N’oubliant jamais tout à fait qu’elle était à bord d’un vaisseau (en raison des imperceptibles variations de la gravité induite provoquées par les minuscules déséquilibres du flux de poussée, qui reflétaient eux-mêmes les caprices quantiques propres aux mystères intimes des propulsions Conjoineur), Volyova arriva dans la verte tranquillité de la clairière. Elle hésita en haut des marches rustiques avant de descendre sur l’herbe. Si Sajaki savait qu’elle était là, il ne le montra pas. Il était agenouillé, silencieux, immobile, près de la souche tortueuse qui était leur point de rendez-vous informel. Mais il avait forcément senti sa présence. Volyova savait que Sajaki était allé voir les Schèmes Mystifs sur Wintersea, le monde aquatique. Il y avait accompagné le capitaine Brannigan alors qu’il pouvait encore quitter le navire. Elle ne connaissait pas le but de ce voyage – pour aucun des deux –, mais elle s’était laissé dire que les Schèmes Mystifs lui avaient bidouillé le néocortex, y gravant des schémas neuraux qui l’avaient configuré selon un degré inhabituel de conscience spatiale, lui donnant la faculté de penser en quatre ou cinq dimensions. Les schémas étaient l’espèce la plus rare de conversion mystif : c’était une conversion persistante.
Volyova descendit les marches, faisant grincer la dernière sous son pied. Sajaki se retourna et la regarda, l’air pas surpris du tout.
— Il se passe quelque chose ? demanda-t-il en déchiffrant son expression.
— C’est au sujet de la stavlennik, dit-elle, revenant brièvement à sa langue maternelle, le russe. La protégée, je veux dire.
— Parle-moi d’elle, répondit distraitement Sajaki.
Il portait un kimono gris cendré, mais l’humidité fonçait les genoux, les faisant paraître vert olive, presque noir. Son shakuhachi était posé sur la souche polie comme un miroir par le frottement de leurs coudes. Deux mois avaient passé depuis leur départ de Yellowstone. Volyova et le Komuso étaient les deux seuls membres de l’équipage à n’être pas encore entrés en cryosomnie.
— Elle est des nôtres, maintenant, dit Volyova en s’agenouillant face à lui. Son endoctrinement est complet.
— Bonne nouvelle.
De l’autre côté de la clairière, un macaque poussa un cri grinçant et quitta son perchoir dans un foisonnement de couleurs primaires discordantes.
— Nous pouvons la présenter au capitaine Brannigan.
— Rien de tel que l’instant présent, fit Sajaki en lissant un faux pli de son kimono. À moins que tu n’aies encore des réserves ?
— À propos de la rencontre avec le capitaine ? fit-elle avec un claquement de langue. Pas la moindre.
— Alors, c’est plus sérieux que ça.
— Quoi donc ?
— Ce que tu as en tête. Allez, vas-y, Ilia, dis-le.
— C’est Khouri. Je n’ai pas envie qu’elle connaisse le même genre de crise psychotique que Nagorny.
Elle s’interrompit, attendant – espérant – une réponse de Sajaki. Mais seul lui répondit le bruit blanc de la cascade. L’autre braquait sur elle un regard rigoureusement inexpressif.
— Ce que je veux dire, poursuivit-elle en bredouillant, ne sachant où elle mettait les pieds, c’est que je ne suis plus très sûre, à ce stade, qu’elle fasse l’affaire.
— À ce stade ? releva Sajaki, tout bas, au point qu’elle l’entendit moins qu’elle ne le devina.
— Je veux dire, pour occuper le poste de tir juste après Nagorny. C’est trop dangereux, et je pense que Khouri est trop précieuse pour que nous lui fassions courir ce risque. (Elle déglutit, inspira profondément et se jeta à l’eau :) Je pense que nous devrions trouver quelqu’un d’autre, quelqu’un de moins doué. Avec une recrue intermédiaire, je pourrais gommer les dernières aspérités avant de mettre Khouri en première ligne.
