été nommée Acceptée. De peur d’être accusée de favoritisme si j’étais dans une de ses classes…
— Félicite-toi de ne pas avoir compté parmi ses favorites ! railla Yukiri.
La dureté d’Elaida ne datait pas d’aujourd’hui. Avant de partir pour Andor, des années plus tôt, elle avait poussé si impitoyablement ses préférées que des sœurs avaient dû intervenir à plusieurs reprises. Si bizarre que ça semble, Siuan Sanche était du nombre des « victimes », même si elle n’avait jamais eu besoin qu’on l’aide parce qu’elle n’était pas à la hauteur des critères de la tour. Étrange et triste, tout ça…
— Quoi qu’il en soit, tu vas faire ton possible pour renouer cette relation.
Meidani fit une dizaine de pas dans le couloir. Ouvrant et fermant la bouche, elle tira et retira sur son châle, tortilla les épaules comme si elle voulait en chasser un taon, et regarda partout sauf à l’endroit où se tenait Yukiri. Avec un si mauvais contrôle de ses nerfs, comment cette femme pouvait-elle appartenir à l’Ajah Gris ?
— J’ai essayé…, souffla-t-elle enfin sans soutenir le regard de Yukiri. Plusieurs fois… Mais Alviarin, la Gardienne des Chroniques, m’a toujours bloquée. La Chaire d’Amyrlin était occupée, elle avait un rendez-vous, il lui fallait du repos… Toujours une bonne excuse. Je crois qu’Elaida ne veut plus d’une amitié qu’elle a reniée il y a plus de trente ans.
Les rebelles avaient donc eu la même idée que Yukiri ? Avec quel objectif ? L’espionnage, sans nul doute. Il faudrait découvrir comment Meidani aurait transmis les informations ainsi glanées. Quoi qu’il en soit, la rébellion avait fourni un outil que Yukiri n’hésiterait pas à utiliser.
— Alviarin ne te bloquera plus… Elle a quitté la tour hier ou avant-hier, personne ne sait exactement… Selon les domestiques, elle a emporté des vêtements de rechange, donc, elle ne reviendra pas avant des jours.
— Par un temps pareil, où peut-elle être allée ? marmonna Meidani. Il neige depuis hier matin, et avant, ça menaçait déjà de tomber.
Yukiri s’arrêta, prit sa compagne par les épaules et la força à la regarder en face.
— La seule chose qui doit t’intéresser, Meidani, c’est qu’elle est absente.
Cela dit, la question était pertinente. Avec toute cette neige, où avait pu aller Alviarin ?
— Un chemin te mène directement à Elaida, et tu l’emprunteras. Quand ce sera fait, essaie de savoir si quelqu’un lit ses documents – sans te faire surprendre, bien sûr.
Selon Talene, l’Ajah Noir connaissait à l’avance tout ce qui sortait du bureau de la Chaire d’Amyrlin. Pour découvrir comment c’était possible, il fallait une personne très proche d’Elaida.
Alviarin voyait tous les documents avant qu’Elaida les signe, et elle était sans doute la plus puissante Gardienne des Chroniques de l’histoire. Pas une raison pour l’accuser d’être un Suppôt des Ténèbres. Mais pas davantage pour exclure cette éventualité. Et on enquêtait aussi sur son passé.
Meidani soupira puis hocha la tête à contrecœur. Bien obligée d’obéir, elle mesurait les risques supplémentaires, si Alviarin était un Suppôt des Ténèbres. Cela dit, quoi qu’en pensent Saerin et Pevara, Elaida elle-même pouvait être une sœur noire. Un Suppôt des Ténèbres à la tête de la Tour Blanche. Une idée à glacer les sangs.
— Yukiri ! cria une voix féminine dans le dos de la sœur grise.
Une représentante du Hall de la Tour n’était pas censée sauter comme un cabri en entendant son nom. Pourtant, ce fut exactement la réaction de Yukiri. Si elle ne s’était pas accrochée à Meidani, elle aurait même pu en tomber de terreur. Et elle sentit que les jambes de sa compagne flageolaient aussi. De loin, elles devaient ressembler à deux paysannes ivres au bal des récoltes.
Se ressaisissant, Yukiri tira sur son châle puis afficha un visage fermé qui ne s’épanouit pas lorsqu’elle vit qui se précipitait vers elle. Quand elle n’était pas avec Yukiri ou une des autres représentantes informées au sujet de Talene et de l’Ajah Noir, Seaine était censée ne pas s’éloigner du fief de son Ajah, avec autour d’elle autant de sœurs blanches que possible. Et voilà qu’elle errait dans les couloirs en compagnie de la seule Bernaile Gelbarn, une solide Tarabonaise qui comptait parmi les « corneilles » de Meidani.
En s’écartant, Leonin salua Seaine, le bout des doigts pressé sur son cœur. En crétines de haut vol, Meidani et Bernaile allèrent jusqu’à se sourire. Même si elles étaient amies, quand on risquait de les surprendre, elles auraient pu se retenir.
Yukiri, elle, n’était pas d’humeur à sourire.
— On prend l’air, Seaine ? grinça-t-elle. Quand je le lui dirai, Saerin ne sera pas contente. Pas contente du tout. Comme moi.
Meidani émit un petit son étranglé et Bernaile secoua la tête, faisant s’entrechoquer ses multiples nattes ornées de perles. Prudentes, les deux complices s’absorbèrent dans la contemplation d’une tapisserie censée illustrer l’humiliation de la reine Rhiannon. Même si rien ne transparaissait sur leur visage, elles auraient donné cher pour être ailleurs. À leurs yeux, les représentantes étaient toutes des égales. Et c’était vrai. En principe. Enfin, normalement…
Leonin était trop loin pour avoir entendu quoi que ce soit, mais il capta les émotions de Meidani… et s’éloigna d’un pas de plus. Sans cesser de monter la garde. Un brave homme – et un sage, aussi.
Seaine eut assez de bon sens pour mimer la surprise. D’instinct, elle lissa sa robe ornée de broderies blanches sur le corsage et l’ourlet, mais ses mains volèrent très vite vers son châle et elle redressa fièrement le menton. Fille d’un ébéniste de Lugard, elle avait réussi à convaincre son père d’acheter deux passages en bateau pour sa mère et elle. Deux allers, mais un seul retour… Et depuis son arrivée à la tour, elle faisait montre d’une détermination d’acier combinée à un mépris souverain du monde extérieur digne d’une sœur marron. Les sœurs blanches étaient souvent ainsi : beaucoup de logique, mais peu de jugeote.
— Yukiri, dit-elle, je n’ai aucune raison de jouer à cache-cache avec l’Ajah Noir.
La représentante grise fit la grimace. Quelle idiote ! Parler de l’Ajah Noir en public. Aussi loin qu’on y voyait, le couloir était vide, mais ce n’était pas une raison pour mettre un doigt dans l’engrenage infernal de la négligence. À l’occasion, Yukiri était une tête de mule, mais elle ne se comportait jamais comme une crétine. Alors qu’elle ouvrait la bouche pour dire ses quatre vérités à Seaine, l’imbécile reprit la parole :
— Saerin m’a autorisée à venir te voir.
Les lèvres pincées, Seaine rosit – l’embarras d’avoir dû demander la permission. Bien sûr, on pouvait comprendre que sa situation l’emplisse d’amertume. Mais pour ne pas l’accepter, il fallait être stupide.
— Je dois te parler en privé, Yukiri. Au sujet du second mystère.
Un instant, Yukiri fut aussi surprise que Meidani et Bernaile le paraissaient. Car si elles faisaient mine de ne pas écouter, leurs oreilles restaient ouvertes. Le second mystère ? De quoi parlait Seaine ? Minute… Faisait-elle allusion à ce qui avait entraîné Yukiri dans la traque de l’Ajah Noir ? Aujourd’hui, découvrir pourquoi les dirigeantes des Ajah se réunissaient en secret était bien moins important que de démasquer les sœurs noires.
— Très bien, Seaine, dit Yukiri avec un calme qu’elle n’éprouvait pas. Meidani, avec Leonin, allez le plus loin possible dans le couloir, du côté gauche – sans tourner et cesser de nous voir. Si quelqu’un arrive, faites-nous signe. Bernaile, fais la même chose à droite.
Les « corneilles » ne se le firent pas dire deux fois. Dès qu’elles furent assez loin, Yukiri se concentra sur Seaine.
— Je t’écoute.
L’aura du saidar enveloppa soudain la représentante blanche, qui tissa autour d’elles une défense contre les oreilles indiscrètes. La meilleure façon d’informer tout le monde qu’on avait une conversation secrète. Il valait mieux que ce soit important…
— Réfléchis rationnellement à ce que je vais te dire, fit Seaine d’un ton posé, mais sans cesser de serrer très fort son châle.
Le dos très droit, elle dominait nettement Yukiri alors qu’elle n’était pas bien plus grande que la moyenne.
— Voilà plus d’un mois, presque deux, qu’Elaida m’a contactée pour me charger d’une enquête, et deux semaines que tu nous as percées à jour, Pevara et moi. Si l’Ajah Noir savait, à mon sujet, je serais déjà morte. Oui, Pevara et moi, nous aurions disparu avant que Doesine, Saerin et toi vous avisiez de ce que nous faisions. Donc, on peut conclure que les sœurs noires ne savent rien sur nous toutes. J’avoue avoir eu peur, au début, mais je me suis reprise. Vous n’avez plus aucune raison de me traiter comme une novice – dépourvue de cervelle, qui plus est !
— Tu devrais en parler à Saerin, lâcha Yukiri.
Depuis le début, Saerin avait tout pris en main. Après quarante ans au Hall pour le compte des sœurs marron, elle était très douée pour ça. Sauf cas de force majeure, Yukiri n’avait aucune envie de la défier, d’autant plus que son statut de représentante, face à une collègue, ne lui vaudrait aucun avantage. Donc, autant essayer d’arrêter la chute d’un rocher… Si Saerin se laissait convaincre par Seaine, Pevara et Doesine s’aligneraient sur sa position, et elle ferait de même.
— Et le second mystère, à présent ? Tu faisais allusion aux rencontres entre les dirigeantes des Ajah ?
Seaine imita à la perfection l’obstination d’un mulet – n’étaient les oreilles repliées en arrière.
— Celle de ton Ajah, dit-elle enfin, a-t-elle joué de son influence pour la nomination d’Andaya au Hall ? Plus que d’habitude, je veux dire.
— On peut exprimer les choses ainsi…
Dans l’Ajah, tout le monde aurait juré qu’Andaya serait nommée représentante – dans quarante ou cinquante ans, par exemple. Mais Serancha l’avait désignée, alors qu’il était d’usage de nommer deux ou trois candidates consensuelles avant de procéder à un vote. Mais tout ça, c’était la « cuisine » interne de l’Ajah – un aussi grand secret que le titre de Serancha, pour le monde extérieur.
— Je le savais ! s’exclama Seaine avec une ferveur peu caractéristique. Selon Saerin, Juilaine, dans l’Ajah Marron, a bénéficié du même coup de pouce, ce qui n’est pas coutumier. Même chose pour Suana, à en croire Doesine, quand elle s’est enfin décidée à parler. À mon avis, Suana pourrait bien être la dirigeante des sœurs jaunes. Quoi qu’il en soit, elle a été représentante quarante ans durant, la première fois, et tu sais qu’il est rare de retrouver un siège après avoir été au Hall si longtemps. Idem pour Ferane, qui siégeait pour l’Ajah Blanc il y a moins de dix ans. Personne n’est revenu au Hall si vite. Cerise sur le gâteau, selon Talene, les sœurs vertes avaient dressé une liste de candidates pour qu’Adelorna, leur capitaine général, en choisisse une. Mais elle a nommé Rina sans respecter le protocole.
D’extrême justesse, Yukiri parvint à ravaler une grimace. À la tour, tout le monde avait son idée sur l’identité des dirigeantes – sinon, comment aurait-on pu soupçonner les fameuses réunions ? – mais citer des noms était au minimum inconvenant. À part à une représentante, ça pouvait valoir une pénitence. Bien entendu, au sujet d’Adelorna, Seaine et elle étaient au courant. En quête de clémence, Talene trahissait tous les secrets de « son » Ajah sans qu’on ait besoin de le lui demander. Une situation qui les embarrassait toutes, à part la principale intéressée. Au moins, ça expliquait pourquoi les sœurs vertes s’étaient tellement indignées quand Adelorna s’était vu infliger le fouet. Cela dit, Ajah combattant ou non, capitaine général était un titre ridicule. Premier Clerc, en un sens, décrivait la fonction de Serancha…
Au bout du couloir, avant le tournant, Meidani et son Champion conversaient sans relâcher leur vigilance. De l’autre côté, Bernaile se tordait le cou pour sonder le corridor sans pour autant perdre de vue Yukiri et Seaine. En sautant frénétiquement d’un pied sur l’autre, elle attirerait l’attention, c’était sûr. Mais par les temps qui couraient, une sœur solitaire loin du fief de son Ajah prenait des risques, et elle le savait.
Cette conversation allait devoir se terminer.
Yukiri leva un pouce.
— Cinq Ajah ont dû nommer de nouvelles représentantes après que les anciennes eurent rejoint les renégates. (Seaine acquiesçant, Yukiri leva un index.) Chacun de ces Ajah a choisi une candidate qui… ne s’imposait pas.
Seaine acquiesçant encore, un majeur se leva.
— Les sœurs marron ont dû nommer deux représentantes, mais tu n’as pas mentionné Shevan. Il y a quelque chose qui cloche avec elle ?
— Non. D’après Saerin, Shevan était sa remplaçante désignée le jour où elle se serait retirée. Mais…
— Seaine, si tu insinues que les dirigeantes des Ajah ont comploté pour nommer ces représentantes – et je ne peux pas imaginer une idée plus grotesque –, pourquoi auraient-elles choisi cinq femmes surprenantes et une qui ne l’est pas du tout ?
— Tout d’abord, oui, c’est ce que j’insinue. Depuis que vous me gardez pratiquement sous les verrous, les autres et toi, j’ai eu plus de temps qu’il n’en faut pour réfléchir. Juilaine, Rina et Andaya m’ont mis la puce à l’oreille. Ferane, elle, m’a décidée à enquêter.
Comment ça, « mis la puce à l’oreille » ? Ah ! oui… Comme Juilaine, Rina et Andaya n’étaient pas assez âgées pour siéger au Hall, en réalité. La coutume consistant à ne pas évoquer l’âge des sœurs revenait vite à occulter cet élément…
— Deux sœurs « bizarres », ç’aurait pu être une coïncidence, continua Seaine. Peut-être même trois, en tirant un peu. Mais cinq ! Si on oublie les sœurs bleues, l’Ajah Marron est le seul qui a perdu deux représentantes au bénéfice des rebelles. Le choix d’une jeune candidate et d’une moins jeune doit avoir une raison, même si elle m’échappe. Mais tout ça correspond à un plan, Yukiri. Un mystère… Même si je ne saurais dire pourquoi, nous devons résoudre cette énigme – et vite, avant l’arrivée des rebelles. J’ai l’impression qu’une main pèse sur mon épaule, mais quand je me retourne, il n’y a personne.
Quand même, imaginer un complot des dirigeantes était… grotesque.
Peut-être, songea Yukiri, mais des représentantes qui conspirent, ça semble encore plus farfelu, et pourtant, j’en suis une.
