Dès qu’elle fut sûre que sa graine empoisonnée avait pris, Delana souffla qu’il vaudrait mieux qu’on ne les voie pas revenir ensemble au camp. Sur ces mots, elle fila, poussant sa jument au trot sans se soucier de la neige.
Les Champions restèrent à bonne distance des sœurs et les soldats s’intéressèrent de nouveau aux fermes et aux bosquets – sans oser un regard supplémentaire sur les Aes Sedai. En revanche, comme tous les hommes, ils n’avaient aucune idée des moments où il valait mieux se taire. Le leur ordonner les aurait incités à bavarder davantage encore – voyons, puisque c’était entre eux, comment les confidences qu’ils partageaient auraient-elles pu fuiter ?
Sur l’insistance des Aes Sedai, les Champions avaient une véritable discipline. Les soldats, eux, se répandraient sur ce qu’ils avaient vu, y compris le départ hâtif de Delana, après une prise de bec avec Egwene.
Tout était soigneusement prévu. Si on l’arrosait bien, la mauvaise graine finirait par tout envahir. Cerise sur le gâteau, Delana avait réussi à détourner le blâme sur Beonin.
Au bout du compte, la vérité sortait toujours du puits, comme on disait. Dégoulinante de rumeurs, de spéculations et de mensonges éhontés, la pauvre avait en général du mal à se faire reconnaître…
— J’espère qu’il est inutile de demander si l’une d’entre vous avait déjà entendu parler de cette histoire ?
Une question posée d’un ton presque nonchalant et tout en sondant le paysage. Pourtant, les dénégations qui suivirent – même de la part de Beonin, qui foudroyait Morvrin du regard – mirent du baume au cœur à Egwene. En principe, ces réactions étaient sincères. Quand elles lui avaient juré fidélité, ces femmes ne pouvaient pas avoir menti – sauf si elles appartenaient à l’Ajah Noir. Une lointaine possibilité qu’il ne fallait pas écarter, certes, mais qui n’était pas vraiment préoccupante. Cela dit, les gens les plus loyaux, après avoir prêté serment, pouvaient commettre les pires infamies s’ils pensaient de bonne foi servir leur cause. Et quand on leur avait un peu forcé la main, ils étaient prompts à repérer la moindre faille de l’engagement qu’ils venaient de souscrire.
— La question qui compte, dit Egwene, est la suivante : quel objectif vise Delana ?
Devant des femmes familières du Grand Jeu, inutile de multiplier les explications. Si Delana avait voulu étouffer dans l’œuf toutes négociations avec Elaida – en évitant de se mouiller directement dans le processus – elle aurait pu s’entretenir en privé avec Egwene à n’importe quel moment. Pour venir la voir, les représentantes n’avaient même pas besoin d’un prétexte.
De plus, Delana aurait pu s’adresser à Halima – sa secrétaire particulière, mais qui dormait pourtant presque toutes les nuits sur une paillasse, sous la tente d’Egwene. La faute des maudites migraines que seuls les massages experts d’Halima parvenaient à apaiser…
À dire vrai, un message anonyme aurait suffi pour qu’Egwene, par décret, interdise au Hall toutes négociations ou esquisses de contacts avec Elaida. Même rompue à couper les cheveux en quatre, la sœur la plus attachée au règlement aurait dû admettre que des pourparlers de paix avaient un rapport direct avec la guerre qu’ils entendaient terminer…
À coup sûr, Delana avait fait en sorte que Sheriam et les autres soient présentes et informées de tout. Sa véritable cible était peut-être très différente de ce qu’on pouvait croire…
— Quel objectif elle vise ? répéta Carlinya, visage de marbre comme à son habitude. Semer la zizanie entre les dirigeantes des Ajah et les représentantes ? Ou provoquer une guerre entre les Ajah ?
Ajustant son manteau blanc brodé de fil blanc mais doublé de fourrure noire, elle continua d’un ton neutre, comme si elle débattait du prix d’une pelote de laine.
— Pourquoi voudrait-elle tout ça ? Désolée, je n’en sais rien… Mais les choses en arriveront là, sauf si nous sommes très prudentes – et elle ne peut pas savoir que nous le serons, ni que nous avons d’excellentes raisons pour ça. Bref, son but, c’est très probablement ce que j’ai évoqué.
— Carlinya, dit Morvrin, la première réponse qui vient à l’esprit n’est pas toujours la bonne. On ne peut pas savoir si Delana a préparé son coup avec la minutie que tu lui prêtes – et encore moins si elle a réfléchi dans le même sens que toi.
La sœur marron croyait à l’évidence plus au bon sens qu’à la logique ; en tout cas, c’était ce qu’elle prétendait. En réalité, elle semblait mêler les deux, ce qui la rendait très coriace et hautement méfiante face aux réponses trop rapides ou trop simples. Plutôt une qualité, ça…
— Delana essaie peut-être d’influencer certaines représentantes sur une affaire qui compte beaucoup pour elle. Comme la supposée appartenance d’Elaida à l’Ajah Noir… Qu’elle réussisse ou non, son but peut être quelque chose dont nous n’avons pas idée. Après tout, les représentantes sont aussi mesquines que n’importe qui d’autre. Pour ce qu’on en sait, Delana peut chercher à se venger d’une des femmes qu’elle a citées – pour une histoire qui remonte à son noviciat, quand elle suivait leurs cours. Au lieu de nous torturer l’esprit sur les causes, il vaudrait mieux nous soucier des conséquences…
Les traits de marbre et la voix neutre, Carlinya passa en un instant du détachement le plus froid au dédain le plus glacial. Dans son esprit rationnel, il y avait peu de place pour les faiblesses humaines. Et encore moins pour les fâcheux qui la contredisaient.
Anaiya eut un rire cristallin – presque celui d’une mère amusée – qui fit piaffer son cheval, mais elle ne tarda pas à le remettre au pas. On eût dit une fermière déridée par les grimaces des autres villageois. Certaines sœurs elles-mêmes étaient assez inconscientes pour se laisser prendre à son jeu et la négliger…
— Ne boude pas, Carlinya, dit-elle. Tu as sans doute raison. N’insiste pas, Morvrin, je sais ce que je dis ! Quel qu’il soit, je pense que nous pouvons saboter le plan de Delana.
Le ton n’était plus du tout amusé. Dès que la destitution d’Elaida était en cause, les sœurs bleues perdaient tout sens de l’humour.
Myrelle acquiesça avec conviction, puis cilla de surprise quand Nisao, pourtant peu bavarde d’habitude, lâcha :
— Tu peux te permettre d’arrêter ça, mère ? Je ne parle pas du plan de Delana, là… À supposer qu’on le perce à jour…
Elle leva une main pour intimer le silence à Morvrin, qui semblait vouloir repasser à l’attaque. Au milieu des autres, Nisao avait l’air d’une gamine, mais il ne fallait pas s’y fier. En bonne sœur jaune, elle débordait d’assurance et elle cédait très rarement du terrain face à ses opposantes.
— C’est des négociations avec les représentantes de la tour que je parle !
Un moment, tout le monde, même Beonin, dévisagea la sœur jaune.
— Pourquoi autoriserions-nous ça ? demanda Anaiya d’un ton agressif. Nous n’avons pas fait tout ce chemin pour bavasser avec Elaida.
Une fermière, oui… Mais qui cachait dans son dos un hachoir dont elle était décidée à se servir.
Nisao pointa fièrement le menton.
— Ai-je dit que ça nous enchante ? Mais allons-nous oser l’interdire ?
— Franchement, je ne vois pas très bien la différence, fit Sheriam d’une voix qui vibrait de colère – ou de peur, Egwene n’aurait su le dire à cent pour cent.
— Alors, réfléchis un moment et elle t’apparaîtra, répliqua sèchement Nisao.
La sécheresse d’une lame de couteau, avec le même pouvoir de couper.
— Pour le moment, seules cinq représentantes évoquent des négociations, et ce en sourdine. Mais qui sait si ça durera ? Quand tout le monde saura que cette solution a été proposée et rejetée, le désespoir ne risque-t-il pas de s’installer ? Non, qu’on ne m’interrompe pas ! Nous sommes parties avec dans le cœur un légitime désir de justice, mais qu’en est-il aujourd’hui ? Tandis que nous contemplons les murs de Tar Valon, Elaida se prélasse à la tour. Depuis deux semaines, nous faisons du surplace, et ça risque encore de durer deux ans, ou peut-être vingt. Plus longtemps nous procrastinerons, et plus nos sœurs trouveront des excuses aux crimes d’Elaida. Très vite, elles se diront que c’est à nous de réunifier la tour, à n’importe quel prix. Voulez-vous attendre jusqu’à ce qu’elles se rallient les unes après les autres à l’usurpatrice ? Moi-même, je commence à trouver déplaisant d’être sur la berge à défier cette femme avec l’Ajah Bleu et vous pour seule compagnie. S’il y a des négociations, ça montrera au moins qu’il se passe quelque chose.
