Quand Egwene sortit de la tente, Daishar n’était plus là – sans doute emmené par un palefrenier. Obligée de marcher, la jeune Chaire d’Amyrlin n’eut pas besoin d’un visage sans âge pour que la foule s’écarte devant elle. Grâce à l’étole à sept couleurs, visible sous les pans ouverts de son manteau, elle eut droit à une longue vague de révérences ponctuée de-ci de-là par la courbette d’un Champion ou d’un artisan venu accomplir quelque tâche parmi les tentes des sœurs.
Certaines novices couinèrent comiquement en apercevant l’étole et des « familles » entières sautèrent du trottoir pour esquisser leurs révérences dans la gadoue de la rue. Depuis qu’elle avait dû faire infliger des châtiments à certaines femmes de Deux-Rivières, toutes les novices se répétaient en boucle que la Chaire d’Amyrlin était aussi dure que Sereille Bagand. Du coup, elles évitaient de s’attirer son courroux, qui pouvait exploser à n’importe quel moment.
Ces novices connaissaient-elles assez l’histoire pour savoir qui était réellement Sereille ? Sûrement pas, mais depuis cent ans, à la tour, son nom était synonyme d’inflexibilité, et les Acceptées faisaient tout pour que leurs inférieures soient informées des légendes de ce genre.
Egwene se félicita que sa capuche dissimule ses traits. La dixième fois qu’un groupe de novices sauta du trottoir, son rictus aurait confirmé qu’elle était du genre à mâcher du fer et à recracher des clous. D’ici à quelques siècles, craignit-elle soudain, ce serait son nom que les Acceptées citeraient pour terroriser les novices.
Quand on avait devant soi la mission écrasante de sauver la tour, les détails agaçants de ce genre ne comptaient pas. Pour l’heure, Egwene aurait pu cracher des clous sans avoir mâché du fer…
À l’abord de son « bureau », la foule s’éclaircit considérablement, puis se réduisit à rien. Comme le Hall, c’était un endroit à éviter, sauf quand on y avait à faire ou lorsqu’on y était convoqué. En ces deux lieux, on n’était jamais simplement invité. La moindre incitation à y venir était une convocation – de quoi donner des cauchemars aux gens.
Le rabat franchi, Egwene retira son manteau avec un profond soulagement. Sous la tente, deux braseros fournissaient une agréable chaleur sans produire beaucoup de fumée et de délicieuses odeurs montaient des herbes séchées qu’on avait ajoutées aux braises.
— À voir se comporter ces idiotes, marmonna Egwene, on croirait que…
Elle s’interrompit, pas du tout surprise de découvrir Siuan debout à côté de sa table de travail. En robe de laine bleue de bonne coupe mais très sobre, l’ancienne Chaire d’Amyrlin serrait contre son torse un grand dossier de cuir. À l’instar de Delana, beaucoup de sœurs croyaient toujours que Siuan se limitait à initier Egwene au protocole et à lui servir d’estafette. À contrecœur, affirmaient bien des langues de vipère. Pourtant, Siuan était toujours là en avance, prête à tout avec enthousiasme. Une attitude qui passait inaperçue, à l’évidence…
Même si c’était impossible à croire pour quelqu’un qui ne l’avait pas connue alors, Siuan était le genre de Chaire d’Amyrlin qui mâchait du fer. Les novices la désignaient du doigt aussi souvent que Leane, mais avec l’air de douter de ce que leur avaient raconté les sœurs…
Plus jolie que belle, Siuan aux longs cheveux noirs et à la bouche délicate avait l’air encore plus jeune que Leane, qui semblait elle-même à peine plus vieille qu’Egwene. Sans son châle à franges bleues, on aurait pu la prendre pour une Acceptée. En conséquence, Siuan ne se montrait jamais sans cet accessoire vestimentaire – une façon d’éviter les malentendus embarrassants. Cela dit, ses yeux n’avaient pas plus changé que son esprit. Bleu acier, ils étaient rivés sur une femme dont la présence ici était une surprise.
Halima n’avait rien d’une intruse, bien au contraire. Pourtant, Egwene ne s’était pas attendue à la voir allongée, le menton soutenu par une main, sur les coussins multicolores empilés d’un côté de la tente. Alors que Siuan appartenait à cette catégorie de jeunes femmes – apparemment jeunes, dans son cas – qui s’attiraient aussi bien les sourires des hommes que ceux des femmes, Halima était belle à couper le souffle. Un visage parfait, des yeux verts et… le genre de poitrine ferme et généreuse qui coupait le souffle aux hommes et incitait les femmes à se rembrunir.
En sa présence, Egwene ne se rembrunissait pas, et elle refusait de croire aux histoires de donzelles jalouses sur l’attitude en permanence provocante d’Halima. Était-elle responsable de son apparence, la pauvre ?
Même si elle l’avait prise comme secrétaire par pure bonté d’âme – paysanne mal dégrossie, Halima écrivait avec la maladresse touchante d’un très jeune enfant –, Delana parvenait à l’occuper du matin au soir en la bombardant de corvées plus ou moins utiles. Avec cet emploi du temps, elle ne rejoignait jamais Egwene avant l’heure du coucher, et seulement quand on l’avait prévenue que la Chaire d’Amyrlin souffrait d’une crise de migraine.
Même en recourant aux nouvelles techniques de guérison, Nisao était impuissante contre ce mal. Les massages d’Halima, en revanche, agissaient même quand la douleur arrachait des gémissements à sa patiente.
— Je lui ai dit que tu étais trop occupée pour avoir de la visite, lâcha Siuan, agacée. (Tout en prenant le manteau d’Egwene, elle foudroya Halima du regard.) Mais j’aurais tout aussi bien fait de jouer seule à un jeu de ficelle, pour ce que mes propos ont eu comme effet…
Le manteau pendu à une patère, Siuan continua sur le même ton outré :
— Si j’avais eu une moustache, elle m’aurait peut-être écoutée…
Apparemment, Siuan croyait les rumeurs au sujet des « ravages » faits par Halima dans les rangs des soldats et des artisans. En choisissant les plus beaux, bien entendu…
Bizarrement, Halima semblait amusée par cette réputation. Voire flattée, à certains moments.