Sajaki regarda pensivement son shakuhachi. Il y avait une petite bosse, au bout. Peut-être l’avait-il faite le jour où il avait assommé Khouri avec. Il la frotta avec le pouce pour la lisser.
Il prit enfin la parole, avec un calme plus inquiétant que n’importe quelle manifestation de colère.
— Tu voudrais que nous cherchions quelqu’un d’autre ? dit-il comme s’il n’avait jamais rien entendu de plus incongru.
— Juste pour faire l’intérim, répondit-elle, bien consciente d’avoir parlé trop vite, s’en voulant à mort pour ça et se méprisant de sa soudaine servilité envers le Komuso. Jusqu’à ce que la situation soit stabilisée. Après, nous pourrons reprendre Khouri.
— Quoi de plus sensé ? fit Sajaki en hochant la tête. Je me demande vraiment pourquoi nous n’y avons pas pensé plus tôt. Il faut croire que nous avions d’autres soucis en tête. (Il reposa le shakuhachi, mais n’en éloigna pas sa main.) Enfin, c’est comme ça. Nous n’avons plus qu’à trouver une autre recrue. Ça ne devrait pas être très difficile, hein ? Je veux dire, nous n’avons pas eu trop de mal à trouver Khouri. D’accord, nous sommes à deux mois de tout dans l’espace interstellaire et notre prochaine halte est un avant-poste à peu près inconnu, mais je ne vois pas ce qui nous empêcherait de trouver le candidat idéal. Nous devrions même en refuser des palanquées, hein ?
— Un peu de sérieux, dit-elle.
— Parce que je ne suis pas sérieux, peut-être, triumvira ?
L’instant d’avant, elle avait peur. Maintenant, elle était en colère.
— Tu n’es plus le même, Yuuji-san. Plus depuis que…
— Depuis quoi ?
— Depuis que vous êtes allés voir les Mystifs, le capitaine et toi. Que s’est-il passé là-bas, Yuuji ? Que vous ont-ils fait dans la tête ?
Il la regarda bizarrement, comme si la question, bien que parfaitement légitime, ne lui était jamais venue à l’esprit. C’était une ruse, naturellement. Sajaki agit à la vitesse de l’éclair et, du shakuhachi, Volyova ne vit, en réalité, qu’une image brouillée, couleur de bambou. Le coup fut relativement amorti – Sajaki avait dû le retenir au dernier moment – mais elle le reçut en plein dans le côté et cela suffit pour l’envoyer dans l’herbe, les quatre fers en l’air. Sur le coup, elle ressentit moins la douleur ou le choc provoqués par l’attaque que la fraîcheur piquante de l’herbe qui lui chatouillait les narines.
Il fit le tour de la souche avec circonspection.
— Tu te poses toujours trop de questions, dit Sajaki en tirant de son kimono une chose qui était peut-être une seringue.
Sylveste fouilla dans sa poche avec angoisse à la recherche de la fiole qu’il était sûr de ne pas y trouver.
Il y eut un minuscule miracle. Il tomba dessus.
Tout en bas, la cité amarantine se remplissait peu à peu. Les officiels s’approchaient lentement du temple situé en plein centre. Il captait des bribes de conversation – un mot par-ci, un mot par-là, guère plus, mais parfaitement nets. Il était à plusieurs centaines de mètres au-dessus d’eux, sur la balustrade que les hommes avaient greffée à la paroi noire de l’œuf qui englobait la cité.
C’était le jour de son mariage.