— Personne ne se ralliera à Elaida, affirma Anaiya en s’agitant sur sa selle.
Comme si elle était en train d’imaginer exactement le contraire, les scènes se déroulant sous ses yeux…
La Tour Blanche parlait au cœur de toutes les Aes Sedai. Très probablement, les sœurs noires elles-mêmes espéraient la voir réunifiée. Là, elle se dressait à courte distance, splendide et pourtant impossible à atteindre.
— Des pourparlers nous feraient gagner du temps, mère, concéda Morvrin à contrecœur – une répugnance qui se lisait aussi sur son visage. Encore quelques semaines, et le seigneur Gareth aura peut-être trouvé les navires qu’il lui faut pour bloquer les ports. Alors, tout changera en notre faveur. Sans ravitaillement et sans possibilité de faire sortir sa population, la ville crèvera de faim en un mois.
Non sans effort, Egwene s’accrocha à une impassibilité de bon aloi. Même si ces sœurs ne le savaient pas, il n’y avait guère d’espoir de parvenir à bloquer les ports. Sur ce point, Gareth avait été clair avec elle, longtemps avant qu’ils partent du Murandy. À l’origine, le général comptait acheter des bateaux pendant qu’ils remonteraient l’Erinin. Les utilisant pour transporter des vivres, il les aurait ensuite sabordés devant l’entrée des deux ports de Tar Valon. « Voyager » via des portails avait ruiné ce plan de plus d’une façon. Après l’arrivée de l’armée d’Egwene, le premier bateau à quitter la ville avait répandu partout la nouvelle du siège. Désormais, si loin au nord et au sud que Gareth ait envoyé des cavaliers, les capitaines utilisaient des canots pour faire transiter leurs marchandises, leur bateau restant à l’ancrage au milieu du fleuve. Malins, ils refusaient qu’on puisse réquisitionner leur bâtiment.
Gareth transmettait à Egwene seule des rapports que ses officiers ne faisaient qu’à lui. Pourtant, en parlant un peu avec les soldats, toutes les sœurs auraient pu savoir aussi…
Par bonheur, même les Aes Sedai en quête de Champions s’adressaient rarement aux militaires. En général, elles les tenaient pour une bande de rustres plus voleurs que des pies et couverts de crasse, sauf quand ils devaient traverser un cours d’eau à la nage – leur seule occasion de prendre un bain. Bref, pas le genre d’hommes dont une sœur aurait recherché la compagnie, sauf cas de force majeure. Ainsi, les secrets devenaient plus faciles à garder, en particulier les plus vitaux, à savoir ceux qu’il fallait cacher même à ses alliés, ou prétendus tels.
En un temps lointain, Egwene ne pensait pas ainsi. Mais c’était un héritage de la fille d’aubergiste qu’elle avait abandonnée derrière elle. Champ d’Emond était loin, et toutes les règles se révélaient différentes. Au village, un faux pas la conduisait à une convocation devant le Cercle des Femmes. Ici, ça pouvait signifier la mort – voire pire – et pas seulement pour elle…
— Les représentantes restées à la tour seront d’accord pour négocier, soupira Carlinya. Elles savent sûrement que le temps joue en notre faveur, puisque le seigneur Gareth finira par trouver ces bateaux. Cela dit, quand elles verront que nous n’avons aucune intention de nous rendre, elles risquent de mettre un terme aux débats.
— Elaida sera intraitable sur ce point, marmonna Myrelle.
Comme si elle parlait toute seule, pas pour alimenter la conversation. Frissonnant, Sheriam resserra sur son torse les pans de son manteau.
Très droite sur sa selle, seule Beonin semblait pleine d’allégresse. Souriant sous sa capuche, elle attendait son heure. Très bonne négociatrice, de l’avis général, elle savait patienter quand il le fallait.
— N’ai-je pas dit que vous pouviez prendre des contacts ? rappela Egwene.
Avec l’espoir d’une rebuffade, certes, mais quand on voulait vivre en respectant les Trois Serments, il fallait s’en tenir à sa parole. Comme elle avait hâte de jurer sur le Bâton des Serments ! Après, tout deviendrait tellement plus facile.
— Mais prenez garde à ce que vous dites… Sauf si elles croient qu’il nous a poussé des ailes, les représentantes se doutent que nous avons redécouvert le « voyage ». Pour en être certaines, elles auraient besoin que quelqu’un le leur dise… Laissez-les dans le flou, surtout. C’est un secret aussi important que la présence à la tour de dix de nos « furets ».
Myrelle et Anaiya sursautèrent et Carlinya regarda autour d’elle bien qu’aucun Champion ni aucun soldat n’ait été assez près pour entendre – sauf quand on criait à tue-tête. Morvrin se rembrunit encore et Nisao blêmit alors qu’elle n’avait rien eu à voir avec la décision de renvoyer à la tour des sœurs prétendument repentantes…
Même si la mission avait porté peu de fruits jusque-là, le Hall rebelle aurait sans doute été ravi d’apprendre que dix sœurs faisaient de leur mieux pour miner l’autorité d’Elaida. Les représentantes, en revanche, auraient détesté découvrir qu’on leur avait caché ça parce qu’on soupçonnait certaines d’entre elles d’appartenir à l’Ajah Noir. Pour Sheriam et les autres, révéler tout ça serait revenu à clamer partout qu’elles avaient juré fidélité à Egwene. Et pour elles, les conséquences n’auraient guère été différentes.
Jusque-là, le Hall n’avait condamné personne au fouet. Les représentantes piaffant de colère à l’idée qu’Egwene contrôle la guerre, il ne serait pas étonnant qu’elles sautent sur l’occasion de montrer qu’il leur restait encore quelque autorité. Et ce en exprimant au passage leur mécontentement…
Apparemment, Beonin était la seule à s’être opposée à l’infiltration de rebelles à la Tour Blanche, du moins jusqu’à ce qu’il devienne évident que ça ne découragerait pas les autres d’aller de l’avant. Pourtant, elle prit une inspiration hésitante et plissa bizarrement les yeux. Une réaction au défi qu’elle allait devoir relever ? Trouver à Tar Valon des représentantes enclines à négocier risquait de ne pas être un jeu d’enfant. Sur ce qui se passait à la tour, les divers espions ne transmettaient que des rumeurs. Les vraies nouvelles arrivaient au compte-gouttes par l’intermédiaire de sœurs qui s’aventuraient dans le Monde des Rêves pour étudier le reflet fugitif et déformé de la réalité. De toutes ces informations, si fragmentaires fussent-elles, il ressortait qu’Elaida n’en faisait qu’à sa tête – le règne du caprice et de l’arbitraire – sans rencontrer d’opposition, y compris de la part du Hall.
Blêmissant de plus en plus, Beonin réussit à paraître plus mal en point que Nisao. Quant aux autres, Anaiya comprise, elles faisaient grise mine.
De quoi flanquer un coup au moral d’Egwene. Ces sœurs étaient les plus farouches opposantes d’Elaida – même en comptant Beonin, encline à traîner les pieds et bien plus bavarde qu’efficace. Cela dit, les sœurs grises, c’était notoire, croyaient pouvoir tout résoudre en palabrant. À l’occasion, il faudrait qu’elles essaient ça avec un Trolloc ou un bandit de grand chemin, juste pour voir.
Sans Sheriam et ces femmes, la rébellion contre Elaida aurait été étouffée dans l’œuf. Même ainsi, ça n’était pas passé loin… Hélas, l’usurpatrice paradait encore à la tour. Après tant d’épreuves et d’exploits, les résistantes historiques, même Anaiya, baissaient les bras face à un désastre annoncé.
Non ! Après avoir pris une grande inspiration, Egwene se redressa sur sa selle. La Chaire d’Amyrlin légitime, c’était elle, quoi qu’aient été les arrière-pensées du Hall au moment de sa nomination. Pour sauver la tour, elle devait attiser la flamme de la révolte. S’il fallait pour cela faire mine de vouloir négocier, tant pis. Des Aes Sedai feignant de viser un objectif alors qu’elles en avaient un autre ? Dans l’histoire, c’était arrivé plus d’une fois. Tout ce qui pouvait nuire à Elaida ou bénéficier à la rébellion, Egwene était résolue à le faire. Sans reculer devant le prix à payer…
— Fais durer les pourparlers le plus longtemps possible, Beonin. À part les secrets essentiels, aucun sujet ne sera tabou. Mais surtout, occupe ces femmes et incite-les à se perdre en palabres…
Oscillant sur sa selle, la sœur grise semblait décidément très malade – sur le point de vomir, même, pour être précise.
