23 Des ornements

Dans la pièce, il faisait légèrement plus chaud qu’à l’extérieur – pas assez, cependant, pour empêcher que de la buée recouvre les vitres de la fenêtre à l’encadrement peint en rouge. Circonstance aggravante, le verre était truffé de bulles. Pourtant, Cadsuane continuait à regarder dehors comme si elle avait pu voir clairement le paysage désolé. Rien d’étonnant, puisque c’était le cas – avec une clarté suffisante, pour le moins…

Dans les champs, des hommes et des femmes portant plusieurs couches de vêtements – des silhouettes indistinctes, n’était la forme reconnaissable d’une jupe ou d’un pantalon – pataugeaient dans la gadoue et se baissaient régulièrement pour saisir une poignée de terre et la relâcher lentement. Bientôt, il serait temps de labourer puis d’épandre l’engrais. Sans cette pénible inspection, bien malin qui aurait pu dire que le printemps approchait. Au-delà des champs, sous un ciel matinal morose, la forêt n’était qu’une immense réserve de branches dénudées et d’arbustes déplumés. Sous une bonne couche de poudreuse, le paysage aurait paru moins sinistre, mais il neigeait rarement dans la région, et les flocons ne tenaient pas.

Cela dit, Cadsuane n’aurait pas pu imaginer un meilleur cadre pour ce qu’elle avait en tête. La Colonne Vertébrale du Monde à un peu plus d’une journée de cheval vers l’est, qui aurait pu dire mieux ? Et qui serait allé chercher en Tear ?

Mais convaincre le garçon de rester ici n’avait-il pas été trop facile ? Avec un soupir, la sœur de légende se détourna de la fenêtre et les ornements en or accrochés à ses cheveux oscillèrent en rythme. Toute une série d’étoiles, de lunes, d’oiseaux et de poissons miniatures. Ces derniers temps, elle était en permanence consciente de leur présence. Consciente ? Un euphémisme ! Ces derniers temps, elle avait envisagé de dormir avec…

Comme le manoir tout entier, le salon était vaste mais pas du tout décoré, avec des corniches en bois sculpté elles aussi peintes en rouge. Tartinés de peinture, les meubles n’arboraient pas la moindre dorure et les chenets en fer forgé des deux longues cheminées en pierre ordinaire frappaient par leur aspect fonctionnel dépourvu d’ambition esthétique.

À la demande de Cadsuane, les feux n’étaient pas très vifs, mais suffisants pour qu’elle se réchauffe les mains, et elle ne demandait rien de plus. Si elle l’avait laissé faire, Algarin l’aurait forcée à vivre dans une fournaise, et les rares servantes qu’il employait encore lui auraient sans cesse tourné autour. Seigneur de la Terre mineur, il ne roulait pas sur l’or. Pourtant, il s’acquittait de ses dettes rubis sur l’ongle, y compris quand beaucoup d’hommes, à sa place, auraient eu le sentiment qu’on leur devait quelque chose.

La porte sans sculptures qui donnait sur le couloir s’ouvrit en grinçant. Comme Algarin lui-même, les domestiques n’étaient plus de la première jeunesse. Encore assez ingambes pour tout briquer et ne jamais laisser les lampes sans huile ni mèche mal taillée, ils négligeaient les gonds, qui n’avaient plus vu de graisse depuis des années.

Verin entra, toujours dans sa tenue de voyage, son manteau plié sur un bras. L’air contrariée, elle tapota ses cheveux grisonnants pour rappeler à l’ordre quelques mèches indisciplinées.

— Cadsuane, maugréa-t-elle, les Atha’an Miere sont à Tear. Mission accomplie. Je ne me suis pas approchée de la Pierre, mais j’ai entendu dire que le Haut Seigneur Astoril, cessant enfin de gémir sur ses vieilles articulations, a rejoint Darlin à l’intérieur. Qui aurait cru qu’il ferait l’effort de bouger, et pour se ranger du côté de Darlin, en plus ? Les rues sont pleines de soldats qui se soûlent et passent leur temps à se bagarrer quand ils n’affrontent pas les Atha’an Miere. À ce propos, ils sont aussi nombreux en ville que tous les autres réunis… Harine en était horrifiée. Dès qu’elle a pu louer un canot, elle a filé vers les bateaux avec l’espoir d’être nommée Maîtresse des Navires et de remettre de l’ordre dans tout ça. Quant à Nesta din Reas, elle est bien morte, ça ne fait plus l’ombre d’un doute.

Cadsuane fut ravie de laisser la petite femme replète bavarder. Cela dit, Verin n’était pas aussi distraite qu’elle voulait le faire croire. Certaines sœurs marron étaient bel et bien capables de trébucher sur leurs propres pieds faute de les avoir vus. Verin comptait parmi celles qui se cachaient derrière ce rideau de fumée. Et elle faisait mine de croire que Cadsuane gobait cette mystification. Cela posé, quand il y avait une remarque à lancer, elle ne s’en privait pas. Et ce qu’elle ne disait pas pouvait être tout aussi révélateur.

Du coup, Cadsuane lui faisait moins confiance qu’elle l’aurait voulu. L’incertitude était indissociable de la vie, certes, mais elle doutait de trop de choses pour se sentir bien.

Manque de chance, Min avait dû écouter à la porte, et la patience n’était pas son fort.