Il avait vu le temple plusieurs fois, mais en simulation seulement, et il y avait si longtemps qu’il n’y était pas venu en chair et en os qu’il avait oublié à quel point sa taille pouvait être stupéfiante. C’était l’un des défauts étranges, persistants, des simulations : elles avaient beau être de plus en plus précises, on ne pouvait jamais oublier que ce n’était pas la réalité. Sylveste s’était tenu sous la coupole du temple, il avait levé la tête pour regarder l’endroit, à des centaines de mètres plus haut, où les arches de pierre se rencontraient, et il n’avait pas éprouvé le moindre vertige, pas la moindre crainte que la structure inconcevablement ancienne ne choisisse ce moment pour s’écrouler sur lui. Mais à présent, en visitant pour la seconde fois la cité enfouie, il éprouvait le sentiment écrasant de sa propre petitesse. L’œuf dans lequel elle était enclose avait beau être d’une taille dérangeante, inconfortable, au moins c’était le produit d’une technologie mature identifiable – même si les Inondationnistes préféraient ignorer ce fait. Cela dit, la cité qui se trouvait à l’intérieur ressemblait plutôt au rêve fiévreux d’un illuminé du quinzième siècle, ne serait-ce qu’à cause de la fabuleuse silhouette ailée dressée tout en haut de la tour. Et plus il regardait tout ça, plus il avait l’impression que ça n’avait existé que pour célébrer le retour des Bannis.
Ça n’avait pas de sens. Enfin, au moins, ça détournait ses pensées de la cérémonie imminente.
Plus il regardait la créature ailée, et plus il était persuadé que, contrairement à sa première impression, la chose ailée était vraiment un Amarantin, ou, plus exactement, une sorte d’hybride d’ange et d’Amarantin, sculpté par un artiste qui jouissait d’une compréhension profonde, érudite, de ce qu’impliquait la possession d’ailes. Vue sans le secours de son zoom oculaire, la statue évoquait une croix, au point que c’en était choquant. Grossie, la croix devenait un Amarantin aux ailes glorieusement déployées. Elles étaient plaquées de métaux de différentes couleurs, et chaque petite plume brillait d’un ton légèrement différent. Comme chez les anges humains, les ailes ne remplaçaient aucunement les bras mais constituaient une paire de membres supplémentaire.
Mais celui-ci semblait plus réaliste que n’importe quelle représentation artistique d’ange humain que Sylveste ait jamais eu l’occasion de voir. Il paraissait – idée soudain absurde – anatomiquement correct. Le sculpteur n’avait pas simplement greffé les ailes sur la forme amarantine basique, il en avait subtilement restructuré l’anatomie sous-jacente. Les avant-bras préhensiles avaient été légèrement descendus sur le torse, et allongés pour compenser. La poitrine était beaucoup plus renflée que la normale, et surmontée, au niveau des épaules, par une sorte de joug à la fois squelettique et musculaire d’où partaient les ailes. Celles-ci avaient une forme vaguement triangulaire, un peu comme un cerf-volant. Le cou de la créature était anormalement allongé, et la tête paraissait plus aérodynamique, plus semblable à une tête d’oiseau. Les yeux étaient encore placés sur l’avant – bien que, chez les Amarantins, la vision binoculaire ait été limitée –, mais profondément enfoncés dans des orbites cannelées. Les narines ouvertes sur la mandibule supérieure étaient épatées, striées comme pour faciliter l’arrivée de l’air dans les poumons, et donc le battement des ailes. D’un autre côté, tout ne paraissait pas aussi bien conçu. Si la masse de la créature était voisine de celle de l’Amarantin moyen, ces ailes auraient été pitoyablement incapables de la faire voler. Alors qu’était-ce ? Un objet ornemental grossièrement provocant ? Les Bannis s’étaient-ils lancés dans la bio-ingénierie radicale rien que pour s’affubler d’ailes d’une radicale inutilité ?
Ou bien avaient-elles un autre but ?
— Des arrière-pensées ? fit une voix, tirant Sylveste de sa contemplation. Tu ne crois pas que ce soit une bonne idée, hein ?
Il se détourna de la balustrade qui dominait la ville.
— Il est un peu tard pour exprimer mes réticences, il me semble.
— Le jour de ton mariage ? fit Girardieau avec un sourire. Enfin, Dan, tu n’as pas encore la corde au cou. Tu peux toujours faire marche arrière.
— Comment le prendrais-tu ?
— Vraiment très mal, je pense.