Lâchant un rire de gorge, elle s’étira sur ses coussins, langoureuse comme une chatte. Grande amatrice de décolletés profonds – une énigme par un temps pareil –, elle risquait à chaque mouvement de ce genre de faire jaillir ses appas hors de sa robe de soie vert rayé de bleu.
De la soie, pour une secrétaire ? C’était inhabituel, mais Delana était d’une grande bonté d’âme – ou très redevable à Halima, sans qu’on sache pourquoi.
— Ce matin, tu semblais inquiète, mère, murmura la jeune beauté aux yeux verts. Très tôt, tu es sortie en silence pour ne pas me réveiller. J’ai pensé que tu voudrais parler… Si tu t’exprimais plus sur tes angoisses, tu aurais moins de migraines. Tu sais que tu peux te confier à moi sans crainte…
Halima jeta un coup d’œil à Siuan, qui la lorgnait avec mépris, et lâcha un autre éclat de rire.
— Tu sais aussi que je ne veux rien de toi, contrairement à certaines…
Siuan grogna, puis elle s’affaira à poser son dossier sur la table, entre l’encrier de pierre et le pot de sable. Pour faire diversion, elle alla même jusqu’à rectifier la position du plumier.
Non sans effort, Egwene parvint de justesse à ne pas soupirer. De fait, Halima ne demandait rien, à part une couche sous sa tente, histoire d’être présente si le mal la frappait de nouveau. De plus, cette façon de faire devait compliquer son service auprès de Delana.
Surtout, Egwene appréciait le naturel d’Halima. Avec elle, il devenait possible d’oublier un moment le poids de sa charge, un luxe qu’elle ne pouvait s’offrir avec personne, y compris Siuan. Après avoir tant lutté pour être reconnue comme une Aes Sedai et comme la Chaire d’Amyrlin, elle ne pouvait pas risquer de tout gâcher. Chaque faux pas en entraînant un autre, si elle se relâchait, on en serait bientôt revenue à la case « dirigeante de paille ». Tout ça, bien au-delà de ses massages miraculeux, faisait d’Halima une amie et une confidente précieuse. Manque de chance, les autres femmes du camp partageaient la vision de Siuan – à l’exception de Delana, peut-être. Quelle que soit sa bonté d’âme, ou l’importance de sa dette, en digne sœur grise, elle était bien trop pudibonde pour employer une « fille légère ». De toute manière, qu’Halima soit une croqueuse d’hommes – voire qu’elle les dévore – n’avait pour l’heure aucune importance.
— J’ai bien peur de devoir travailler, Halima, dit Egwene en retirant ses gants.
La montagne d’ouvrage quotidienne… Sur la table, il n’y avait pas trace des rapports de Sheriam, mais ils arriveraient bientôt, avec des pétitions méritant selon elle d’être étudiées. Quelques textes, seulement. Une dizaine de procédures d’appel – par suite de divers jugements – sur lesquelles Egwene devrait exercer le droit d’amendement de la Chaire d’Amyrlin. Sans étudier chaque cas, rendre une décision équitable était impossible.
— Mais tu pourrais peut-être dîner avec moi…
Si Egwene finissait assez tôt pour ne pas se restaurer sur un coin de table, ici même. Midi approchait, et elle n’avait encore rien fait.
— Ça nous donnera l’occasion de parler.
Halima se leva d’un bond, les lèvres pincées et les yeux brillant de colère. Mais son indignation passa aussi vite qu’elle était venue – sauf dans son regard, cependant, qui resta vindicatif. À sa place, une chatte aurait eu le dos arqué et la queue hérissée comme un gros écouvillon.
— Très bien… Si tu es certaine de ne pas vouloir de moi…
Remarquable coïncidence, quelque chose commença à pulser derrière les yeux d’Egwene, annonçant une terrible migraine. Pourtant, elle hocha la tête puis répéta qu’elle avait à faire. Les lèvres de nouveau pincées, Halima hésita un peu, puis elle alla décrocher son manteau de soie doublée de fourrure et sortit sans prendre le temps de le poser sur ses épaules. En déboulant ainsi dans le froid, elle risquait une syncope…
— Ce caractère de poissonnière lui attirera des ennuis, un jour ou l’autre, marmonna Siuan avant que le rabat soit retombé en place. (Encore furieuse, elle tira son châle sur ses épaules.) Quand tu es là, elle se retient, mais avec moi, quel torrent d’insanités ! Et c’est pareil avec les autres. On l’a entendue crier après Delana. Une secrétaire qui rudoie son employeuse – une sœur, par-dessus le marché ? Pire, une représentante ! Je ne comprends pas pourquoi Delana la supporte…
— C’est son affaire, non ?
Critiquer les actes d’une autre sœur était tout aussi proscrit que de s’en mêler. Une coutume, pas une loi… Mais certaines coutumes avaient force de loi. Fallait-il vraiment rappeler ça à Siuan ?
Se massant les tempes, Egwene s’assit délicatement sur sa chaise, qui grinça et branla quand même. Ce siège pliable, plus facile à transporter dans un chariot, avait une fâcheuse tendance à se refermer aux moments les plus incongrus, et aucun menuisier n’était parvenu à éliminer ce défaut. La table aussi se repliait, mais elle tenait debout plus fermement.
Parfois, Egwene regrettait de ne pas s’être offert une chaise neuve au Murandy. Mais il y avait eu tant de choses à acheter, et si peu d’argent pour ça. Alors, quand on avait déjà un siège… Cela dit, elle avait fait l’acquisition de deux lampes à déflecteur et d’une lampe de bureau. Des modèles en fer peint en rouge, mais de bonne qualité quand même. La lumière ne jouait pas beaucoup sur ses migraines, mais c’était quand même mieux que de lire en plissant les yeux à la lueur de quelques bougies.
