Sans même avoir conscience qu’il bougeait, Perrin se retrouva penché sur l’encolure de Trotteur, dans le sillage d’Arganda. Alors que la neige n’était pas moins épaisse, la lumière pas plus vive et le terrain pas moins accidenté, Trotteur galopait comme s’il refusait que le rouan d’Arganda conserve la tête.
Perrin talonna sa monture pour l’encourager. Le cavalier à l’approche était Elyas, son immense barbe tombant sur sa poitrine. Sous un chapeau à larges bords, son visage restait noyé dans les ombres et son manteau doublé de fourrure se gonflait dans son dos. Un shoufa noir autour de la tête, l’Aielle était une Promise de la Lance – en manteau blanc, une extravagance vestimentaire, pour son peuple, visant à lui permettre de se fondre dans le décor.
Elyas et une seule Aielle. À l’évidence, les éclaireurs avaient retrouvé Faile. Il ne pouvait pas y avoir d’autres explications.
Même si Arganda galopait lui aussi comme un fou, sans souci de sa sécurité, Trotteur le rattrapa au moment où il faisait la jonction avec Elyas.
— Machera, vous avez vu la reine ? Elle est encore vivante ? Répondez, bon sang !
Elienda, la Promise, visage de marbre, fit un petit geste à l’intention de Perrin – un salut, ou l’expression de sa sympathie – mais continua son chemin. Pendant qu’Elyas ferait son rapport au jeune seigneur et à l’officier, elle délivrerait le sien aux Matriarches.
— Vous l’avez trouvée ? croassa Perrin, la gorge serrée.
Il attendait depuis si longtemps… Derrière la grille de son casque, Arganda grogna, certain que le jeune homme ne parlait pas d’Alliandre.
— Nous avons trouvé les Shaido qu’on pistait, répondit Elyas, les mains posées sur le pommeau de sa selle.
Le légendaire Long-Croc, qui avait vécu et chassé avec les loups, portait les stigmates d’un long trajet sans repos ni sommeil. Sous son chapeau, la lueur de ses yeux jaunes soulignait ses traits tirés – presque dévastés. Avec sa barbe striée de gris comme ses longs cheveux, il faisait… vieux. La première fois que Perrin le voyait sous ce jour.
— Les Shaido campent autour d’une ville de bonne taille qu’ils ont conquise. C’est à une vingtaine de lieues d’ici, dans une région vallonnée. À la lisière de leur camp, il n’y a pratiquement pas de sentinelles. Celles qui sont postées plus loin semblent surtout s’assurer qu’aucun prisonnier ne s’évade. Du coup, nous avons pu approcher plus que nous le pensions. Perrin, ils sont beaucoup plus nombreux que prévu. Neuf ou dix clans, au moins, selon les Promises. En comptant les gai’shain en tenue blanche, il y a peut-être bien l’équivalent de la population d’Ebou Dar ou de Mayene. Combien de guerriers ? vas-tu demander. Dix mille est une estimation optimiste, mon ami.
L’estomac noué, Perrin, la gorge parcheminée, n’aurait pas pu dire un mot si Faile était par miracle apparue devant lui. Dix mille algai’d’siswai plus des tisserands, des forgerons et des vieux types nostalgiques de leurs exploits passés prêts à reprendre les armes en cas d’attaque. En tout, Perrin pouvait compter sur deux mille soldats qui n’auraient déjà pas fait le poids face à un nombre égal d’Aiels. Et deux cents archers de Deux-Rivières capables de provoquer de gros dégâts, mais pas de vaincre dix mille guerriers. Face à cette horde, les sbires de Masema n’auraient pas plus de chances qu’un nid de souris face à un chat. Et en ajoutant les Asha’man, les Matriarches et les Aes Sedai, on restait loin du compte.
Même si Edarra et les autres Matriarches n’étaient guère loquaces sur le sujet, dix clans, ça représentait une cinquantaine de femmes capables de canaliser. Voire un peu moins, mais sans que ça suffise à modifier le rapport des forces.
Non sans effort, Perrin tordit le cou au désespoir qui tentait de le submerger. Un marteau ignorait de tels sentiments. Qu’il y ait dix clans ou l’entière tribu des Shaido ne changeait rien. Ces gens détenaient Faile, et il devait la leur arracher.
— Quelle importance, le nombre ? demanda Aram. À Deux-Rivières, il y avait des milliers de Trollocs, et ça ne nous a pas empêchés de les massacrer. À coup sûr, les Shaido ne sont pas pires que les Trollocs.
Perrin sursauta, surpris que l’ancien Zingaro l’ait déjà rejoint – sans même mentionner Berelain, Gallenne et les Aes Sedai. Pressé d’aller à la rencontre d’Elyas, il avait oublié tout le reste. Loin derrière, les renforts amenés par Arganda tenaient toujours la même position. Les Gardes Ailés, eux, formaient un demi-cercle défensif autour de la Première Dame. À l’écart, les Matriarches, l’air sinistre, écoutaient le rapport d’Elienda. Parlant à voix basse, la Promise secouait très souvent la tête. À l’évidence, son analyse de la situation recoupait celle d’Elyas.
Dans sa précipitation, Perrin avait dû perdre ou jeter son panier, car il pendait à présent au pommeau de la selle de Berelain. Sur le visage de cette dernière, le jeune homme crut lire de la… sympathie. Que la Lumière le brûle ! Il n’était plus capable de penser correctement. Sauf qu’il était vital qu’il y parvienne. Une seule erreur pouvait signifier la mort pour Faile.
— Si j’ai bien compris, Zingaro, maugréa Elyas, à Deux-Rivières, vous avez réussi à prendre les Trollocs en tenaille. Tu as une idée pour infliger le même sort aux Shaido ?
Aram foudroya le vieil homme du regard. Elyas le connaissait avant qu’il ait renoncé au Paradigme de la Feuille, et il détestait tout ce qui lui rappelait ce temps-là, à part ses vêtements criards, sans doute.
— Dix clans ou cinquante, grogna Arganda, on s’en fiche. Il doit y avoir un moyen de libérer ma reine. Et les autres prisonnières, bien entendu.