Girardieau portait un costume de ville élégant, guindé. Il plastronnait, les joues un peu rouges, sous l’œil des hovercams qui planaient dans le secteur. Il prit Sylveste par le bras et l’entraîna à l’écart.
— Depuis combien de temps sommes-nous amis, Dan ?
— Amis ? Comme tu y vas ! Je parlerais plutôt d’une sorte de parasitisme mutuel.
— Allons, allons, fit Girardieau, un peu dépité. T’ai-je plus empoisonné la vie, ces vingt dernières années, que ce n’était strictement nécessaire ? Tu penses que ça m’amuse de te garder sous les verrous ?
— Disons que tu y as mis un certain enthousiasme.
Ils descendirent du balcon et reprirent l’une des galeries qui sillonnaient la coque noire entourant la ville. Le sol étouffait le bruit de leurs pas.
— C’est que j’avais tes intérêts à cœur, répondit Girardieau. Tu sais, Dan, si je ne t’avais pas mis derrière les barreaux, la foule déchaînée aurait passé sa colère sur toi. Et puis, au cas où ce ne serait pas rigoureusement évident pour toi, nous étions pris dans une sorte de frénésie, à l’époque.
Sylveste l’écoutait sans répondre. Il savait que Girardieau n’avait pas tout à fait tort, d’un point de vue théorique, mais cela ne reflétait pas forcément ses véritables motifs du moment.
— La situation politique était beaucoup plus simple, à l’époque. Quand il n’y avait pas de Sentier Rigoureux pour foutre la merde.
Ils prirent un ascenseur flambant neuf, d’une propreté méticuleuse et qui sentait le désinfectant. Aux parois étaient accrochées des gravures montrant Resurgam avant et après les interventions des Inondationnistes. Il y en avait même une de Mantell. La mesa où se trouvait l’avant-poste des archéologues était environnée de verdure. Une cascade coulait du sommet, sous un ciel bleu piqueté de nuages. À Cuvier, une industrie entière était consacrée à la création d’images et de simulations représentant la future Resurgam. Cela allait d’aquarelles originales à des conceptions sensorielles fort réalistes.
— D’un autre côté, reprit Girardieau, on voit se manifester des éléments scientifiques radicaux. Pas plus tard que la semaine dernière, un représentant du Sentier Rigoureux a été abattu à Mantell, et crois-moi, ce n’était pas un coup d’un des nôtres.
Sylveste sentit que la cabine descendait vers le niveau de la ville.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je dis qu’avec ces fanatiques de tout poil, nous commençons, tous les deux, à avoir l’air affreusement modérés. C’est une idée plutôt déprimante, non ?
— Tu veux dire que nous sommes doublés sur les deux flancs par plus radicaux que nous ?
— Quelque chose comme ça.
En émergeant de la paroi noire comme une tombe qui englobait la cité, ils tombèrent sur un petit groupe de gens des médias absorbés dans des préparatifs de dernière minute. Ils orchestraient, les yeux cachés derrière des lunettes-caméra à verres jaunes, le petit ballet des hovercams qui planaient autour d’eux, suspendues à leurs ballonnets grisâtres. L’un des paons génétiquement modifiés de Jannequin picorait non loin d’eux, sa queue balayant le sol derrière lui. Deux vigiles arborant l’écusson doré des Inondationnistes sur leur combinaison noire s’avancèrent dans un nuage d’images entoptiques délibérément menaçantes. Des cyborgs rôdaient derrière eux. Ils soumirent Sylveste et Girardieau à un scan de reco approfondi et leur indiquèrent une petite structure temporaire érigée près d’un foisonnement d’habitations amarantines pareilles à des nids.
L’intérieur était presque vide, en dehors d’une table et de deux chaises épurées. Sur la table étaient posés une bouteille de vin rouge amerikano et deux gobelets de verre givré sur lesquels étaient gravés des paysages.
— Assieds-toi, dit Girardieau en remplissant les gobelets. Je ne vois pas pourquoi tu es tellement nerveux. Après tout, ce n’est pas la première fois, pour toi.