— J’ai dit à Harine que ça ne se passerait pas comme ça ! s’écria-t-elle en déboulant dans la pièce. Et j’ai ajouté qu’elle serait punie pour l’accord qu’elle a passé avec Rand. Après, elle aura une chance de devenir Maîtresse des Navires – dans dix jours ou dans dix ans, je serais bien incapable de le dire.

Mince, jolie et grande grâce à ses bottes rouges à talons hauts, ses boucles noires lui tombant sur les épaules, Min avait une voix grave, mais très féminine. En revanche, elle portait une veste rouge et un pantalon bleu de garçon. Des broderies florales ornaient les manches et les revers de la veste, et elles étaient reprises sur des bandes, côté externe du pantalon, mais ça restait une tenue d’homme.

— Tu peux entrer, Min, lâcha froidement Cadsuane.

Le genre de ton qui incitait les gens à se mettre au garde-à-vous. Quand ils la connaissaient…

Min s’empourpra un peu.

— Grâce à ta vision, la Maîtresse des Vagues sait déjà sûrement tout ce qui l’attend… J’en ai peur, en tout cas. Mais à te voir si pressée, j’imagine que tu as lu une autre aura et que tu brûles d’envie de me faire ton rapport.

Par le passé, le don très spécial de Min s’était révélé utile, et il pouvait encore servir. Enfin, peut-être… D’après ce que Cadsuane savait, la jeune femme ne mentait pas sur ce qu’elle voyait dans les images et les auras qui flottaient autour des gens, mais elle ne disait pas tout non plus. Spécialement quand on en venait à une certaine personne. Celle, justement, dont Cadsuane aurait voulu tout savoir.

Empourprée ou non, Min pointa fièrement le menton. Elle avait changé, depuis Shadar Logoth. Ou le processus avait-il commencé avant ? Quoi qu’il en soit, ça n’était pas pour le mieux…

— Rand veut que vous veniez le voir. Il m’a chargée de vous le demander ; donc, inutile de ronchonner.

Cadsuane se contenta de dévisager son interlocutrice et laissa le silence s’éterniser. Ronchonner ? Décidément, ça n’était pas pour le mieux, ce changement…

— Dis-lui que je viendrai quand j’aurai le temps, répondit enfin Cadsuane. Et ferme la porte en sortant.

Min ouvrit la bouche pour répliquer, mais elle eut la sagesse de s’en abstenir. Malgré ses bottes ridicules, elle se fendit d’une révérence sans se casser la figure, puis se retira et ferma docilement la porte – à un souffle de la claquer, cependant.

Verin secoua la tête et eut un rire sans grande joie.

— Cadsuane, elle est amoureuse de Rand, et elle a glissé son cœur dans la poche du garçon. Elle suivra ses sentiments, quoi que tu dises ou fasses. Je crois qu’elle est terrifiée parce qu’il a failli mourir sous ses yeux, et tu sais combien ce genre de chose renforce la détermination d’une femme.

Cadsuane pinça les lèvres. Sur les hommes, Verin en savait beaucoup plus long qu’elle, car elle ne s’était jamais autorisé une relation avec un de ses Champions, à l’inverse de certaines sœurs vertes. Quant aux autres hommes, l’idée ne l’avait même jamais effleurée. Pourtant, Verin avait failli mettre dans le mille par hasard. Parce qu’elle ignorait – enfin, probablement – que le jeune al’Thor était lié à Min. Et si la jeune femme n’avait pas un peu trop parlé, Cadsuane non plus ne l’aurait pas su. Mais toutes les huîtres, même les mieux fermées, finissaient par rendre les armes quand on parvenait à enfoncer la lame au bon endroit. Parfois, la récompense était une superbe perle… Qu’elle l’aime ou non, Min voulait que le garçon reste en vie – mais pas plus que Cadsuane, assurément.

Son manteau déposé sur le dossier d’un fauteuil, Verin vint se réchauffer les mains devant une des cheminées. Si elle ne glissait pas vraiment sur le sol, la sœur enveloppée se déplaçait avec plus de grâce qu’on l’aurait cru. En elle, qu’est-ce qui tenait de la dissimulation ? Au fil du temps, les Aes Sedai apprenaient à porter une multitude de masques. Une habitude, au bout d’un moment…

— Je crois que tout peut encore se régler pacifiquement, à Tear, fit Verin, comme si elle pensait tout haut.

Ou comme si elle voulait le faire croire à Cadsuane.

— Hearne et Simaan sont au bord du désespoir, morts de peur que les autres Hauts Seigneurs reviennent d’Illian et les piègent en ville. Considérant leurs autres options, on pourra peut-être les forcer à accepter Darlin. Estanda est d’un tout autre bois, mais si on lui prouve qu’elle a des avantages à en tirer…

— Je t’ai dit de ne pas t’approcher de ces gens, coupa Cadsuane.

Surprise, Verin cligna des yeux.

— Et j’ai obéi… Des rumeurs courent dans les rues, et je sais comment les comparer et en tirer une étincelle de vérité. J’ai vu Alanna et Rafela, en revanche, mais je me suis cachée derrière un marchand de tourtes à la viande avant qu’elles m’aperçoivent. Je suis certaine qu’elles ne m’ont pas repérée.

Verin se tut, attendant que Cadsuane lui explique pourquoi elle avait eu ordre d’éviter aussi les sœurs.

— Il faut que j’aille voir le garçon, éluda la sœur de légende.

L’inconvénient, lorsqu’on acceptait de conseiller quelqu’un… Même si on imposait les conditions les plus favorables, il fallait tôt ou tard répondre aux convocations. En principe, du moins… Là, c’était un prétexte rêvé pour échapper à la curiosité de Verin.