L’officier vibrait de colère. Son odeur, elle, évoquait celle d’un renard prêt à se ronger une patte pour échapper à un piège.
— Accepteront-ils une rançon ?
Arganda regarda autour de lui, ses yeux tombant sur Marline, qui approchait en fendant la haie de Gardes Ailés. Malgré la neige, elle avançait d’un bon pas. Les autres Matriarches n’étaient plus en vue, même chose pour Elienda.
— Matriarche, ces Shaido accepteront-ils une rançon, selon vous ?
Arganda avait un peu buté sur le titre de l’Aielle. Il ne soupçonnait plus les Aiels de Perrin d’avoir trempé dans le rapt de sa reine, mais il restait méfiant vis-à-vis des guerriers du désert dans leur ensemble.
— Je n’en sais rien, répondit Marline, qui ne sembla pas remarquer l’hostilité sous-jacente de l’officier.
Les bras croisés, la Matriarche préféra dévisager Perrin plutôt qu’Arganda. Quand une femme vous regardait ainsi, elle pouvait très vite vous tailler une tunique ou vous signaler qu’il était temps de changer de sous-vêtements. Naguère, lorsque ces futilités le concernaient encore, Perrin se serait senti très mal à l’aise.
Quand l’Aielle reprit la parole, ce ne fut pas sur le ton d’une conseillère mais d’une personne neutre qui énonce des faits.
— Vos rançons, habitants des terres mouillées, n’ont pas de place dans nos coutumes. Les gai’shain peuvent être offerts ou échangés, mais ils ne sont pas à vendre. Cela dit, ces Shaido ne respectent plus le ji’e’toh. Ils capturent des gens de chez vous pour en faire des gai’shain et emportent tout lors d’une mise à sac au lieu de se contenter du cinquième. Donc, ils pourraient fixer un prix…
— Perrin, intervint Berelain, mes bijoux sont à ta disposition. Et s’il le faut, Grady ou Neald iront en chercher d’autres à Mayene.
— Première Dame, intervint Gallenne, les Altariens ont l’habitude des pillards, qu’il s’agisse de nobles voisins ou de brigands. (Même s’il répugnait à contredire Berelain, l’officier ne pouvait pas se dérober, semblait-il.) Si loin d’Ebou Dar, il n’y a pas de loi, sinon ce que décrètent les dames ou les seigneurs locaux. Nobles ou roturiers, les gens sont habitués à payer les agresseurs qu’ils ne peuvent pas combattre. Et ils ont l’œil pour les reconnaître. Il paraît impossible que personne n’ait pensé à cette échappatoire tout au long du chemin des Shaido. Pourtant, nous n’y avons vu que des ruines et des preuves de mise à sac totale. Ces Aiels voudront peut-être fixer un prix, voire toucher la somme, mais rien ne nous garantit qu’ils honoreront leur part du marché. Leur proposer de l’argent reviendrait à sacrifier notre seul avantage : jusque-là, ils ignorent notre présence.
Annoura secoua légèrement la tête. Mais Gallenne la vit et fronça les sourcils.
— Vous n’êtes pas d’accord, Annoura Sedai ? demanda-t-il avec une grande révérence.
Si elle semblait hésiter trop souvent – surtout pour une sœur –, l’Aes Sedai ne répugnait jamais à clamer son désaccord dès que Berelain recevait de quelqu’un d’autre un conseil qui ne lui convenait pas. Cette fois, elle cacha son indécision et gagna du temps en resserrant les pans de son manteau.
Une erreur de sa part. Quand elle le voulait, et sans qu’on le remarque, une sœur pouvait ignorer les excès de température. Parfaitement à son aise alors que tout le monde se gelait ou au frais tandis que les autres suaient à grosses gouttes… En conséquence, une Aes Sedai qui s’intéressait au climat essayait de gagner du temps ou de dissimuler ses pensées. Avec un petit regard pour Marline, Annoura sembla enfin se décider :
— Négocier vaut toujours mieux que s’écharper, dit-elle avec son accent du Tarabon, et lors de tractations, la confiance est fonction du nombre et de la qualité des précautions prises en amont. Nous devons débattre de ce point capital. Il faut aussi déterminer qui ira parler aux Shaido. Depuis qu’elles ont participé à la bataille des puits de Dumai, les Matriarches ne doivent plus être en odeur de sainteté. Une sœur – voire deux ou trois – serait sans doute un choix judicieux. Mais là encore, il faudra des préparatifs minutieux. Pour ma part, j’entends me…
— Pas de rançon ! s’écria Perrin.
Voyant que tout le monde le regardait, il répéta son message :
— Pas de rançon !
Pourquoi récompenser les Shaido qui avaient fait souffrir Faile ? Si elle avait eu peur, ces gens devraient payer au prix fort, pas se remplir les poches. De plus, Gallenne avait raison. Rien de ce que Perrin avait vu en Altara ou en Amadicia, et avant au Cairhien, ne laissait penser que les Shaido soient fiables. Autant faire confiance à des rats dans un silo à grain ou à des asticots au moment des récoltes.
— Elyas, je veux voir leur camp.
Petit garçon, Perrin avait connu un aveugle – Nat Torfinn, un type aux cheveux blancs et au visage ridé – capable de démonter un casse-tête de forgeron. Des années durant, il avait tenté d’égaler cet exploit, sans jamais y parvenir. Les yeux fermés, impossible de comprendre comment les pièces étaient imbriquées.
— Aram, trouve Grady et dis-lui de me rejoindre aussi vite que possible sur l’aire de « voyage ».
Le nom qu’ils donnaient à l’endroit où ils arrivaient, au terme d’un « bond », et d’où ils repartaient pour le déplacement suivant. Sur un lieu où ils en avaient déjà ouvert un, les Asha’man avaient moins de mal à tisser un portail.