Un élément très simple étayait la thèse de Seaine. Alors qu’aucune sœur extérieure à un Ajah ne devait savoir le nom de sa dirigeante, toutes les chefs se connaissaient entre elles…
— Si c’est vraiment une énigme, tu auras tout le temps de la résoudre. Quoi qu’elles aient raconté, les renégates ne pourront pas quitter le Murandy avant le printemps, et venir ici leur prendra des mois, si leur armée ne se débande pas en chemin.
Hélas, cette éventualité était de moins en moins plausible.
— Retourne chez toi avant que quelqu’un nous voie enveloppées de saidar, et réfléchis à ton mystère. (Yukiri posa une main sur le bras de Seaine.) Jusqu’à ce que nous soyons toutes sûres que tu ne risques rien, tu devras supporter d’être surveillée en permanence.
S’il ne s’était pas agi d’une représentante, on aurait pu dire que Seaine tira la tête.
— J’en reparlerai à Saerin, fit-elle alors que l’aura du saidar se dissipait.
Le cœur lourd, Yukiri regarda Bernaile et Seaine s’éloigner en direction des quartiers des Ajah, chacune faisant penser à une biche dans un bois grouillant de loups. De quoi regretter que les rebelles ne puissent pas arriver avant l’été. Cet événement, en ressoudant les Ajah, aurait épargné aux sœurs de se sentir en danger au sein de la tour.
Autant rêver qu’il nous pousse des ailes, pensa Yukiri, morose.
Résolue à ne pas céder à son humeur mélancolique, elle alla rejoindre Meidani et Leonin. Lancée sur la piste d’une sœur noire, elle était dans son élément – une énigme qu’elle se sentait capable de résoudre.
Alors qu’une nouvelle vague de froid balayait le grenier à foin, Gawyn ouvrit les yeux dans l’obscurité. Normalement, les murs épais de l’étable barraient la voie au pire des rigueurs nocturnes – le pire, rien de plus. En bas, des hommes murmuraient et ils ne semblaient pas énervés. Levant la main de l’épée qui reposait près de lui, Gawyn remonta ses gantelets. Comme tous les autres membres de la Jeune Garde, il dormait dès qu’il en avait l’occasion. Très probablement, on était juste en train de réveiller des types pour la relève, mais il se sentait frais et dispos et doutait de pouvoir se rendormir. De toute façon, son sommeil était toujours agité à cause de sombres cauchemars et de l’image récurrente de sa bien-aimée. Ignorant où se trouvait Egwene, il ne savait même pas si elle était en vie. Et encore moins si elle lui pardonnerait.
Il se leva, laissa la paille glisser le long de son manteau, puis boucla son ceinturon d’armes. Alors qu’il se faufilait entre les hommes endormis sur l’empilement de balles de foin, un léger bruit lui indiqua que quelqu’un gravissait l’échelle. Bientôt, un torse apparut et s’immobilisa pour l’attendre.
— Seigneur Gawyn ? fit Rajar de sa voix profonde – avec l’accent domani que six ans d’entraînement à Tar Valon n’avaient pas affecté.
La voix du premier lieutenant était toujours une surprise, quand elle sortait du corps malingre d’un type qui arrivait à peine à la taille de Gawyn. Malgré ça, en d’autres temps, Rajar serait devenu un Champion.
— Je me suis dit qu’il fallait vous réveiller… Une Aes Sedai vient d’arriver à pied avec un message de la Tour Blanche. Elle voulait parler à la sœur responsable ici. J’ai chargé Tomil et son frère de la conduire chez le maire.
Gawyn soupira à pierre fendre. Quand il était retourné à Tar Valon, découvrant qu’on en avait expulsé la Jeune Garde, il aurait dû rentrer chez lui, au lieu de se laisser coincer par l’hiver. Surtout en ayant la certitude qu’Elaida voulait leur mort à tous.
Si elle n’y était pas déjà, Elayne finirait par venir à Caemlyn. Sans nul doute, toute Aes Sedai aurait fait de son mieux pour que la Fille-Héritière atteigne la capitale à temps pour revendiquer la couronne et brûler la politesse à la concurrence. Si c’était possible, la Tour Blanche ne renoncerait pas à voir une sœur monter sur le trône.
Certes, mais Elayne pouvait aussi être en chemin pour Tar Valon, voire résider déjà à la tour. Sans savoir comment elle s’était trouvée liée à Siuan Sanche, ni dans quelle mesure – quand elle sautait dans une mare, elle ne mesurait jamais sa profondeur –, Gawyn avait une certitude : Fille-Héritière ou non, Elaida et le Hall de la Tour lui imposeraient un interrogatoire serré. Même chose si elle devenait reine. Cela dit, on ne la jugerait responsable de rien puisqu’elle était encore une Acceptée. Pour y croire, Gawyn devait se répéter ça souvent…
À présent, une armée se dressait entre lui et Tar Valon. Vingt-cinq mille soldats au moins de ce côté du fleuve Erinin et, très probablement, autant sur la rive ouest. Des partisans de celles qu’Elaida appelait des renégates. Qui d’autre aurait osé assiéger Tar Valon ? L’apparition de cette troupe, sortie du néant au milieu d’une tempête de neige, donnait encore des sueurs froides à Gawyn. Une grande armée en marche inspirait toujours des rumeurs et des propos alarmistes. Certes, mais celle-ci s’était matérialisée en silence, comme une armée de fantômes. Cela posé, elle était bien réelle, lui interdisant d’entrer en ville pour voir si Elayne y était et de chevaucher vers le sud. N’importe quelle armée aurait remarqué les mouvements de trois cents hommes, et les rebelles ne risquaient pas d’accueillir la Jeune Garde à bras ouverts. Même s’il partait seul, en hiver on avançait lentement, et il arriverait à peine plus tôt que s’il attendait le printemps. Quant à un passage sur un bateau, il ne fallait pas y compter. Avec le siège, le trafic fluvial était bloqué. Comme lui, en quelque sorte.
Et voilà qu’une Aes Sedai déboulait en pleine nuit. Sûrement pas pour simplifier les choses.
— Voyons quelles nouvelles elle nous apporte, dit Gawyn en faisant signe à Rajar de descendre l’échelle.
Vingt chevaux et leurs selles empilées occupaient presque toute la place laissée libre par les dix vaches laitières de maîtresse Millin. Pour atteindre la porte, Gawyn et Rajar durent se faufiler dans l’étable rendue un peu moins glaciale par la chaleur corporelle des animaux endormis. Les deux sentinelles qui veillaient sur les chevaux ne bronchèrent pas, mais Gawyn sentit qu’elles les suivaient des yeux, Rajar et lui. Informés de la venue d’une sœur, ces hommes devaient se demander ce qui se mijotait.
Dans le ciel clair, la lune descendante produisait encore un peu de lumière. Tenant fermés leurs manteaux, les deux hommes s’enfoncèrent jusqu’aux genoux dans la neige qui couvrait la route menant au village – et anciennement, celle qui conduisait de Tar Valon à une cité qui n’existait plus depuis des centaines d’années. Aujourd’hui, personne ne s’aventurait dans cette direction, sauf pour aller à Dorlan – et en hiver, il n’y avait aucune raison de s’y rendre. Traditionnellement, le village fournissait du fromage à la Tour Blanche et à personne d’autre. C’était presque un hameau, avec une quinzaine de maisons de pierre grise au toit de tuile, et la neige atteignait le rebord des fenêtres du rez-de-chaussée. À courte distance de chaque demeure se dressait une étable. Toutes étaient remplies d’hommes et de chevaux, en plus des vaches…
À Tar Valon, la plupart des gens devaient avoir oublié l’existence de Dorlan. Qui s’intéressait à la provenance du fromage ? Un endroit parfait où se cacher. Jusque-là…
Aucune maison n’était éclairée à part celle de maître Burlow, dont certains volets laissaient filtrer de la lumière, au rez-de-chaussée comme à l’étage. En plus d’être le maire, Garon Burlow avait la malchance de posséder la plus grande maison de Dorlan. Les villageois qui s’étaient restreints pour fournir un lit à une Aes Sedai devaient le regretter. Maître Burlow, lui, disposait en permanence de deux chambres vides, rien que ça.
Tapant des pieds sur les marches du perron pour faire tomber la neige, Gawyn toqua ensuite à la porte, mais personne ne lui répondit. Après un moment, il poussa le battant de bois et précéda Rajar à l’intérieur.
Pour une variante de ferme, la salle commune aux poutres apparentes était grande. On y trouvait plusieurs vaisseliers pleins de poteries vernies ou d’objets en étain et une grande table entourée de chaises à haut dossier. Toutes les lampes à huile étaient allumées, une extravagance en hiver, alors que quelques chandelles de suif auraient suffi. Les bûches n’ayant pas encore pris dans la cheminée, il faisait presque aussi froid que dehors. Pourtant, les deux sœurs qui avaient une chambre à l’étage se tenaient pieds nus sur le parquet. Un manteau doublé de fourrure jeté sur leur chemise de nuit en lin, Katerine Alruddin et Tarna Feir regardaient une petite femme en robe d’équitation sombre à rayures jaunes dont la cape de voyage était trempée de neige jusqu’à la hanche. Collée à la grande cheminée, elle se réchauffait les mains en continuant de grelotter. À pied dans la neige, il avait dû lui falloir deux voire trois jours pour venir de Tar Valon, et les Aes Sedai, oui, même elles, finissaient par sentir le froid. La sœur dont avait parlé Rajar, sans nul doute. Comparé à celui des deux autres, son visage n’avait rien de « sans âge ». En d’autres termes, une femme des plus banales.
L’absence du maire et de son épouse, même s’il s’y attendait, noua davantage l’estomac de Gawyn. En dépit de l’heure, ils auraient été là, offrant aux Aes Sedai à boire et à manger, si on ne les avait pas renvoyés au lit pour laisser Katerine et Tarna seules avec leur collègue. En conséquence, Gawyn pouvait faire une croix sur son désir de connaître la teneur du message. Mais ça, il l’avait su avant même de quitter l’étable.
— … le batelier a promis qu’il resterait jusqu’à la fin du siège à l’endroit où nous avons débarqué, était en train de dire la messagère. Mort de peur, il est peut-être à des lieues en aval, à présent.
Sentant un courant d’air, l’Aes Sedai se retourna, vit qui venait d’entrer et sembla soudain un peu moins épuisée.
— Gawyn Trakand, dit-elle, j’ai pour vous des ordres de la Chaire d’Amyrlin.
— Des ordres ? répéta Gawyn.
Histoire de temporiser, il retira ses gantelets et les glissa à sa ceinture. Pour une fois, on allait peut-être jouer cartes sur table.
— Pourquoi Elaida m’enverrait-elle des ordres ? Et si c’était le cas, au nom quoi devrais-je lui obéir ? La Jeune Garde et moi, elle nous a désavoués.
Mains croisées dans le dos, en signe de respect pour les sœurs, Rajar coula un regard de biais à Gawyn. Quoi qu’il dise, il ne le contredirait pas, mais les membres de la Jeune Garde ne partageaient pas son point de vue. Sauf si une sœur les lui expliquait, aucun homme ne pouvait comprendre les actes des Aes Sedai. La Jeune Garde s’était engagée avec enthousiasme aux côtés de la Tour Blanche, embrassant son destin…
— Ça peut attendre, Narenwin ! lança Katerine, cassante.
Elle resserra sur son torse les pans de sa cape. Ses longs cheveux noirs tout emmêlés, on eût dit qu’elle s’était donné quelques coups de peigne avant de renoncer à les domestiquer. En la voyant ainsi, Gawyn songea à un lynx en chasse – ou sur ses gardes, de peur de tomber dans un piège. Depuis leur arrivée, elle avait à peine accordé un regard aux deux hommes.
— Des affaires urgentes m’attendent à la tour. Dis-moi comment localiser ce village de pêcheurs sans nom. Que ton batelier soit encore là ou pas, je trouverai quelqu’un pour me faire traverser.
— Même chose pour moi, fit Tarna, menton volontaire et yeux bleus perçants comme une lame.
Contrairement à Katerine, elle était coiffée à la perfection, comme si une dame de compagnie avait brossé sa chevelure blonde avant qu’elle descende. Tout aussi tendue que Katerine, elle se contrôlait mieux.
— J’ai d’excellentes raisons de vouloir retourner à la tour sans tarder.
Elle gratifia Gawyn d’un hochement de tête, Rajar aussi, mais en moins appuyé – une femme glacée comme le marbre dans lequel elle semblait taillée. Moins glaciale, cependant, que lorsqu’elle regardait Katerine, qui lui rendait bien sa froideur. Alors qu’elles appartenaient au même Ajah, il y avait entre ces deux femmes une grande raideur. Elles ne s’appréciaient pas, voire se détestaient. Avec les Aes Sedai, c’était difficile à dire.
Gawyn ne se désolerait pas de les voir partir. Arrivée à Dorlan le lendemain de l’apparition de la mystérieuse armée, Tarna avait tout de suite chassé Lusonia Cole de sa chambre, à l’étage, et relevé Covarla Baldene du commandement des onze autres sœurs présentes au village. Des affaires d’Aes Sedai, tout ça ! À la façon dont elle avait pris les choses en main, interrogeant les sœurs sur la situation et inspectant la Jeune Garde comme si elle était en quête de Champions, Tarna aurait pu être une sœur verte. Mais elle appartenait à l’Ajah Rouge, et susciter son intérêt fit plus qu’inquiéter les hommes. Pire encore, elle passait chaque jour des heures à chevaucher – qu’importait le temps ! – à la recherche d’un habitant capable de lui dire comment rejoindre Tar Valon en traversant les rangs ennemis. Une recette infaillible pour faire venir à Dorlan des éclaireurs hostiles…
Arrivée la veille, furieuse de découvrir que la route de Tar Valon était bloquée, Katerine avait relevé Tarna de son commandement… et subtilisé sa chambre à Covarla. En matière d’autorité, elle ne procédait pas comme Tarna. Se tenant loin des autres sœurs, elle évitait ainsi de devoir révéler pourquoi elle avait disparu, aux puits de Dumai, et où elle était allée. En revanche, elle avait aussi inspecté la Jeune Garde. Avec l’air d’une femme qui examine une hache dont elle compte se servir sans lésiner sur la quantité de sang versée.
Gawyn n’aurait pas été surpris qu’elle veuille le forcer à lui ouvrir un passage jusqu’aux ponts de Tar Valon.
Rectification : il serait ravi de voir partir ces femmes. Sauf qu’après, il devrait faire avec Narenwin – et les ordres d’Elaida.
— C’est à peine un village, Katerine, dit la messagère toujours transie de froid. Trois ou quatre bicoques de pêcheurs décaties, à un jour de marche en aval, par voie de terre. Davantage en venant d’ici.
Relevant ses jupes trempées, elle les exposa aux flammes.
— Nous trouverons peut-être un moyen d’expédier des messages en ville, mais nous avons besoin de vous ici. Si Elaida a renoncé à envoyer cinquante sœurs, optant finalement pour une seule, c’est parce qu’il est presque impossible qu’un bateau passe inaperçu sur le fleuve – même un petit et dans le noir. J’avoue avoir été étonnée d’apprendre que des sœurs étaient si près de Tar Valon. Dans les circonstances présentes, toute Aes Sedai se trouvant hors de la ville doit…
D’une main levée, Tarna interrompit Narenwin.