Au fond, tout était très simple. Quand on cherchait à résoudre les problèmes seule, on ne trouvait aucune solution. Et pour certains, la manière dont on les résolvait n’importait pas, en fin de compte.

Partir sans répondre laisserait Verin avec une énigme à résoudre – du grain à moudre, en somme. Quand elle n’était pas sûre d’une personne, Cadsuane adorait la plonger aussi dans l’incertitude.

Verin reprit son manteau et sortit avec son interlocutrice. Avait-elle l’intention de l’accompagner ?

Dans le couloir, les deux Aes Sedai tombèrent sur Nesune, qui s’arrêta net, si pressée qu’elle parût. Très peu de gens pouvaient se vanter d’avoir un jour ignoré Cadsuane. Nesune s’ajouta à la liste en s’adressant ostensiblement à Verin :

— Te voilà de retour ? (Enfoncer les portes ouvertes, le génie bien particulier des sœurs marron…) Tu as écrit un texte sur les animaux des Terres Naufragées, si je me souviens bien…

La preuve absolue que c’était vrai. Nesune avait une mémoire d’éléphant. Un don utile, si Cadsuane s’était assez fiée à elle pour recourir à ses services.

— Le seigneur Algarin m’a montré la peau d’un serpent qui en vient, selon lui. Mais je suis sûre que c’est le même que j’ai observé à…

Alors que Nesune la tirait par la manche, Verin implora Cadsuane du regard. Mais c’était trop tard. Entraînée dans le couloir, elle aurait droit à une longue conversation sur le serpent de malheur.

Un spectacle remarquable… et un peu troublant. Nesune soutenait Elaida – ou l’avait soutenue – tandis que Verin entendait la renverser – ou avait entendu. Et voilà qu’elles parlaient de reptiles comme de vieilles amies. Si toutes les deux avaient juré fidélité au jeune al’Thor, ça tenait à sa nature de ta’veren capable de tisser la Trame autour de lui. Mais quel serment pouvait faire oublier à ces femmes leur conflit au sujet de la Chaire d’Amyrlin légitime ? Ou étaient-elles affectées par la proximité d’un ta’veren ? Cadsuane aurait donné cher pour avoir la réponse. Aucun de ses ornements ne la protégerait d’un ta’veren. Dans le lot, elle ignorait à quoi servaient une des lunes et deux poissons, mais sûrement pas à ça.

Ne se creusait-elle pas la cervelle pour rien ? La réponse, très simple, était peut-être que Verin et Nesune appartenaient à l’Ajah Marron. Ces sœurs-là pouvaient oublier n’importe quoi, quand on leur donnait un sujet d’étude. Des serpents ? Quelle horreur !

Les ornements oscillèrent lorsque Cadsuane se détourna, laissant les deux sœurs marron dans son dos. Que lui voulait le garçon ? Que ce soit utile ou non, jouer les conseillères ne lui avait jamais plu…

Dans le couloir, les courants d’air taquinaient les antiques tapisseries usées à force d’avoir été décrochées puis rependues. Assez petit à l’origine, le manoir avait été étendu à la manière d’un corps de ferme, les dépendances s’ajoutant au gré des bonnes fortunes de la famille. Jamais vraiment prospères, les Pendaloan étaient très nombreux à une époque. Le résultat de cette équation – besoin d’espace mais pas d’argent – ne se voyait pas que sur les tapisseries. Les corniches peintes de couleurs vives, par exemple. Et les variations de taille et de hauteur des couloirs, qui ne se croisaient pas toujours à angle droit. Placées là uniquement pour fournir de la lumière, des fenêtres qui donnaient jadis sur les champs offraient à présent une vue sur des cours désertes, à part quelques bancs. Dans certains cas, pour aller d’un point à un autre, il fallait impérativement emprunter une passerelle à colonnade qui dominait une de ces cours. Rarement sculptées, les colonnes étaient soigneusement peintes.

Sur un de ces passages aux colonnes vertes, deux sœurs, accoudées à la balustrade, observaient l’activité, dans la cour qui s’étendait à leurs pieds. Quand Cadsuane ouvrit la porte de la passerelle, Beldeine la repéra du coin de l’œil et se raidit, tirant sur le châle à franges vertes qu’elle portait depuis moins de cinq ans. Jolie, des pommettes hautes, les yeux légèrement inclinés, elle n’avait pas encore accédé à l’intemporalité et paraissait plus jeune que Min – surtout quand elle jeta un regard noir à Cadsuane, puis pivota sur elle-même et détala comme un lièvre.

Sa compagne, Merise, eut un petit sourire puis tira elle aussi sur son châle à franges vertes. Grande et le plus souvent morne, ses cheveux tirés en arrière soulignant la pâleur de son visage, Merise n’avait rien d’une joyeuse luronne.

— Beldeine s’inquiète parce qu’elle n’a toujours pas de Champion, dit-elle avec son fort accent tarabonais tandis que Cadsuane s’immobilisait à ses côtés. (Très vite, Merise baissa de nouveau les yeux sur la cour.) Elle envisage de prendre un Asha’man, si elle en trouve un. Je lui ai conseillé d’en parler à Daigian. Si ça ne l’aide pas, ça aidera Daigian…

Tous les Champions présents au manoir étaient rassemblés dans la cour pavée. En manches de chemise malgré le froid, ils avaient pris place sur les bancs peints pour regarder deux des leurs s’entraîner avec des épées en bois.