— C’est la quatrième, en fait.
— Rien que des cérémonies kamées ?
Sylveste hocha la tête. Il pensa aux deux premières : deux événements mineurs, avec des Kamées de ligues mineures, dont il ne revoyait même pas le visage. Elles s’étaient toutes les deux ratatinées sous les feux des projecteurs que son nom attirait immanquablement. Au contraire, son dernier mariage, avec Alicia, avait été présenté comme un coup de pub dès le début. Il avait attiré l’attention du public sur l’expédition de Resurgam alors en préparation, lui procurant le dernier coup de pouce financier qui lui manquait. Le fait qu’ils se soient aimés n’y avait pour ainsi dire rien changé. Disons que c’était la cerise sur le gâteau d’un arrangement existant.
— C’est un lourd fardeau à traîner dans sa tête en un moment pareil, nota Girardieau. Tu n’as jamais eu envie de faire table rase du passé ?
— Tu trouves la cérémonie insolite.
— Peut-être, fit Girardieau en se tamponnant les lèvres. Je n’ai jamais adhéré à la culture kamée, tu comprends.
— Tu es venu avec nous de Yellowstone.
— D’accord, mais je n’étais pas né là-bas. Ma famille était de Grand Teton. Je ne suis arrivé sur Yellowstone que sept ans avant le départ de l’expédition pour Resurgam. Pas vraiment assez pour s’acclimater à la culture et aux traditions kamées. Alors que ma fille… Pascale n’a pour ainsi dire connu que la société kamée. Ou du moins la version que nous en avons apportée ici. Je suppose que tu as la fiole sur toi, là, poursuivit-il un ton plus bas. Je peux la voir ?
— J’aurais mauvaise grâce à te le refuser.
Sylveste prit dans sa poche le petit cylindre de verre qu’il avait tripoté toute la journée. Il le passa à Girardieau qui joua nerveusement avec, le tournant et le retournant entre ses doigts. Il regarda les bulles à l’intérieur passer d’un côté à l’autre comme dans un niveau d’eau. Une masse sombre, fibreuse, tentaculaire, flottait dans le liquide.
Il reposa la fiole. Elle fit un petit bruit musical en heurtant le dessus de la table. Girardieau l’examina avec une horreur à peine dissimulée.
— Ça fait mal ?
— Bien sûr que non. Nous ne sommes pas sadiques, tu sais, répondit Sylveste avec un sourire, secrètement ravi du malaise de Girardieau. Tu préférerais peut-être que nous échangions des chameaux ?
— Range ça.
Sylveste remit la fiole dans sa poche.
— Alors, Nils, qui est le plus nerveux, maintenant, hmm ?
Girardieau remplit à nouveau son verre.
— Désolé. La sécurité est vraiment sur les dents, je ne sais pas pourquoi. Je suppose que leur tension déteint sur moi.
— Je n’ai rien remarqué.
— Normal, fit Girardieau en haussant les épaules dans un mouvement ample, partant de l’abdomen. Ils disent que tout va bien, mais au bout de vingt ans, leur comportement n’a plus de secrets pour moi.
— À ta place, je ne m’en ferais pas. Ta police est très efficace.
Girardieau secoua sèchement la tête comme s’il avait mordu dans un citron particulièrement acide.
— Je n’ose espérer que les choses soient jamais tout à fait claires entre nous, Dan. Mais tu pourrais quand même me rendre grâce d’une chose : ne t’ai-je pas accordé une totale liberté de mouvement dans cet endroit ? fit-il avec un mouvement de menton en direction de la porte ouverte.
Si. Et ça n’avait servi qu’à remplacer une douzaine de questions par mille autres.
— Nils… où en sont les ressources de la colonie, ces temps-ci ?
— Dans quel sens ?
— Je sais que la situation a changé depuis le passage de Remilliod. Des choses qui auraient été impensables de mon temps… pourraient être faites, maintenant, pourvu qu’il y ait une volonté politique.