Aram acquiesça puis fit volter son cheval gris et fonça vers le camp. Autour de lui, Perrin vit que tout le monde s’interrogeait. Marline le dévisageait toujours, comme si elle ne le reconnaissait pas, et Gallenne plissait le front, sans doute convaincu que les choses tourneraient mal quoi qu’il fasse. Berelain semblait dubitative, et Annoura pinçait les lèvres. Les Aes Sedai détestaient être interrompues, et elle entendait le manifester, impassibilité légendaire ou non. Empourpré, Arganda ouvrit la bouche avec l’intention de pousser une beuglante. Depuis le rapt de sa reine, ça n’aurait pas été la première – donc, aucune raison de subir ça.
Perrin talonna Trotteur, fendit le cercle de Gardes Ailés et retourna vers les arbres au tronc fendu. Sans hâte excessive, mais sans traîner non plus – au trot, les rênes fermement serrées et les yeux cherchant déjà Grady dans l’obscurité.
Elyas le suivit en silence. Certain qu’il ne restait plus de place en lui pour une once d’angoisse, le jeune homme constata que le mutisme de son ami aggravait son malaise. En principe, Long-Croc ne voyait jamais un obstacle sans trouver un moyen de le contourner. Là, il semblait à court d’idées face à des montagnes infranchissables. Pourtant, il devait y avoir une solution.
Quand ils eurent atteint l’aire, Perrin fit faire les cent pas à Trotteur, passant sans cesse de l’ombre à la lumière des rayons de soleil. Incapable de rester immobile, il fit slalomer l’étalon entre les arbres renversés et ceux qui tenaient encore debout.
Tourner comme un rat en cage… Il devait y avoir une solution !
Elyas mit pied à terre et étudia la pierre plate fendue sans céder à son hongre, qui le tirait en arrière pour s’en éloigner. Près de la pierre, un chêne géant presque brisé en deux tenait encore debout par miracle. Très incliné, le vénérable formait comme une voûte assez haute pour qu’un homme puisse passer dessous. Aux alentours, de vifs rayons de soleil, par contraste, accentuaient la pénombre qui entourait la dalle gravée d’empreintes. Un détail qui impressionna Elyas aussi peu qu’il avait troublé Perrin.
Plissant le nez, le vieil homme huma l’air.
— Cette puanteur de soufre, dit-il, je l’ai sentie sur mon chemin. Moins préoccupé, tu m’en aurais parlé, je suppose ? Une grosse meute. Plus grosse que toutes celles que j’ai vues ou dont j’ai entendu parler.
— C’est ce qu’a dit Masuri, fit Perrin d’un ton distrait.
Qu’est-ce qui retardait Grady ?
À Ebou Dar, combien d’habitants ? La ville correspondait au camp des Shaido…
— Dans sa vie, elle a croisé sept meutes, et celle-là n’était pas du nombre.
— Sept ? s’étonna Elyas. Même pour une Aes Sedai, ça fait beaucoup. La plupart des récits sur les Chiens sont des fantaisies de gens effrayés par le noir. (Le vieil homme se rembrunit.) Ils étaient des loups, jadis… Enfin, des âmes de loup capturées et altérées par le Ténébreux. Voilà d’où sont nés les Chiens – d’où ils tirent leur substance, en tout cas. À mon avis, c’est pour ça que les loups devront être présents lors de l’Ultime Bataille. À moins que ce soit l’inverse : les Chiens créés pour affronter les loups. Comparée à la Trame, la dentelle de Sovarra ressemble parfois à de la vulgaire ficelle. Bien sûr, tout ça remonte à longtemps. Pendant les guerres des Trollocs, et durant la guerre des Ténèbres, avant ça. Mais les loups ont la mémoire longue… Ce que l’un d’eux sait n’est jamais oublié tant qu’il en reste un de vivant. Cependant, ils évitent de parler des Chiens et les fuient autant que possible. Face à un seul Frère des Ténèbres, le nom qu’ils donnent à ces monstres, cent loups peuvent succomber. Et s’il survit, le Chien dévorera l’âme des agonisants. Un an plus tard apparaîtra une nouvelle meute de Frères des Ténèbres qui ne se souviendront plus d’avoir été des loups. En tout cas, il faut l’espérer pour eux.
Toujours victime de bougeotte aiguë, Perrin tira pourtant sur les rênes de Trotteur. Les Frères des Ténèbres… Un nom sinistre, quand on y réfléchissait.
— Peuvent-ils dévorer l’âme d’un homme, Elyas ? Par exemple d’un type capable de parler aux loups ?
Elyas haussa les épaules. Une poignée de gens avaient leur don, pour ce qu’ils en savaient. La réponse à cette question, ils risquaient de la découvrir au moment de leur mort et pas avant. Plus important, si les Chiens étaient jadis des loups, ils devaient être assez intelligents pour faire des rapports à leurs maîtres. Masuri avait évoqué cette possibilité. Espérer qu’elle se trompe était puéril.
Quand les Chiens avertiraient-ils les Ténèbres ? Combien de temps leur restait-il pour libérer Faile ?
Des crissements, sur la neige, annoncèrent l’arrivée de cavaliers. Perrin se hâta de révéler à son ami que les Chiens avaient fait le tour du camp et qu’ils le raconteraient à leurs commanditaires.
— À ta place, je ne m’en ferais pas trop, mon gars.
Sondant la forêt pour repérer les nouveaux venus, Elyas s’écarta de la dalle puis entreprit de s’étirer sur sa selle. Fine mouche, il ne voulait pas être surpris en train d’étudier des marques cachées dans l’ombre que les visiteurs avaient de grandes chances de ne pas voir.
— On dirait bien que les Chiens traquent quelqu’un de plus important que toi, fiston. Et même si ça leur prend toute l’année, ils n’abandonneront pas. Ne t’inquiète pas, nous aurons libéré ta femme avant qu’ils aient signalé ta présence ici. Je ne dis pas que ce sera facile, mais on réussira.
La voix d’Elyas vibrait de détermination, pas d’espoir. Pas du tout, en fait…
Toujours pour lutter contre l’abattement, Perrin fit refaire les cent pas à Trotteur. Puis Berelain et son escorte arrivèrent, Marline chevauchant en croupe avec Annoura. Dès que l’Aes Sedai eut immobilisé sa monture, la Matriarche aux yeux couleur du crépuscule se laissa glisser à terre puis tira sur son épaisse jupe pour cacher ses bas noirs. Une autre femme aurait rougi d’avoir exposé ses jambes, mais pas celle-là. Elle rectifiait sa tenue, rien de plus.