— Elaida ne peut pas savoir que je suis ici.
Lèvres pincées, Katerine fronça les sourcils, mais elle laissa l’autre sœur rouge continuer.
— Quel ordre t’a-t-elle donné au sujet des sœurs présentes à Dorlan ?
Narenwin continua un moment à agiter ses jupes devant les flammes.
— Je dois en prendre le commandement, répondit-elle, peu amène, et faire au mieux.
Hésitant, elle soupira, puis corrigea :
— Les sœurs commandées par Covarla. Mais, sûrement…
Cette fois, Katerine intervint :
— Je n’ai jamais été sous ses ordres, Narenwin. Donc, tes consignes ne s’appliquent pas à moi. Au matin, je me mettrai en quête de tes trois ou quatre bicoques de pêcheurs.
— Mais…
— Assez, Narenwin ! lâcha Katerine, glaciale. Pour le reste, débrouille-toi avec Covarla. (Elle jeta un coup d’œil à Tarna.) J’imagine que tu pourras m’accompagner. Dans un petit bateau de pêche, il y a de la place pour deux.
En guise de remerciements – peut-être – Tarna inclina très légèrement la tête.
La question réglée, les deux sœurs rouges se détournèrent et se dirigèrent vers la porte donnant sur le reste de la maison. Vexée, Narenwin les foudroya du regard, puis elle se tourna vers Gawyn, l’air impassible comme il seyait à une Aes Sedai.
— Avez-vous des nouvelles de ma sœur ? demanda le jeune homme avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche. Au moins, savez-vous où elle est ?
Narenwin était vraiment épuisée. La voyant chercher ses mots, Gawyn comprit qu’elle préparait une réponse… qui ne lui apprendrait rien.
— La dernière fois que je l’ai vue, lança Tarna par-dessus son épaule, Elayne était avec les rebelles.
Tous les regards se rivèrent sur elle alors qu’elle se retournait.
— Mais votre sœur ne risque aucun châtiment, n’ayez aucune crainte. Les Acceptées ne peuvent pas choisir leur allégeance. Croyez-moi, selon nos lois, elle ne subira aucun préjudice permanent.
Cela énoncé sans se soucier du regard glacial de Katerine et des yeux exorbités de Narenwin.
— Vous auriez pu me le dire plus tôt, grommela Gawyn, frisant l’incorrection.
Personne ne parlait deux fois ainsi à une Aes Sedai, mais il s’en fichait. Les deux autres sœurs étaient-elles surprises que Tarna connaisse la réponse à sa question, ou qu’elle la lui ait donnée ?
— Et que veut dire « préjudice permanent » ?
Tarna eut un rire rauque.
— Si elle va trop loin, je ne peux pas promettre qu’elle ne goûtera pas au fouet. Mais Elayne est une Acceptée parmi d’autres, pas une Aes Sedai. Ça la protège, parce qu’elle ne peut pas être lourdement punie si une sœur la détourne du droit chemin.
» Je ne vous l’ai pas dit plus tôt parce que vous ne l’avez pas demandé… Conclusion : même si c’était en votre pouvoir, elle n’a pas besoin qu’on vole à son secours. Elle est avec des Aes Sedai, c’est tout ce que je peux vous dire. À présent, je vais essayer de dormir un peu avant que le jour se lève. Donc, je vous laisse avec Narenwin.
Sans broncher, Katerine regarda l’autre sœur rouge franchir la porte. Puis elle lui emboîta le pas si vite que son manteau se gonfla dans son dos.
— Tarna a dit la vérité, fit Narenwin quand Katerine eut disparu à son tour.
En présence des deux autres Aes Sedai, la petite femme n’était pas un parangon de mystère et de sérénité. Seule, elle ne s’en tirait pas si mal que ça.
— Elayne est liée à la Tour Blanche. Vous aussi, malgré vos histoires de désaveu. Le passé d’Andor vous unit à la tour.
— Si la Jeune Garde est liée à la tour, intervint Rajar en s’inclinant respectueusement, c’est un choix délibéré.
Narenwin ne daigna pas le regarder.
Gawyn ferma les yeux pour s’interdire de les frotter. La Jeune Garde était bel et bien liée à la tour. Personne n’oublierait jamais qu’elle s’était battue, dans le complexe même, pour empêcher qu’on secoure une Chaire d’Amyrlin renversée. Pour le meilleur comme pour le pire, ce fait d’armes marquerait les jeunes hommes jusqu’au tombeau. Il portait lui-même cette marque, en plus de celle de ses propres secrets… Après une boucherie, c’était lui qui avait permis à Siuan Sanche de s’enfuir.
Plus important encore, Elayne le liait à la tour, tout comme Egwene al’Vere. Quel était le nœud le plus serré ? L’amour qu’il portait à sa sœur ou celui qu’il vouait à Egwene ? Abandonner l’une revenait à abandonner l’autre et à trahir la tour. Mais jusqu’à son dernier souffle, il resterait fidèle à Elayne et à Egwene.
— Je vous donne ma parole de faire tout ce que je pourrai, capitula-t-il. Quels sont les ordres d’Elaida ?
Au-dessus de Caemlyn, dans un ciel clair, un soleil d’hiver pâlichon approchait de son zénith. Sans générer de chaleur, il projetait une assez vive lumière sur la neige qui recouvrait tout. Même s’il appréciait la doublure de marte de son nouveau manteau, Davram Bashere dut admettre qu’il faisait nettement moins froid que chez lui, au Saldaea. Cela dit, son souffle gelé avait quand même ourlé de givre son épaisse moustache – encore du blanc, en plus de celui qu’avait laissé le passage des années. À une lieue au nord de Caemlyn, de la neige jusqu’aux chevilles sur la butte où il était perché, Bashere porta à son œil une longue-vue à monture d’or et scruta ce qui se passait en contrebas, à environ une demi-lieue de là. Pour lui signifier son impatience, son cheval bai lui flanqua un coup de naseaux dans l’épaule, mais il l’ignora. Si Véloce détestait rester immobile, parfois, on n’avait pas le choix.
En bas, entre les arbres clairsemés, un grand camp était en cours d’installation. Le long de la route de Tar Valon, des hommes déchargeaient les chariots de vivres, creusaient des feuillées, montaient des tentes et fabriquaient avec des broussailles et des branches des abris disposés par groupes de différentes tailles. S’attendant à rester sur place un moment, les seigneurs et les dames gardaient leurs soldats à proximité de leur tente.
Se fiant à l’étendue du camp et aux lignes de piquets prévues pour attacher les chevaux, Bashere estima qu’il y avait dans les cinq mille hommes, plus ou moins des poussières. Cinq mille combattants. Avec les fabricants de flèches, les maréchaux-ferrants, les armuriers, les blanchisseuses et les conducteurs de chariot, on doublait ce chiffre. Mais l’intendance et les civils, selon l’usage, avaient dressé leur camp à quelque distance de là.
Parmi ces gens-là, la plupart, au lieu de travailler, passaient leur temps à scruter la butte sur laquelle Bashere se tenait. Dans l’autre camp, ça arrivait aussi, mais les porte-étendard et les sous-officiers rappelaient à l’ordre les tire-au-flanc. Les nobles et les officiers qui allaient et venaient à cheval ne regardaient jamais vers le nord. Alors que Bashere, de son perchoir, voyait les murs gris rayés d’argent de la ville, une élévation de terrain interdisait de la distinguer depuis le camp.
Aucune importance. À Caemlyn, on savait de quoi il retournait, puisque les nouveaux venus s’étaient annoncés à grands coups de trompettes et de bannières levées au-dessus de leurs têtes. Prudents, ils étaient restés hors de portée de flèche.
Assiéger une ville fortifiée sur plus de six lieues de circonférence n’était pas un jeu d’enfant. Pour ne rien arranger, la Nouvelle Cité était un dédale de bâtiments de brique et de pierre, de boutiques, d’entrepôts sans fenêtres et de marchés qui s’étendait au-delà du mur d’enceinte pour former Caemlyn la Basse.
Pour relever le défi, sept autres camps étaient en cours d’installation. Répartis autour de la ville, ils permettraient de contrôler toutes les routes et les issues assez larges pour laisser sortir des forces importantes. Des patrouilles sillonnaient déjà le terrain, et des éclaireurs devaient avoir pris place dans les bâtiments abandonnés de Caemlyn la Basse.
À travers ce quadrillage, seuls de très petits groupes pourraient passer – quelques bêtes de bât, peut-être, en pleine nuit, mais pas assez pour ravitailler une des plus grandes villes du monde. Plus que les épées et les catapultes, la faim et la maladie décidaient de l’issue d’un grand nombre de sièges. Mais en faveur de qui ? Les assiégés ou les assiégeants ?
À première vue, quelqu’un avait planifié cette affaire-là avec soin. Pourtant, quelque chose étonnait Bashere. Les étendards, dans le camp qu’il observait… Avec sa longue-vue, œuvre d’un Cairhienien nommé Tovere et cadeau de Rand al’Thor, il les distinguait très bien dès que le vent les agitait. Familier des armoiries andoriennes, il reconnaissait le Chêne et la Hache de Dawlin Armaghn, les cinq Étoiles d’Argent de Daerilla Raened et les armes de plusieurs nobles mineurs qui soutenaient Naean Arawn dans sa quête du Trône du Lion et de la Couronne de Roses.
Certes, mais le Mur Rouge orné de haches croisées de Jailin Maran était du nombre aussi, ainsi que les deux Léopards Blancs de Carlys Ankerin et la Main Ailée d’Eram Talkend. Selon les rapports, tous des fidèles d’Elenia Sarand, la rivale de Naean. Les voir en compagnie des autres revenait à assister à un festin partagé par des loups et des chiens de berger. Avec en guise de bonus un tonneau d’un grand vin.
En soie épaisse et brillante, bordés d’or et faisant au moins le double des autres, deux étendards se révélaient trop lourds pour que les bourrasques réussissent à les agiter. Plus tôt, tandis que les porte-étendard paradaient sur l’élévation qui dissimulait le camp, Bashere avait largement eu le temps de voir les armoiries. Le Lion Blanc d’Andor sur fond rouge, identique à celui qui battait au vent sur toutes les tours de garde de la ville. Le second grand étendard appartenait à une autre rivale d’Elayne Trakand. Quatre Lunes d’Argent sur champ d’azur, les armes de la maison Marne. Pour soutenir Arymilla Marne ? Un mois plus tôt, elle aurait pu s’estimer chanceuse que quelqu’un, à part sa propre maison ou cet idiot de Nasin Caeren, lui offre l’asile pour la nuit.
Deux étendards, et dans un cas comme dans l’autre, une revendication du trône et de la couronne…
— Ils nous ignorent, marmonna Bael. Je pourrais les exterminer avant le coucher du soleil, et ils nous ignorent !
Bashere eut un regard en coin pour l’Aiel – en coin et vers le haut, parce que le guerrier le dominait d’une bonne tête. Au-dessus du voile noir qui masquait son nez et sa bouche, seuls les yeux gris de l’Aiel étaient visibles sous son front tanné par le soleil. Avec un peu de chance, le guerrier se protégeait simplement du froid. Muni de ses lances, bien entendu, il portait un arc dans le dos, un carquois à la taille et une rondache à l’avant-bras, mais seul le voile importait vraiment. Car pour les Aiels, l’heure de tuer n’avait pas encore sonné. Vingt pas plus bas, en direction du camp, trente autres Aiels assis sur les talons tenaient nonchalamment leurs armes. Un tiers environ avaient le visage nu. Donc, la théorie du froid se tenait. Mais avec les guerriers du désert, comment savoir ?
Entre différentes hypothèses, Bashere opta pour la moins dramatique.
— Bael, Elayne Trakand n’aimerait pas ça. Et même si tu as oublié ce que ça fait d’être un jeune homme, ça suffit pour que Rand al’Thor, lui non plus, n’aime pas ça.
— Melaine m’a répété les propos d’Elayne Trakand, grogna Bael. Selon elle, nous ne devons pas intervenir en sa faveur, et ce n’est pas malin. Quand un ennemi s’avance, un sage accepte l’aide de quiconque veut bien danser avec les lances à ses côtés. À la guerre, ces gens pratiquent aussi leur Grand Jeu ?
— Nous sommes des étrangers, Bael. En Andor, c’est important.
Le géant grogna de nouveau.
Bashere renonça à lui expliquer les subtilités de la politique andorienne. Si elle s’appuyait sur des étrangers, Elayne risquait de perdre ce qu’elle tentait de conquérir. Ses ennemis savaient qu’elle en avait conscience, du coup ils ne redoutaient ni Bashere, ni Bael ni la Légion du Dragon. En réalité, malgré le siège, les deux partis feraient de leur mieux pour éviter une bataille rangée. C’était une guerre, certes, mais composée de manœuvres et d’escarmouches, si personne ne commettait d’erreur. Au bout du compte, pour vaincre, il faudrait conquérir une position inexpugnable, ou pousser l’adversaire sur un terrain impossible à défendre.
À coup sûr, Bael ne verrait pas la différence avec Daes Dae’mar, le Grand Jeu des Maisons. En toute franchise, Bashere ne la distinguait pas vraiment non plus.
Avec la Flétrissure comme voisine, le Saldaea ne pouvait pas s’offrir des guerres de succession. Il était possible de négocier avec les tyrans et la Flétrissure tuait vite les crétins et les envieux. Une guerre civile l’aurait aidée à en finir avec le Saldaea.
Bashere recommença à sonder le camp avec sa longue-vue. Comment une imbécile comme Arymilla Marne avait-elle obtenu le soutien de Naean Arawn et d’Elenia ? Deux femmes cupides et ambitieuses convaincues de défendre leurs justes droits. D’après ce qu’il savait du processus de décision des Andoriens, chacune avait de plus solides arguments qu’Arymilla. Là, rien à voir avec des loups et des chiens de berger. C’était une meute de loups à la poursuite d’un chien de manchon.
Elayne détenait peut-être l’explication, mais elle se contentait d’échanger avec Bashere des notes lapidaires qui ne révélaient rien. Une façon de garantir que nul ne les accuserait de conspirer, en cas de malheur. Au fond, c’était très exactement le Jeu des Maisons.
— Quelqu’un dansera bientôt avec les lances, dirait-on, annonça Bael.
Bashere baissa les yeux assez longtemps pour voir ce que l’Aiel désignait. En prévision du siège, beaucoup de gens avaient quitté la ville ces derniers jours. Mais certains s’y étaient pris trop tard. À la lisière de la Nouvelle Cité, six chariots étaient immobilisés sur la route. Une cinquantaine de cavaliers les entouraient, leur étendard représentant un ours en pleine course – ou un très gros chien, peut-être.
Tenant fermés les pans de leur manteau, de pauvres gens se massaient d’un côté de la voie. Des hommes à la tête baissée, des femmes avec des enfants accrochés à leurs jupes… Sous les regards accablés, des soudards avaient mis pied à terre pour piller les chariots. Sur la neige, des coffres, des caisses et des vêtements s’empilaient déjà. Comme toujours, ces types cherchaient de l’argent ou de l’alcool. Mais tout autre objet de valeur finirait dans leurs fontes. Puis ils voleraient les attelages ou réquisitionneraient carrément les chariots. Une armée avait toujours besoin de chevaux et de véhicules, et les règles de cette guerre civile très spéciale ne semblaient pas protéger les malchanceux qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment.