— Quel genre de choses ? demanda Girardieau d’un ton dubitatif.
Sylveste remit la main dans la poche de son veston et en ramena un papier qu’il déplia devant Girardieau. Un papier portant des dessins circulaires complexes.
— Tu reconnais ça ? C’est ce que nous avons trouvé sur l’obélisque et un peu partout dans la cité. Ce sont des cartes du système solaire dressées par les Amarantins.
— Je ne sais pas pourquoi, mais maintenant que j’ai vu cette cité, je le crois plus volontiers qu’avant.
— Bon, alors regarde ça, fit Sylveste en suivant, du doigt, le cercle le plus large. C’est l’orbite de l’étoile neutronique, Hadès.
— Hadès ?
— C’est ainsi qu’on l’a appelée quand on a découvert le système. Il y a une masse rocheuse en orbite autour, une masse de la taille d’un planétoïde. Ils l’appellent Cerbère, ajouta-t-il en tapotant les graphes placés en regard du double système planète-étoile neutronique. Il faut croire qu’il revêtait une certaine importance pour les Amarantins. Et je pense que ça pourrait avoir un rapport avec l’Événement.
Girardieau se prit la tête à deux mains dans une attitude théâtrale et regarda Sylveste.
— Tu es vraiment sérieux ?
— Oui. (Délicatement, sans quitter Girardieau des yeux un seul instant, il replia le papier et le remit dans sa poche.) Nous devons l’explorer, afin de découvrir ce qui a tué les Amarantins avant que ça ne nous tue aussi.
Sajaki et Volyova entrèrent dans la cabine de Khouri et lui conseillèrent de se vêtir chaudement. Khouri remarqua qu’ils étaient beaucoup plus couverts que d’ordinaire – Volyova portait un blouson aviateur zippé jusqu’au cou, et Sajaki une capote à col montant en tissu thermique faite d’un assemblage de pièces en néo-diams.
— J’ai merdé, c’est ça ? fit Khouri. Et maintenant vous allez me condamner au sas. Mon score dans les simulations de combats n’a pas été assez bon. Vous allez vous débarrasser de moi.
— Ne dites pas de bêtises, répondit Sajaki dont on ne voyait que le nez et le front au-dessus de la bande de fourrure du col. Vous pensez que nous nous inquiéterions de votre bien-être si nous voulions votre mort ?
— De plus, ajouta Volyova, votre endoctrinement est achevé depuis des semaines. Vous êtes des nôtres, maintenant. Vous éliminer serait une forme de trahison envers nous-mêmes.
Sous la visière de sa casquette, seuls son menton et sa bouche étaient visibles, complétant étrangement le demi-visage de Sajaki. Additionnés, ils auraient formé un faciès composite, atone.
— Ravie de savoir que vous vous souciez de moi.
Encore peu rassurée – la possibilité qu’ils aient des projets désagréables pour elle n’était pas exclue –, elle fouilla dans ce qui lui tenait lieu d’affaires personnelles et trouva un vêtement thermique. Une veste fabriquée à bord, et du même style que la tenue d’arlequin de Sajaki, si ce n’est qu’elle s’arrêtait aux genoux.
Un ascenseur les emmena dans une région inexplorée du vaisseau – ou du moins très éloignée de celles où Khouri se considérait en terrain connu. Ils durent changer plusieurs fois d’ascenseur et emprunter des galeries de connexion. Volyova lui expliqua que les dégâts provoqués par le virus avaient neutralisé de vastes parties du système de transit. Le décor et le niveau technologique des zones traversées différaient subtilement de l’une à l’autre, et Khouri en déduisit que des régions entières du vaisseau avaient été laissées à l’abandon à des moments différents au cours des siècles. Elle était encore un peu tendue, mais quelque chose dans l’attitude de ses compagnons lui disait que ce qu’ils avaient en tête tenait plus de la cérémonie initiatique que de l’exécution de sang-froid. Ils lui faisaient penser à des enfants mijotant une mauvaise blague. Volyova, du moins, parce que Sajaki avait son air autoritaire habituel et se comportait comme un fonctionnaire effectuant une tâche fastidieuse.