Lorsque le camp fut enfin en vue, vers midi, l’escorte de cavalerie légère s’éloigna en direction du fleuve, laissant Egwene, les sœurs et les Champions continuer leur route sur la piste enneigée.
Après une brève hésitation, comme s’il voulait s’entretenir encore avec la Chaire d’Amyrlin, le seigneur Gareth fit volter sa monture et suivit les traces de ses hommes. Très pointilleux sur la notion de secret, il n’aurait jamais parlé à Egwene en public, surtout devant ce public-là. À ses yeux, il ne le cachait pas, Beonin et les autres n’étaient que les chiens de berger des Ajah.
Egwene se sentait un peu coupable de lui cacher la vérité. Mais pour protéger un secret, il fallait avant tout ne pas en parler à tort et à travers.
Véritable florilège de tentes de toutes les formes et couleurs, le campement, érigé à mi-chemin entre Tar Valon et le pic du Dragon, occupait presque toute la superficie d’un grand pâturage bordé d’arbres. Disposés en cercle, les chariots et les charrettes le défendaient contre une très peu probable sortie.
Au-delà des arbres, dans le lointain, de la fumée montait de ce qui devait être des cheminées. Prudents, les fermiers du cru gardaient leurs distances avec les envahisseurs – sauf quand il s’agissait de leur vendre des œufs, du lait ou du beurre. Ou d’implorer une guérison pour l’un ou l’autre de leurs compatriotes victime d’un accident. Pour l’heure, si près de la cité, il n’y avait aucun signe de l’armée d’Egwene. En fin stratège, Gareth avait concentré ses forces le long du fleuve, en partie dans les villes-ponts des deux berges, ou dans ce qu’il appelait les « camps de réserve ». Placés à des endroits essentiels, ces campements pouvaient fournir en un clin d’œil des soldats prêts à repousser toute contre-offensive – au cas où le seigneur Gareth se serait trompé sur les intentions du haut capitaine Chubain. Un bon militaire, aimait-il à dire, devait toujours envisager qu’il avait pu commettre une erreur.
Considérant sa stature, nul n’osait mettre en question ses décisions. Parmi les sœurs, beaucoup auraient adoré pinailler sur les détails, mais commencer par contrôler les ponts, avant de lancer un assaut, semblait la meilleure façon de procéder. De plus, nombre d’Aes Sedai se réjouissaient de savoir les « soudards » hors de leur vue, même s’ils ne cessaient pas d’occuper leurs pensées.
Trois Champions en cape-caméléon sortirent du camp pour aller à la rencontre de la colonne. L’un d’eux étant très grand et un autre tout petit, ils s’étaient disposés par ordre de taille, le troisième chevauchant entre eux.
Quand ils saluèrent Egwene, ses compagnes et leurs Champions, il suffit de voir leur sourire assuré pour deviner qu’ils étaient dangereux et hautement conscients de l’être.
« Un Champion à son aise et un lion qui se repose sur une colline… » Le début d’un vieux dicton sur les Aes Sedai dont la suite s’était perdue au fil du temps. Mais y avait-il vraiment besoin d’en savoir davantage ? Soupçonneuses au point de craindre pour la sécurité d’un camp truffé d’Aes Sedai, les sœurs chargeaient leurs Champions de patrouiller en permanence. Des lions en première ligne, en quelque sorte…
À l’exception de Sheriam, les Aes Sedai s’éparpillèrent dès qu’elles eurent atteint la première rangée de tentes, juste derrière le cercle de chariots. Chacune allait se mettre en quête de la dirigeante de son Ajah pour lui faire son rapport. Sur la chevauchée d’Egwene, bien entendu, mais surtout à propos des négociations avec Elaida – en insistant sur la fermeté de la jeune Chaire d’Amyrlin.
Si Egwene avait connu l’identité de ces dirigeantes, tout aurait été plus simple. Mais rien, y compris le serment de fidélité le plus fort, n’aurait pu contraindre une sœur à révéler ce secret-là.
Quand Egwene avait suggéré que ça pouvait se faire, après tout, Myrelle avait failli s’étrangler.
Être bombardée Chaire d’Amyrlin sans la moindre formation n’était sûrement pas le meilleur moyen d’apprendre le « métier ». La tête bien sur les épaules, Egwene savait qu’il lui restait des kyrielles de notions à assimiler – en accomplissant son autre mission en même temps, pour ne rien arranger.
— Si tu veux bien m’excuser, mère, dit Sheriam quand Beonin, l’éternelle traînarde, fut enfin hors de vue. Mon bureau de campagne disparaît sous les piles de documents à signer…
Le manque d’enthousiasme de la Gardienne pouvait se comprendre. Mais la paperasserie, depuis l’aube des temps, était la malédiction des femmes comme elle. Si elle adorait les autres aspects de sa fonction, on l’avait souvent entendue, prétendait-on, gémir devant une montagne de documents puis marmonner qu’elle aurait de loin préféré rester à son poste de Maîtresse des Novices.
Pourtant, dès qu’Egwene lui en eut donné l’autorisation, elle talonna son cheval aux pieds noirs, partit au trot et provoqua une petite panique dans un groupe d’ouvriers en veste de laine grossière, un cache-nez enroulé autour du cou et du bas du visage. L’un d’eux s’étala dans le bourbier qu’on osait appeler une rue, et le contenu du grand panier qu’il portait sur le dos se répandit dans la gadoue.
Le Champion de Sheriam – Arinvar, un mince Cairhienien aux tempes grisonnantes – attendit que l’homme se soit relevé, histoire de s’assurer qu’il allait bien, puis il lança son étalon noir dans le sillage de son Aes Sedai.
Le pauvre ouvrier lâcha une cataracte de jurons – à l’intention de ses camarades, qui se payaient sa tête. Quand une Aes Sedai voulait aller quelque part, on s’écartait de son chemin, tout le monde savait ça !
Le contenu du panier de l’homme, généreusement répandu sur le sol, attira l’attention d’Egwene et lui arracha un frisson. Une petite montagne de farine, oui, mais truffée de charançons au point d’en être presque noire. Tous ces types devaient transporter de la nourriture avariée jusqu’à la décharge improvisée. Tamiser une telle farine aurait été une perte de temps – pour l’ingérer, il aurait fallu mourir de faim – mais bien trop de paniers devaient être jetés chaque jour. Et ce phénomène touchait aussi le grain. Pour ne rien arranger, la moitié des tonneaux de porc ou de bœuf salé puaient tellement qu’il fallait les brûler sur-le-champ. Pour les serviteurs et les travailleurs habitués à vivre dans des camps, tout ça n’avait rien d’extraordinaire. C’était pire que d’habitude, sans doute, mais sans être du jamais vu. Les charançons pouvaient apparaître n’importe quand, et les marchands, toujours soucieux de leur profit, n’hésitaient pas à glisser de la farine avariée dans une livraison à première vue saine.
Les Aes Sedai, en revanche, s’inquiétaient beaucoup. Chaque tonneau de viande, chaque sac de farine ou chaque panier de grain avait été protégé par un tissage de préservation dès le jour de son achat. En principe, aucune matière traitée ainsi ne pouvait se détériorer tant qu’on ne relâchait pas le tissage. Pourtant, la farine pourrissait et les insectes se multipliaient. À croire que le saidar lui-même se dégradait.
Pour une sœur, aborder un pareil sujet était plus difficile encore que de multiplier les blagues lourdingues sur l’Ajah Noir.
S’avisant qu’Egwene les regardait, un des lanceurs de lazzis flanqua un coup de coude dans les côtes de celui qui s’était pris une gamelle. Prudent, l’imprécateur châtia un peu son langage, mais sans faire de zèle. Foudroyant la Chaire d’Amyrlin du regard, il paraissait même la tenir pour responsable de sa mésaventure.
Avec son visage noyé dans les ombres de sa capuche, l’étole de sa charge pour une fois pliée dans sa sacoche de ceinture, la jeune femme devait passer à leurs yeux pour une Acceptée – pour cause de rareté, ces femmes n’arboraient pas toujours la tenue de rigueur – ou pour une visiteuse.