La porte principale de la ville s’ouvrit pour laisser passer des lanciers en veste rouge dont les armes, les casques et les plastrons brillaient au soleil. Au milieu des marchés abandonnés, les Gardes de la Reine fonçaient vers les chariots. Un solide détachement…
Bashere orienta de nouveau sa longue-vue sur les soudards.
À l’évidence, l’officier qui se tenait à l’ombre de l’ours – si c’en était un – excellait en calcul mental. Cinquante contre deux cents, ça sentait mauvais, surtout avec pour enjeu quelques minables chariots. Dès que les hommes à terre eurent sauté en selle, toute la bande détala vers le nord, en direction de la butte de Bashere. Les victimes, en état de choc, la regardèrent un moment s’éloigner, puis la vie reprit ses droits et elles entreprirent de récupérer leurs possessions pour les remettre à l’abri des chariots.
L’arrivée des Gardes, qui formèrent un cercle autour des véhicules, mit un terme à l’incident. Alors qu’ils poussaient les gens vers les chariots, certains loqueteux tentèrent de leur échapper pour récupérer un quelconque « trésor ». En guise de protestation, un homme agita les bras devant un officier au casque orné de plumes blanches, un baudrier rouge en travers de son plastron. Méprisant, le militaire se pencha sur sa selle et gifla le trublion, qui s’écroula sur le dos, sonné par la violence du coup. Après un moment de flottement, les retardataires grimpèrent dans les chariots – à part deux types qui se penchèrent pour prendre leur compagnon par les épaules et les chevilles afin de le porter à l’abri.
Sur le siège du dernier chariot, une femme agitait déjà ses rênes pour faire demi-tour et retourner vers la cité.
Bashere baissa sa longue-vue, s’intéressa au camp, puis utilisa de nouveau le dispositif optique. Des soldats creusaient toujours avec des pelles et des pioches et d’autres, autour des chariots, s’échinaient à décharger des gros sacs et de lourds tonneaux. Les nobles et les officiers, toujours à cheval, surveillaient le déroulement des opérations. Une scène presque paisible, comme un troupeau au pâturage…
Soudain, quelqu’un désigna l’élévation, juste en deçà de la cité. D’autres soldats l’imitèrent, puis des cavaliers se lancèrent au trot en criant des ordres. Venant de la ville, les soudards chassés par les Gardes apparaissaient au sommet de l’élévation.
Sa longue-vue glissée sous le bras, Bashere fronça les sourcils. Il n’y avait pas de sentinelles en hauteur pour voir ce qui se passait au-delà de cet obstacle ? Même s’il n’y avait aucune attaque massive à redouter, c’était stupide. Une bonne chose à savoir, si les autres camps se montraient aussi négligents et ne corrigeaient pas cette erreur.
Bashere souffla d’agacement dans sa moustache. Il n’était pas là pour s’en prendre aux assiégeants…
D’un coup d’œil, il vit que les chariots, escortés par les Gardes Royaux, approchaient à toute allure des portes. On eût dit que ces gens avaient des poursuivants sur les talons. Ou était-ce l’influence de l’officier, qui agitait son épée au-dessus de sa tête ?
— Personne ne dansera aujourd’hui, dit Bashere.
— Dans ce cas, j’ai mieux à faire que regarder des gens des terres mouillées creuser des trous, répliqua Bael. Puisses-tu toujours trouver de l’eau et de l’ombre, Davram Bashere.
— Pour l’heure, je préférerais avoir les pieds au sec et les mains au-dessus d’un bon feu.
Une saillie que Bashere regretta aussitôt. Traiter par-dessus la jambe les coutumes des autres était un bon moyen de se faire tuer – surtout avec les Aiels, très à cheval sur leurs rituels.
Mais Bael éclata de rire.
— Les terres mouillées mettent tout cul par-dessus tête, Davram Bashere.
D’un curieux geste de la main droite, l’Aiel ordonna à ses compagnons de se lever. Partant en direction de l’est, ils donnèrent le sentiment de se jouer de la neige.
Bashere rangea la longue-vue dans ses fontes, se hissa en selle et fila dans la direction opposée. Postée sur cette pente-là, son escorte attendit qu’il l’ait dépassée puis lui emboîta le pas. Moins nombreux que ceux de Bael, ses gardes rapprochés, des types endurcis, venaient tous de son domaine de Tyr et ils l’avaient plus d’une fois accompagné dans la Flétrissure, avant cette expédition au sud. Chaque homme ayant une zone complète à surveiller – devant, derrière, à droite, à gauche, en haut, en bas –, toutes ces têtes bougeaient sans cesse. Restait à espérer que la routine ne nuirait pas à la vigilance.
Dans une forêt très peu dense, toutes les branches étaient nues, sauf celles des chênes, des lauréoles, des pins et des sapins. Mais sur un terrain vallonné couvert de neige, une centaine de cavaliers pouvaient se tenir à cinquante pas sans qu’on les voie. Non qu’une telle occurrence soit vraisemblable, mais en règle générale, on ne prévoyait jamais ce qui finissait par vous tuer. D’instinct, Bashere vérifia que son épée coulissait bien dans son fourreau. Le secret, c’était de s’attendre à l’inattendu.
Comme chaque fois que son chef n’avait rien de plus important à lui déléguer, Tumad commandait le détachement. Bashere avait pris sous son aile ce jeune lieutenant. L’esprit vif, capable de voir bien plus loin que le bout de son nez, Tumad finirait couvert de galons, s’il vivait assez longtemps pour ça. Un peu plus petit que Bael, donc bien plus grand que la moyenne, il était d’humeur morose et ne faisait rien pour le cacher.
— Un problème, Tumad ?
— L’Aiel parlait d’or, seigneur. Ces Andoriens nous crachent à la figure ! Je déteste devoir détaler alors qu’ils se moquent de nous.
Un jeune lieutenant, oui…
— Tu t’ennuies ? railla Bashere. Il te faudrait un peu d’action ? Tenobia n’est qu’à cinquante lieues au nord d’ici, et si on peut en croire les rumeurs, elle a avec elle Ethenielle du Kandor, Paitar de l’Arafel et Easar du Shienar. Toute la puissance des Terres Frontalières vient à notre rencontre, Tumad. D’après ce qu’on dit, les Andoriens infiltrés au Murandy n’aiment pas nous savoir chez eux. Si l’armée des Aes Sedai ne les taille pas en pièces, en supposant que ce ne soit pas fait, ils pourraient venir nous chercher des noises. Nous avons chevauché pour le Dragon Réincarné, et ça, les sœurs ne nous le pardonneront pas. Enfin, il y a les Seanchaniens. Tu crois qu’ils ne se remontreront plus ? Ils nous attaqueront, ou nous devrons les attaquer, c’est une certitude. Vous, les jeunes, vous ne savez pas reconnaître l’action, même quand elle vous frise la moustache.
Des rires montèrent dans les rangs – composés d’hommes de l’âge de Bashere, en grande partie. Tumad lui-même s’autorisa à sourire dans sa barbe. Tous ces soldats n’en étaient pas à leur première campagne, même s’il s’agissait de la plus bizarre de toutes. Droit sur sa selle, Bashere inspecta le terrain, entre les arbres, mais sans se concentrer vraiment.
En toute franchise, Tenobia l’inquiétait pour de bon. Seule la Lumière savait pourquoi, Easar et les autres avaient décidé d’abandonner la frontière de la Flétrissure – en emmenant un nombre considérable de soldats, selon les rumeurs. Et même si on les divisait par deux, ces rumeurs restaient impressionnantes.
Sans nul doute, ces hommes avaient d’excellentes raisons d’agir, et Tenobia les partageait.
Bashere lui avait appris l’équitation, puis il l’avait regardée grandir avant de lui remettre la Couronne Brisée, quand elle était montée sur le trône. Une bonne dirigeante, ni trop dure ni trop douce, intelligente sans être toujours sage, courageuse mais pas téméraire… Son seul défaut ? L’impulsivité. Une tête brûlée, même, et parfois pire que ça… Bashere aurait juré qu’elle avait un objectif secret en plus de celui de ses alliés : avoir la tête de son oncle, à savoir lui-même. S’il ne se trompait pas, après être allée si loin, elle ne se contenterait pas de lui infliger une autre période d’exil. Quand elle rongeait un os depuis longtemps, la convaincre de le lâcher tenait de l’exploit. Le cœur même du problème. Elle aurait dû être au Saldaea, veillant sur la frontière avec la Flétrissure. Mais après tout, lui aussi. Pour ses actes, depuis son arrivée dans le Sud, elle avait de quoi le faire condamner deux fois pour trahison. Sans doute, mais il ne voyait pas comment il aurait pu agir autrement. La rébellion – un terme à la définition très floue, quand ça arrangeait Tenobia – lui faisait horreur, mais il tenait à garder encore un peu la tête sur les épaules. Un problème, oui, et épineux…
Le camp qui abritait les quelque huit mille cavaliers légers qu’il avait amenés après l’Illian et la bataille contre les Seanchaniens était plus grand que celui qu’il venait d’observer et beaucoup mieux organisé. Ici, les piquets des chevaux formaient des rangées bien nettes, avec la forge d’un maréchal-ferrant à chaque extrémité. Dans le même ordre d’idées, les tentes, bien que maintes fois rapiécées, s’alignaient avec une perfection maniaque en face des piquets. Ainsi, après une sonnerie de trompettes, le temps de compter jusqu’à cinquante, et chaque homme pouvait être en selle et prêt à se battre. Judicieusement postées, les sentinelles garantissaient qu’on soit toujours alerté dans les limites de ce délai.
Le camp des civils, à une centaine de pas plus au sud, était mieux ordonné que celui des autres assiégeants. À croire que l’exemple du Saldaea avait inspiré ces gens.
Quand Bashere arriva avec son escorte, des hommes couraient entre les lignes de piquets comme si on venait de donner l’alerte. D’ailleurs, plus d’un avait sa lame au clair. Des voix crièrent le nom du Maréchal, mais quand il avisa la foule massée au centre du camp, là où se dressait la tente qu’il partageait avec Deira – des femmes, pour l’essentiel –, l’angoisse lui noua l’estomac. Talonnant Véloce, il se lança au galop sans se demander si ses hommes le suivaient ou non. Alors que le sang battait à ses tempes, il perdit conscience de tout, à part des gens qui se pressaient devant sa tente. Quand il l’eut atteinte, il sauta de sa selle, se reçut souplement et partit à la course. Des femmes lui parlèrent, mais il ne comprit rien à ce qu’elles disaient. S’écartant devant lui, elles lui épargnèrent la tâche de les renverser comme des quilles pour gagner son fief.
Une fois entré, il prit le temps de souffler. La tente – un pavillon, plutôt – était assez grande pour qu’on y cantonne vingt soldats. Des épouses d’officier s’y entassaient, mais il repéra Deira, sa femme, assise sur une chaise de campagne au centre des tapis qui couvraient le sol. Aussitôt, l’angoisse se dissipa.
Deira quitterait un jour ce monde, il ne se berçait pas d’illusions. Quant à lui, il la suivrait ou bien la précéderait. Mais sa seule terreur, c’était de vivre sans elle.
Justement, des femmes aidaient Deira à abaisser sa robe jusqu’à la taille. Une autre appuyait sur son avant-bras gauche un carré de tissu qui s’imbibait de sang. Posée sur le tapis, une coupe récupérait le fluide vital, et elle était déjà bien remplie.
Dès qu’elle vit son mari, les yeux de Deira s’illuminèrent – un contraste saisissant avec son teint blafard.
— Voilà le résultat, quand on engage des étrangers, mon époux.
De la main droite, Deira brandit une longue dague. Plus grande que Bashere – de peu, cependant –, ses cheveux noirs blanchissant sur les tempes, elle en imposait au premier coup d’œil et pouvait glacer les sangs de quelqu’un quand elle était en colère. Même lorsqu’elle n’était pas en état de tenir sur ses jambes, comme aujourd’hui.
Au milieu d’autres femmes et devant son mari, plus d’une épouse aurait été gênée d’être à demi dévêtue. Pas Deira…
— Si tu ne voulais pas toujours être plus rapide que le vent, fit-elle, des hommes de ton domaine pourraient s’occuper de nous.
— Une dispute avec les domestiques ? demanda Bashere, surpris. Tu en es arrivée à jouer de la dague ?
Plusieurs femmes foudroyèrent le Maréchal du regard. En dépit des apparences, très peu de couples s’entendaient comme Deira et lui. En particulier, ils ne se criaient jamais après, et certaines personnes trouvaient ça suspect.
Deira ne put retenir un petit rire.
— Je vais commencer par le commencement, Davram. En avançant doucement, pour que tu comprennes bien.
» De retour d’une promenade à cheval, je suis tombée sur deux hommes qui fouillaient notre tente. Vu qu’ils étaient armés, j’en ai frappé un et j’ai poignardé l’autre. (Deira baissa les yeux sur son bras blessé.) Trop lentement, puisqu’il a eu le temps de me toucher. Quand Zavion et quelques autres ont déboulé, les deux ennemis ont filé par l’ouverture qu’ils s’étaient ménagée à l’arrière de la tente.
L’air sombre, plusieurs femmes portèrent les mains sur les dagues pendues à leur ceinture.
— J’ai dit à ces gens de les poursuivre, reprit Deira, mais ils ont prétendu vouloir soigner mes blessures d’abord.
Dans l’assistance, on eut le rouge aux joues – et encore, pas tout le monde – mais personne ne s’excusa d’avoir désobéi. De fait, la position de ces gens n’était guère enviable. Deira était leur maîtresse et leur suzeraine, mais ce qu’elle prenait pour une égratignure aurait pu la vider de son sang, s’ils l’avaient abandonnée.
— J’ai ordonné qu’on lance des recherches. Ces types seront faciles à reconnaître : l’un est bossu et l’autre saigne comme un goret.
Dame de Gahaur, Zavion pour ses amies, brandit une aiguille menaçante.
— Seigneur, sauf si la chirurgie vous fascine soudain, je vous suggère de sortir.
Bashere acquiesça sous le regard critique des femmes. Quand elle se faisait recoudre, Deira adorait qu’il assiste à l’opération. Lui, il détestait ça – un spectacle qui lui serrait le cœur.
Une fois dehors, il annonça d’une voix puissante que sa femme était entre de bonnes mains et que tout le monde devrait retourner à ses occupations. Les hommes obéirent après avoir souhaité un prompt rétablissement à dame Bashere. Les femmes, en revanche, ne bougèrent pas d’un pouce.
Bashere n’insista pas. Quoi qu’il dise, elles ne partiraient pas avant d’avoir vu Deira. Un sage, avait-il fini par comprendre, se devait d’éviter les batailles perdues d’avance. Une bonne façon d’échapper au ridicule…
Dehors, Tumad emboîta le pas à son chef, qui marcha à grandes enjambées, les mains croisées dans le dos. Depuis beau temps, le Maréchal s’attendait à un événement de ce genre. À force, il avait fini par croire que ça n’arriverait pas. Et surtout, il n’avait jamais pensé que Deira serait en danger de mort.
— On a trouvé les deux hommes, seigneur, annonça Tumad. Du moins, ils correspondent à la description de votre épouse.