— Puisque vous êtes maintenant des nôtres, commença-t-il, il est temps que nous vous en disions un peu plus sur notre organisation. Vous aimerez peut-être aussi savoir pourquoi nous allons à Resurgam.
— Je pensais que c’était pour affaires.
— C’était la version officielle, mais il faut bien voir les choses en face : elle n’a jamais été très convaincante. L’économie de Resurgam est pour ainsi dire inexistante – le but de la colonie était la recherche pure –, et elle n’a sûrement pas les moyens de nous acheter grand-chose. Cela dit, nos informations datent forcément un peu et, une fois là-bas, nous leur vendrons ce que nous pourrons, mais nous n’y serions jamais allés pour cette seule raison.
— Alors, qu’allons-nous faire là-bas ?
L’ascenseur amorça sa décélération.
— Le nom de Sylveste vous dit quelque chose ? demanda Sajaki.
Khouri s’efforça de réagir comme si la question était logique, et ne lui avait pas traversé le crâne à la façon d’un éclair de magnésium.
— Évidemment. Tout le monde, à Yellowstone, connaît Sylveste. Cet homme était quasiment un dieu pour eux. Ou plutôt le diable.
Elle s’interrompit, espérant que sa réaction avait paru normale, et ajouta :
— Mais… de quel Sylveste voulez-vous parler ? Du père, le type qui a saboté ces expériences sur l’immortalité ? Ou de son fils ?
— Pratiquement, les deux, répondit Sajaki.
L’ascenseur s’arrêta dans un vacarme retentissant.
Les portes s’ouvrirent, et ce fut comme si on les avait frappés en plein visage avec un linge mouillé. Khouri se félicita d’avoir mis quelque chose de chaud, mais elle crevait de froid quand même.
— En fait, reprit-elle, ils n’étaient pas tous mauvais. Lorean, le père du vieux – le grand-père –, était encore une sorte de héros populaire, bien après sa mort, et même après que son fils – comment s’appelle-t-il, déjà ?…
— Calvin.
— C’est ça. Même après que Calvin eut tué tous ces gens. Puis le fils de Calvin, Dan, est arrivé, et il a essayé de se racheter, à sa façon, avec cette histoire de Vélaires. Je n’étais pas née à l’époque, évidemment, ajouta Khouri avec un haussement d’épaules. Tout ce que j’en sais, c’est ce qu’on m’a dit.
Elles suivirent Sajaki dans des coursives vert-de-gris, sinistres. Des rats-droïdes énormes, peut-être mutants, détalaient à leur approche. Ils empruntèrent une galerie qui ressemblait à une trachée artère atteinte de diphtérie avec ses parois glutineuses, barbouillées de glace crasseuse, veinées d’un réseau tentaculaire de canalisations et de câbles électriques, suintantes d’une matière visqueuse qui ressemblait vilainement à du phlegme humain. De la mécabave. La morve du vaisseau, lui expliqua Volyova : une sécrétion organique provoquée par le dysfonctionnement d’un système de recyclage biologique à un niveau sous-jacent.
Mais c’était surtout du froid que Khouri souffrait.
— Le rôle de Sylveste dans l’affaire est assez complexe, dit Sajaki. Ce sera long à expliquer. Je veux d’abord vous faire rencontrer le capitaine.
Sylveste vérifia une dernière fois sa tenue. Satisfait, il coupa l’image et rejoignit Girardieau dans l’antichambre de préfabriqué. La musique monta crescendo puis reflua, plus proche d’une rumeur lancinante. Le schéma lumineux se modifia, les voix se réduisirent à un murmure.