Jahar, un des trois Champions de Merise, était un beau jeune homme à la peau hâlée par le soleil. Sous la violence des coups, les clochettes d’argent accrochées à ses tresses tintinnabulaient furieusement. Cet homme se déplaçait à la vitesse d’une lance et avec la souplesse d’un félin. Alors qu’il n’y avait pas de courants d’air sur la passerelle, l’étoile à huit branches, dans les cheveux de Cadsuane, s’affolait. Si elle l’avait posée dans sa main, l’Aes Sedai l’aurait sentie vibrer. Mais elle savait déjà que Jahar était un Asha’man. Et si l’étoile ne l’avait pas identifié comme tel, elle aurait au moins reconnu un homme capable de canaliser. Plus il y en avait dans les environs, et plus l’artefact vibrait – une bonne chose à savoir.

L’adversaire de Jahar, un géant aux larges épaules et au visage de marbre, ses longs cheveux tenus sur le front par une lanière de cuir, n’était pas le second Asha’man présent dans la cour. Pourtant, à sa façon, il était aussi dangereux que les hommes en veste noire.

Lan ne semblait pas bouger aussi vite que Jahar ; pourtant, il était partout en même temps. Parant chaque coup, sa lame composée de lattes de bois forçait le jeune Asha’man à s’écarter insensiblement de son alignement idéal.

Quand ce décalage fut suffisant, Lan frappa et sa lame percuta le flanc de Jahar avec un bruit assourdissant. Un coup mortel, porté par une véritable épée. Alors que l’Asha’man titubait sous la violence du coup, Lan se remit en garde, son alignement rigoureusement parfait.

Un autre Champion de Merise, Nethan, se leva. Mince, les tempes argentées, c’était lui aussi un géant, même s’il restait un rien plus petit que Lan.

Levant sa lame, Jahar lui fit signe de ne pas s’en mêler.

— Daigian se remet ? demanda Cadsuane.

— Mieux que je l’espérais, reconnut Merise. Elle reste trop longtemps dans sa chambre, mais au moins, quand elle pleure, c’est en privé.

Merise abandonna un instant les combattants pour observer le banc peint en vert où Tomas, le Champion râblé et grisonnant de Verin, était assis près d’un homme à la chiche couronne de cheveux blancs.

— Damer a voulu tenter de la guérir, mais elle a refusé. Elle n’avait pas de Champion avant Eben, mais elle sait que porter le deuil est inévitable si on veut se souvenir de celui qu’on a perdu. Je m’étonne que Corele ait envisagé d’autoriser Damer à intervenir…

Avec un haussement d’épaules, la sœur originaire du Tarabon regarda de nouveau Jahar. Les Champions des autres Aes Sedai ne l’intéressaient pas autant que les siens, loin de là.

— Les Asha’man ont du chagrin, comme les Champions… Au début, j’ai cru que Jahar et Damer imitaient simplement les autres, mais le deuil fait aussi partie de leurs coutumes. En évitant de m’imposer, bien entendu, je les ai regardés boire à la mémoire d’Eben. Sans mentionner son nom, ils avaient servi un gobelet pour lui. Bassane et Nethan savent qu’ils peuvent mourir n’importe quand, et ils acceptent leur destin. Jahar s’attend à mourir. Chaque jour, il pense que c’est le dernier. Chaque heure, même…

Cadsuane parvint à s’empêcher de regarder l’autre sœur, qu’elle avait rarement entendue parler autant. Impassible et extérieurement très calme, Merise était pourtant bouleversée, ça se sentait.

— Je sais que tu t’entraînes à te lier à lui, dit Cadsuane, pesant ses mots.

Quand on évoquait son Champion avec une autre sœur, la délicatesse était de rigueur. Ça consistait, par exemple, à rester concentrée sur le combat, dans la cour, au lieu de la dévisager… Une forme de politesse très pratique, quand on avait d’autres raisons de s’intéresser à la passe d’armes entre deux hommes…

— As-tu déterminé si le jeune al’Thor a réussi à Shadar Logoth ? Il aurait vraiment purifié la moitié masculine de la Source ?

Corele aussi s’entraînait à se lier avec Damer. Obsédée par une question futile – comment faire avec le saidar ce que cet homme réalisait avec le saidin ? –, elle n’aurait pas vu la souillure du Ténébreux si elle l’avait eue sous le nez. Pas pour la première fois, Cadsuane regretta de ne pas avoir reçu le châle cinquante ans plus tard. Dans ce cas, elle se serait liée elle-même à un de ces hommes, et elle n’aurait pas eu besoin d’interroger les autres sœurs sur ce sujet. Mais cinquante ans, voilà qui aurait situé la mort de Norla, dans sa petite maison des Collines Noires, longtemps avant que Cadsuane Melaidhrin soit entrée à la Tour Blanche. De quoi altérer grandement l’histoire… En particulier, il aurait été presque impossible que Cadsuane se trouve dans sa situation actuelle – et de très loin, même. En conséquence, elle avait posé la question avec toute la délicatesse requise et attendait la réponse.

— Je ne sais pas trop, Cadsuane, soupira Merise. Le saidar est un océan paisible qui peut emmener une personne où elle veut, si elle connaît les courants et se laisse porter. Le saidin… C’est une avalanche de pierres embrasées ! Ou une montagne de glace qui s’écroule. Il semblait moins souillé que lors de ma première connexion avec Jahar, mais dans ce chaos, n’importe quoi peut se cacher. N’importe quoi !