Bashere se retournant, des éclairs dans les yeux, le jeune homme s’empressa d’ajouter :
— Ils étaient morts, seigneur, juste à la lisière du camp. Chacun tué d’un seul coup d’une lame fine. La carotide, vous comprenez ? Il ne devait pas y avoir qu’un seul assassin, sauf s’il est plus rapide qu’une vipère.
Bashere acquiesça. L’échec, souvent, se payait au prix fort. Deux pour fouiller la tente, et combien pour les réduire au silence ? Combien restait-il d’ennemis, et quand repasseraient-ils à l’action ? Plus important encore, qui tirait leurs ficelles ? La Tour Blanche ? Les Rejetés ?
À son sujet, quelqu’un semblait être parvenu à une décision…
À part Tumad, personne ne pouvait l’entendre. Il parla pourtant à voix basse. Parfois, la négligence se payait elle aussi au prix fort.
— Tu sais où trouver l’homme qui est venu me voir hier ? Va lui dire que c’est d’accord, mais qu’il y en aura un peu plus que prévu…
Les petits flocons qui tombaient sur la cité de Cairhien voilaient à peine la lumière du jour. Derrière une fenêtre étroite du Palais du Soleil, bien protégée par une vitre épaisse, Samitsu distinguait très clairement l’échafaudage de bois mis en place le long de la section dévastée du complexe. Des blocs de pierre jonchaient le sol au pied des tours décapitées désormais un peu plus petites que les autres… L’une d’entre elles, la tour du Soleil Levant, avait même totalement disparu.
Perchées sur les plus grandes collines, les célèbres tours tronquées de Cairhien restaient visibles derrière le rideau de neige. Plus hautes que celles du palais et entourées d’un échafaudage, elles attendaient d’être entièrement reconstruites – vingt ans après que les Aiels les eurent incendiées, et il faudrait sans doute aussi longtemps pour que le travail soit achevé.
Par un temps pareil, les échafaudages étaient déserts, bien entendu. Samitsu aurait donné cher pour que la neige lui offre un répit de ce genre.
Lors du départ de Cadsuane, une semaine plus tôt, la mission qu’elle lui avait laissée paraissait claire. Faire en sorte que le chaudron cairhienien ne recommence pas à bouillir. Même si Samitsu était novice en politique, ça ne semblait pas infaisable. Seul noble encore à la tête d’une force importante, Dobraine se montrait coopératif, comme s’il voulait que le calme règne. Une démarche logique, puisqu’il avait accepté une absurde nomination au poste de « régent de Cairhien pour le compte du Dragon Réincarné ». Ce fichu garçon avait aussi bombardé « régent de Tear » un homme qui le combattait encore un mois plus tôt. S’il avait fait pareil en Illian, ce qui semblait probable… ces nominations provoqueraient trop de troubles pour que les sœurs puissent les régler avant que tout ait été dit et fait. Mais les problèmes, c’était la spécialité du garçon ! Jusque-là, cependant, Dobraine se limitait à diriger la capitale et à soutenir Elayne Trakand si elle se décidait un jour à revendiquer le Trône du Soleil. Se fichant de qui récupérerait le pouvoir, Samitsu était ravie de ne pas s’en mêler. Pour être franche, le destin du Cairhien ne l’intéressait pas.
Des bourrasques firent tourbillonner les flocons de neige, dehors. Un paysage si tranquille. Par le passé, avait-elle accordé la moindre importance à cette notion ? Si oui, elle ne s’en souvenait pas.
La conquête du trône par Elayne Trakand et le nouveau titre de Dobraine ne parvenaient pas à être aussi consternants que la rumeur ridicule, mais persistante, au sujet de Rand al’Thor. Qui serait allé à Tar Valon, prétendait-on, pour jurer allégeance à Elaida.
Samitsu n’avait rien fait pour rétablir la vérité. Des nobles jusqu’aux palefreniers, cette fable effrayait tout le monde – pour maintenir la paix, rien de mieux que la peur ! Le Grand Jeu marquait une pause, et pour Cairhien, c’était une bonne chose. Universellement détestés, les Aiels qui venaient en ville, quittant leur immense camp, à quelques lieues à l’est, aidaient très certainement à empêcher le chaudron de bouillir. Ces guerriers étaient des partisans du Dragon Réincarné, nul ne l’ignorait, et personne n’avait envie de se retrouver face à des milliers de lances aielles.
Absent, le jeune al’Thor était bien plus utile que présent. Venus de l’ouest, des récits accusaient les Aiels de piller, d’incendier et de tuer sans discrimination. Ces échos terrifiants incitaient les Cairhieniens à marcher sur des œufs avec « leurs » guerriers du désert.
En somme, rien ne semblait en mesure de menacer le calme qui régnait à Cairhien – si on oubliait les bagarres de rue entre des habitants de la Ceinture et des citadins qui se défiaient autant de ces gueux aux habits bariolés que des Aiels et les trouvaient bien moins coriaces à combattre.
La ville était bourrée jusqu’à son dernier grenier. Partout où on pouvait s’abriter du froid, les gens s’entassaient pour dormir. Pourtant, le ravitaillement restait suffisant, même si on était loin de l’abondance, et le commerce se portait plutôt mieux que d’habitude en hiver.
Tout bien pesé, Samitsu aurait dû être contente d’exécuter avec zèle les ordres de Cadsuane. Sauf que la sœur verte aurait voulu qu’elle fasse encore mieux. Sa signature…
— Tu es avec moi, Samitsu ?
Avec un soupir, Samitsu se détourna du paisible spectacle. Alors qu’elle se forçait à ne pas lisser le devant de sa jupe rayée de jaune, les clochettes d’argent de Jakanda accrochées dans ses cheveux tintinnabulèrent, mais pour une fois, ce son n’améliora pas son humeur. Quand tout allait pour le mieux, elle ne se sentait pas complètement à l’aise dans ses appartements du palais, et ce malgré le bon feu qui crépitait dans la cheminée de marbre et le lit somptueux – matelas moelleux et oreillers en plume d’oie – qui l’attendait dans la chambre voisine.
Les trois pièces étaient décorées dans le style cairhienien à la fois pompeux et austère. Le plafond de plâtre blanc à caissons, les corniches dorées, les lambris sombres et pourtant brillants… Le mobilier, d’une lourdeur accablante, était encore plus sombre malgré les ornements patauds en or ou en ivoire. Comparés à tout ça, les tapis teariens à fleurs semblaient d’une folle extravagance. Du coup, ils soulignaient l’aspect sinistre du reste. Une cage, en quelque sorte, et même pas dorée.
Le plus gênant, pourtant, c’était la femme aux longues bouclettes qui se tenait au milieu de la pièce, les poings sur les hanches, le menton pointé et les yeux plissés. À la main droite, Sashalle portait la bague au serpent, mais elle arborait aussi un collier et un bracelet aiels – des bijoux tapageurs qui juraient avec sa robe de laine marron bien coupée mais sans rien qui sorte de l’ordinaire. Si les perles et l’ivoire n’étaient pas du toc, ce type de flamboyance ne convenait pas à une sœur. Une contradiction qui serait peut-être la clé de bien des choses, si Samitsu réussissait un jour à la comprendre. Les Matriarches, surtout Sorilea, la regardaient toujours comme si elle était une idiote. Tout ça parce qu’elle aurait dû tout savoir sans jamais poser de questions. En conséquence, les Aielles ne répondaient pas quand on les interrogeait. Un petit jeu désagréable et permanent, surtout avec Sorilea. Peu habituée à être prise pour une gourde, Samitsu détestait ça.
Comme souvent, elle eut du mal à croiser le regard de Sashalle – la source majeure de sa frustration, même quand tout allait bien par ailleurs. Pour ne rien arranger, cette sœur rouge avait prêté serment au jeune al’Thor ! Comment une Aes Sedai pouvait-elle jurer fidélité à quoi que ce soit d’autre que la Tour Blanche ? Et au nom de la Lumière, comment une sœur rouge avait-elle pu se lier à un homme capable de canaliser ? Verin avait-elle eu raison d’avancer que les ta’veren influençaient le hasard ? Si ce n’était pas une affaire de chance, comment expliquer que trente et une sœurs, dont cinq rouges, aient prêté un pareil serment ?
— Ailil Riatin a été contactée par des seigneurs et des dames qui représentent presque toutes les forces vives de sa maison, récapitula Samitsu. Ils entendent la nommer Haute Chaire, et elle veut avoir l’aval de la Tour Blanche. Des Aes Sedai, au moins…
Histoire de cesser de défier du regard l’autre sœur – avec le risque non négligeable de perdre – Samitsu approcha d’une table d’ébène où, sur un plateau d’argent, reposait une carafe en or ouvragé dont montait une bonne odeur d’épices. Remplir un gobelet de vin chaud était toujours une bonne excuse pour fuir l’affrontement. Outrée d’avoir besoin d’un tel prétexte, Samitsu reposa la carafe un peu trop vivement. De plus en plus souvent, elle se surprenait à fuir le regard de Sashalle – ou à la lorgner en biais, comme en ce moment. À son grand désarroi, elle ne parvint pas à pivoter assez sur elle-même pour regarder la sœur rouge en face.
— Sashalle, réponds à Ailil par la négative. La dernière fois qu’il a été vu, son frère était toujours vivant, et la rébellion contre le Dragon Réincarné ne concerne en rien la Tour Blanche – en particulier maintenant que c’est terminé.
Samitsu revit sa dernière image de Toram Riatin s’enfonçant dans un étrange brouillard capable de se solidifier et de tuer. Une brume qui résistait au Pouvoir de l’Unique… Ce jour-là, les Ténèbres avaient marché hors des murs de Cairhien.
Samitsu se concentra pour empêcher sa voix de trembler. Pas de peur, mais de colère. Ce même jour, elle n’avait pas réussi à guérir le jeune al’Thor. Abominant l’échec, elle détestait encore plus s’en souvenir. Et elle n’aurait pas dû être obligée de se justifier.
— Presque toutes les forces vives, ce n’est pas la totalité… Tous ceux qui restent liés à Toram s’opposeront à Ailil, militairement, s’il le faut. Quoi qu’il en soit, semer le trouble dans les maisons n’est pas un bon moyen de maintenir la paix. Au Cairhien, l’équilibre est précaire, mais il existe, et nous devons le préserver.
Samitsu s’empêcha d’ajouter que Cadsuane serait très mécontente si elles détruisaient cet équilibre. Sur Sashalle, ça n’aurait aucun impact.
— Les troubles éclateront, que nous les fomentions ou pas, affirma la sœur rouge.
Voyant que Samitsu l’écoutait, Sashalle se détendit un peu, même si elle continua à pointer agressivement le menton. Peut-être était-ce de l’entêtement plus que de l’hostilité qu’elle exprimait ainsi. Quelle importance, au fond ? La sœur rouge ne tentait pas de convaincre son interlocutrice, elle lui exposait sa position. Comme si elle lui faisait une faveur, en plus de tout.
— Samitsu, le Dragon Réincarné est le héraut des troubles et du changement. Le héraut annoncé par les oracles ! Et même s’il ne l’était pas, nous sommes au Cairhien. Crois-tu que ces gens aient arrêté de jouer au Daes Dae’mar ? Si la surface de l’eau est lisse, le poisson continue à nager.
Une sœur rouge vantant le Dragon Réincarné comme un vulgaire propagandiste de rue ? Par la Lumière !
— Et si tu te trompes ?
Une phrase que Samitsu regretta aussitôt. Que la Lumière la brûle, Sashalle n’avait pas bronché !
— Ailil a renoncé à toute prétention au trône en faveur d’Elayne Trakand. C’était le souhait du Dragon Réincarné, et elle est prête à lui jurer fidélité, si je le lui demande. Toram, lui, commandait une armée contre Rand al’Thor. C’est un progrès, non ? Selon moi, il faut courir le risque, et c’est ce que je dirai à Ailil.
Samitsu fit tintinnabuler ses clochettes – inévitable quand elle secouait la tête – et elle se retint de soupirer encore. Parmi les sœurs liées au Dragon, dix-huit étaient toujours présentes à Cairhien. Cadsuane en avait emmené certaines, renvoyant ensuite Alanna pour qu’elle en rameute d’autres. À part Sashalle, sur les dix-huit, plusieurs étaient supérieures à Samitsu. Mais grâce aux Matriarches, elles ne lui traînaient pas dans les jambes. La méthode était indéfendable – aucune sœur, jamais, n’aurait dû être l’apprentie de quelqu’un – mais en pratique, elle lui facilitait la tâche. Soumises aux Matriarches, qui ne les lâchaient jamais des yeux, ces Aes Sedai n’étaient pas en mesure de se mêler des événements et encore moins de tenter une prise de pouvoir. Manque de chance, pour une raison toujours mystérieuse, les Matriarches se comportaient différemment avec Sashalle et les deux autres sœurs calmées aux puits de Dumai.
Calmées… À cette idée, Samitsu eut un léger frisson – qu’elle n’éprouverait plus jamais si elle réussissait à découvrir comment Damer Flinn avait guéri ce qui n’aurait pas dû pouvoir l’être. Enfin, quelqu’un pouvait secourir une femme calmée ! Tant pis si c’était un homme capable de canaliser… Avec l’habitude, les horreurs d’hier devenaient les désagréments d’aujourd’hui, c’était bien connu.
Si elle avait su au sujet de Sashalle, Irgain et Ronaille, Cadsuane aurait à coup sûr réglé les problèmes avec les Matriarches avant de partir. Enfin, à coup presque sûr… Déjà impliquée dans un ou l’autre plan de la légendaire sœur verte, Samitsu savait qu’elle pouvait se montrer plus retorse encore qu’une bleue. Des machinations imbriquées dans des complots eux-mêmes liés à des stratagèmes, le tout dissimulé derrière des rideaux de ruse… Certains plans étaient conçus pour échouer afin que d’autres puissent réussir. Bien entendu, seule Cadsuane savait lesquels étaient lesquels. Une idée qui n’avait rien de réconfortant. Quoi qu’il en soit, Sashalle, Irgain et Ronaille avaient la bride sur le cou. Libres comme l’air, oui. Et sans le moindre désir de suivre les consignes de Cadsuane ou d’obéir à la sœur qu’elle avait nommée à leur tête. Seul le serment délirant prêté à al’Thor les guidait et les contraignait.
Samitsu ne s’était jamais sentie faible et inefficace, sauf quand son don de guérison lui faisait défaut. Pourtant, elle aurait donné cher pour que Cadsuane revienne et reprenne les choses en main. Quelques mots soufflés à l’oreille d’Ailil étoufferaient chez elle toute velléité de devenir la Haute Chaire de sa maison. Mais ça ne servirait à rien si Samitsu ne parvenait pas à détourner Sashalle de ses objectifs. Même si Ailil redoutait que ses stupides secrets soient dispersés aux quatre vents, ça ne suffisait pas. Toute discordance dans ce que lui diraient les Aes Sedai risquait de la convaincre qu’il valait mieux retourner se cacher dans son domaine plutôt que de risquer dans tous les cas d’offenser une sœur. Cadsuane serait perturbée d’avoir perdu Ailil, et Samitsu aussi. La sœur de Toram était l’agent parfait pour espionner une bonne moitié des intrigues des nobles. Grâce à elle, on pouvait s’assurer que ces complots, restant mineurs, ne provoqueraient pas des troubles graves. Cette maudite Sashalle savait tout ça. Si elle donnait son aval à Ailil, ce serait vers la sœur rouge que celle-ci reviendrait avec sa collecte d’informations. Pas vers Samitsu Tamagowa.