Annoura, en revanche, semblait troublée, son nez plissé ressemblant plus que jamais à un bec. Silencieuse, elle paraissait sur le point de mordre. À l’origine, elle devait être sûre que sa proposition serait acceptée, surtout avec le soutien de Berelain à l’idée de rançon – et la neutralité presque bienveillante de Marline. Les sœurs grises étaient des négociatrices, des médiatrices, des adjudicatrices et des expertes en traités. Son trouble venait sûrement de là. Sinon, quelle explication ?
Un problème que Perrin allait mettre de côté sans l’oublier pour autant. Il devait tenir compte de tout ce qui pouvait gêner la libération de Faile, mais sa priorité se trouvait à une vingtaine de lieues au nord-est.
Tandis que les Gardes Ailés se déployaient autour de l’aire, Berelain vint trotter à côté de Perrin pour essayer d’engager la conversation tout en le tentant avec le reste de la bécasse.
Indécise, elle semblait toujours douter du choix de Perrin. Espérait-elle le faire revenir en arrière ? Voulait-elle lui reparler de la rançon ?
Perrin talonna Trotteur et refusa d’écouter. Tenter ce coup-là, c’était tout jouer sur un seul lancer de dés. Et quand Faile était l’enjeu, pas question de flamber ! Méthodique, comme lors d’une séance de travail, à la forge. C’était ça, la solution. Mais qu’il était fatigué ! Pour retrouver un peu d’énergie, il se focalisa sur sa colère.
Gallenne et Arganda se montrèrent peu après Berelain, leur colonne de lanciers venant s’intercaler entre les Gardes Ailés qui protégeaient déjà la zone.
Un rien d’irritation dans son odeur, Berelain abandonna Perrin et alla rejoindre Gallenne. Leurs chevaux flanc contre flanc, l’officier borgne inclina la tête pour écouter ce que la Première Dame avait à dire.
Elle parla à voix basse, mais Perrin devina de quel sujet, au moins en partie. De temps en temps, l’un ou l’autre le regardait alors qu’il continuait à aller et venir sur Trotteur.
Immobile sur son cheval, Arganda sondait le sud en direction du camp. Impassible, certes, mais bouillant à l’intérieur. Avec son armure argentée, son épée, son casque et son visage de marbre, on eût dit l’image même du militaire aux nerfs d’acier. Mais son odeur le trahissait. Au bord de la panique, voilà ce qu’il était !
Perrin se demanda quelle odeur il diffusait. Sauf dans un espace clos, on ne pouvait jamais se sentir. Cela dit, il aurait parié qu’il n’y avait pas de panique chez lui. De la peur et de la rage, rien de plus. Et tout s’arrangerait quand Faile serait revenue à ses côtés. Oui, tout serait parfait.
De long en large… De long en large…
Aram revint enfin en compagnie de Jur Grady. Perché sur un hongre gris foncé presque noir au front rayé de blanc, l’Asha’man était suivi à distance par Dannil et une dizaine de gars de Deux-Rivières armés de leur arc. Du genre costaud, la peau tannée commençant à se rider alors qu’il était encore jeune, Grady bâillait à s’en décrocher la mâchoire. Du coup, malgré sa veste noire au col orné d’une épée d’argent et l’arme bien réelle qui battait son flanc, il ressemblait plus à un paysan qu’à un guerrier. Mais il avait abandonné la ferme à jamais, et Dannil, comme les autres, prenait garde à le suivre d’assez loin. Désormais, les archers de Deux-Rivières réservaient le même sort à Perrin. Traînant derrière lui, ils gardaient la tête basse ou lui jetaient de brefs regards embarrassés. Même chose avec Berelain, d’ailleurs…
Aucune importance ! Bientôt, tout rentrerait dans l’ordre.
Aram tenta de conduire Grady jusqu’à Perrin. Sachant pourquoi on l’avait fait venir, l’Asha’man mit pied à terre à côté d’Elyas, qui s’agenouilla près d’une flaque de lumière et dessina une carte dans la neige du bout d’un index. Puis il indiqua la direction générale et la distance estimée. Ensuite, il décrivit avec un grand luxe de détails l’endroit où il voulait aller : une clairière, sur un versant orienté plein sud, ou presque, et dominé par une corniche portant trois grosses entailles. Quand elles étaient précises, la direction et la distance suffisaient. Cela dit, meilleure était l’image dans l’esprit de l’Asha’man, et plus on avait de chances d’arriver à bon port.
— Aujourd’hui, pas de marge d’erreur, mon gars ! lança Elyas, ses yeux jaunes brillant de détermination. (Lui, les Asha’man ne l’avaient jamais intimidé.) Des buttes, il y en a beaucoup dans cette région, et le camp principal des Shaido est de l’autre côté de celle-là, à une demi-lieue environ. Il y aura des sentinelles, par petits groupes, qui campent chaque soir dans un coin différent, tout autour du camp. Si tu ne nous déposes pas pile où il faut, on nous verra immédiatement.
Grady soutint sans ciller le regard du vieil homme. Puis il acquiesça, se passa une main dans les cheveux et inspira à fond. L’air aussi abattu qu’Elyas, il semblait dans le même état d’épuisement que Perrin. Ouvrir des portails et les maintenir le temps que des milliers d’hommes et de chevaux soient passés n’avait rien d’un jeu d’enfant.
— Tu es assez reposé ? demanda Perrin à l’Asha’man.
Fatigué, un homme pouvait commettre une erreur. Avec le Pouvoir, ça risquait d’être la dernière de sa vie…
— Tu veux que j’envoie chercher Neald ?
Grady riva sur Perrin ses yeux encore bouffis de sommeil, puis il secoua la tête.
— Fager Neald n’est pas moins fatigué que moi. Plus, peut-être, puisque je suis bien plus puissant que lui. Il vaut mieux que je m’en charge.