Malgré la dernière remarque de la Chaire d’Amyrlin, Siuan enfonça le clou :
— Ce n’est pas qu’une affaire de caractère. Une ou deux fois, j’ai cru qu’elle allait me frapper. Face à une sœur, elle a été assez prudente pour s’en abstenir, mais qu’aurait-elle fait devant quelqu’un d’autre ? Je jurerais qu’elle a cassé le bras d’un charron. Il prétend être tombé, mais à voir son regard fuyant et ses lèvres pincées, je suis sûre qu’il ment. Quel homme admettrait qu’une femme lui a fait mal ?
— Oublie ça, Siuan… Cet homme a sans doute eu un geste déplacé envers elle.
Ce devait être ça. En supposant qu’Halima ait pu casser le bras d’un homme, ce qui semblait improbable. Avec elle, le mot « muscle » n’avait guère cours, de quelque façon qu’on la décrive.
Au lieu de l’ouvrir, Egwene posa les mains de chaque côté du dossier qui attendait sur la table. Un truc pour ne pas se masser les tempes. Si elle ignorait la douleur, ça passerait peut-être, pour une fois. Il valait mieux, parce qu’elle avait des informations pour Siuan – un événement rare, ça !
— Il semble que certaines représentantes envisagent de négocier avec Elaida.
Impassible, Siuan se percha sur un des deux tabourets bancals disposés devant la table. En lissant nerveusement le devant de sa robe, elle attendit qu’Egwene ait terminé pour serrer les poings et lâcher une bordée d’injures gratinées, même pour elle. Dans sa tirade, elle souhaita aux traîtresses de s’empoisonner avec des entrailles de poisson vieilles d’une semaine puis de pourrir sous la terre jusqu’à la fin des temps. Sorties d’une bouche jeune et délicate, ces horreurs avaient encore plus de poids.
— Tu as eu raison de les laisser faire, marmonna l’ancienne Chaire d’Amyrlin quand elle eut fini d’éructer. Le phénomène ne peut que s’accentuer, et en agissant ainsi, tu en gardes en partie le contrôle. Le comportement de Beonin ne me surprend pas vraiment. Elle est ambitieuse, c’est vrai, mais je pense depuis le début qu’elle serait retournée se prosterner devant Elaida, si Sheriam et les autres ne l’avaient pas tenue à bout de bras.
Siuan chercha le regard d’Egwene et accéléra son débit.
— En revanche, j’aurais préféré que Varilin et les autres me surprennent… Sans compter l’Ajah Bleu, six représentantes de cinq Ajah différents ont quitté la tour après le coup de force d’Elaida. Ici, nous en avons une appartenant à chacun de ces cinq Ajah. La nuit dernière, je suis allée en Tel’aran’rhiod, pour explorer la tour…
— J’espère que tu as été prudente, coupa Egwene.
Siuan ignorait parfois jusqu’au sens de ce mot.
Les sœurs se disputaient âprement les rares ter’angreal oniriques disponibles, presque exclusivement pour s’introduire à la tour. S’il n’était pas interdit à Siuan d’utiliser ces artefacts, c’était quand même tout comme. Sur la liste d’attente, elle aurait pu écrire son nom chaque jour sans que le Hall accède une seule fois à sa demande. En plus des sœurs qui l’accusaient d’être responsable du schisme – depuis son retour, elle était moins aimée que Leane et personne ne la protégeait –, beaucoup d’Aes Sedai se souvenaient de la brutalité de son enseignement, à l’époque où elle appartenait aux rares initiées capables d’utiliser un ter’angreal onirique. Siuan était allergique à la bêtise, et lors d’un premier séjour dans le Monde des Rêves, tout le monde se comportait stupidement.
Aujourd’hui, elle devait prendre le tour de Leane pour aller en Tel’aran’rhiod. Si une autre sœur l’y voyait, l’interdiction deviendrait strictement formelle. Pire encore, une enquête risquait d’être ouverte, et si on découvrait que Leane lui prêtait un ter’angreal, l’affaire se terminerait mal pour toutes les deux.
— Dans le Monde des Rêves, dit Siuan, presque nonchalante, je change d’apparence chaque fois que je tourne le coin d’une rue ou d’un couloir.
Une bonne chose, même si c’était probablement dû à un manque de contrôle, et pas à une volonté délibérée. Parfois, Siuan se faisait une idée quelque peu exagérée de ses compétences.
— Hier, à la tour, j’ai vu une liste partielle de représentantes, et j’ai pu lire presque tous les noms avant qu’elle se transforme en un récapitulatif de grands crus.
Ce genre de chose arrivait souvent en Tel’aran’rhiod, où rien ne restait stable très longtemps, sauf les reflets de réalités permanentes dans le monde éveillé.
— Pour l’Ajah Gris, Andaya Forae a été nommée. Pour l’Ajah Vert, c’est Rina Hafden, et pour le Marron, Juilaine Madome. Aucune ne porte le châle depuis plus de soixante-dix ans. Elaida a le même problème que nous, mère.
— Je vois…
Egwene s’avisa qu’elle se massait les tempes. Derrière ses yeux, la pulsation devenait plus forte, et ça ne ferait que s’aggraver, comme toujours. Au crépuscule, elle regretterait d’avoir renvoyé Halima.
Baissant les mains, elle déplaça légèrement le dossier, puis le remit où il était.
— Et les autres ? La tour devait remplacer six représentantes.
— Pour l’Ajah Blanc, c’est Ferane Neheran. Et pour le Jaune, Suana Dragand. Deux femmes qui ont déjà siégé au Hall. C’était une liste partielle, et je n’ai pas pu tout lire… (Siuan se redressa et pointa fièrement le menton.) Une ou deux sœurs nommées trop tôt, ce serait déjà bizarre. Ça arrive, mais c’est très rare. Là, nous en sommes à onze – voire douze, mais ça n’est pas certain – entre la Tour Blanche et nous. Je ne crois pas à des coïncidences si énormes. Quand les poissonniers achètent tous au même prix, on peut parier qu’ils étaient réunis dans une taverne la veille.
— Siuan, tu n’as plus besoin de me convaincre…
Avec un soupir, Egwene s’adossa à sa chaise, une main volant vers le pied qui se pliait presque chaque fois lorsqu’elle faisait ça.