Cadsuane acquiesça. À vrai dire, elle ne s’attendait pas à une autre réponse. Comment espérer avoir des certitudes sur une des deux plus importantes questions du monde, alors qu’elle n’en avait pas sur les sujets les plus triviaux ?

Dans la cour, la lame de bois de Lan s’immobilisa à un demi-pouce de la gorge de Jahar. Même avec une épée d’entraînement, un tel coup aurait fait de terribles dégâts. Son attaque placée, Lan se remit en garde.

Nethan se leva, mais Jahar lui fit de nouveau signe de rester où il était. Petit, musclé et aussi hâlé que Jahar alors qu’il était cairhienien, le troisième Champion de Merise, Bassane, éclata de rire puis lança une pique sur les types trop ambitieux qui se prenaient les pieds dans leur propre lame.

Tomas et Damer se regardèrent puis secouèrent la tête. En général, les hommes de leur âge avaient depuis longtemps renoncé à ce genre de railleries.

Le combat reprit de plus belle.

Lan et Jahar n’avaient pas que quatre Champions pour spectateurs. Assise sur un banc rouge, une fille à la longue natte noire regardait le duel avec de grands yeux. En l’étudiant, Cadsuane fronça les sourcils. Pour qu’on la prenne pour une Aes Sedai – ce qu’elle était, formellement –, Nynaeve aurait dû exhiber sa bague au serpent. Pas seulement parce qu’elle avait l’air d’une gamine – Beldeine paraissait aussi jeune – mais à cause de son comportement. Sur son banc, elle s’agitait comme si elle allait se lever d’un bond. Et ses lèvres remuaient, à croire qu’elle envoyait des encouragements silencieux à Lan. Une ou deux fois, elle bougea même les mains pour illustrer comment il aurait dû manier son épée. Une fille frivole, dominée par ses passions et dont on pouvait se demander si elle avait un cerveau.

Min n’était pas la seule à avoir renoncé à son cœur et à son esprit pour un homme. Alors que les sœurs jaunes épousaient très rarement leur Champion, le point rouge peint sur le front de Nynaeve – une coutume du Malkier, ce royaume depuis longtemps disparu – indiquait qu’elle était la femme de Lan.

Très peu de sœurs contractaient ce genre de mariage. Cela dit, Lan n’était pas le Champion de Nynaeve, même s’ils s’efforçaient de le faire croire à tout le monde. La véritable allégeance de Lan, voilà bien un sujet qu’ils évitaient, furtifs comme des voleurs qui se fondraient dans les ombres.

Mais il y avait plus intéressant et plus dérangeant : les bijoux de Nynaeve. Un long collier d’or, une fine ceinture du même métal et un assortiment de bracelets et de bagues incrustés de pierres précieuses rouges, vertes et bleues qui juraient avec le jaune de sa robe. À la main gauche, elle arborait des anneaux d’or reliés à un bracelet par des chaînes plates. Un angreal bien plus puissant que les ornements des cheveux de Cadsuane. Les autres bijoux, comme les siens, étaient des ter’angreal fabriqués à la même époque – pendant la Dislocation du Monde, alors qu’une Aes Sedai pouvait avoir bien des mains menaçantes pointées sur elle, en particulier celles des hommes capables de canaliser. Eux aussi, on les appelait des Aes Sedai – une sacrée bizarrerie, ça. Comme de rencontrer un mâle baptisé Cadsuane…

La question, en cette matinée pleine d’interrogations, alors que le soleil n’était pas à mi-chemin de son zénith, consistait à savoir si Nynaeve portait ses bijoux à cause du garçon ou des Asha’man. Ou à cause de Cadsuane Melaidhrin ? Nynaeve avait amplement prouvé sa loyauté vis-à-vis d’un garçon de son village – en même temps, elle ne cachait pas qu’elle s’en méfiait.

Quand elle le décidait, elle avait donc un cerveau ?

Tant qu’elle n’aurait pas la réponse à sa première question, Cadsuane ne pourrait pas se fier à une fille très dangereuse. L’ennui, c’était que peu d’Aes Sedai, ces derniers temps, semblaient inoffensives.

— Jahar devient plus puissant, lâcha soudain Merise.

Un instant, Cadsuane l’interrogea du regard. Plus puissant ? La chemise du jeune Asha’man lui collait à la peau alors que Lan n’avait pas encore versé sa première goutte de sueur.

Puis Cadsuane comprit. Merise parlait du Pouvoir. Jahar devenait plus puissant dans le Pouvoir. De quoi lever quand même un sourcil interrogateur. Depuis quand n’avait-elle pas eu une réaction plus violente ? Ça remontait aux Collines Noires, des décennies plus tôt, quand elle avait commencé à mériter les ornements qu’elle arborait.

— Au début, j’ai cru que les entraînements intensifs avec les Asha’man l’avaient amené à son maximum.

Pensive, Merise plissa le front en observant les deux combattants. Non, c’était à l’intention du seul Jahar. Rien de très spectaculaire, mais significatif pour ceux qui savaient voir et interpréter son mécontentement.

— À Shadar Logoth, j’ai cru que je me faisais des idées… Il y a trois ou quatre jours, j’étais presque convaincue que je me trompais. Aujourd’hui, je suis sûre d’avoir raison. Si les hommes renforcent leur pouvoir par étapes, impossible de dire jusqu’où ils iront.