Pendant que Samitsu retournait en esprit ce casse-tête, la porte d’entrée s’ouvrit pour laisser passer une Cairhienienne au teint pâle et au visage fermé. Un peu plus petite que les deux Aes Sedai, ses cheveux gris en chignon, elle portait une robe austère gris anthracite – presque noire, en réalité. La livrée actuelle des domestiques du palais… Les servantes ne s’annonçaient jamais, bien entendu, et elles ne demandaient pas l’autorisation d’entrer. Cela dit, Corgaide Marendevin n’avait rien d’une domestique ordinaire. Le trousseau de clés d’argent accroché à sa ceinture tenait lieu d’insigne de sa fonction. Quel que soit le dirigeant du Cairhien, la Maîtresse des Clés régnait sur le Palais du Soleil. En conséquence, rien, chez Corgaide, n’évoquait la soumission. En femme d’expérience, elle esquissa une révérence qui s’adressait à la fois à Samitsu et à Sashalle.
— On m’a demandé de rapporter tout ce qui sort de l’ordinaire, dit-elle à personne en particulier.
Une requête de Samitsu. Mais Corgaide avait senti au premier coup d’œil l’animosité entre les deux sœurs. Au palais, presque rien ne lui échappait.
— On vient de m’annoncer qu’il y a un Ogier aux cuisines. En compagnie d’un jeune homme, il serait en quête de travail dans la maçonnerie. Un Ogier associé à un humain ? Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. De plus, quand nous l’avons contacté après les… événements, le Sanctuaire Tsofu a répondu qu’aucun maçon ogier ne serait disponible dans un avenir immédiat…
Les « événements » … La Maîtresse des Clés n’avait pas bronché en prononçant cet euphémisme. Pourtant, comme tout le monde au palais, elle était au courant des rumeurs qui, à parts égales, accusaient al’Thor ou les Aes Sedai du désastre. Quand les Rejetés étaient mentionnés, on les associait toujours au Dragon Réincarné ou aux sœurs.
Samitsu préféra ignorer cet embrouillamini – la grande spécialité des Cairhieniens dès qu’ils touchaient à quelque chose. Nier l’implication des Aes Sedai n’aurait servi à rien. Dans une ville où un « oui » ou un « non » pouvaient donner naissance à six rumeurs contradictoires, les Trois Serments ne pesaient pas bien lourd.
Au palais, les cuisines n’étaient pas ouvertes à tous les vents, mais pour avoir l’occasion d’étudier un Ogier, les employés lui auraient sans doute servi un repas chaud. D’autant plus qu’on voyait de moins en moins d’Ogiers, depuis un an. Quelques-uns se montraient encore, mais en marchant à toute vitesse et sans jamais rester plus d’une nuit quelque part. Voyageant rarement avec des humains, les Ogiers travaillaient encore moins avec eux. Pourtant, cet improbable duo éveillait quelque chose dans l’esprit de Samitsu. Avec l’espoir de raviver ses souvenirs, elle ouvrit la bouche pour interroger Corgaide, mais…
— Merci, Maîtresse des Clés, dit Sashalle en souriant. Vos informations sont précieuses. Vous voulez bien nous laisser, à présent ?
Se montrer un peu rude avec Corgaide était une recette infaillible pour n’avoir jamais de draps propres, pour manger fade, pour devoir vider soi-même son pot de chambre et pour ne plus recevoir ses messages. Des petits tracas qui finissaient par pourrir la vie d’une personne, la privant de sa capacité d’agir. Bizarrement, le sourire de Sashalle sembla avoir assez adouci ses propos. Sans protester, la Maîtresse des Clés se fendit d’une deuxième révérence minimaliste : adressée à la seule sœur rouge, cette fois.
Dès que la porte se fut refermée sur Corgaide, Samitsu posa son gobelet d’argent sur le plateau – si vivement que du vin les éclaboussa, la sœur rouge et elle.
Alors qu’elle risquait de ne plus contrôler Ailil, voilà que le Palais du Soleil tout entier semblait vouloir échapper à son emprise. Corgaide garderait-elle le silence sur ce qu’elle avait vu ici ? C’était aussi vraisemblable que de lui voir pousser des ailes et prendre son envol… Se répandant partout, ses racontars influenceraient tous les domestiques, jusqu’aux garçons d’écurie qui ramassaient le crottin. La dernière révérence de cette femme en disait long sur ce qu’elle pensait. Au fond, qu’importait Cairhien ! Entre deux sœurs, la courtoisie était en principe de mise, mais Sashalle, placée guère plus haut que Samitsu dans la hiérarchie, ne la forcerait pas à tenir sa langue face à ce désastre. Au contraire, elle ne comptait pas mâcher ses mots.
Alors qu’elle braquait les yeux sur la sœur rouge, Samitsu eut l’impression de la voir pour de bon pour la première fois. Dans un éclair, elle comprit pourquoi ça la troublait tant – peut-être même était-ce ça qui l’empêchait de regarder Sashalle en face.
Le visage de la sœur rouge n’était plus épargné par le passage du temps. La plupart des gens ne s’en seraient pas aperçus d’eux-mêmes, mais pour une autre sœur, c’était clair comme de l’eau de roche. De l’intemporalité, il restait quelques vestiges qui incitaient à trouver Sashalle plus belle qu’elle l’était. À part ça, n’importe qui aurait pu lui donner un âge – pas loin de la quarantaine, pour être précise.
Samitsu fut tétanisée par cette découverte.
Sur les femmes calmées, même à la Tour Blanche, on connaissait surtout des rumeurs. Fuyant la compagnie des autres sœurs, elles se cachaient et finissaient par mourir – très rapidement, le plus souvent. La perte du saidar, pour une Aes Sedai, était un drame insupportable.
Des ouï-dire, tout ça… À la connaissance de Samitsu, depuis des lustres, personne n’avait eu assez de tripes pour tenter d’en apprendre plus. La terreur inconsciente qui hantait toutes les sœurs – se carboniser par erreur et être frappée de la même impuissance – les dissuadait de chercher à en apprendre plus. Même les Aes Sedai, face au pire, étaient capables de se voiler la face… Cependant, les rumeurs rôdaient, si vagues qu’on oubliait où on les avait entendues pour la première fois – des murmures à la lisière de la conscience, éternellement présents sans l’être.
L’un d’entre eux, à demi oublié par Samitsu, jusqu’à ce jour, prétendait qu’une femme calmée, si elle survivait, redevenait jeune. Rien de convaincant, en fait. Depuis qu’elle avait recouvré l’aptitude de canaliser, Sashalle n’avait pas récupéré tous ses attributs. Comme jadis, il lui faudrait travailler des années avec le Pouvoir pour retrouver le visage que toute autre sœur identifierait au premier coup d’œil. Si elle le retrouvait. Ça semblait logique, mais comment savoir, quand on s’aventurait en terre inconnue ? Et si les traits d’une femme calmée se modifiaient, qu’est-ce qui changeait d’autre en elle ? Tout, peut-être… À cette idée, Samitsu frissonna plus fort qu’à l’évocation du sort terrible de ces femmes. Au fond, elle avait peut-être raison d’explorer sans hâte excessive la méthode de guérison de Damer.
Sans s’apercevoir que sa collègue la dévisageait, l’air torturée, Sashalle jouait avec son collier aiel.
— Cette affaire est peut-être sans importance, ou peut-être pas… Corgaide nous a rapporté des ouï-dire. Pour en savoir davantage, il faut aller vérifier.
Sans un mot de plus, elle souleva l’ourlet de sa jupe et sortit. Un moment, Samitsu se demanda si elle devait la suivre. Ça semblait humiliant, mais rester en arrière serait encore pire.
Bien que Sashalle fût à peine plus grande qu’elle, il lui fallut allonger le pas pour la suivre dans les couloirs. Passer devant ? Impossible à moins de se mettre à courir.
Fumasse, Samitsu se força à serrer les dents. En public, une dispute avec une autre sœur était inconvenante, pour ne pas dire plus. Et dans le cas présent, ça ne servirait à rien, sinon à l’enfoncer dans un trou encore plus profond. Que n’aurait-elle donné pour flanquer un grand coup de pied dans quelque chose !
Les lampes disposées à intervalles réguliers fournissaient une vive lumière, même dans les coins les plus encaissés des corridors. Hélas, on y trouvait très peu d’ornements, à part quelques tapisseries représentant des scènes de chasse ou de chevaleresques batailles. Dans de rares niches, des objets en or ou de la porcelaine du Peuple de la Mer attiraient le regard, et les corniches, de-ci de-là, étaient décorées de frises qu’on n’avait souvent pas pris la peine de peindre.
Rien de plus à voir… Comme bien d’autres choses, les Cairhieniens dissimulaient leur opulence. Les serviteurs et les servantes qui arpentaient les couloirs comme des fourmis portaient tous du gris anthracite – à l’exception des domestiques de nobles invités au palais, qui semblaient presque bariolés avec les armoiries de leur maison brodées sur la poitrine, le col et les manches. Quelques-uns, en veste ou en robe entièrement aux couleurs de leur maison, paraissaient encore plus exotiques.
Tous, cependant, gardaient les yeux baissés et prenaient à peine le temps de saluer les deux sœurs. Le palais comptait des centaines de serviteurs, et ce matin, ils semblaient frappés d’une frénésie d’activité.
Quelques nobles flânaient dans les corridors, saluant eux aussi les Aes Sedai avec circonspection – des formules de politesse dites à voix basse histoire de préserver l’équilibre entre une égalité théorique et la véritable position des uns et des autres.
En des temps étranges, disait un dicton, on croisait d’étranges compagnons de voyage. Au palais, c’était exactement ça. Les vieilles querelles oubliées face à de nouveaux dangers – provisoirement, en tout cas –, deux ou trois seigneurs cairhieniens au teint pâle en tunique de soie à rayures de couleur sur le devant, certains arborant le front rasé et poudré des militaires, déambulaient avec un nombre égal de Teariens à la peau sombre vêtus d’une veste brillante aux larges manches rayées.
Plus loin, une Tearienne en robe multicolore brodée et coiffe ornée de perles marchait bras dessus bras dessous avec une Cairhienienne bien plus petite, mais dont l’extravagante coiffure, telle une tour, atteignait une hauteur vertigineuse. Et ces dames, comme des amies intimes, cheminaient en échangeant des confidences.
Certains de ces duos étaient plus bizarres que d’autres. Ces derniers temps, pas mal de femmes avaient adopté des tenues excentriques sans s’apercevoir, semblait-il, qu’elles attiraient le regard des hommes et forçaient les domestiques à lutter pour garder les yeux baissés. Un pantalon moulant et une veste trop courte pour couvrir les hanches ne faisaient pas une tenue convenable pour une dame, même si on ne lésinait pas sur les broderies et les incrustations de pierres précieuses. Les broches, les colliers et les bracelets, accompagnés de plumes multicolores, soulignaient encore la bizarrerie de ces accoutrements. Même chose pour les bottines de couleur vive dont les talons hauts – de quoi grandir une dame de cinq pouces – donnaient en permanence l’impression que ces coquettes allaient se casser la figure.
— Un scandale ! marmonna Sashalle en lorgnant un duo d’impudentes.
D’agacement, elle en tordit le devant de sa jupe.
— Un scandale…, ne put s’empêcher de souffler Samitsu.
Pour se forcer au silence, elle ferma la bouche si fort que ses dents claquèrent. Elle devait tenir sa langue. Avec Sashalle, exprimer son assentiment juste parce qu’elle était d’accord avait tout d’un luxe qu’elle ne pouvait pas s’offrir.
Pourtant, elle jeta encore un regard désapprobateur aux deux femmes. Désapprobateur et un rien perplexe. Un an plus tôt, Alaine Chuliandred et Fionnda Annariz se seraient jetées à la gorge l’une de l’autre. Ou, plus précisément, auraient envoyé des soldats le faire à leur place. Dans le même ordre d’idées, qui aurait cru voir un jour Bertome Saighan se promener avec Weiramon Saniago, aucun des deux avec la main sur le manche de sa dague ? D’étranges compagnons de voyage, oui… Bien entendu, tous ces gens, éternels adeptes du Grand Jeu, tentaient de grappiller des avantages, mais les lignes de démarcation, naguère gravées dans le marbre, semblaient être tracées sur l’eau. Des temps étranges, vraiment…
Situées au dernier sous-sol du palais, tout au fond, les cuisines, une enfilade de pièces aux murs de pierre et au plafond à poutres apparentes, étaient centrées autour d’une longue salle sans fenêtres remplie de poêles en fonte, de fours en brique et de cheminées en pierre. La chaleur, ici, suffisait à faire oublier la neige qui s’amoncelait dehors – et même l’hiver, tant qu’on y était. En principe, les cuisinières, toutes en gris anthracite sous leur tablier blanc, auraient dû s’affairer à préparer le déjeuner, certaines pétrissant le pain sur de longues tables de marbre saupoudrées de farine tandis que d’autres arroseraient les viandes mises à rôtir dans les cheminées. Pour l’heure, seuls les chiens chargés de faire tourner les broches travaillaient, avides de gagner leur part de rôti ou de volaille. Des paniers entiers de carottes et de navets attendaient d’être pelés et coupés, et de délicieuses odeurs montaient des casseroles de sauce abandonnées.
Les marmitons des deux sexes – en sueur, ils s’essuyaient discrètement le visage avec leur tablier – se tenaient à la lisière d’un groupe de femmes massées autour d’une table. Depuis l’entrée, Samitsu vit la nuque d’un Ogier qui les dépassait de beaucoup alors qu’elles étaient debout et lui assis. Même si les Cairhieniens se révélaient volontiers plus larges que grands, ça restait impressionnant.
Miracle des miracles, quand Samitsu lui posa une main sur le bras, Sashalle s’immobilisa sans protester.
— … disparu sans laisser un indice sur sa destination ? était en train de demander l’Ogier de sa voix de stentor.
Ses oreilles poilues, nichées au milieu des cheveux noirs qui lui tombaient jusqu’au col, oscillaient d’avant en arrière comme s’il était gêné.
— Cessez donc de parler de lui, maître Ledar ! lança une femme d’une voix chevrotante dont elle semblait maîtriser tous les effets. Méchant, voilà ce qu’il était. Avec le Pouvoir de l’Unique, il a démoli la moitié du palais. En vous regardant, il pouvait vous glacer les sangs puis vous tuer dans la seconde même. De sa main, des milliers d’innocents ont péri. Des dizaines de milliers, même ! Oh ! je déteste parler de lui !
— Pour quelqu’un qui n’aime pas évoquer un sujet, Eldrid Methin, dit une autre femme, tu en as long à dire !
Râblée et plutôt grande pour une Cairhienienne – presque la taille de Samitsu –, des cheveux gris dépassant de sa toque blanche, ce devait être la cuisinière en chef, car toutes les autres femmes acquiescèrent d’abondance, certaines s’écriant :
— Comme vous avez raison, maîtresse Beldair !
Parmi les domestiques, la hiérarchie était aussi strictement établie qu’à la Tour Blanche.
— Maître Ledar, il ne nous revient pas de bavasser sur ce sujet, continua maîtresse Beldair. Des affaires d’Aes Sedai, rien qui concerne les gens comme vous et moi… Si vous nous parliez des Terres Frontalières ? Vous avez vraiment vu des Trollocs ?