À l’évidence, quelque chose d’étrange se passait, mais quelles conclusions en tirer ? Et qui pouvait peser sur le choix des représentantes dans tous les Ajah – à l’exception du Bleu, cependant ? La nouvelle représentante, Moria, avait reçu le châle plus d’un siècle auparavant. Quant à l’Ajah Rouge… Personne ne savait s’il était touché – ou simplement s’il y avait eu des changements.
L’Ajah Noir tirait peut-être les ficelles. Mais pour y gagner quoi, sauf si toutes ces représentantes « juvéniles » en étaient membres ? Une occurrence quasiment impossible. Si l’Ajah Noir avait eu tant d’influence, le Hall n’aurait plus été depuis longtemps qu’un repaire de Suppôts des Ténèbres. Pourtant, si tout ça n’était pas fortuit, quelqu’un devait bien agir dans l’ombre. Songer à toutes les possibilités et impossibilités suffit à aggraver la migraine d’Egwene.
— Si ce n’est qu’un hasard, au bout du compte, tu regretteras d’avoir vu des machinations partout, Siuan.
Egwene sourit pour adoucir ses propos. Une Chaire d’Amyrlin devait prendre garde à ce qu’elle disait.
— Puisque tu m’as convaincue qu’il y a une énigme, je te demande de la résoudre. Qui sont les responsables, et que cherchent-elles ? Si nous ne savons pas ça, nous tournerons en rond.
— C’est tout ce que tu veux ? Avant le dîner ou après ?
— Après devrait suffire, lâcha Egwene.
Voyant l’expression de sa compagne, elle ne put retenir un soupir. Enfin, sa migraine ne lui donnait pas le droit de se défouler sur Siuan. Les propos d’une Chaire d’Amyrlin avaient du poids et de lourdes conséquences. Elle ne devait jamais l’oublier.
— Aussitôt que possible fera l’affaire, en réalité. Je sais que tu ne traîneras pas…
Qu’elle fût touchée ou non, Siuan sembla comprendre que l’éclat d’Egwene n’était pas qu’un caprice. Malgré son air juvénile, elle avait une longue expérience en matière de lecture des expressions.
— Dois-je aller chercher Halima ? demanda-t-elle en faisant mine de se lever.
Pour prononcer le nom de cette femme sans mépris, il fallait que l’ancienne Chaire d’Amyrlin soit très inquiète.
— Je n’en aurai pas pour longtemps, mère.
— Si je cède à chaque crise, je ne ferai bientôt plus rien. (Egwene ouvrit le dossier.) Qu’est-ce que tu as pour moi, aujourd’hui ?
Chaque matin, une des missions de Siuan consistait à se procurer ce que les Ajah voulaient bien partager des rapports de leurs réseaux d’espions. À ça venait s’ajouter ce que des sœurs avaient transmis à leur Ajah et que celui-ci daignait communiquer à Egwene. Un étrange processus d’information, mais qui donnait une assez bonne vision du monde quand on y ajoutait le « bonus » de Siuan. En refusant de révéler leurs noms au Hall – une méthode d’une limpide simplicité –, l’ancienne Chaire d’Amyrlin avait réussi à conserver « les yeux et les oreilles » qui la servaient au temps de sa splendeur. Ces espions étant inconnus, personne ne pouvait nier qu’ils appartenaient de fait à la dirigeante et devaient donc réserver leurs comptes-rendus à la seule Egwene. Bien entendu, il y avait eu des remous à ce sujet, et il y en avait encore, mais ça ne changeait rien aux faits.
Comme d’habitude, le premier rapport ne venait ni des Ajah ni de Siuan mais de Leane. Écrit sur une de ces nouvelles feuilles de parchemin très lisse, le texte était d’une élégance rare. Sans pouvoir dire pourquoi, Egwene avait une certitude : de toute phrase tracée de la main de Leane, on pouvait dire à coup sûr que c’était l’œuvre d’une femme.
Après l’avoir lue, Egwene exposait chaque page à la flamme de sa lampe de bureau et la tenait jusqu’à ce que les cendres s’effritent entre ses doigts. Alors que Leane et elle s’efforçaient de jouer aux femmes se connaissant à peine, il aurait été stupide de laisser un de ces documents tomber entre de mauvaises mains.
Très peu de sœurs savaient que Leane avait des espions à l’intérieur de Tar Valon. Parmi les Aes Sedai, elle était peut-être la seule dans ce cas. Ne rien rater de ce qui se passe au bout de la rue sans voir ce qu’on a à ses pieds étant une faiblesse humaine, les sœurs n’étaient pas immunisées, puisqu’elles n’avaient rien de surhumain, tout compte fait.
Manque de chance, Leane avait très peu de nouvelles, ce matin.
Ses yeux et ses oreilles se plaignaient que les rues, en ville, étaient de plus en plus crasseuses et devenaient aussi dangereuses le jour que la nuit – ou presque. En un temps, le crime était presque inconnu à Tar Valon, mais les Gardes de la Tour avaient abandonné les rues pour patrouiller dans les ports et autour des tours des ponts. Sauf pour encaisser les droits de douane et acheter des vivres et des équipements – toutes tâches confiées à des intermédiaires –, la Tour Blanche semblait s’être totalement coupée de la cité. Par exemple, les grandes portes qui permettaient au public d’accéder à la tour restaient en permanence fermées. Et depuis le début du siège, personne n’avait aperçu dans les rues l’ombre d’une Aes Sedai identifiable.
Tout ça confirmait des informations déjà communiquées par Leane. Cependant, la feuille en cours incita Egwene à froncer les sourcils. Des rumeurs, partout en ville, prétendaient que Gareth Bryne avait trouvé un moyen d’entrer et serait bientôt à l’intérieur des murs avec toute son armée.
— Si quelqu’un avait fait la moindre mention d’un portail, fit Siuan, nous le saurions…
L’ancienne Chaire d’Amyrlin ayant déjà tout lu, bien évidemment, la mine déconfite d’Egwene ne la surprit pas. S’agitant sur son tabouret, elle faillit en tomber tant elle se concentrait sur autre chose que sur son équilibre précaire. L’incident ne la perturba pas le moins du monde.