Beaucoup de femmes s’infiltraient dans le camp. Qu’elles portent de riches soieries ou de la laine usée, elles dissimulaient très souvent leurs traits. Se moquer d’une étrangère ou d’une Acceptée n’était pas recommandé, mais bien moins grave que se payer la tête d’une Aes Sedai. Pour être franche, ne pas voir tout le monde s’incliner ou se prosterner avait quelque chose de déstabilisant…
En selle depuis les premières lueurs de l’aube, Egwene aurait eu envie d’un bon bain, mais c’était hors de question. L’eau devant être prélevée dans un puits creusé à la lisière du camp, toutes les sœurs se limitaient, à part les plus indifférentes à la souffrance des autres. Faute de mieux, la jeune femme se serait contentée d’avoir les pieds sur le sol – ou mieux encore, surélevés grâce à un tabouret.
Refuser de se laisser atteindre par le froid, il fallait le reconnaître, était beaucoup moins agréable que de se réchauffer les mains au-dessus d’un brasero.
Sous sa tente, une montagne de documents attendait sûrement Egwene. La veille, n’avait-elle pas demandé à Sheriam de lui transmettre un rapport sur la réparation des chariots et sur les réserves de fourrage ? Des textes qui seraient assommants, sans nul doute, mais chaque jour, elle vérifiait au hasard quelques comptes-rendus, histoire de savoir si ce que lui racontaient les gens reposait sur des faits.
Bien entendu, il y avait aussi les messages des espions…
Ceux que les Ajah daignaient transmettre à la Chaire d’Amyrlin étaient passionnants, comparés à ce que Siuan et Leane laissaient filtrer des écrits de leurs agents. Le plus intéressant n’était pas les nombreuses contradictions qu’on y trouvait, mais les contorsions des Ajah quand ils entendaient garder pour eux une partie substantielle des informations.
Une envie de confort combinée au sens du devoir poussait Egwene à filer dans son « bureau » – une tente comme une autre, mais tout le monde utilisait ce mot ronflant. Elle y résista, consciente de ne pas avoir souvent l’occasion de voir ce qui se passait dehors sans qu’on ait mis en scène ce qu’on désirait lui montrer.
Tirant un peu plus sur sa capuche, elle talonna délicatement Daishar.
Très peu de gens se déplaçaient à cheval. Quelques palefreniers, mais surtout des Champions qui s’efforçaient de garder leur monture au trot dans la gadoue qui lui collait aux sabots. Bizarrement, personne ne semblait reconnaître la Chaire d’Amyrlin ou sa monture…
Pris d’assaut à l’inverse des rues désertes, les « trottoirs », de simples planches clouées sur des rondins, oscillaient légèrement sous le poids des passants.
Les hommes perdus dans un océan de femmes – oui, un peu comme les raisins secs dans un gâteau bon marché – marchaient comme s’ils avaient le Ténébreux aux trousses. À part les Champions, les mâles ne traînaient jamais lorsqu’ils devaient côtoyer des Aes Sedai.
Capuche relevée, presque toutes les femmes avaient le visage noyé dans les ombres. Pourtant, il était facile de distinguer les sœurs des simples visiteuses. Pas au luxe de leurs vêtements, non… Devant une Aes Sedai, la foule s’écartait. Les autres devaient jouer des coudes pour se frayer un passage.
Par une matinée glaciale, peu de sœurs étaient de sortie. Bien au chaud dans leur tente, seule ou à deux ou trois, elles devaient lire ou rédiger des lettres ou glaner des informations auprès de leurs visiteuses. Des données qui seraient ou non partagées avec les membres de chaque Ajah concerné – et pratiquement jamais avec les autres.
Avant le schisme, les Aes Sedai, aux yeux du monde, passaient pour un groupe monolithique, comme si elles formaient une seule et même entité. En réalité, les Ajah se fréquentaient peu, le Hall étant leur seul lieu de rencontre, et les sœurs, d’authentiques ermites, se montraient remarquablement peu loquaces, sauf avec quelques amies triées sur le volet. Ou avec leurs alliées, quand il leur arrivait d’en avoir. Quoi qu’il advienne de la tour, ces fondamentaux-là ne changeraient jamais, Egwene l’aurait parié. Restant telles qu’en elles-mêmes, les Aes Sedai, jusqu’à la fin des temps, seraient comparables à un fleuve apparemment tranquille mais parcouru de courants aussi lents que puissants. Sur ce fleuve, la jeune Chaire d’Amyrlin avait réussi à ériger quelques digues, histoire de détourner à son profit certains courants. Mais ça ne durerait pas, et ces structures seraient un jour ou l’autre balayées par les flots. L’enjeu, c’était combien de temps elles tiendraient. À part prier et les renforcer autant que possible, Egwene ne pouvait pas faire grand-chose.
Très rarement, reconnaissable aux sept bandes de couleur qui ornaient sa capuche blanche, une Acceptée se mêlait à la foule. Cela dit, on voyait surtout des novices, en tenue blanche également, mais sans ornements.
Sur les vingt et une Acceptées présentes dans le camp, une poignée seulement possédait un « manteau à bandes ». Quant à leurs robes pareillement décorées, elles les réservaient à leurs activités d’enseignantes ou à leurs missions auprès des sœurs. En revanche, on avait consenti un gros effort pour que toutes les novices soient en permanence vêtues de blanc.
Comme de juste, les Acceptées tentaient de marcher avec la grâce aérienne des Aes Sedai, et quelques-unes y parvenaient malgré les trottoirs qui tanguaient sous leurs pieds. Les novices, elles, souvent par groupes de six ou de sept, se hâtaient presque autant que les hommes. En route pour une salle de classe ou chargées d’une corvée, elles ne s’autorisaient pas à traîner.
Depuis les guerres des Trollocs, une époque où elles étaient beaucoup plus nombreuses, les Aes Sedai n’avaient plus eu autant de novices à former. Avec près de mille élèves sur les bras, elles avaient failli céder à la panique jusqu’à ce qu’on décide de les organiser par « familles ». Sans être tout à fait officiel, le terme était largement utilisé, y compris par les sœurs toujours opposées à ce qu’on admette toutes les femmes qui le demandaient. Désormais, chaque novice savait où elle était censée être et à quel moment, et chaque sœur était en mesure de la localiser.
Grâce à cette mesure, le nombre de fugitives avait diminué. Un soulagement pour les sœurs, car parmi ces novices, des centaines étaient susceptibles de recevoir un jour le châle. Aucune Aes Sedai ne se résignait à perdre une candidate avant qu’on décide de la renvoyer chez elle.
Quand elles découvraient les rigueurs de la formation et la longueur du chemin menant jusqu’au châle, quelques femmes continuaient à s’enfuir. Outre l’astuce des familles, qui permettait de les surveiller plus facilement, avoir cinq ou six « cousines », comme on disait, sur qui s’appuyer encourageait les novices à s’accrocher en dépit des obstacles.
Au coin du grand pavillon carré qui tenait lieu de Hall de la Tour, Egwene engagea Daishar dans une rue latérale. Le long de la structure, le trottoir était désert, car nul n’approchait de ce lieu sans une excellente raison de le faire. Sauf en de rares circonstances, lorsque le Hall était ouvert au public, les cloisons latérales rapiécées étaient baissées en permanence, interdisant qu’on voie si quelqu’un allait sortir.
N’importe quelle représentante aurait reconnu Daishar au premier coup d’œil, et parmi ces femmes, Egwene avait plus d’une bête noire. Lelaine et Romanda, par exemple, qui résistaient à son autorité – quasiment un réflexe, comme leur perpétuel antagonisme. Sur la liste, il y avait aussi toutes les sœurs qui parlaient de négociations avec la tour. Pour regonfler le moral des autres ? Non, ç’aurait été trop beau, et dans ce cas, elles ne se seraient pas cantonnées à des messes basses.
Qu’une Chaire d’Amyrlin ait ou non envie de frictionner quelques oreilles, la courtoisie restait de mise. Mais aucune représentante ne se sentirait insultée si Egwene ne l’avait tout simplement pas vue…
Derrière le grand mur de toile qui isolait une des deux aires de « voyage » du camp, une faible lueur argentée jaillit. Quelques instants plus tard, deux sœurs sortirent de la zone protégée. Individuellement, Phaedrine et Shemari n’étaient pas assez puissantes pour tisser un portail. Ensemble, elles pouvaient en générer un juste assez grand pour qu’elles le franchissent de front. Plongées dans une grande conversation, elles ne prenaient pas la peine de resserrer d’une main les pans de leur manteau. Étrange, ça…
En passant près des deux femmes, Egwene garda la tête tournée dans la direction opposée. Novice, elle avait suivi les cours de ces sœurs marron, et Phaedrine semblait toujours stupéfaite qu’elle soit devenue la Chaire d’Amyrlin. Élancée comme un héron, elle aurait tout à fait été capable de patauger dans la boue pour lui proposer son aide, au cas où elle en aurait eu besoin.