— Les Aes Sedai…, marmonna un type.
Caché par le cercle de femmes, ce devait être le compagnon de Ledar. Car ce matin, il n’y avait aucun homme adulte dans le personnel de cuisine.
— Dites un peu, insista-t-il, vous croyez vraiment qu’elles se liaient avec ces types dont vous parliez – les Asha’man ? Pour en faire des Champions ? Et celui qui est mort ? Vous n’avez jamais précisé comment.
— À l’évidence, c’est le Dragon Réincarné qui l’a tué, osa avancer Eldrid Methin. Sauf pour avoir un Champion, qu’est-ce qui pousserait une Aes Sedai à se lier avec un homme ? Ces Asha’man étaient terrifiants. Un regard et ils vous pétrifiaient – littéralement. Il suffisait de les voir pour le savoir. Leurs yeux brillants…
— Ferme-la, Eldrid ! ordonna maîtresse Beldair. Maître Underhill, c’étaient des Asha’man… ou peut-être pas. Liés ou non… Tout ce que je peux dire, même chose pour les autres, c’est qu’ils étaient avec lui.
Inutile de préciser de qui parlait la cuisinière. Si Eldrid avait peur de Rand al’Thor, sa supérieure ne voulait même pas prononcer son nom.
— Peu après son départ, les Aes Sedai ont dit aux types ce qu’il fallait faire et ils ont obéi. N’importe quel crétin sait qu’il vaut mieux ne pas contrarier une sœur. À présent, ces hommes sont tous partis. Pourquoi vous intéressent-ils tant, maître Underhill ? Au fait, votre nom est andorien ?
Maître Ledar renversa la tête et éclata d’un rire tonitruant, ses oreilles s’agitant spasmodiquement.
— Maîtresse Beldair, partout où on passe, il veut tout savoir. Les Terres Frontalières, avez-vous dit ? Vous croyez que les hivers sont rudes, chez vous ? Là-bas, nous avons vu des arbres s’ouvrir comme des marrons sur le feu, à cause du froid. Des blocs de glace dérivent dans les cours d’eau, et certains fleuves, aussi larges que l’Alguenya, peuvent être gelés au point que des caravanes les remontent comme de vulgaires routes. Pour pêcher, il faut faire un trou dans une glace épaisse comme les murs d’un château. La nuit, dans le ciel, des rideaux de lumière crépitent, assez lumineux pour occulter les étoiles…
Captivée, maîtresse Beldair, à l’instar des autres femmes, se pencha vers l’Ogier. Un des marmitons, trop court sur pattes pour voir quoi que ce soit, regarda derrière lui et écarquilla les yeux quand il avisa les deux Aes Sedai. Sidéré, il parvint quand même à tirer sur la manche de maîtresse Beldair. La première fois, elle chassa sa main sans y penser. La deuxième, elle tourna la tête… et se pétrifia dès qu’elle aperçut les sœurs.
— La Grâce soit avec vous, Aes Sedai, dit-elle en fourrant sous sa toque des mèches de cheveux grisonnants. Que puis-je pour vous ?
Les oreilles dressées, maître Ledar s’interrompit au milieu d’une phrase – sans tourner la tête, cependant.
— Nous voulons parler avec vos visiteurs, dit Sashalle en avançant. N’ayez crainte, nous ne vous dérangerons pas longtemps.
— Je vous en prie, Aes Sedai…
Sans doute surprise que des sœurs s’intéressent à ses visiteurs, maîtresse Beldair n’en laissa rien paraître. Balayant son personnel du regard, elle tapa dans ses mains puis donna des ordres :
— Eldrid, ces navets ne se pèleront pas tout seuls. Qui surveillait la sauce aux figues ? Les figues séchées, c’est dur à trouver ! Kasi, où est ta louche à arroser ? Andil, file chercher…
Tout le monde s’éparpilla, et un concert de bruits de couverts et de casseroles retentit bientôt – en mode mineur, car chacun s’efforçait de ne pas déranger les Aes Sedai et de ne pas les regarder, même si la tentation restait grande.
Maître Ledar se leva, sa tête tutoyant les poutres du plafond. Sa tenue, constata Samitsu, correspondait à ce que portaient les Ogiers qu’elle avait rencontrés : une redingote sombre et des bottes à revers. Les taches, sur le tissu, indiquaient qu’il avait voyagé dans de rudes conditions, car les Ogiers étaient un peuple soigneux. Se tournant à demi, il s’inclina poliment puis se gratta le nez, dissimulant en partie son large visage. Pour un Ogier, il paraissait assez jeune.
— Excusez-nous, Aes Sedai, dit-il, mais nous devons vraiment y aller.
Se penchant pour saisir une grande sacoche de cuir et la couverture qui y était attachée, il la suspendit à son épaule. Comme la sacoche, les poches de sa redingote semblaient contenir des objets rectangulaires très épais.
— Avant l’obscurité, il nous reste du chemin à faire.
Les mains posées sur la table, le compagnon de l’Ogier resta assis. Les cheveux clairs, ce jeune homme à la barbe d’une bonne semaine semblait avoir dormi plusieurs nuits dans ses vêtements froissés. Avec des yeux sombres rappelant ceux d’un renard acculé, il regardait les Aes Sedai sans une once d’aménité.
— Où allez-vous donc, pour pouvoir y être à la nuit tombée ? demanda Sashalle.
Elle s’immobilisa en face du jeune Ogier, assez près pour être obligée de lever la tête afin de le regarder. Une contorsion qu’elle réalisa avec une grâce surprenante.
— Seriez-vous en route pour la réunion dont nous avons entendu parler, au Sanctuaire Shangtai ? Maître Ledar, c’est ça…
Les oreilles frémissantes, l’Ogier roula d’énormes yeux presque aussi méfiants que ceux de son compagnon.
— Ledar, fils de Shandin fils de Koimal, Aes Sedai, se présenta-t-il à contrecœur. Je ne vais sûrement pas à la Grande Souche. Les Anciens ne me laisseraient pas approcher assez pour entendre ce qui se dira… (Il eut un ricanement à l’évidence forcé.) Ce soir, nous n’arriverons pas à destination, Aes Sedai, mais chaque lieue avalée n’est plus à parcourir. Il faut que nous partions.
Le jeune homme hâve et mal peigné se leva, une main sur la poignée de l’épée qui battait son flanc. Pourtant, il ne fit pas mine de ramasser son paquetage lorsque l’Ogier se dirigea vers la porte d’entrée – et ne broncha pas davantage quand il lança par-dessus son épaule :
— Il est temps d’y aller, Karldin.
Allongeant le pas pour le rattraper, Sashalle vint barrer le chemin à l’Ogier.
— Vous cherchez de l’ouvrage dans le bâtiment, maître Ledar ? C’est bizarre, parce que vos mains ne sont pas calleuses comme celles de tous les maçons que j’ai vus. Entre nous, vous auriez tout intérêt à ne pas éluder mes questions.
Tentée d’afficher un sourire triomphant, Samitsu vint se camper à côté de la sœur rouge. Cette femme croyait pouvoir la tenir à l’écart et prendre les choses en main ? Eh bien, elle allait déchanter.
— Vous devriez vraiment rester un peu, dit-elle à l’Ogier.
À voix basse… Avec le bruit ambiant, personne n’aurait pu entendre, mais on n’était jamais trop prudente.
— Avant d’arriver au Palais du Soleil, j’avais entendu parler d’un jeune Ogier ami de Rand al’Thor. Il y a quelques mois, il aurait quitté Cairhien en compagnie d’un certain Karldin. Je me trompe, Loial ?
Les oreilles en berne, l’Ogier baissa la tête. Son compagnon, lui, marmonna un juron des plus déplacés en présence de deux Aes Sedai.
— Je m’en vais quand ça me chante, Aes Sedai, souffla-t-il sans aménité.
Pour l’essentiel, il regardait Samitsu et Sashalle, mais sans perdre tout à fait de vue les employés de la cuisine, au cas où ils auraient fait mine d’approcher. À l’évidence, il n’avait aucune envie d’être entendu.
— Mais avant, continua-t-il, je veux des réponses. Qu’est-il arrivé à mes amis. Et à lui. A-t-il perdu la raison ?
Samitsu s’avisa soudain qu’elle aurait dû s’y prendre autrement. Ce n’étaient pas les yeux d’un renard acculé mais d’un loup. Hélas, elle s’était trop habituée à Damer, Jahar et Eben, trois hommes apaisés rendus encore plus inoffensifs par le lien. Même si ça pouvait sembler exagéré, il était juste de dire que les horreurs d’hier, après une exposition assez prolongée, devenaient les motifs d’autosatisfaction d’aujourd’hui. L’exemple de Merise avec Jahar en était la parfaite illustration. Karldin Manfor était lui aussi un Asha’man – ni lié ni apaisé. En cet instant, s’était-il connecté à la moitié masculine du Pouvoir ? Quelle question idiote ! Autant se demander si les oiseaux volaient.
Le front plissé, les mains posées sur le devant de sa jupe bien trop inertes, Sashalle dévisageait le jeune homme. Non sans soulagement, Samitsu vit qu’elle ne s’était pas unie à la Source. Quand une femme puisait du saidar, les Asha’man le sentaient, et ça donnait parfois des résultats… tumultueux. Même si Sashalle et elle devaient pouvoir neutraliser le jeune homme, ça n’était pas une absolue certitude…
Bien sûr que si, voyons ! La question ne se posait même pas. Cela dit, ne pas essayer serait préférable.
Sashalle ne manifestant aucune envie de prendre les choses en main – pour une fois –, Samitsu posa délicatement les doigts sur l’avant-bras de l’Asha’man. À travers la manche de sa veste, elle eut l’impression de sentir une barre de fer. Ainsi, il était aussi tendu qu’elle ? Lumière ! Fréquenter Damer et les autres avait miné tous ses instincts.
— La dernière fois que je l’ai vu, il n’avait pas l’air plus fou que la moyenne des hommes…
Mieux valait rester allusive. Si les cuisinières et les marmitons n’osaient pas approcher, ils jetaient de fréquents coups d’œil aux quatre intrus.
Samitsu nota que Loial soupirait de soulagement – le bruit du vent qui s’engouffre dans une grotte, au minimum – mais elle resta concentrée sur Karldin.
— J’ignore où il est, mais il était toujours vivant il y a peu…
À part ça, Alanna était restée muette comme une carpe. Le message de Cadsuane dans une main, elle s’était montrée inflexible.
— Fedwin Morr a succombé au poison, j’en ai peur. Cela dit, j’ignore qui le lui a administré.
À la grande surprise de Samitsu, Karldin hocha la tête, eut une moue amère et marmonna quelques mots incompréhensibles au sujet du vin.
— Les autres sont devenus des Champions de leur propre gré.
Pour autant qu’un homme pouvait agir de son propre gré. Roshan, le Champion de Samitsu, n’avait eu aucune intention de s’engager dans un lien – jusqu’à ce qu’elle décide de l’y entraîner. Même les femmes ordinaires pouvaient influencer les hommes – c’était dire !
— Ils ont estimé que c’était le bon choix. Plus sûr en tout cas que de retourner vers les gens comme toi. Les dégâts, ici, sont l’œuvre du saidin. Vous commencez à comprendre qui tirait les ficelles ? L’idée était de tuer celui dont la santé mentale vous préoccupe tant.
Karldin ne parut pas surpris. De quel bois étaient donc faits ces Asha’man ? Leur « Tour Noire », comme ils disaient, était-elle un repaire d’assassins ?
Son bras se détendant, Karldin redevint soudain un jeune homme épuisé par la route et qui aurait eu bien besoin de se raser.
— Par la Lumière…, murmura-t-il. Que faisons-nous, Loial ? Où devons-nous aller ?
— Je n’en sais rien, répondit l’Ogier, les oreilles toujours en berne. Il faut le trouver, Karldin. D’une manière ou d’une autre. Pas question de renoncer. Il doit savoir que nous avons fait ce qu’il demandait. Dans la mesure du possible.
Et qu’avait donc demandé al’Thor ? s’interrogea Samitsu. Avec un peu de chance, elle tirerait un trésor d’informations de ces deux-là. Seul et se sentant perdu, un homme – ou un Ogier – avait tendance à s’épancher.
La main refermée sur la poignée de son épée, Karldin sursauta. Voyant une servante débouler dans la pièce, ses jupes relevées presque jusqu’aux genoux, Samitsu dut elle-même ravaler un juron.
— Le seigneur Dobraine a été assassiné ! cria la domestique. On va tous nous égorger dans notre sommeil. De mes yeux, j’ai vu un mort-vivant – le vieux Maringil en personne –, et ma mère dit que les spectres, si un meurtre est commis, tueront tout le monde. Ils…
La femme se tut quand elle vit les deux Aes Sedai. S’arrêtant net, elle ne lâcha pas ses jupes pour autant. Dans la pièce, tous les regards se braquaient sur les sœurs, dans l’attente de leur réaction.
— Pas Dobraine…, gémit Loial. Non, pas lui…
Visage fermé, il semblait triste et furieux. La première fois que Samitsu voyait un Ogier en colère.
— Quel est ton nom ? demanda Sashalle à la domestique. (Prise de vitesse, Samitsu n’avait même pas eu le temps d’ouvrir la bouche.) Comment sais-tu que c’est un meurtre ? Es-tu sûre qu’il soit mort ?
Sous le regard de la sœur rouge, la domestique se ratatina.
— Je me nomme Cera, Aes Sedai…
La femme voulut se fendre d’une révérence. Constatant qu’elle relevait toujours sa jupe, elle la lâcha et parut encore plus troublée qu’avant.
— Cera Doinal, précisa-t-elle. On dit… Tout le monde dit qu’il est mort… Car enfin, il était… Je veux dire… Dans ses appartements, il y a du sang partout, et il gisait dans une mare rouge. Sans sa tête, à ce qu’on raconte.
— Les gens disent beaucoup de choses, lâcha Sashalle, et ils ont presque toujours tort. Samitsu, tu viens avec moi. Si le seigneur Dobraine est blessé, tu l’aideras. Loial et Karldin, vous m’accompagnerez aussi. Pas question de vous laisser filer sans un petit interrogatoire.
— Que la Lumière brûle ton interrogatoire ! s’écria Karldin en saisissant son paquetage. Moi, je m’en vais !
— Non, mon ami, dit Loial. (Il posa un énorme battoir sur l’épaule du jeune homme.) Impossible de partir avant de savoir pour Dobraine. C’est un ami. De Rand, mais aussi de moi. On reste. Au fond, personne ne nous attend…
Samitsu plissa les yeux et inspira à fond, mais ça ne la soulagea pas. Une fois de plus, elle se retrouva à la traîne de Sashalle. La sœur rouge avançant plus vite que jamais, elle dut presque courir pour la rattraper puis ne pas être distancée.
Dès que les quatre intrus furent sortis, des voix retentirent dans tous les coins de la cuisine. La pauvre servante devait crouler sous les questions – auxquelles elle finirait par inventer les réponses pour avoir la paix. Dix versions au moins de l’affaire sortiraient des cuisines, chacune alimentant les rumeurs que Corgaide devait sans doute déjà répandre.