Merise ne formula pas à voix haute sa grande inquiétude. À ce rythme, Jahar pouvait devenir plus puissant qu’elle. Énoncer une chose pareille était tout bonnement impensable pour une multitude de raisons. Bien qu’habituée à perpétrer des « extravagances » – plus d’une Aes Sedai se serait évanouie à la seule idée de se lier à un homme capable de canaliser –, elle avait ses limites.

Pas Cadsuane… Pourtant, elle n’insista pas. Par la Lumière, qu’elle détestait devoir se montrer délicate !

— Il semble content, Merise.

Les Champions de Merise l’étaient toujours, car elle les traitait bien.

— Il est en pleine crise de…

Merise se tapota la tempe comme pour toucher le vortex de sentiments et de sensations qui se déversait du lien. Oui, décidément, elle était troublée.

— Pas une crise de colère, mais de frustration…

De sa bourse, Merise sortit une petite broche émaillée rouge et jaune qui représentait un étrange serpent doté de pattes et d’une crinière de lion.

— Je ne sais pas où le jeune al’Thor a trouvé ce bijou, mais il l’a donné à Jahar. Si j’ai bien compris, pour les Asha’man, c’est l’équivalent du châle. Bien entendu, j’ai dû confisquer cet insigne. Jahar en est au stade où il doit apprendre à faire uniquement ce que je lui permets. Mais ne plus avoir cet objet le perturbe… Dois-je le lui rendre ? En un sens, ce serait de moi qu’il le tiendrait…

Cadsuane sentit onduler ses sourcils – encore une fois, et dans la même journée. Merise, demander conseil au sujet d’un de ses Champions ? Bien entendu, Cadsuane lui avait suggéré de sonder cet homme, mais ce degré d’intimité était… impensable.

— Quoi que tu décides, ce sera bien, j’en suis sûre.

Après un dernier regard pour Nynaeve, Cadsuane reprit son chemin, laissant Merise caresser la broche tout en observant le duel. Dans la cour, Lan venait de porter un autre coup décisif, mais Jahar exigeait encore une revanche.

Quoi que finisse par décider Merise, Cadsuane venait d’apprendre une chose qui lui déplaisait. Entre les Aes Sedai et les Champions, les frontières étaient depuis toujours aussi bien définies que le lien. Les sœurs commandaient, et leurs protecteurs obéissaient. Mais si Merise – oui, tout particulièrement elle, qui gérait ses Champions d’une main ferme – hésitait au sujet d’une broche, il allait falloir redéfinir toutes les règles, au moins avec les Champions capables de canaliser. Car la tendance à se lier à des Asha’man ne s’inverserait pas, Beldeine en était la preuve vivante. Si les gens ne changeaient jamais vraiment, le monde évoluait avec une régularité dérangeante. Il fallait vivre avec, ou au minimum apprendre à survivre dans ce contexte. De temps en temps, avec de la chance, on pouvait influer sur les changements. Mais quand on en empêchait un, c’était pour en mettre un autre en chantier…

Comme prévu, la porte du jeune al’Thor était gardée. Assise sur un banc, les mains croisées sur son giron, Alivia faisait partie du binôme de sentinelles. Cette Seanchanienne aux cheveux clairs s’était autoproclamée protectrice du garçon. Officiellement parce qu’il l’avait libérée d’un collier de damane, mais il devait y avoir plus que ça. Pour commencer, Min la détestait, et ce n’était pas de la jalousie classique. Alivia, à vrai dire, semblait n’avoir qu’une vague idée de ce que les hommes et les femmes faisaient ensemble. En revanche, il y avait une connexion entre le garçon et elle. On le voyait aux regards qu’ils échangeaient – pleins de détermination pour elle et, pour lui, emplis d’espoir, si difficile à croire que ce soit. Avant de savoir exactement de quoi il retournait, Cadsuane avait la ferme intention de ne rien faire pour les séparer.

Alivia regarda Cadsuane avec une méfiance respectueuse, mais à l’évidence, elle ne la voyait pas comme une ennemie. Avec les adversaires de Rand, la Seanchanienne avait tendance à se montrer… expéditive.

L’autre sentinelle, également une femme, faisait environ la taille d’Alivia. À part ça, elles n’auraient pas pu être plus différentes. Les yeux sombres et pas bleus, Elza avait le visage sans âge d’une Aes Sedai alors qu’Alivia, les cheveux discrètement zébrés de blanc, arborait les ridules de la maturité.

Dès qu’elle vit Cadsuane, Elza bondit sur ses pieds, s’enveloppa dans son châle et se campa devant la porte.

— Il n’est pas seul, dit-elle d’un ton glacial.

— Tu prétends vraiment me barrer le chemin ? répliqua Cadsuane, tout aussi froide.

En principe, la sœur verte andorienne aurait dû s’écarter. Très inférieure dans le Pouvoir, elle n’était pas censée hésiter ni même attendre un ordre direct. Ça allait de soi… Pourtant, elle ne broncha pas et ses yeux lancèrent des éclairs.

Un vrai dilemme. Dans le manoir, cinq autres sœurs avaient juré fidélité au garçon, et celles qui avaient été loyales à Elaida regardaient Cadsuane comme si elles doutaient de ses intentions envers lui. Ça soulevait une question intéressante. Pourquoi Verin ne réagissait-elle pas ainsi ? Cela dit, seule Elza tentait de s’interposer entre Cadsuane et le garçon. Son comportement empestait la jalousie, ce qui n’avait aucun sens. Elle ne pouvait pas se croire plus qualifiée pour conseiller al’Thor, et si elle l’avait désiré – comme Champion ou comme amant – Min aurait déjà sorti ses griffes. Sur ce plan, la jeune femme avait un instinct très sûr.