— Et tu peux être sûre que Gareth n’a rien laissé transpirer, dit-elle tout en se stabilisant sur le siège. S’il se peut qu’un de ses hommes soit assez stupide pour déserter et rallier la ville, lui, il sait quand tenir sa langue. Mais il a la réputation d’attaquer dès que c’est possible. Et même quand ça ne l’est pas… Il a réussi tant de « miracles » que les gens le croient capable de tout. C’est l’explication…
Avec un sourire, Egwene embrasa la feuille qui évoquait le seigneur Gareth. Quelques mois plus tôt, Siuan aurait craché son venin plutôt que de louanger le général. « Ce maudit Gareth de malheur Bryne », aurait-elle sans doute éructé.
Laver le linge et cirer les bottes de cet homme ne devait pas lui manquer. Pourtant, Egwene avait remarqué qu’elle ne le lâchait pas des yeux, les rares fois où il venait dans le camp des Aes Sedai. Tout ça pour s’enfuir dès qu’il tournait la tête vers elle. Siuan Sanche, détaler ! Aes Sedai depuis plus de vingt ans et Chaire d’Amyrlin pendant une décennie, cette femme en savait aussi long sur l’amour qu’un canard sur l’art de tondre les moutons.
Egwene émietta la feuille brûlée puis se frotta les mains. Soudain morose, elle se souvint qu’elle n’avait aucun droit de regarder Siuan de haut. Amoureuse elle aussi, elle n’avait aucune idée de l’endroit où était Gawyn – et si elle le découvrait, elle ignorait que faire. Le devoir du jeune homme le liait à Andor. Quant à elle, c’était la tour… La seule façon de combler cet abîme restait de prendre Gawyn pour Champion. Sauf que ça risquait de lui coûter la vie… Le mieux, c’était de l’oublier, comme si elle ne l’avait jamais connu.
Aussi facile que d’oublier son propre nom, ça ! Quoi qu’il arrive, elle prendrait Gawyn pour Champion, c’était écrit. Bien sûr, elle ne pourrait pas forger le lien sans savoir où il était – et l’avoir à portée de main, même –, et tout ça la renvoyait à son point de départ. Les hommes… une source perpétuelle de tracas !
Alors qu’elle plaquait les mains sur ses tempes – sans effet notable sur la douleur – Egwene chassa Gawyn de ses pensées, autant que c’était possible. Avec lui, elle avait un avant-goût de ce qu’on éprouvait quand on avait un Champion. Une présence incessante, dans un coin de sa tête, qui pouvait passer sur le devant de la scène aux moments les plus incongrus.
Revenant au présent, Egwene lut la feuille suivante. Au moins pour les espions, la plus grande partie du monde avait disparu. Les rares nouvelles venues des pays tenus par les Seanchaniens évoquaient des monstres grotesques – la preuve que les envahisseurs utilisaient des créatures des Ténèbres –, rapportaient des récits terrifiants sur des femmes « étudiées » afin de savoir si elles pouvaient devenir des damane et signalaient de déprimantes histoires… d’acceptation résignée. Les Seanchaniens, semblait-il, n’étaient pas de pires tyrans que les autres – sauf pour les femmes capables de canaliser – et bien trop de gens avaient renoncé à résister en échange du droit à continuer leur vie.
Les informations sur l’Arad Doman ne valaient pas mieux que les autres. Selon les sœurs mêmes qui les transmettaient, ce n’étaient que des ragots, mais qui donnaient une bonne idée de l’état de délabrement du pays. Le roi Alsalam était mort, affirmait-on. Non, ayant appris à canaliser, il avait perdu la raison. Le Grand Capitaine, Rodel Ituralde, était mort lui aussi – ou il s’était emparé de la couronne, avant de se lancer à la conquête du Saldaea. Du Conseil des Marchands, il ne restait plus aucun membre vivant – ou tous ces traîtres avaient quitté le pays, quand ils ne tiraient pas les ficelles d’une guerre de succession.
Toutes ces rumeurs pouvaient être vraies – ou fausses. Jusque-là, les Ajah avaient des yeux partout, mais un tiers du monde était à présent noyé dans le brouillard. Et s’il y avait parfois des éclaircies, les Ajah ne jugeaient pas utile de dire ce qu’ils voyaient à ces moments-là.
De plus, ils avaient tendance à minimiser certaines choses et à accorder trop d’importance à d’autres. Les sœurs vertes, par exemple, étaient particulièrement concernées par tout ce qui touchait aux armées des Terres Frontalières proches de Nouvelle Braem, à des centaines de lieues de la Flétrissure qu’elles étaient pourtant censées surveiller. Les rapports de cet Ajah ne parlaient que de ça, encore et toujours, comme s’il avait fallu agir sur-le-champ. Comment ? Eh bien, ils n’en disaient rien – pas l’ombre d’une suggestion, même ; pourtant on sentait de l’impatience dans chaque phrase.
Egwene savait la vérité grâce à Elayne, mais elle se réjouissait de laisser les sœurs vertes mijoter dans leur jus, surtout depuis que Siuan lui avait révélé pourquoi elles faisaient montre d’une telle prudence. Selon l’espion en poste à Nouvelle Braem, les Frontaliers étaient accompagnés par une cinquantaine voire une centaine de sœurs. Et pourquoi pas deux cents ! Si le nombre restait imprécis – et très probablement gonflé – les sœurs vertes devaient tenir compte de cet élément, même si elles prenaient grand soin de le cacher à Egwene. Jusque-là, aucun Ajah n’avait fait allusion à ces Aes Sedai. Au bout du compte, pourtant, il n’y avait presque pas de différences entre deux cents sœurs… ou deux. Personne ne pouvait dire qui étaient ces Aes Sedai ni ce qu’elles fichaient là, et tenter de l’apprendre aurait sûrement été perçu comme une interférence. Il semblait étrange d’être engagée dans une guerre intestine et d’observer encore certaines coutumes, mais c’était ainsi, et il fallait s’en féliciter.