Robuste, le visage carré, Shemari ressemblait plus à une sœur verte qu’à une souris de bibliothèque. Avec la jeune Chaire d’Amyrlin, elle allait toujours très au-delà de la courtoisie. Ses profondes révérences, acceptables de la part d’une novice, avaient quelque chose d’ironique, même si rien ne se lisait sur son visage. Peut-être parce qu’elle se prosternait ainsi dès qu’Egwene était dans un rayon de cent pas…
D’où venaient donc ces femmes ? D’un très lointain bâtiment, peut-être – en tout cas, d’un endroit où il faisait moins froid qu’ici. En toute logique, personne ne recensait les allées et venues des sœurs, y compris les Ajah. Entre les Aes Sedai, les coutumes régissaient tout, et il n’était pas d’usage de demander ce que faisait une collègue ou quelle était sa destination. Très probablement, Phaedrine et Shemari étaient allées écouter les rapports de leurs espions. À moins qu’elles aient consulté quelque ouvrage dans une bibliothèque. Après tout, elles n’appartenaient pas pour rien à l’Ajah Marron.
Pourtant, Egwene ne put s’empêcher de penser à la remarque de Nisao sur les sœurs qui se ralliaient à Elaida. Pour gagner la ville, il était tout à fait possible d’engager un batelier. Par voie d’eau, on avait l’embarras du choix en matière de discrètes poternes. Mais en utilisant un portail, inutile de chevaucher jusqu’au fleuve, puis de se faire remarquer en cherchant un bateau… Si une seule sœur capable de tisser un portail retournait à la tour, les rebelles perdraient leur plus gros avantage. Contre ce désastre potentiel, il n’y avait rien à faire, à part alimenter la flamme de la révolte dans le cœur des rebelles. Pour ça, il fallait leur faire croire que le dénouement approchait. Mais quel dénouement, par la Lumière ?
Un peu après l’aire de « voyage », Egwene tira sur les rênes de Daishar, qui s’immobilisa. Puis elle riva les yeux sur une grande tente à la toile encore plus miteuse que celle du Hall. Sur le trottoir, une Aes Sedai avançait avec l’assurance d’une reine. Alors qu’elle portait un manteau foncé des plus ordinaires, la capuche dissimulant ses traits, les novices et les autres passants s’écartaient de son chemin avec une précipitation qu’ils n’auraient pas eue face à un riche marchand, par exemple. S’arrêtant devant le rabat de la tente, la sœur le contempla un long moment avant de le tirer puis d’entrer – à contrecœur, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure.
Egwene n’était jamais venue sous cette tente. À l’intérieur, capta-t-elle, quelqu’un canalisait le saidar – en très petite quantité. Si petite que ça en devenait curieux. Une rapide visite de la Chaire d’Amyrlin n’éveillerait pas trop l’attention, en principe. L’envie de voir ce qu’elle avait mis en mouvement finit de convaincre la jeune femme.
Après être descendue de cheval, une difficulté imprévue la déconcerta. Pas l’ombre d’une possibilité d’attacher Daishar ! Depuis sa nomination, il y avait toujours quelqu’un pour tenir son étrier puis s’occuper de sa monture, mais voilà qu’elle était plantée là, les rênes dans une main. La prenant pour une visiteuse, des novices passaient et repassaient sans lui accorder l’ombre d’un regard. À ce stade, toutes connaissaient de vue les Acceptées, mais aucune n’avait jamais levé les yeux sur la Chaire d’Amyrlin. Complication supplémentaire, Egwene n’avait pas encore le visage sans âge qui leur aurait permis d’identifier une sœur.
Avec un ricanement, Egwene glissa une main gantée dans sa sacoche de ceinture. En voyant l’étole, ces filles la reconnaîtraient, et elle ordonnerait à la plus futée de veiller sur Daishar un moment.
Et si ces novices croyaient à une blague de mauvais goût ? Par le passé, certaines filles en blanc de Champ d’Emond avaient tenté de lui prendre l’étole pour lui épargner des ennuis – enfin, on n’avait pas idée de jouer avec ça ! Mais ce temps-là était révolu…
Soudain, le rabat s’écarta pour laisser passer Leane. Son somptueux manteau vert foncé tenu au col par une broche en forme de poisson, la sœur portait une robe d’équitation au corset brodé de fils d’argent. Les mêmes motifs se retrouvaient sur le dos de ses gants rouges. Depuis qu’elle avait intégré l’Ajah Vert, Leane portait une attention minutieuse à ses tenues. Dès qu’elle vit Egwene, ses yeux s’arrondirent très légèrement, mais ses traits cuivrés restèrent de marbre. Saisissant en un éclair le problème, elle leva une main pour indiquer à une novice – solitaire, semblait-il – de s’arrêter. D’habitude, ces filles allaient en classe en « famille ».
— Comment te nommes-tu, petite ?
Si elle avait beaucoup changé, Leane restait la même en matière de brusquerie. Sauf quand elle désirait faire patte de velours. Dans ces occasions, les hommes fondaient devant elle. Mais ce jeu-là, elle ne le jouait jamais avec les femmes.
— Es-tu en mission pour une sœur ?
D’âge mûr, la peau parfaite des gens qui n’ont jamais trimé au champ du matin au soir, la novice aux yeux clairs en resta d’abord interdite, mais elle se ressaisit très vite et se fendit d’une révérence plutôt convenable.
Aussi grande que bien des hommes, mais fine, gracieuse et merveilleusement belle, Leane n’avait pas non plus le visage sans âge des Aes Sedai. Mais dans le camp, à l’instar de Siuan Sanche, elle était connue comme le loup blanc et hautement respectée. Pensez, une ancienne Gardienne, calmée puis guérie, donc de nouveau capable de canaliser… Moins puissante, peut-être, mais bon… En plus, elle avait changé d’Ajah.
La novice la plus récemment arrivée savait que tout ça, en principe, était impossible. Certes, mais ça faisait déjà partie de la légende – malheureusement. Quand on ne pouvait plus la menacer de finir carbonisée pour toujours si elle prenait trop de risques, il devenait très difficile de contrôler la fougue d’une novice.
— Letice Murow, Aes Sedai… C’est mon nom…
Respectueuse comme il se devait, la novice à l’accent chantant du Murandy sembla vouloir en dire davantage – peut-être préciser un titre –, mais elle se ravisa. La première règle, lorsqu’on rejoignait la tour, consistait à laisser derrière soi la femme qu’on était avant. Une rude épreuve pour certaines candidates, en particulier les nobles dames.
— Je vais voir ma sœur. Depuis notre départ du Murandy, et même un peu avant, je n’ai pas eu plus d’une minute pour lui parler.
Comme les femmes qui se connaissaient avant d’être inscrites dans le registre des novices, les vraies parentes étaient toujours intégrées à des « familles » différentes. Une façon de les encourager à se faire des amies et d’éviter les tensions, lorsque l’une apprenait plus vite que l’autre ou avait un potentiel supérieur.
— Elle n’a pas de cours avant cet après-midi, et…
— Ta sœur devra attendre encore un peu, petite, coupa Leane. Il faut que tu tiennes la bride du cheval de la Chaire d’Amyrlin.
Letice sursauta puis regarda Egwene, qui venait de sortir et de déplier son étole. Tendant les rênes de Daishar à la novice, elle abaissa sa capuche et posa la bande de tissu sur ses épaules. Dans sa sacoche, l’étole semblait légère comme une plume. Sur son dos, elle pesait des tonnes. Selon Siuan, on avait parfois l’impression que toutes les femmes qui l’avaient portée s’y accrochaient, un rappel constant des devoirs et des responsabilités de la charge. Si étrange que ça paraisse, Egwene voulait bien y croire…
Comme lorsqu’elle avait avisé Leane, la Murandienne la regarda avec des yeux ronds – mais plutôt des soucoupes, cette fois. Pour se souvenir de saluer, il lui fallut plus de temps. Informée que la Chaire d’Amyrlin était jeune, elle n’avait jamais dû se douter que c’était à ce point.
— Merci, mon enfant, fit simplement Egwene.
Au début, elle avait eu du mal à appeler ainsi une femme de dix ans son aînée. Mais avec le temps, on s’habituait à tout.
— Je n’en aurai pas pour longtemps… Leane, peux-tu demander qu’on envoie un garçon d’écurie pour Daishar ? Maintenant que j’ai mis pied à terre, je doute d’avoir envie de remonter en selle, et Letice doit pouvoir rencontrer sa sœur.