Si elle avait été le genre de femme à faire ça, Cadsuane aurait montré les dents. À l’instant où elle allait ordonner à Elza de s’écarter, Alivia se pencha vers sa compagne :

— Il l’a convoquée, Elza. Si nous l’empêchons d’entrer, il sera agacé. Contre nous, pas contre elle. Laisse-la passer.

Du coin de l’œil, Elza regarda la Seanchanienne, puis elle eut un rictus méprisant. Dans le Pouvoir, Alivia lui était infiniment supérieure – elle dominait même Cadsuane – mais elle était une Naturelle, donc une menteuse selon la vision du monde d’Elza. Du coup, elle refusait de croire qu’Alivia ait pu être une damane et rejetait d’un bloc le reste de son histoire. Pourtant, elle coula un regard à Cadsuane, puis à la porte, dans son dos, et tira nerveusement sur son châle. Rand agacé contre elle ? Son pire cauchemar…

— Je vais voir s’il peut te recevoir…, maugréa-t-elle. Alivia, surveille-la.

Sur ces fortes paroles, Elza se tourna pour toquer délicatement à la porte. Une voix d’homme lui disant d’entrer, elle entrouvrit le battant et se glissa dans la pièce.

— Il faut lui pardonner, dit Alivia avec son accent traînant si irritant. Elle prend son serment très au sérieux, c’est tout. Et elle n’a pas l’habitude d’être au service de quelqu’un.

— Les Aes Sedai n’ont qu’une parole, répondit sèchement Cadsuane.

Face à la Seanchanienne, elle avait l’impression de parler bien trop vite, à la mode du Cairhien.

— C’est leur devoir, Alivia.

— C’est vrai, et pour information, je n’ai moi aussi qu’une parole. J’ai une dette envers Rand, et je ferai tout ce qu’il me demandera.

Une remarque fascinante… et une ouverture. Mais avant que Cadsuane ait pu saisir la perche, Elza revint, suivie par Algarin, sa barbe blanche parfaitement taillée. Avec un sourire qui accentua ses rides, le vieil homme s’inclina devant la sœur de légende. Des plus ordinaires, sa veste noire, coupée dans sa lointaine jeunesse, lui allait deux fois, désormais, et son crâne se déplumait.

Aucune chance de lui tirer les vers du nez sur sa rencontre avec le garçon…

— Il va te recevoir, annonça Elza d’un ton grinçant.

Cadsuane passa à un souffle de montrer les dents. Mais Alivia et Algarin devraient attendre, si intéressants qu’ils soient…

Quand elle entra, le garçon était debout. Presque aussi grand et large que Lan, il portait une veste noire ornée de fil d’or sur les manches et le col. Pour lui aller vraiment, ce vêtement ressemblait trop à l’uniforme des Asha’man, mais Cadsuane garda la remarque pour elle.

Le garçon la salua puis désigna un fauteuil, devant la cheminée. Quand elle fut assise, il demanda si elle voulait du vin. Celui qui était sur la table avec deux gobelets avait refroidi, mais il pouvait en faire venir du chaud.

Estimant avoir travaillé assez dur pour lui inculquer la politesse, Cadsuane décida qu’il pouvait s’habiller comme il l’entendait. S’il avait encore besoin d’un guide, c’était sur des sujets plus importants. Inutile de gaspiller de la salive sur des futilités vestimentaires.

Inclinant la tête avec grâce, Cadsuane refusa le vin. Une boisson pouvait présenter plus d’une utilité. Par exemple, on pouvait la siroter quand on voulait du temps pour réfléchir, ou encore baisser les yeux dessus quand on entendait les cacher à son interlocuteur. Mais ce jeune homme-là, il fallait avoir l’œil dessus en permanence. Impassible, il lâchait presque aussi peu d’informations qu’une sœur. Avec ses cheveux roux foncé et ses yeux bleu-gris, il aurait pu passer pour un Aiel, mais peu de guerriers du désert avaient un regard si froid. En comparaison, le ciel grisâtre de la matinée était radieux. Et ça ne s’arrangeait pas depuis Shadar Logoth. Froideur, dureté, méfiance – la redoutable trilogie !

— Algarin avait un frère qui pouvait canaliser, dit Rand en se tournant vers un fauteuil.

En plein mouvement, il vacilla. Éclatant de rire, il se retint à un bras du siège comme s’il avait simplement trébuché. Mais il ne s’était pas emmêlé les pinceaux. Et il ne s’était pas connecté au saidin – Cadsuane l’avait déjà vu tituber ainsi quand il le faisait. Mais ses ornements l’auraient avertie. Selon Corele, pour récupérer après Shadar Logoth, Rand avait seulement besoin d’un peu de sommeil… Bon sang ! elle allait devoir le garder en vie ! Sinon, tout ça aurait été pour rien…

— Je sais… (Algarin semblant avoir tout dit au garçon, Cadsuane s’autorisa une précision.) C’est moi qui ai capturé Emarin, puis qui l’ai conduit à Tar Valon.

On aurait pu trouver étrange qu’Algarin en soit reconnaissant. Mais Emarin, son frère cadet, avait survécu dix ans après avoir été apaisé, parce qu’elle l’avait aidé à accepter sa condition. Les deux frères avaient été très proches…

Le garçon s’assit, l’air troublé. Pour Emarin, il ne savait pas jusqu’à cet instant.