Campé face au nord-est, l’Asha’man fit apparaître dans l’air, non loin de la dalle, une bande verticale couleur bleu argent.
Avec un cri audible, Annoura écarta sa monture lorsque l’étroite fente grossit et s’élargit pour former un portail. À travers, on distinguait le versant d’une butte couverte d’arbres beaucoup plus petits que ceux qui entouraient Perrin et ses compagnons. Sur le grand pin, l’entaille s’élargit jusqu’à ce que le tronc, s’avouant vaincu, s’écroule sur la neige avec un fracas qui arracha des hennissements aux chevaux et les incita à piaffer.
Agacée, Annoura foudroya Grady du regard. Faisant comme s’il n’avait pas vu, l’Asha’man battit des paupières et demanda :
— C’est l’endroit voulu ?
Après avoir ajusté son chapeau, Elyas acquiesça.
Perrin n’attendait rien d’autre. Baissant la tête, il talonna Trotteur et le força à traverser. Pas très grande, nichée sous un ciel semé de nuages blancs, la clairière était un paradis, comparée à l’obscurité permanente de la forêt.
Ici, même avec le soleil caché derrière les nuages, la lumière était aveuglante.
Le camp des Shaido s’étendait au pied de l’autre versant de la butte. Depuis la crête, on devait voir où était Faile. Mais ce n’était pas le moment de se précipiter. Stoïque, Perrin fit volter son cheval du côté du portail au moment où Marline en sortait.
Les yeux rivés sur Perrin – un choix dangereux quand on marchait dans la neige –, la Matriarche s’écarta pour laisser passer Aram et les archers de Deux-Rivières. Habitués à « voyager » (mais pas familiers des Asha’man), ces hommes, à l’exception du plus grand de tous, n’eurent même plus le réflexe de baisser la tête pour éviter de percuter le cadre du portail.
Ce portail était plus grand que le premier ouvert par Grady. Ce jour-là, pour le franchir, Perrin avait dû mettre pied à terre. Mais c’était du passé, et il chassa très vite ce souvenir de son esprit.
Près du jeune seigneur, Aram bouillait toujours d’impatience et de fougue.
Dès que Dannil et ses hommes se furent à leur tour écartés, Gallenne franchit le portail. Suivi par une demi-douzaine de Gardes Ailés, lance à l’horizontale afin de pouvoir passer, l’officier regarda autour de lui, soupçonneux comme si un ennemi risquait de jaillir à tout instant de derrière un tronc d’arbre.
Un long moment, plus rien ne se produisit. Quand Perrin décida d’aller voir ce qui retenait Elyas, le vieil homme apparut, son cheval tenu par la bride. Arganda et six lanciers le suivaient, l’air très mécontents. Leur casque et leur plastron brillants laissés de l’autre côté, ils n’auraient pas été plus outragés si on les avait forcés à retirer leur pantalon.
Perrin approuva du chef. Comme le camp des Shaido, le soleil était encore caché par la butte. En se reflétant sur les armures trop polies, ses rayons auraient donné l’alarme. Un détail auquel il aurait dû penser ! Hélas, la peur de perdre Faile le poussait à la faute, brouillant son esprit. Or, il avait plus que jamais besoin de sa lucidité. Omettre le moindre élément risquait de lui coûter la vie. Dans ce cas, Faile resterait entre les mains des Shaido.
Pas question ! Hélas, contrôler la peur, ou mieux encore, l’éradiquer, était plus facile à dire qu’à faire. Comment aurait-il pu ne pas s’inquiéter pour son épouse ? Ce problème devait être réglé, mais de quelle façon ?
À la surprise de Perrin, Annoura, à cheval, passa juste devant Grady, qui tenait sa monture par la bride. Comme chaque fois, l’Aes Sedai couchée sur l’encolure de sa jument – aussi bas que sa selle à haut troussequin le permettait – grimaçait à l’idée de franchir un portail ouvert avec la moitié souillée du Pouvoir. Dès que ce fut fait, elle se redressa et talonna sa jument, gravissant le versant jusqu’à la lisière des arbres.
Grady laissa se refermer le passage. Alors que l’image d’une bande verticale restait imprimée sur les rétines de Perrin, Annoura se tourna sur sa selle pour les foudroyer du regard, Marline et lui. D’une femme normale, le jeune homme aurait dit qu’elle bouillait de rage. Avec une Aes Sedai, c’était plus subtil que ça. Berelain avait dû lui ordonner de venir, mais ce n’était pas elle que la sœur blâmait…
— À partir de là, on marchera, souffla Elyas.
Après avoir dit que les Shaido, négligents, n’avaient quasiment pas posté de sentinelles, il parlait comme s’il y en avait eu partout.
— Un cavalier se voit de loin… Les Shaido sont aveugles, certes, mais pour des Aiels. En clair, ça veut dire qu’ils y voient deux fois mieux qu’un être humain normal. Alors, une fois sur la crête, ne paradez pas ! Et ne faites pas plus de bruit que nécessaire. Les Shaido ne sont pas davantage sourds. Ils finiront par repérer nos traces, dans la neige, c’est inévitable, mais le plus tard sera le mieux – après notre départ, idéalement.
Très agacé d’être privé de son armure et de son casque, Arganda s’insurgea d’entendre Elyas donner des ordres. Loin d’être idiot, il le fit sans hausser le ton, mais sa tirade n’en fut pas moins véhémente. Militaire depuis ses quinze ans, argua-t-il, il avait commandé des troupes contre des Capes Blanches, des Altariens et des Amadiciens. De plus, vétéran de la guerre des Aiels, il avait survécu aux Neiges de Sang, à Tar Valon. Expert en matière de guerriers du désert, il n’avait pas besoin d’un homme des bois barbu pour lui dire comment enfiler ses bottes.
Perrin ne se formalisa pas, puisque l’officier ordonna à ses hommes de démonter et affecta deux d’entre eux à la garde des chevaux. Malgré les apparences, Arganda n’était pas un crétin, mais il crevait de peur pour sa reine.