— Au moins, elles ne proposent pas d’envoyer quelqu’un à Caemlyn.
Les yeux douloureux à force de lire, Egwene battit des paupières.
— Pourquoi le feraient-elles ? ironisa Siuan. Pour ce qu’elles en savent, Elayne se laisse guider par Merilille et Vandene. Du coup, elles sont sûres d’avoir leur « reine Aes Sedai ». Originaire de l’Ajah Vert, qui plus est. En outre, tant que les Asha’man resteront hors de la ville, personne ne prendra le risque de leur donner envie de bouger. Au point où ça en est, nous pourrions aussi bien tenter de repêcher à mains nues de la gelée royale tombée dans de l’eau. Même les sœurs vertes en ont conscience.
» Ça n’empêchera pas certaines sœurs, vertes ou pas, d’aller à Caemlyn. Pour rendre visite à un espion, acheter une robe, se faire fabriquer une selle ou quoi que ce soit d’autre !
— Même les sœurs vertes le savent ? répéta Egwene, caustique.
On disait souvent que les sœurs marron étaient « comme ci » et les sœurs blanches « comme ça », même quand ça ne reposait sur rien. Alors qu’elle aurait dû être habituée, Egwene s’agaçait parfois quand on débitait des généralités sur les sœurs vertes. Au fond, elle avait peut-être le sentiment d’être l’une d’entre elles – ou de l’avoir été, ce qui n’avait aucun sens. La Chaire d’Amyrlin appartenait à tous les Ajah et à aucun – la raison des sept couleurs, sur l’étole –, et elle n’avait jamais été membre d’un de ces groupes. Pourtant, pour les sœurs vertes, il y avait chez elle une forme d’affection – non, le mot était trop fort, c’était plutôt une affaire d’affinités.
— Combien de sœurs sont manquantes, Siuan ? Si elles se lient, même les plus faibles peuvent « voyager » à leur guise, et je donnerais cher pour savoir où elles vont.
L’ancienne Chaire d’Amyrlin réfléchit un moment.
— Une vingtaine d’absentes, peut-être un peu moins… Ce chiffre change tous les jours. À vrai dire, personne ne tient exactement le compte. Les sœurs nous en feraient toute une affaire…
Très prudemment, cette fois, Siuan se pencha sur son tabouret.
— Mère, jusque-là, tu as parfaitement géré la situation, mais ça ne peut pas durer. Tôt ou tard, le Hall découvrira ce qui se passe à Caemlyn. Les représentantes accepteront peut-être de garder le secret sur les Seanchaniennes prisonnières – en considérant que c’est le problème de Vandene ou de Merilille – mais elles savent déjà qu’il y a des femmes du Peuple de la Mer en ville, et elles finiront par tout découvrir au sujet du marché passé avec elles. Idem pour la Famille, même si ton plan à ce sujet sera plus difficile à percer à jour.
Siuan émit un étrange bruit de gorge. Sur l’idée que des Aes Sedai puissent prendre leur retraite et rejoindre la Famille, elle avait une opinion mitigée. Et elle doutait que les autres sœurs soient plus enthousiastes qu’elle.
— Pour l’instant, mes espions n’y voient que du feu, mais quelqu’un ouvrira un jour les yeux, c’est inévitable. Si tu tardes encore à agir, nous nous retrouverons au milieu d’un banc de brochets argentés.
— Un de ces jours, marmonna Egwene, il faudra que je voie ces poissons dont tu ne cesses de parler… (Elle leva une main pour intimer le silence à Siuan.) J’ai dit « un de ces jours » !
» Le marché passé avec les Atha’an Miere sera une source de problèmes. Mais quand ils en entendront parler, les Ajah ne mesureront pas l’étendue de la chose. À Caemlyn, des Aes Sedai assurant la formation de femmes du Peuple de la Mer ? C’est inédit, mais qui irait s’en mêler, violant ainsi toutes les coutumes ? Les représentantes râleront, poseront des questions en session, au Hall, mais avant qu’il soit établi que nous avons conclu un pacte, j’aurai présenté mon plan pour la Famille.
— Tu crois que ça n’aiguisera pas leur appétit ? demanda Siuan, ouvertement incrédule.
— Il y aura des débats, concéda Egwene.
Un euphémisme – et carabiné ! Quand la vérité serait connue, ça soulèverait des tollés. La première émeute de l’histoire des Aes Sedai, peut-être bien. Mais la tour battait de l’aile depuis près de mille ans, et il était temps d’y mettre un terme.
— Cela dit, j’ai l’intention d’y aller doucement. Siuan, les Aes Sedai n’aiment guère parler d’âge, mais elles découvriront bientôt que jurer sur le Bâton des Serments raccourcit leur vie de moitié. Personne ne désire mourir avant l’heure.
— Si tu parviens à les convaincre qu’une des femmes de la Famille a six cents ans, rappela Siuan.
Egwene en soupira d’agacement. Encore un point de discorde. D’habitude, elle appréciait le franc-parler de l’ancienne Chaire d’Amyrlin. N’être jamais contredit ne faisait du bien à personne. Mais sur certains sujets, Siuan se montrait aussi rétive que Romanda ou Lelaine.
— Si c’est nécessaire, répondit Egwene, je laisserai les sœurs s’entretenir avec des femmes qui ont cent ans de plus que la plus âgée d’entre nous. Elles essaieront de les disqualifier en les traitant de Naturelles et de menteuses, mais Reanne Corly peut prouver qu’elle était à la tour à une certaine époque. D’autres en sont capables. Avec un peu de chance, je persuaderai les sœurs de renoncer aux Trois Serments. Ainsi, elles se retireront au sein de la Famille avant d’avoir appris qu’il existe un accord avec les Atha’an Miere. Quand elles auront assimilé que n’importe quelle sœur doit être libérée des Trois Serments, il sera bien plus facile de les convaincre d’accepter les Régentes des Vents. À côté de ça, les autres aspects du pacte n’ont aucune importance. Comme tu aimes le répéter, pour faire bouger les choses au Hall, il faut du talent et du doigté, mais surtout de la chance. Pour le talent et le doigté, je fais mon maximum. Quant à la chance, les probabilités semblent être en ma faveur, pour une fois.