— Je m’en occupe, mère…
Leane esquissa une révérence puis s’éloigna sans laisser le moins du monde deviner qu’il y avait entre Egwene et elle un lien bien plus profond qu’une rencontre fortuite. La jeune Chaire d’Amyrlin se fiait davantage à cette femme qu’à Anaiya et Sheriam, ce qui était tout dire. Pour Leane, elle n’avait pas plus de secrets que pour Siuan. Mais cette amitié, comme bien d’autres choses, ne devait pas être connue.
D’abord parce que Leane avait à Tar Valon – sinon à la tour elle-même – « des yeux et des oreilles » qui faisaient leurs rapports exclusivement à Egwene. Ensuite parce que l’ancienne Gardienne des Chroniques bénéficiait d’un gros capital de sympathie pour s’être si bien adaptée à sa « déchéance ». Aux yeux des sœurs, elle était aussi la preuve vivante qu’une femme calmée pouvait renaître de ses cendres et recouvrer au moins en partie son pouvoir. Bref, les autres Aes Sedai l’accueillaient à bras ouverts, et comme elle était une « inférieure », désormais – subordonnée à une bonne moitié des sœurs du camp –, elles se laissaient souvent aller, en sa présence, à parler de sujets qui n’auraient jamais dû arriver jusqu’aux oreilles de la Chaire d’Amyrlin.
Du coup, Egwene la regarda à peine s’éloigner. En revanche, elle sourit à Letice, qui s’empourpra et la gratifia d’une nouvelle révérence, puis elle entra sous la tente tout en enlevant ses gants, qu’elle glissa à sa ceinture.
À l’intérieur, huit lampes étaient disposées le long des cloisons entre de petits coffres en bois aux ferrures peintes, à part les rares qui gardaient des traces de dorure. Toutes dépareillées, les lampes fournissaient une lumière potable, bien que moins vive qu’à l’extérieur. Au centre de l’espace, sur la toile qui recouvrait le sol, s’alignaient des tables qui semblaient provenir de sept cuisines de ferme différentes. Autour des trois les plus éloignées de l’entrée, six novices, l’aura du saidar les enveloppant, occupaient des bancs, leur manteau proprement plié à côté d’elles.
Circulant entre les tables, Tiana, la Maîtresse des Novices, les surveillait sans dissimuler son anxiété. Bizarrement, Sharina Melloy, une novice recrutée au Murandy, se livrait à la même activité.
À dire vrai, Sharina ne surveillait pas vraiment. Très calme, elle observait, tout simplement, et Egwene n’aurait peut-être pas dû s’étonner de la voir ici. Digne grand-mère au chignon gris, Sharina avait régné d’une main de fer sur une famille très nombreuse. Du coup, elle semblait avoir pris toutes les novices pour nièces ou petites-filles.
C’était elle, sans rien demander à personne, qui les avait organisées en « familles ». Une inspiration, à force de les voir s’agiter et perdre leur temps… Même si elles avaient très vite souscrit à la formule, très efficace en matière de recensement des élèves et d’organisation des cours, la plupart des Aes Sedai n’aimaient pas trop qu’on leur rappelle cet « exploit ».
Concentrée à l’extrême, Tiana faisait à l’évidence de son mieux pour oublier la présence de Sharina. Petite et fine, de grands yeux sombres et une fossette sur la joue, la Maîtresse des Novices gardait un air juvénile malgré son visage sans âge – surtout quand on la comparait à la novice à la peau parcheminée qui la dominait d’une bonne tête.
Les deux Aes Sedai qui canalisaient le Pouvoir à la table la plus proche de l’entrée – Kairen et Ashmanaille – avaient elles aussi un public. Janya Frende, une représentante de l’Ajah Marron, et Salita Toranes, son homologue de l’Ajah Jaune. Les Aes Sedai et les novices étaient toutes concentrées sur la même tâche. Devant chacune, un filet fermé de Terre, de Feu et d’Air enveloppait divers petits objets fabriqués par les forgerons du camp, très surpris que les sœurs leur demandent de produire de la vaisselle et des bijoux en fer – mais aussi finement ouvragés que s’ils étaient en argent. Un deuxième tissage – de Terre et de Feu, celui-là – pénétrait dans le filet pour toucher l’objet cible, qui virait lentement au blanc. Très lentement, dans tous les cas…
Pour mieux tisser, le seul moyen, c’était de s’entraîner sans relâche. Cela dit, sur les cinq Pouvoirs, la clé de tout, dans ce cas particulier, c’était la Terre. En plus d’Egwene, seules neuf sœurs, dans le camp – plus deux Acceptées et une vingtaine de novices –, étaient assez puissantes dans ce secteur pour faire fonctionner les tissages. Pourtant, très peu d’Aes Sedai consacraient une partie de leur temps à s’améliorer.
Assez mince pour paraître plus grande qu’en réalité, Ashmanaille pianotait sur la table des deux côtés d’un gobelet. Agacée, elle le regardait blanchir avec une majestueuse lenteur. Kairen semblait assez furieuse pour que ses yeux bleus glaciaux fassent exploser l’objet de son expérience. C’était elle qu’Egwene avait vue entrer, un peu plus tôt.
Le manque d’enthousiasme n’était pourtant pas général. En robe de soie bronze, son châle à franges marron drapé sur les bras, Janya observait Kairen et Ashmanaille avec l’intérêt de quelqu’un qui aurait donné cher pour pouvoir les imiter. D’une insatiable curiosité, Janya rêvait de tout faire, de tout comprendre et de tout connaître. Se découvrant incapable de fabriquer un ter’angreal – en plus d’Elayne Trakand, trois sœurs seulement y étaient parvenues, avec des résultats mitigés –, elle avait été cruellement déçue. Sans se laisser abattre, elle s’était livrée à cette tentative après avoir échoué de peu à l’essai de tissage de Terre…
Salita fut la première à remarquer Egwene. Son visage rond noir comme du charbon, elle soutint le regard de la Chaire d’Amyrlin puis la gratifia d’une impeccable révérence qui fit joliment osciller les franges jaunes de son châle. Native de Salidar, où elle avait grandi, cette sœur appartenait à la cohorte de représentantes trop jeunes pour occuper une telle position. Aes Sedai depuis trente-cinq ans seulement, elle occupait une charge qu’on obtenait d’habitude après au moins cent ans.
Siuan voyait dans le phénomène une logique qu’elle jugeait préoccupante, même si elle n’aurait su dire pourquoi. Toutes les configurations qu’elle ne comprenait pas la perturbaient. Pourtant, Salita avait voté pour la guerre contre Elaida et elle soutenait souvent Egwene dans les délibérations du Hall.
Souvent, certes, mais pas toujours. Comme dans le cas présent…
— Mère, dit-elle, très froide.
Janya leva la tête et sourit de toutes ses dents. Elle aussi avait voté pour la guerre. Avec Lelaine et Lyrelle, deux sœurs bleues, c’était la seule représentante en poste avant le schisme à avoir agi ainsi. Si son soutien pouvait être à géométrie variable, sur le fameux cas présent, il s’avérait inébranlable.
Comme toujours, dès qu’elle ouvrit la bouche, un flot de paroles en jaillit :
— Mère, je suis stupéfiée ! C’est incroyable. Je sais, nous ne devrions plus être étonnées quand tu déboules avec une idée que personne n’a eue – peut-être par rigidité d’esprit, parce que nous sommes trop routinières –, mais avoir trouvé le moyen de fabriquer du cuendillar !
Janya marqua une pause pour reprendre son souffle et Salita, de plus en plus morose, en profita pour intervenir :
— Je maintiens que c’est mal, lâcha-t-elle. Ta découverte est remarquable, mère, mais les Aes Sedai ne doivent pas fabriquer des choses pour les vendre.
Dans ces mots, Salita avait mis tout le mépris que pouvait éprouver une femme habituée à recevoir les revenus de son domaine, en Tear, sans se demander d’où ils étaient issus. Une attitude répandue, même si la plupart des sœurs vivaient grâce à la généreuse pension que leur versait la tour – jusqu’au schisme, en tout cas.
— En outre, près de la moitié des sœurs embrigadées dans cette affaire appartiennent à l’Ajah Jaune. Je reçois des plaintes tous les jours. Nous, au moins, nous avons mieux à faire que fabriquer des… babioles.
Ashmanaille, une sœur grise, foudroya l’insolente du regard, et Kairen, de l’Ajah Bleu, la dévisagea sans aménité.
Salita les ignora. Comme beaucoup de sœurs jaunes, elle tenait les autres Ajah pour de simples adjuvants du sien – le seul, bien entendu, à être vraiment utile.