Gallenne, lui, laissa ses hommes en arrière. À pied, maugréa-t-il, des lanciers ne servaient à rien – et ils se briseraient sûrement la nuque s’ils devaient avancer trop longtemps dans la neige. Comme Arganda, ce n’était pas un idiot, mais il voyait toujours le mauvais côté des choses.
Elyas ouvrit la marche. Dès qu’il eut récupéré sa longue-vue, dans ses fontes, Perrin lui emboîta le pas.
Entre les pins, les sapins et de rares arbres à feuilles caduques, les broussailles se révélèrent assez clairsemées. La pente n’étant pas plus abrupte que celle des collines de Sable, à Deux-Rivières, Dannil et les autres gars n’eurent aucune difficulté, même sur un terrain rocheux. Silencieux comme des spectres, les archers prirent rapidement de l’avance sur les autres.
Épée au poing, Aram, familier des bois lui aussi, resta aux côtés de Perrin. Quand il fit mine de faucher un buisson avec sa lame, histoire de leur dégager le terrain, le jeune seigneur le retint par le bras. À part ça, l’ancien Zingaro se montra presque aussi furtif que les archers.
Du coin de l’œil, Perrin vit que Marline progressait comme si elle avait grandi dans une forêt et pas dans un désert où les arbres étaient rares et la neige inconnue. Pourtant, ses colliers et ses bracelets auraient dû faire un peu plus de bruit, non ? Peut-être pas, puisque Annoura aussi s’en tirait très bien, un peu gênée par sa jupe, mais très habile dans l’art d’éviter les ronces et les racines affleurantes. Dès que c’était possible, les Aes Sedai ne manquaient pas une occasion de surprendre les gens.
En avançant, la sœur réussissait à ne pas quitter Grady des yeux. Bien moins à l’aise, l’Asha’man se concentrait sur l’endroit où il posait les pieds. Parfois, il marquait une pause, soupirait, puis regardait mélancoliquement la crête. Cela dit, il ne se laissait jamais distancer.
Plus de la première jeunesse et peu entraînés à la marche, Gallenne et Arganda eurent vite le souffle court. Contraints de temps en temps à s’accrocher à un tronc, ils ne se quittaient pas des yeux, chacun refusant de se retrouver à la traîne de l’autre.
Les Gardes Ailés, eux, glissaient sans cesse, trébuchaient sur des racines ou accrochaient leur fourreau dans un buisson. S’étalant sur le sol rocheux ou piqués par des ronces, ils râlaient d’abondance. Agacé, Perrin songea à les renvoyer en arrière attendre avec les chevaux. Sinon, on pouvait aussi les assommer et les récupérer sur le chemin du retour.
Sans crier gare, deux Aielles déboulèrent des broussailles, juste devant Elyas. En manteau blanc, visage voilé, elles arboraient les lances et la rondache typiques de leur peuple. Des Promises de la Lance, aussi redoutables que des algai’d’siswai… En conséquence, neuf arcs longs de Deux-Rivières se pointèrent sur leur torse, visant le cœur.
— Tuandha, grogna Elyas, un de ces quatre, tu te feras tuer… Et toi, Sulin, tu devrais le savoir.
Perrin indiqua aux gars de Deux-Rivières de baisser leur arc. À Aram, il signala de faire de même avec son épée.
Comme Elyas, il avait senti et reconnu les deux Promises juste avant qu’elles se montrent.
Après avoir échangé des regards surpris, les Aielles baissèrent leur voile.
— Tu nous as identifiées sous nos voiles, Elyas Machera ? s’étonna Sulin.
Très fine, le visage parcheminé et barré d’une cicatrice, elle avait des yeux bleus perçants comme ceux d’une chouette – mais pour l’heure, ils exprimaient une infinie stupéfaction. Plus grande et plus jeune, Tuandha aurait été jolie, n’était son œil gauche manquant et la balafre qui partait de son menton et disparaissait sous son shoufa. La bouche tirée vers un côté, elle semblait sourire en permanence, mais ce n’était qu’une illusion.
— Vos vestes sont différentes…, tenta d’expliquer Perrin.
Tuandha baissa les yeux sur la sienne, parfaitement identique à celle de Sulin.
— Vos manteaux aussi…, s’enfonça le jeune seigneur.
Pour se trahir comme ça, Elyas devait vraiment être fatigué.
— Les Shaido n’ont pas encore bougé, pas vrai ?
— Non, Perrin Aybara, répondit Sulin. Pour une fois, ils semblent décidés à rester quelque part. Ils ont laissé les citadins partir vers le nord, la nuit dernière. Enfin, ceux qu’ils n’ont pas capturés.
La Promise semblait toujours troublée que les Shaido recrutent de force des gai’shain qui ne respectaient pas le ji’e’toh.
— Vos amis Jondyn Barran, Get Ayliah et Hu Marwin ont suivi les citadins pour voir s’ils peuvent apprendre quelque chose. Nos sœurs de la Lance et Gaul refont le tour du camp. Toutes les deux, nous attendions ici le retour d’Elyas Machera.
Sulin n’exprimait pratiquement jamais ses émotions. Mais dans son odeur, Perrin capta de la tristesse.
— Viens, je vais te montrer.
Les Promises firent volte-face et se mirent en chemin. Oubliant ses compagnons, Perrin leur emboîta le pas. À proximité de la crête, les Aielles s’accroupirent puis rampèrent, et il les imita, progressant ainsi jusqu’à ce qu’il puisse se cacher derrière un tronc.
La forêt s’arrêtait là, d’un seul coup. Depuis la crête, on avait une vue plongeante sur une vaste plaine vallonnée qui, à l’horizon, se fondait dans une autre forêt de grands arbres.
En mesure de voir tout ce qu’il voulait, Perrin ne parvint pourtant pas à repérer la seule chose qui l’intéressait.