À contrecœur, Siuan dut reconnaître que ce n’était pas faux. Elle admit même qu’Egwene pouvait réussir, avec une bonne synchronisation et beaucoup de bonne fortune. Sur la Famille et le pacte avec les Atha’an Miere, elle restait sceptique, mais le plan d’Egwene était si énorme, concéda-t-elle, qu’il avait une chance de passer, au Hall, avant que les représentantes aient compris ce qu’il leur arrivait. Si ça se déroulait ainsi, la jeune Chaire d’Amyrlin saurait s’en contenter.
Au Hall, à chaque occasion importante, il y avait toujours assez de sœurs dans l’opposition pour que rien ne soit facile. En principe, pour adopter une motion, il fallait au minimum le petit consensus, mais le grand était de loin préférable. Du coup, la Chaire d’Amyrlin passait une bonne partie de son temps à convaincre les représentantes d’adopter des mesures qui leur déplaisaient. Dans le cas présent, rien n’indiquait que ce serait différent…
Alors que les sœurs vertes se concentraient sur les Terres Frontalières, les grises se focalisaient sur le Sud. Tous les Ajah étaient fascinés par les rapports en provenance des royaumes d’Illian et de Tear. Des Naturelles à foison parmi les Atha’an Miere ? Une nouvelle intéressante, si elle était vraie. Mais comment ne pas en douter ? Dans ce cas, les sœurs n’auraient-elles pas été informées depuis longtemps ? Après tout, comment pouvait-on cacher une chose pareille ?
Bien entendu, personne ne suggérait que les sœurs avaient accepté ce qu’elles voyaient à la surface sans jamais sonder les profondeurs. Les sœurs grises, cela dit, étaient fascinées par la menace permanente des Seanchaniens qui pesait sur l’Illian et par le siège récemment lancé de la Pierre de Tear. Les guerres et les conflits potentiels passionnaient les sœurs grises, dont la vocation était de mettre un terme à toute forme d’hostilités. Un moyen d’augmenter leur influence, bien entendu. Chaque fois qu’elles évitaient un conflit par la diplomatie, elles ajoutaient au prestige de toutes les Aes Sedai, certes, mais plus particulièrement à celui de leur Ajah.
Les Seanchaniens, cela dit, ne semblaient pas enclins à négocier, et surtout pas avec des Aes Sedai. Indignées, les sœurs grises ne ménageaient pas les propos acides sur les envahisseurs, condamnaient leurs incursions au-delà de la frontière et ne tarissaient pas d’éloges sur les forces de plus en plus impressionnantes levées par le seigneur Gregorin, le Régent de l’Illian au nom du Dragon Réincarné – un titre inquiétant en soi, il fallait l’avouer. En Tear, il y avait aussi un Régent nommé par le Dragon, le Haut Seigneur Darlin Sisnera. Dans la Pierre, il était assiégé par des nobles qui refusaient d’accepter Rand. Un très étrange siège… La Pierre ayant ses propres quais, il était impossible de l’affamer, même quand on tenait le reste de la capitale. Du coup, les assaillants se contentaient d’attendre. Peut-être parce qu’ils étaient à court d’idées… Dans l’histoire, seuls les Aiels avaient conquis la Pierre, et nul n’était jamais parvenu à l’affamer. Pour Tear, les sœurs grises avaient bon espoir…
Ayant fini une feuille, Egwene s’attaqua dans la foulée à la suivante. Les sœurs grises avaient bon espoir… Apparemment, l’une d’elles avait été vue sortant de la Pierre et suivie jusqu’au lieu de son rendez-vous avec le Haut Seigneur Tedosian et la Haute Dame Estanda, deux chefs des assiégeants.
— Merana…, souffla Egwene. Siuan, ce rapport dit qu’il s’agissait de Merana Ambrey.
D’instinct, Egwene se massa de nouveau les tempes. La douleur augmentait, comme prévu…
— Elle arrangera peut-être les choses, dit Siuan en se levant.
Elle approcha d’un guéridon bancal où trônaient des tasses, des gobelets dépareillés et deux carafes. La plus grande, en argent, contenait du vin aux épices. L’autre, en faïence, aurait dû garder au chaud une infusion. Déposés là aux premières lueurs de l’aube, à l’intention de la Chaire d’Amyrlin, les deux récipients avaient eu tout le temps de refroidir. Mais nul n’aurait pu prévoir l’excursion d’Egwene jusqu’au fleuve…
— Tant que Tedosian et les autres ignorent pour qui Merana travaille vraiment, elle peut faire du bien, oui…
Le châle de Siuan glissa de son épaule quand elle tendit la main pour toucher la faïence. Tandis qu’elle canalisait du Feu, afin de réchauffer l’infusion, l’aura du saidar l’enveloppa.
— S’ils découvrent qu’elle est la marionnette du Dragon Réincarné, ils ne lui feront pas confiance pour négocier.
Siuan remplit une tasse, ajouta une double mesure de miel, remua consciencieusement et apporta le breuvage à Egwene.
— Pour ta tête, ça pourrait faire du bien… C’est une décoction d’herbes imaginée par Chesa – le miel adoucit le goût.
Egwene but une gorgée et reposa la tasse en frissonnant. Vu l’amertume avec du miel, elle préférait ne pas essayer sans. Entre cette tisane et une migraine, difficile de choisir…
— Comment peux-tu prendre ça si calmement, Siuan ? La présence de Merana à Tear est la première preuve que nous avons. Avant, on pouvait à peine parler de coïncidences…
Au début, il n’y avait eu que des murmures provenant des Ajah ou des espions de Siuan. Des Aes Sedai étaient à Cairhien, et elles semblaient entrer et sortir à leur guise du palais royal lorsque le Dragon Réincarné s’y trouvait. Avec le temps, les murmures étaient devenus de plus en plus hésitants. À Cairhien, les espions restaient muets et personne d’autre ne répétait les propos des divers agents.