— Des novices ne devraient pas réaliser des tissages si compliqués, intervint Tiana.
La langue bien pendue, même face aux représentantes ou à la Chaire d’Amyrlin, la Maîtresse des Novices affichait sa désapprobation. Apparemment, elle n’avait pas conscience que sa fossette, une fois creusée, lui donnait un air boudeur.
— C’est une remarquable découverte, en effet, et pour ma part, commercer n’est pas un problème. Mais parmi ces filles, certaines sont à peine capables de modifier la couleur d’une boule de feu. Les laisser manier de tels tissages les encouragera à se lancer dans des expériences qui les dépassent, et il n’y a rien de pire. Elles risquent même de se blesser.
— Ridicule, ridicule ! s’écria Janya en agitant une main. Toutes les novices sélectionnées savent déjà produire trois boules de feu en même temps, et ce que nous faisons aujourd’hui exige beaucoup moins de Pouvoir. Tant qu’une sœur les supervise, il n’y a aucun danger. Et ce sera toujours le cas, j’ai vu le tableau de service…
» Notre production quotidienne permettra de nourrir l’armée pendant plus d’une semaine. Sans les novices, ce serait beaucoup moins que ça.
Plissant les yeux, Janya sembla ne plus voir Tiana, à croire qu’elle était transparente. Elle continua à parler, comme si elle s’adressait en partie à elle-même :
— Pour la vente, il faudra être très prudentes… Les Atha’an Miere sont prêts à tout pour du cuendillar, et il reste beaucoup de leurs navires en Illian et en Tear – là où les nobles raffolent aussi de cette matière rare. Mais toutes les passions ont des limites. Je me demande s’il faudra tout proposer en bloc ou écouler lentement la marchandise. Tôt ou tard, le prix du cuendillar finira par baisser.
Janya cilla puis sembla percevoir de nouveau l’existence de Tiana et Salita.
— Vous voyez ce que je veux dire ?
Maussade, Salita remonta son châle sur ses épaules. Agacée, Tiana leva les bras au ciel. Egwene ne broncha pas. Pour une fois, elle n’avait pas honte d’être félicitée pour une de ses découvertes. Parce que celle-là, contrairement aux autres, mis à part le « voyage », était bien de son cru, même si Moghedien, avant de s’évader, lui avait ouvert la voie.
Cette femme ne savait rien fabriquer du tout. En tout cas, elle n’avait rien révélé à Egwene, qui l’avait pourtant soumise à une forte pression. En revanche, elle était cupide, et même lors de l’Âge des Légendes, le cuendillar valait très cher. Du coup, elle en savait assez long sur sa fabrication, Egwene n’ayant plus eu qu’à reconstituer la suite…
Quoi que disent les sœurs opposées au projet, le besoin vital d’argent impliquait la poursuite de la production de cuendillar. Cela dit, plus la commercialisation commencerait tard et mieux ce serait.
Au fond de la tente, Sharina frappa si fort dans ses mains que toutes les têtes se tournèrent vers elle. Kairen et Ashmanaille se redressèrent, la sœur bleue relâchant même son tissage. Avec un bruit métallique, son objet tomba lourdement sur la table. Un signe d’ennui, ça… Bien sûr, le processus pourrait être repris, mais déterminer à quel stade serait très difficile.
Pendant l’heure qu’elles devaient obligatoirement passer sous cette tente, la plupart des sœurs se débrouillaient pour faire tout sauf ce qu’on leur demandait. Une heure ou un objet achevé, tel était le marché. Une ruse censée stimuler les sœurs, histoire qu’elles progressent plus vite. Mais depuis le début, personne n’avançait rapidement.
— Bodewhin et Nicola, c’est l’heure de votre cours, annonça Sharina.
Sans parler bien fort, mais avec sa voix puissante, elle n’en avait pas besoin.
— Vous avez juste le temps de faire votre toilette. Allez, dépêchez-vous ! Ou voulez-vous récolter un blâme ?
Bode – le diminutif de Bodewhin – obéit promptement. Relâchant le saidar, elle rangea dans un des coffres le bracelet en cuendillar que quelqu’un d’autre achèverait, puis elle récupéra son manteau. Très jolie, les joues rondes, elle avait natté ses longs cheveux noirs. Avec la permission du Cercle des Femmes ? Egwene ne l’aurait pas juré, mais ce monde-là était loin derrière elle, désormais.
Tandis qu’elle sortait en enfilant ses mitaines, Bode garda les yeux baissés et ne les tourna pas une fois vers Egwene. À l’évidence, elle ne comprenait toujours pas pourquoi, alors qu’elles avaient grandi ensemble, une novice ne pouvait pas bavarder à sa guise avec la Chaire d’Amyrlin. En conséquence, elle boudait.
Egwene aurait bien bavardé avec Bode et quelques autres filles, mais la Chaire d’Amyrlin aussi devait savoir se tenir. Écrasée de responsabilités, elle avait peu d’amies et aucune favorite. Même si les novices de Deux-Rivières paraissaient bénéficier d’un simple traitement de faveur, ça empoisonnerait leurs rapports avec les autres.
Et les miens avec le Hall…
Dommage que ces filles ne comprennent pas ça…
L’autre novice que Sharina avait haranguée, Nicola, ne cessa pas de canaliser et ne fit pas mine de se lever.
— Si je pouvais vraiment m’entraîner, dit-elle avec un regard noir pour Sharina, je serais la meilleure. Je m’améliore, c’est sûr. J’ai le don de prédiction, tu sais.
Comme si ça avait un rapport avec l’opération cuendillar…
— Tiana Sedai, dites-lui que je peux rester plus longtemps. Cette coupe, je la terminerai avant mon cours, et si je suis un peu en retard, Adine Sedai ne m’en voudra pas.
Si le cours était pour bientôt, Nicola le raterait, car en une heure, seule une moitié de la coupe avait blanchi.
Tiana ouvrit la bouche. Avant qu’il en soit sorti un mot, Sharina leva un doigt, puis un autre – un signal très particulier, sans doute, puisque Nicola blêmit, abandonna sur-le-champ ses tissages et se leva d’un bond – si vite qu’elle fit bouger le banc, au grand dam des autres novices qui l’occupaient. Alors qu’elles se reconcentraient sur leur travail, Nicola alla fourrer sa coupe dans un coffre puis revint chercher son manteau.
À la grande surprise d’Egwene, une femme qu’elle n’avait pas vue jusque-là se leva du sol où elle était assise, au-delà des tables. Vêtue d’une veste courte marron et d’un pantalon ample, Areina foudroya tout le monde du regard puis suivit Nicola – deux incarnations jumelles du mécontentement et de l’indignation. Voir ces novices ensemble mit Egwene mal à l’aise.
— J’ignorais que des amies pouvaient venir assister au travail… Nicola pose-t-elle toujours des problèmes ?
Avec Areina, Nicola avait essayé de faire chanter Egwene, s’en prenant aussi à Myrelle et à Nisao. Mais ce n’était pas le sens de la question. L’affaire du chantage était un secret de plus…
— Je préfère la voir avec Areina qu’en compagnie d’un des garçons d’écurie, répondit Tiana. Nous avons deux filles enceintes, et une bonne dizaine qui risquent de l’être. Nicola a besoin de beaucoup d’amies, ça l’aidera à trouver son équilibre.
Tiana se tut alors que deux nouvelles novices en blanc entraient, s’immobilisant net quand elles virent un duo d’Aes Sedai se dresser devant elles. Après s’être inclinées, elles filèrent vers le fond de la tente, retirèrent leur manteau, le plièrent puis récupérèrent dans un coffre un gobelet partiellement blanchi et une coupe qui l’était presque entièrement.
Sharina les regarda s’installer. Après avoir pris son manteau, elle le mit sur ses épaules et se dirigea vers la sortie.
— Si tu veux bien m’excuser, Tiana Sedai, dit-elle avec le genre de révérence qu’elle aurait pu adresser à une égale. Je suis de corvée de réfectoire, ce midi, et je ne voudrais pas me mettre les cuisinières à dos.
Son regard s’attardant sur Egwene, la novice aux cheveux gris hocha la tête.
— File, dans ce cas, grogna Tiana. Je serais navrée d’apprendre que tu as reçu la badine pour avoir été en retard.
Sans broncher, Sharina s’inclina de nouveau, jeta à Egwene un autre regard appuyé – mais pas assez pour être une offense – puis sortit dignement.
— Nicola pose moins de problèmes que d’autres…, marmonna Tiana.
Janya secoua vivement la tête.
— Sharina ne pose aucun problème, dit-elle, aussi vite que d’habitude, mais à voix basse, pour qu’on ne l’entende pas au fond de la tente.