— Algarin veut être testé, annonça-t-il.

Cadsuane soutint le regard du garçon et ne dit rien. Les enfants encore vivants d’Algarin étaient mariés, donc il se sentait peut-être prêt à céder son domaine à ses descendants. Quoi qu’il en soit, au point où on en était, un homme capable de canaliser en plus ou en moins ne ferait aucune différence.

Al’Thor ne broncha pas. Au fond, c’était peut-être lui qui soutenait le regard de Cadsuane… Après un long moment, il hocha très légèrement la tête. L’avait-il mise à l’épreuve ?

— Quand tu te conduis comme un imbécile, mon garçon, ne crains jamais que je m’abstienne de te le dire.

Après une seule entrevue, la plupart des gens se souvenaient que Cadsuane avait une langue acérée. Le garçon, lui, avait besoin qu’elle lui rafraîchisse la mémoire de temps en temps.

Il eut un grognement qui était peut-être un rire mélancolique. Cadsuane se souvint qu’il voulait qu’elle lui enseigne quelque chose – sans être capable de préciser quoi. Aucune importance. Elle pouvait piocher dans une longue liste, et elle avait à peine commencé.

Les traits toujours de marbre, al’Thor se leva d’un bond et entreprit de marcher de long en large entre la cheminée et la porte. Dans son dos, il serrait les poings.

— Avec Alivia, j’ai discuté des Seanchaniens. S’ils parlent de leur armée toujours victorieuse, c’est pour une bonne raison. Ils n’ont jamais perdu une guerre. Des batailles, oui, mais pas de guerre. Après une défaite, ils se réunissent autour d’une table pour déterminer ce qu’ils ont mal fait – ou ce que l’ennemi a bien fait. Ensuite, ils modifient ce qui doit l’être pour renouer avec la victoire.

— Très judicieux, fit Cadsuane quand la tirade fut terminée. Je connais des chefs qui font la même chose. Davram Bashere, par exemple. Mais aussi Gareth Bryne, Rodel Ituralde, Agelmar Jagad. Même Pedron Niall procédait ainsi, de son vivant. Tous de très grands généraux.

— Oui, marmonna Rand sans cesser de marcher.

Il ne regarda pas Cadsuane, à croire qu’il ne la voyait pas. En revanche, il l’entendait, et avec un peu de chance, il l’écouterait.

— Cinq grands chefs, oui ! Mais tous les Seanchaniens font ça ! Depuis des milliers d’années, même. Ils modifient ce qui doit l’être et ne baissent jamais les bras.

— Tu envisages qu’ils soient invincibles ? demanda Cadsuane, très calme.

L’équanimité était toujours adaptée avant de connaître les faits – et après aussi, le plus souvent.

— Je peux finir par les vaincre, lâcha le garçon, avec un gros effort pour rester courtois.

Une bonne chose, ça. Moins Cadsuane devrait prouver qu’elle sanctionnerait tout manquement à ses règles, mieux ça vaudrait.

— Mais…

Rand s’interrompit, gêné par les éclats de voix qui montaient du couloir.

Un instant plus tard, la porte s’ouvrit et Elza entra à reculons, sans cesser de crier. Les bras en croix, elle tentait de retenir deux Aes Sedai. Le visage pour une fois rubicond, Erian essayait de pousser sa collègue verte. Sarene, belle à en faire paraître Erian quelconque, affichait plus de sérénité, comme il seyait à une sœur blanche, mais elle secoua la tête assez violemment pour faire s’entrechoquer les perles accrochées à ses tresses. Même si elle se contrôlait, c’était une femme au sang chaud.

— Bartol et Rashan vont venir, annonça Erian, son accent illianien aggravé par la colère.

Elle parlait de ses deux Champions, laissés derrière elle à Cairhien.

— Je ne les ai pas envoyé chercher, mais quelqu’un a « voyagé » avec eux. Il y a une heure, je les ai sentis plus près de moi, puis plus proches encore. Ils ne sont pas très loin.

— Mon Vitalien approche aussi, dit Sarene. Il sera là dans quelques heures.

Elza baissa les bras – mais sans cesser de foudroyer les sœurs du regard, si on en jugeait par la tension de ses muscles dorsaux.

— Mon Fearil sera bientôt là aussi, souffla-t-elle.

Son seul protecteur. On les disait mariés, et une sœur verte, dans cette situation, prenait rarement un autre Champion tant que durait cette union. Cadsuane se demanda si Elza aurait signalé l’arrivée de Fearil, si les autres n’avaient rien dit.

— Je ne m’attendais pas à ça si tôt, souffla Rand.

Un murmure, mais vibrant de détermination.

— Mais je n’aurais pas dû espérer que les événements se plient à ma volonté, pas vrai, Cadsuane ?

— Ils ne se plient à la volonté de personne, mon garçon.

La sœur de légende se leva. Comme si elle ne l’avait pas vue avant, Erian sursauta. Pourtant, Cadsuane aurait juré que ses traits étaient aussi figés que ceux du garçon – et peut-être taillés dans le même marbre.

Pourquoi les Champions venaient-ils de Cairhien, et qui avait « voyagé » avec eux ? Ces deux questions risquaient de se révéler cruciales.

En attendant, Cadsuane pensait avoir obtenu une nouvelle réponse du garçon, et elle allait devoir réfléchir très sérieusement à ce qu’elle lui conseillerait.

Parfois, les réponses se révélaient plus épineuses que les questions…

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