Dans sa vie, Samitsu doutait d’avoir connu une journée si catastrophique. Tout lui glissait entre les doigts. Pour se venger, Cadsuane se ferait une paire de gants avec la peau de son dos.
Loial et Karldin avaient suivi le mouvement. Ce que Samitsu apprendrait grâce à eux lui conférerait un grand avantage – plus de sécurité et la chance de sauver elle ne savait pas encore quoi.
Du coin de l’œil, elle étudia l’Ogier et son compagnon humain. Marchant à tout petits pas, Loial faisait de son mieux pour ne pas dépasser les Aes Sedai. L’air sinistre, il devait penser à Dobraine. Et au relatif échec de sa mission pour Rand.
Une énigme que Samitsu avait la ferme intention de résoudre.
L’air buté, le jeune Asha’man serrait toujours la poignée de son épée. Mais le danger, chez lui, ce n’était pas l’acier. Les yeux rivés sur la nuque des deux sœurs, il croisa à un moment ceux de Samitsu, quand elle se retourna, et la foudroya du regard. Sans dire un mot, cependant. Lui délier la langue ne serait pas facile, mais il faudrait y arriver.
Sashalle ne se retourna pas une fois. Mais pour être sûre que le duo suivait, il suffisait d’entendre les bottes de l’Ogier marteler les dalles du sol.
Surprise par l’air pensif de la sœur rouge, Samitsu aurait donné cher pour savoir ce qui la tracassait. Bien sûr, elle avait juré allégeance à al’Thor, mais en quoi cela la protégeait d’un Asha’man ? Quoi qu’il soit arrivé à son visage, elle restait une sœur rouge. Du coup, la situation était encore plus explosive…
Des cuisines aux appartements du seigneur Dobraine – situés dans la tour de la Pleine Lune, en général réservée aux visiteurs de marque – il y avait un long chemin. Si long, en fait, que les soupçons de Samitsu se confirmèrent. De très loin, Cera n’avait pas été la première à entendre les « nouvelles » concernant Dobraine. Bien au contraire, une multitude de serviteurs allaient et venaient dans les couloirs en murmurant entre eux par petits groupes. Dès qu’ils voyaient les Aes Sedai, ils se taisaient puis s’éparpillaient. Quelques-uns restèrent figés sur place, stupéfiés par la présence d’un Ogier au palais, mais c’était l’exception qui confirmait la règle.
Plus de nobles en vue… Bien à l’abri dans leurs appartements, ils devaient déjà peser les risques que leur faisait courir le sort funeste de Dobraine – et les avantages qu’ils tireraient de sa disparition.
Quoi qu’en pensât Sashalle, Samitsu ne doutait plus du décès de Dobraine. S’il avait été toujours vivant, ses serviteurs auraient déjà démenti la fausse nouvelle.
S’il avait fallu une confirmation, la foule de domestiques qui se pressait dans le couloir du défunt seigneur l’aurait apportée. Arborant la tenue bleu et blanc de la maison Taborwin, les manches retroussées jusqu’aux coudes, tous pleuraient ou avaient l’air perdus comme si on menaçait de leur retirer le sol qu’ils foulaient. D’un seul mot, Sashalle les força à s’écarter – d’une démarche d’ivrogne ou d’automate, remarqua Samitsu. Hébétés, ces malheureux ne réagirent même pas à la présence d’un Ogier. Quant à saluer les Aes Sedai, la plupart n’y songèrent pas une seconde.
À l’intérieur, l’antichambre aussi débordait de serviteurs du seigneur, tous en état de choc. Au milieu de la vaste pièce, Dobraine gisait sur une civière – la tête encore sur les épaules, mais les yeux fermés et le visage couvert de sang. Sur son crâne, une plaie suintait encore.
Deux domestiques en pleurs qui voulaient poser un carré de tissu blanc sur la tête de leur maître s’interrompirent en voyant les Aes Sedai. Dobraine ne respirait plus, il avait du sang au coin de la bouche, et sa longue veste rayée portait plusieurs entailles de lame. Près de la civière, du sang noir maculait le motif vert et jaune en labyrinthe du tapis tearien à franges.
Personne ne survivait à une telle perte de sang.
Deux autres corps gisaient sur le sol. L’un sur le dos, ses yeux vides fixant le plafond, et l’autre couché sur le côté, le manche d’un couteau d’argent dépassant de ses côtes, là où la lame avait dû transpercer le cœur. Deux petits Cairhieniens au teint pâle en livrée de serviteurs du palais – mais les dagues qui gisaient près d’eux identifiaient à coup sûr des imposteurs.
Un domestique de la maison Taborwin, prêt à décocher un coup de pied à un des tueurs, hésita à la vue des Aes Sedai, puis finit par céder à sa pulsion vengeresse. Pour l’heure, ici, tout le monde se fichait des convenances…
— Ne lui couvrez pas le visage ! ordonna Sashalle aux deux serviteurs. Samitsu, vois si tu peux encore aider le seigneur Dobraine.
Samitsu se précipitait déjà, mais cet ordre – car c’en était un ! – manqua lui faire rater une enjambée. Les dents serrées, elle avança, s’agenouilla près de la civière, pas du côté taché, et posa les mains sur la tête ensanglantée du seigneur. Avoir du fluide vital sur les mains ne l’avait jamais gênée. En revanche, sur la soie, les taches ne partaient jamais, sauf si on recourait au Pouvoir, et elle répugnait à l’utiliser pour de telles futilités.
Maîtrisant d’instinct les tissages requis, elle s’unit à la Source puis sonda le corps du Cairhienien sans l’ombre d’une hésitation. Mais pas sans surprise ! Bien que certaine d’avoir affaire à trois cadavres, elle avait quand même « obéi » à Sashalle – une saine initiative, puisqu’il restait une étincelle de vie en Dobraine. Si fragile que le choc de la guérison risquerait de la souffler. Le choc lié à sa méthode de guérison, plus exactement…
Du regard, Samitsu chercha le jeune Asha’man. Agenouillé près d’un des faux serviteurs, il le fouillait, impassible sous le regard choqué des vrais domestiques.
Remarquant enfin Loial, immobile dans l’encadrement de la porte, une servante en eut le souffle coupé. Les bras croisés et le visage fermé, l’Ogier ressemblait à une sentinelle venue de nulle part.
— Karldin, que savez-vous du type de guérison inventé par Damer Flinn ? demanda Samitsu. La variante qui recourt aux Cinq Pouvoirs.
Le front plissé, l’Asha’man regarda l’Aes Sedai.
— Flinn ? J’ignore de quoi vous parlez. Et je n’ai aucun don pour la guérison.
Baissant les yeux sur Dobraine, il ajouta :
— Selon moi, il est mort, mais j’espère que vous pourrez le sauver. Il était aux puits de Dumai.
Samitsu se passa la langue sur les lèvres. Dans des circonstances où tous les choix possibles étaient mauvais, être emplie de saidar lui procurait beaucoup moins de plaisir. Avec précaution, elle généra des flux d’Air, d’Esprit et d’Eau et les tissa délicatement. Le protocole de guérison standard, connu de toutes les sœurs. De mémoire d’Aes Sedai vivante, personne n’avait jamais eu un don comme le sien. La plupart des sœurs, leur marge de manœuvre limitée, ne pouvaient pas guérir grand-chose à part des contusions. Seule, elle était aussi efficace qu’un cercle d’Aes Sedai liées.
Alors que les autres sœurs étaient incapables de réguler le tissage – presque toutes n’essayaient même pas d’apprendre –, elle y était parvenue dès le départ. Cela dit, contrairement à Damer, elle ne savait pas guérir un dommage particulier et laisser le reste en l’état. Son intervention agirait sur l’ensemble des dégâts, des blessures par lame jusqu’aux narines bouchées par le sang caillé.
La sonde qu’elle venait de lancer avait repéré toutes les lésions dont souffrait Dobraine. Restait à choisir la puissance de son intervention. À son maximum, Samitsu pouvait éliminer les pires blessures comme si elles n’avaient jamais existé. À son minimum, on aurait juré que le patient avait mis des jours et des jours à se rétablir tout seul. Et bien sûr, entre les deux, on trouvait toutes les nuances possibles.
Quoi qu’elle choisisse, le processus serait épuisant pour elle, mais Dobraine ne serait pas affecté de la même manière. Moins elle altérerait son corps, et moins elle le priverait de ses forces. Mais à part celle au cuir chevelu, toutes ses blessures étaient graves. Les poumons perforés en quatre endroits, deux autres plaies au cœur… Dans ces conditions, la guérison la plus puissante le tuerait avant que ces lésions se soient refermées. En revanche, la moins forte le ramènerait à la vie juste assez longtemps pour qu’il se noie avec son propre sang. Il allait falloir doser – et implorer la Lumière pour ne pas se tromper.
Je suis la meilleure de l’histoire !
Un compliment venu de Cadsuane…
Oui, la meilleure !
Après avoir modifié légèrement son tissage, Samitsu le laissa se déverser dans le corps du seigneur.
Voyant leur maître pris de spasmes, quelques domestiques crièrent d’angoisse. Les yeux rouverts, Dobraine s’assit à demi, juste le temps qu’un râle d’agonie – en tout cas, on l’aurait juré – s’échappe de ses lèvres. Puis ses yeux se révulsèrent et il retomba sur la civière.
Samitsu modifia encore son tissage et sonda de nouveau son patient. Sa vie ne tenant qu’à un souffle, il n’était pas sorti d’affaire, mais ses blessures ne le tueraient pas – enfin, pas directement. Sous le sang séché qui empoissait ses cheveux, on voyait la ligne rose en relief d’une entaille toute fraîche. Sur son torse, le spectacle devait être le même. Réveillé, Dobraine aurait sans doute des problèmes respiratoires, en particulier à l’effort, mais il vivait, et, pour le moment, rien d’autre ne comptait.
À part savoir qui avait voulu sa mort et pourquoi.
Cessant de puiser dans la Source, Samitsu se releva sur des jambes mal assurées. Transférer tant de saidar chez un patient l’épuisait toujours.
Les yeux ronds, le domestique qui voulait recouvrir le visage de son maître lui tendit le carré de tissu pour qu’elle s’essuie les mains.
— Portez-le dans son lit, dit-elle. Puis faites-lui boire autant d’eau additionnée de miel qu’il pourra en avaler. Il faut qu’il reprenne vite des forces. Enfin, trouvez une guérisseuse… Une herboriste, par exemple. Oui, une herboriste. Ça ne sera pas de trop…
Samitsu avait fait tout ce qui était en son pouvoir. Des herbes aideraient, sans doute… Quoi qu’il en soit, utilisées par une herboriste compétente, elles ne feraient pas de mal. Et la guérisseuse ferait en sorte qu’on donne au patient le bon volume d’eau au miel.
Après une série de courbettes et de remerciements, quatre serviteurs soulevèrent la civière et sortirent de l’antichambre. L’air soulagés, la plupart des domestiques les suivirent, mais d’autres filèrent dans le couloir. Presque aussitôt, des cris de joie retentirent et Samitsu nota qu’on criait son nom en même temps que celui du seigneur. Du baume au cœur, ça !
De quoi se rengorger, si Sashalle n’avait pas cru bon de gratifier sa collègue d’un sourire approbateur. Approbateur, et quoi encore ? Et pourquoi ne pas lui tapoter le crâne, tant qu’elle y était ?
À la connaissance de Samitsu, Karldin ne s’était pas intéressé le moins du monde à la guérison. La fouille du second cadavre terminée, il se redressa, alla rejoindre Loial et s’ingénia à lui montrer quelque chose sans que les Aes Sedai voient de quoi il s’agissait.
L’Ogier lui prit des mains une feuille et la leva au niveau de ses yeux.
— Ça n’a aucun sens, marmonna-t-il en lisant. Aucun sens du tout ! Sauf si…
Loial s’interrompit et échangea un regard avec son compagnon, qui hocha la tête.
— C’est dramatique…, se lamenta l’Ogier. S’ils étaient plus que deux, et s’ils ont trouvé…
Voyant Karldin secouer la tête, l’Ogier s’interrompit de nouveau.
— Je peux voir ça ? demanda Sashalle, main tendue.
Une question qui tenait plus d’un ordre.
Karldin tenta de récupérer la feuille, mais Loial la confia à Sashalle. Après l’avoir lue sans broncher, la sœur rouge la transmit à Samitsu.
Cette variante de parchemin, lisse et luxueuse, ne ressemblait pas à du parchemin, justement. Une nouvelle invention ?
En lisant, Samitsu dut interdire à ses sourcils de se froncer.
« Sur mon ordre, les porteurs de cette note sont chargés de récupérer dans mes appartements certains objets dont ils connaissent la liste et de les emporter hors du Palais du Soleil. Qu’on les laisse seuls entre mes murs, qu’on leur fournisse toute l’assistance dont ils auront besoin, et qu’on ne dise pas un mot de cette affaire – au nom du Dragon Réincarné, et sous peine de lui déplaire grandement.
Dobraine Taborwin »
Pour avoir souvent vu l’écriture du seigneur, Samitsu la reconnut du premier coup d’œil.
— On dirait que quelqu’un a loué les services d’un très bon faussaire, dit-elle.
Une remarque qui lui valut un regard méprisant de Sashalle.
— On appelle ça enfoncer les portes ouvertes, Samitsu. Qui pourrait croire qu’il a écrit ces mots puis que ses propres hommes l’ont poignardé par erreur ? Loial, Karldin, que risquent-ils d’avoir trouvé, ces tueurs ? Qu’est-ce qui vous effraie tant ?
Visage de marbre, Karldin soutint le regard de l’Aes Sedai.
— Je ne visais rien de particulier, répondit Loial. Ils étaient là pour voler quelque chose, et c’est inquiétant en soi.
Frémissant si fort qu’elles en vibraient presque, ses oreilles poilues le trahirent. Surtout dans leur jeunesse, les Ogiers étaient de piètres menteurs.
Sashalle secoua la tête, faisant onduler ses bouclettes.
— Vous détenez des informations cruciales. Ne comptez pas partir avant de me les avoir transmises.
— Et vous comptez nous retenir comment ? demanda Karldin d’un ton calme qui rendait ses propos plus menaçants.
Comme si rien ne le tracassait, il soutint sereinement le regard de Sashalle. Un loup, oui… Rien à voir avec un renard.
Brisant ce moment de tension silencieuse, Rosara Medrano déboula dans la pièce.
— J’ai cru ne jamais vous trouver ! lança-t-elle aux deux autres Aes Sedai.
Encore munie de ses gants rouges et de son manteau doublé de fourrure, la Tearienne abaissa sa capuche pour révéler les peignes d’ivoire sculpté qui tenaient ses cheveux noirs. Sur ses épaules, la neige fondue avait laissé des taches d’humidité. Grande, le teint hâlé comme celui d’une Aielle, elle était sortie à l’aube en quête d’épices indispensables à la préparation du plat national de son pays – un ragoût de poisson.
Après un coup d’œil rapide à Loial et à Karldin, elle ne prit pas la peine de demander des nouvelles de Dobraine.
— Samitsu, des sœurs viennent d’entrer en ville. J’ai chevauché ventre à terre pour les devancer, mais elles ne tarderont pas à arriver ici. Des Asha’man les accompagnent, et Logain est parmi eux !
Karldin eut un rire rauque.
Samitsu, elle, se demanda si elle vivrait assez longtemps pour que Cadsuane l’écorche vive.