Les désaccords entre sœurs ne devaient jamais être affichés devant les novices – en particulier quand la divergence d’opinions concernait l’une d’entre elles.
— Elle connaît les lois mieux qu’une Acceptée, et ne dépasse jamais d’un orteil la ligne rouge. Aucune corvée ne la rebute, et elle est toujours la première à tendre la main quand une novice a besoin d’aide. Sharina, c’est simplement… Sharina. Voyons, tu ne vas pas te laisser intimider par une novice !
Indignée, Tiana voulut répliquer, mais quand Janya tenait le crachoir, en placer une n’était pas un jeu d’enfant.
— En revanche, mère, Nicola pose toutes sortes de problèmes. Depuis que nous lui avons découvert le don de prédiction, ce talent la visite deux ou trois fois par jour, à l’en croire – ou plutôt, selon Areina. Pas idiote, Nicola a conscience que tout le monde sait qu’elle oublie ce qu’elle prédit. Par bonheur, Areina est toujours là pour noter ses propos puis l’aider à les interpréter. Certaines « prophéties » sont à la portée de n’importe quelle personne dotée d’une moitié de cerveau et d’un esprit crédule. Des histoires de batailles contre les Seanchaniens ou les Asha’man ou d’emprisonnement d’une Chaire d’Amyrlin. Il y a aussi les mille et un miracles du Dragon Réincarné, plus des visions au sujet de Tarmon Gai’don… ou de crampes à l’estomac… Bref, tout un fatras indiquant que Nicola devrait être autorisée à suivre une formation accélérée en sautant des classes. Mais elle est bien trop cupide pour qu’on l’y autorise. À mon avis, même les autres novices, en majorité, ont cessé de la croire.
— Et elle fourre son nez partout, réussit à souffler Salita à la faveur d’une inspiration de Janya. Elle et son âme damnée…
Visage serein, Salita tira sur son châle comme s’il était l’unique objet de son attention, mais elle s’empressa de continuer, de peur que Janya lui brûle la politesse.
— Toutes les deux ont été fouettées pour avoir espionné des sœurs… Moi, j’ai surpris Nicola en train de jeter un coup d’œil dans une aire de « voyage ». Pour voir s’ouvrir un portail, selon elle. Mais elle voulait apprendre le tissage, j’en suis sûre. Si l’impatience peut se comprendre, la fourberie, en revanche… À mon avis, Nicola ne recevra jamais le châle, et je me demande si on ne devrait pas la renvoyer. Le registre des novices est certes ouvert à n’importe qui (cette aménité dite avec un regard appuyé pour Egwene), mais ça ne nous oblige pas à abaisser à ce point nos critères de sélection.
Tiana fit encore une fois la moue et sa fossette se creusa. De quoi oublier qu’elle arborait le châle depuis plus de trente ans. Un vrai comportement de novice.
— Tant que je serai la Maîtresse des Novices, grogna-t-elle, la décision de renvoyer une fille me reviendra. Pas question de perdre le potentiel de quelqu’un comme Nicola.
De fait, un jour, Nicola serait très puissante dans le Pouvoir.
— Ou comme Sharina, ajouta Tiana à contrecœur et en triturant nerveusement le devant de sa robe.
Le potentiel de Sharina, hors du commun, dépassait tout ce qu’on avait pu voir, à part celui de Nynaeve – et encore ! Selon certaines sœurs, elle atteindrait le maximum de la puissance possible. Bien entendu, il s’agissait seulement de spéculations.
— Si Nicola t’a importunée, mère, je le lui ferai payer.
— J’étais curieuse, c’est tout…
Egwene s’abstint de dire que la jeune femme et son amie devraient être surveillées de près. Sur Nicola, elle ne tenait pas à s’épancher. Si elle s’y laissait aller, elle risquait de devoir choisir entre mentir ou révéler des choses extrêmement délicates. Aurait-elle dû laisser Siuan organiser deux disparitions discrètes ?
Une telle pensée, lui traverser l’esprit ? S’était-elle éloignée à ce point de Deux-Rivières ? Bientôt, elle le savait, il lui faudrait envoyer des hommes à la mort sur un champ de bataille. D’autre part, elle se croyait capable d’ordonner une exécution, si ça s’imposait. Quand une mort sauvait des milliers d’innocents – même des centaines – n’était-il pas juste de l’autoriser ? Mais si Nicola et Areina représentaient un danger, c’était seulement pour Egwene al’Vere, dont elles risquaient de révéler quelques désagréables secrets. Bien sûr, Myrelle et les autres pourraient se féliciter de s’en tirer avec une simple séance de fouet – et elles trouveraient sûrement ça bien plus que désagréable – mais l’inconfort, même majeur, n’était pas une raison pour tuer…
Soudain, Egwene s’avisa qu’elle fronçait les sourcils, Tiana et les deux représentantes la regardant fixement – Janya sans prendre la peine de cacher sa curiosité.
Pour se tirer de ce mauvais pas, Egwene tourna la tête vers la table où Kairen et Ashmanaille continuaient à travailler. La coupe d’Ashmanaille était un peu plus blanche, mais en quelques minutes, Kairen avait comblé son retard. Plus que ça, même, puisque son gobelet était terminé aux deux tiers.
— Tu t’améliores, Kairen, fit Egwene d’un ton approbateur.
La sœur bleue leva les yeux, prit une grande inspiration, et afficha toute la sérénité dont elle était capable.
— Je n’y suis pas pour grand-chose, mère… Il suffit de générer les tissages et d’attendre.
Dans le dernier mot, Egwene crut entendre un rien d’amertume. Et il y avait eu une légère hésitation avant le « mère ». Partie de Salidar pour accomplir une mission vitale, Kairen l’avait vue tourner au fiasco sans que ce soit sa faute. Après avoir rejoint les sœurs au Murandy, elle avait découvert que tout était différent, l’étole de la Chaire d’Amyrlin posée sur les épaules d’une fille qu’elle avait connue novice. Ces derniers temps, Kairen avait beaucoup côtoyé Lelaine…
— Elle s’améliore sur certains points, dit Janya avec un froncement de sourcils à l’intention de la sœur bleue.
Au début, comme toutes les autres représentantes, Janya avait pensé que le Hall, en nommant Egwene, s’était offert une marionnette. Désormais, acceptant bel et bien l’autorité de la jeune Chaire d’Amyrlin, elle lui manifestait le respect dû à son rang.
— Cela dit, je doute qu’elle puisse égaler Leane, sauf si elle s’applique beaucoup. Quant à toi, mère, tu es hors d’atteinte. En fait, la jeune Bodewhin pourrait bien rattraper Kairen. Pour ma part, je détesterais me faire damer le pion par une novice, mais tout le monde ne partage peut-être pas ce sentiment.
Le rouge de la colère aux joues, Kairen baissa les yeux sur son gobelet.
— Bodewhin est une brave fille, dit Tiana, mais elle passe le plus clair de son temps à s’amuser avec les autres novices, du moins quand Shari… quand nous ne la surveillons pas. Hier, avec Althin Conly, elles ont essayé de fabriquer deux objets en même temps, histoire de voir ce qui se passerait. Résultat, une masse informe ! Impossible à vendre, sauf à un amateur de bizarreries. Deux coupes mi-fer mi-cuendillar fondues et jointes selon un angle improbable. Seule la Lumière sait ce qui aurait pu arriver à ces inconscientes. Elles ne se sont rien fait, à première vue, mais que se passera-t-il la prochaine fois ?
— Assure-toi qu’il n’y aura pas de prochaine fois…, souffla Egwene, les yeux rivés sur la coupe de Kairen.
La ligne de blanc gagnait régulièrement du terrain. Quand Leane réalisait ce tissage, le fer noir se transformait en cuendillar blanc comme s’il sombrait très vite dans du lait.
Avec Egwene, la transformation survenait en un clin d’œil. Un éclair, même…
Donc, le choix serait entre Kairen et Leane. Mais même cette dernière n’était pas assez rapide. Et pour s’améliorer encore, Kairen aurait besoin de temps. Des jours ? Des semaines ? Eh bien, il faudrait attendre, sinon, l’affaire se conclurait par un désastre pour les femmes impliquées et pour les hommes qui mourraient en combattant dans les rues de Tar Valon – et peut-être pour la Tour Blanche elle-même.
Soudain, Egwene se réjouit d’avoir approuvé la proposition de Beonin. Révéler à Kairen pourquoi elle devait s’améliorer coûte que coûte l’aurait peut-être stimulée, mais ce secret, comme bien d’autres, devait rester caché jusqu’à ce que sonne l’heure de le révéler au monde.