À partir de la description d’Elyas, il avait imaginé le fief des Shaido, mais la réalité dépassait tout. Mille pieds plus bas, partant du mur d’enceinte de la cité, le camp s’étendait sur près d’une demi-lieue, et c’était exactement la même chose de l’autre côté de la ville. Un fouillis de tentes aielles basses, d’autres modèles de tentes, de chariots, de charrettes, d’hommes, de femmes et de chevaux…
Si la ville n’avait rien à voir avec Caemlyn ou Tar Valon, des mégalopoles, elle faisait dans les quatre cents pas de long d’un côté, et sans doute un peu moins sur les trois autres. Un complexe de bonne taille, donc, avec tout au fond, au nord, une sorte de citadelle. Pourtant, tout autour, le camp des Shaido formait une immense toile d’araignée.
Et Faile était perdue quelque part dans cette marée humaine.
Perrin tira sa longue-vue de sa poche. Quand il la porta à son œil, il se souvint de justesse d’ombrager avec sa main l’extrémité du cylindre. Très proche de son zénith, le soleil brillait comme une boule de feu géante. Un reflet sur la lentille, et tout risquait d’être perdu.
Des groupes de gens apparurent devant l’œil de Perrin, le visage parfaitement net, au moins pour sa vision très spéciale.
Passant très vite sur les hommes et les enfants, il s’attarda sur les femmes et en vit de toutes sortes. Des Aielles aux longs cheveux, drapées dans leur châle et lestées de colliers, d’autres plus modestes, en train de traire des chèvres, d’autres en cadin’sor, armées de lances et d’une rondache et enfin, une multitude en tenue blanche pataugeant dans la neige qui se transformait peu à peu en boue.
Des milliers et des milliers de femmes, même en comptant seulement les gai’shain…
— Beaucoup trop…, souffla Marline.
Perrin baissa sa longue-vue et la foudroya du regard.
Tous allongés dans la neige, ses compagnons l’avaient rejoint. Soucieux de garder la corde de leur arc au sec, les gars de Deux-Rivières avaient un mal de chien à empêcher leur arme de dépasser de la crête. Avec leur longue-vue, Arganda et Gallenne observaient le camp, et Grady, le menton sur les mains, semblait aussi concentré qu’eux. Peut-être parce qu’il canalisait le Pouvoir.
Annoura étudiait aussi le camp, comme Marline, qui n’avait certainement pas eu l’intention de faire sa remarque à voix haute.
— Tu crois que je vais ficher le camp parce qu’il y a plus de Shaido que prévu ? lança Perrin.
La Matriarche soutint son regard sans broncher.
— Beaucoup trop de Matriarches, Perrin Aybara. Partout où je regarde, je vois une femme canaliser le Pouvoir. Brièvement, parce que les Matriarches ne passent pas leur temps à ça, mais il y en a partout. Bien trop pour que ce soient seulement celles de dix clans.
— Combien, d’après toi ?
— Toutes les Matriarches des Shaido sont là, je crois, répondit Marline, calme comme s’ils parlaient de la pluie et du beau temps. Celles qui savent canaliser, en tout cas.
Toutes ? Enfin, ça n’avait pas de sens ! Comment pouvaient-elles être réunies dans ce camp, alors que les Shaido restaient éparpillés un peu partout ? Ne parlait-on pas de raids au Ghealdan, en Amadicia et ici même, en Altara ? Tout ça avant le rapt de Faile, et des rumeurs évoquaient même des pays plus lointains. Alors, ce rassemblement de Matriarches… Les Shaido entendaient-ils se réunir ici ? Toute la tribu ? En d’autres termes, une entière nation ?
Non, pas d’extrapolations fantaisistes. La réalité était assez dure comme ça.
— Combien de Matriarches, Marline ?
— Ne me parle pas sur ce ton, Perrin Aybara. Je ne peux pas dire combien sont encore vivantes parmi les Shaido. Elles meurent aussi, tu sais… De vieillesse, d’une morsure de serpent ou à cause d’un accident. Certaines sont tombées aux puits de Dumai. Nous avons découvert des cadavres, et d’autres ont dû être emportés pour des funérailles dignes de ce nom. Les Shaido n’ont pas pu renier toutes nos coutumes.
» Si toutes les survivantes sont en bas, avec les apprenties déjà capables de canaliser, je dirais… quatre cents femmes. Peut-être plus, mais moins de cinq cents, en tout cas. Avant que les Shaido traversent le Mur du Dragon, elles étaient autour de cinq cents, avec une cinquantaine d’apprenties.
Sur la pluie et le beau temps, bien des gens manifestaient plus d’émotion et de passion…
Sans cesser d’observer le camp, Annoura poussa un petit cri.
— Quatre cents, peut-être plus ? La moitié de la tour pour une seule tribu ? Par la Lumière !
— Nous pouvons nous infiltrer de nuit dans le camp, proposa Dannil. Comme dans celui des Capes Blanches, chez nous…
Elyas lâcha un grognement qui n’avait rien d’encourageant.
— Ensemble, ricana Sulin, nous n’aurions aucune chance d’en sortir vivants, parce que vous vous feriez dépecer comme des chèvres à embrocher – dès les premières tentes, en fait.
Perrin acquiesça gravement. Il avait pensé à une expédition nocturne, afin d’exfiltrer Faile. Et les autres, bien entendu. Sa femme n’accepterait jamais de partir sans ses compagnes. Mais contre des Aiels, ça n’avait aucune chance de réussir – surtout avec la taille de ce camp. Des jours durant, il pourrait chercher son épouse sans le moindre résultat…
Soudain, il s’avisa qu’il n’avait pas besoin de lutter contre le désespoir. La rage était toujours là, mais elle restait plus froide qu’une lame, désormais. Nulle trace du désespoir qui avait failli le submerger. Dans ce camp, il y avait dix mille guerriers et près de cinq cents femmes capables de canaliser. Eh bien, Gallenne avait raison : quand on se préparait au pire, les surprises ne pouvaient qu’être bonnes.
Des femmes qui n’hésiteraient pas à utiliser le Pouvoir comme une arme. Et Faile, cachée comme un flocon de neige dans une prairie toute blanche. Face à une telle adversité, le désespoir ne faisait plus le poids. Il fallait résister ou plier, ni plus ni moins. Et il voyait très bien le casse-tête, à présent. Selon Nat Torfinn, tous ces assemblages pouvaient être démontés, à condition de trouver les bons endroits où tirer et ceux où pousser.