À Cairhien, des Aes Sedai obéissaient au Dragon Réincarné, selon toute vraisemblance.
Des noms avaient fini par filtrer. Certains étaient ceux de sœurs présentes à Salidar – les premières à avoir combattu Elaida, en gros. D’autres, au contraire, appartenaient à des sœurs loyales à l’usurpatrice. À la connaissance d’Egwene, personne n’avait fait allusion à la Coercition, mais cette idée devait tourner dans bien des caboches.
— Quand le vent ne souffle pas dans le bon sens, s’attacher les cheveux ne sert à rien, dit Siuan en se rasseyant.
Elle voulut croiser les jambes mais y renonça quand son siège oscilla dangereusement. Marmonnant entre ses dents, elle rajusta son châle d’un coup d’épaules. Un mouvement audacieux qui faillit de nouveau la déstabiliser.
— Pour tirer profit du sens où il souffle aujourd’hui, tu vas devoir réorienter la voilure. Réfléchis froidement, et tu rentreras saine et sauve au port. Emballe-toi, et bonjour le naufrage ! (Parfois, Siuan parlait comme si elle travaillait toujours sur un bateau de pêche.) Mère, pour que ça agisse, il faut boire plus qu’une gorgée…
Avec une grimace, Egwene poussa la tasse un peu plus loin d’elle. Le goût qui lui restait sur la langue valait bien une migraine…
— Siuan, si tu vois un moyen de profiter de tout ça, j’aimerais que tu me le dises. Je ne veux même pas penser à tirer parti d’un éventuel usage de la Coercition par Rand. Je refuse d’envisager qu’il ait imposé ça à des sœurs.
Comment imaginer qu’il connaisse ce tissage répugnant et soit en mesure de s’en servir ? Si Egwene en était capable – un autre petit cadeau de Moghedien –, elle aurait donné cher pour oublier le mode d’emploi de cette horreur.
— Dans le cas qui nous occupe, l’important ce n’est pas d’envisager ou non une utilisation, mais d’imaginer les effets qu’elle aurait. Tôt ou tard, nous devrons traiter ce problème, et peut-être donner une bonne leçon à Rand. Mais tu ne voudras pas lancer des sœurs à ses trousses, et les récits venus de Cairhien incitent tout le monde à la prudence.
La voix de Siuan ne tremblait pas, mais elle pianotait sur ses genoux, la preuve d’une grande agitation intérieure. Sur ce sujet, aucune Aes Sedai ne restait insensible.
— En même temps, si les gens réfléchissent, ils s’apercevront que cette rumeur est incompatible avec les histoires de reddition du Dragon devant Elaida. Elle a peut-être envoyé des sœurs le surveiller, mais parmi elles, il ne peut pas y avoir de rebelles résolues à la renverser. Tous ces éléments devraient ouvrir les yeux aux sœurs qui croient à la soumission de Rand face à Elaida. Pour elles, c’est une raison en moins de lui faire allégeance.
— Et Cadsuane ? demanda Egwene.
De tous les noms qui « soufflaient » du Cairhien, c’était celui qui provoquait le plus de remous parmi les sœurs. Cadsuane Melaidhrin était une légende – dorée pour certaines sœurs, et sinistre pour d’autres. Un troisième groupe assurait que c’était une… erreur. Cadsuane devait être morte depuis longtemps. Dans cette faction, certaines Aes Sedai espéraient vivement qu’elle l’était.
— Tu es sûre qu’elle est restée à Cairhien après la disparition de Rand ?
— Dès que j’ai entendu parler de la « légende », je lui ai collé mes espions aux basques. Je ne suis pas certaine qu’elle appartienne à l’Ajah Noir, mais je l’en soupçonne. Et je peux te garantir qu’elle était au Palais du Soleil une semaine après que Rand s’est volatilisé.
Egwene ferma les yeux et appuya dessus avec le dos de ses poings – sans résultat notable. Rand était peut-être en compagnie d’une sœur noire. Ou il l’avait été. Et il avait pu faire usage de la Coercition sur des sœurs… Sur n’importe qui, c’était déjà mal, mais là… Une arme utilisée contre des sœurs risquait d’être dix, voire cent fois plus dévastatrice sur des gens normaux et sans défense…
Tôt ou tard, il faudrait faire face au Dragon Réincarné. Egwene avait grandi avec Rand, mais ça ne devait pas l’influencer. Aujourd’hui, il était le Dragon – l’espoir du monde, et, en même temps, la pire menace qui pesait sur lui. La pire, oui… Les Seanchaniens eux-mêmes étaient moins dangereux que lui. Et Egwene allait en fin de compte se servir de l’éventualité qu’il ait recouru à la Coercition contre des sœurs. La Chaire d’Amyrlin, décidément, n’avait plus aucun rapport avec la fille d’aubergiste de jadis.
Foudroyant du regard l’immonde infusion, Egwene prit la tasse et la vida d’un trait, au risque de s’étrangler. Ce goût atroce chasserait peut-être sa migraine…
Alors qu’elle reposait la tasse, Anaiya entra sous la tente, le front plissé et la bouche en berne.
— Mère, Akarrin et les autres sont revenues… Moria m’envoie t’informer qu’elle a convoqué le Hall pour entendre leur rapport.
— Escaralde et Malind ont eu le même réflexe, annonça Morvrin en entrant derrière Anaiya, Myrelle sur les talons.
La sœur verte était l’image même de la fureur sereine, si une telle chose avait pu exister. Morvrin, elle, semblait plus sinistre encore qu’Anaiya.
— Elles ont chargé des novices et des Acceptées de rameuter les sœurs, dit-elle. Nous n’avons pas idée de ce qu’Akarrin a trouvé, mais je devine qu’Escaralde et les autres comptent s’en servir pour influencer le Hall.
Les yeux baissés sur sa tasse, Egwene contempla les feuilles noires qui gisaient au fond, puis elle soupira. Elle allait devoir être là, bien sûr, forcée d’affronter les représentantes avec une migraine et un goût de fiel dans la bouche.
Une pénitence anticipée pour ce qu’elle allait faire à ces femmes ?