Au nord et au sud, le terrain avait été déboisé sur une plus longue distance que celle qui séparait la ville de la butte où il se tenait. De-ci de-là, on distinguait des fermes – sans fumée sortant des cheminées – et des clôtures émergeaient de la neige. S’il venait de là, un groupe d’hommes important aurait aussi vite fait de brandir des torches et des étendards – en sonnant de la trompette, tant qu’à faire.
Serpentant entre les fermes, une route menait au sud et une autre au nord. Sans doute inutiles pour Perrin, mais savait-on jamais ?
Jondyn aurait peut-être glané des informations auprès des réfugiés, mais à quoi bon en savoir plus sur la ville, puisqu’elle était au cœur de la toile d’araignée des Shaido ?
Parce qu’ils faisaient le tour du camp, Gaul et les Promises pourraient lui dire ce qu’il y avait derrière la butte suivante. De loin, la présence d’un col militait en faveur d’une route menant vers l’est. Bizarrement, des moulins à vent se dressaient à une demi-lieue au nord de ce col, leurs longues pales blanches tournant lentement. D’autres moulins, semblait-il, s’alignaient sur la crête suivante. À partir du plus proche, une série d’arches – comme un long pont étroit – descendait jusqu’au mur de la cité.
— Quelqu’un sait ce que c’est ? demanda Perrin, un bras tendu.
Sa longue-vue ne lui apprit rien de plus, sinon que la structure était faite de la même pierre grise que le mur. Mais pour un pont, c’était vraiment trop étroit. Les parapets manquaient, et on ne voyait pas à quoi aurait servi un pont à cet endroit.
— Ça alimente la ville en eau, dit Sulin. Le lac est à plus de deux lieues d’ici… J’ignore pourquoi ils n’ont pas construit la ville plus près. Peut-être parce que le sol est trop vaseux, après la fonte des neiges.
L’Aielle ne trébuchait plus quand il s’agissait de prononcer des mots étranges tels que « vaseux ». En revanche, parler d’un « lac » la troublait toujours. Tant d’eau au même endroit…
— Tu veux les priver d’eau ? Ils réagiraient sûrement. (Se battre pour l’eau, ça, elle comprenait.) Dans le désert, c’est l’enjeu de presque tous les conflits. Mais je ne crois pas que…
Des couleurs explosèrent dans la tête de Perrin en un vortex fabuleux qui le priva de la vue et de l’ouïe. Aveugle et sourd à tout, sauf à ces couleurs, justement… Une marée surpuissante, comme si la digue qu’il avait érigée, chaque fois que se produisait le phénomène, venait de lâcher, libérant les flots qui s’étaient accumulés derrière.
Une image se forma au milieu du tourbillon. Rand et Nynaeve, assis face à face sur le sol, clairs et nets comme s’ils étaient devant lui.
Mais il n’avait pas de temps à consacrer à Rand. Pas en ce moment ! Griffant les couleurs comme un homme en train de se noyer griffe l’eau, il réussit à les expulser de sa tête.
Alors, le monde revint au galop dans sa conscience.
— … de la folie, finissait de dire Grady, les traits défaits. Personne n’est capable de canaliser une quantité de saidin suffisante pour que je la sente de si loin. Personne !
— En principe, aucune femme ne peut canaliser autant de saidar, souffla Marline. Pourtant, ça s’est produit.
— Les Rejetés ? fit Annoura d’une voix tremblante. Avec l’aide d’un sa’angreal dont nous n’avons jamais soupçonné l’existence. Ou… le Ténébreux lui-même ?
L’Asha’man, la Matriarche et l’Aes Sedai regardaient vers le nord-ouest. Si Marline semblait plus calme qu’Annoura et Grady, son odeur trahissait un affolement proche de la panique. À part Elyas, tous les autres témoins regardaient le trio comme s’ils attendaient l’annonce d’une nouvelle Dislocation du Monde. Long-Croc, lui, paraissait résigné. Un loup aurait rugi contre un glissement de terrain qui l’entraînait à sa fin – mais en sachant que la mort venait tôt ou tard, et qu’on ne pouvait rien contre elle.
— C’est Rand…, souffla Perrin.
Les couleurs repassèrent à l’assaut, mais le marteau les repoussa sans pitié.
— Sa mission… De quoi qu’il s’agisse, il s’en occupe… Oui, il s’en charge…
Tous les regards se braquèrent sur le jeune seigneur – même celui d’Elyas.
— Sulin, il me faut des prisonniers… Les Shaido envoient sans doute des chasseurs dans les environs. Elyas a aussi parlé de petits groupes de sentinelles, à distance du camp. Sulin, peux-tu faire des prisonniers ?
— Écoute-moi bien, dit soudain Annoura. (Elle se souleva assez pour tendre un bras au-dessus de Marline et saisir le manteau de Perrin.) Il se passe quelque chose. Peut-être une merveille, peut-être une abomination – en tout cas, un événement plus important que tout autre dans l’histoire. Nous devons savoir ce que c’est. Grady peut nous conduire sur les lieux, assez près pour que nous voyions ce qui arrive. Si je connaissais le tissage, je m’en chargerais. Mais c’est une urgence !
Perrin tourna la tête, chercha le regard de la sœur et leva une main, lui imposant le silence.
Une Aes Sedai, céder si facilement ?
— C’est Rand, je te l’ai dit… Notre mission, elle est ici ! Sulin, ces prisonniers ?
La Promise jeta un bref regard à Annoura puis à Marline.
— Si tu les interroges, même rudement, tu n’apprendras pas grand-chose de ces captifs. Insensibles à la douleur, ils te riront au nez. Quant à leur faire honte, il faudra du temps, si ce sentiment leur est encore accessible.
— Le peu que j’apprendrai, ce sera toujours plus que maintenant.
Oui, sa mission était devant lui. Un casse-tête de forgeron à résoudre, Faile à libérer… et les Shaido à massacrer. Rien d’autre au monde ne comptait.