Ils entrèrent ensemble dans la lumière, dans le champ sonore bourdonnant de l’orgue. Un sentier sinueux, revêtu d’un tapis pour l’occasion, menait vers le temple central. Il était bordé d’harmonicarbres protégés par des dômes de plastique transparent. Les harmonicarbres étaient des sculptures articulées, hérissées de piques, aux multiples bras ornés de miroirs colorés, incurvés. De temps à autre, les arbres cliquetaient et se reconfiguraient, grâce, apparemment, à des mécanismes datant de plusieurs millions d’années enfouis dans leur piédestal. On pensait que ces arbres étaient des éléments d’un système de sémaphores à l’échelle de la cité.
La sonorité de l’orgue s’amplifia alors qu’ils entraient dans le temple. La coupole ovoïde était sertie de pétales de verre coloré, minutieusement travaillés, miraculeusement préservés malgré les lents outrages du temps et de la gravité. Filtré par ces ouïes, l’air du temple semblait imprégné d’un éclat rosé, apaisant. La partie centrale de l’immense salle était encore rehaussée par l’amorce de la flèche qui montait au-dessus du temple, large et renflée, comme la base d’un séquoia. Des sièges provisoires avaient été disposés en éventail sur l’un des côtés, afin d’accueillir les principaux dignitaires de Cuvier, une centaine de personnes environ. Ils y tiendraient à l’aise, bien que le bâtiment soit à l’échelle un quart. Sylveste scanna les rangées de spectateurs, en reconnut près d’un tiers. Dont un dixième, peut-être, étaient ses alliés avant le soulèvement. La plupart portaient de grosses pelisses doublées de fourrure. Il reconnut Jannequin, avec sa barbiche blanche et ses longs cheveux d’argent encadrant un crâne dégarni qui lui donnait l’air à la fois d’un vieux sage et d’un macaque. Il avait apporté une douzaine de cages, et ses oiseaux se promenaient en liberté. Sylveste dut admettre qu’ils étaient stupéfiants de vérité, avec leur crête ondulante et leur plumage turquoise moiré, orné d’yeux. Ils avaient été obtenus à partir de poulets, grâce à la manipulation de leurs gènes homéobox. Le public, qui les voyait vraisemblablement pour la première fois, applaudit. Le sang monta aux joues neigeuses de Jannequin, qui parut regretter de ne pouvoir disparaître dans son surcot de brocart.
Girardieau et Sylveste arrivèrent à une antique et solide table placée au point focal de l’assistance. Les inscriptions latines et l’aigle gravés dans le bois remontaient aux colons amerikanos de Yellowstone. Les coins étaient abîmés. Une boîte d’acajou verni au délicat fermoir d’or était posée dessus.
Une femme raide et compassée était debout derrière la table. Elle portait une robe d’un blanc électrique, fermée par un double sceau combinant l’emblème gouvernemental des Inondationnistes de Resurgam et celui des Mixmasters : deux mains tenant une hélice d’ADN stylisée. Sylveste savait que ce n’était pas une vraie Mixmaster. Les Mixmasters étaient une clique, plutôt qu’une guilde, de bio-ingénieurs et de généticiens kamés, et aucun n’avait fait le voyage jusqu’à Resurgam. Mais leur blason – qui traduisait un savoir-faire tous azimuts en sciences de la vie : la sculpture sur gènes, la chirurgie ou la médecine – avait, lui, voyagé.
Le visage austère de la femme paraissait livide malgré la lumière colorée. Ses cheveux étaient retenus en chignon par deux seringues.
La musique se tut.
— Je suis l’Ordonnatrice Massinger, dit-elle d’une voix retentissante. Je suis investie par le conseil expéditionnaire de Resurgam de l’autorité de marier les individus de cette colonie, à moins que cette union n’entre en conflit avec l’intégrité génétique de cette colonie.
L’Ordonnatrice ouvrit la boîte d’acajou, révélant un livre relié de cuir, de la taille d’une bible. Elle le posa sur la table et l’ouvrit, faisant craquer le cuir. Les surfaces visibles étaient d’un gris mat d’ardoise mouillée, grouillantes de nanomécanismes.
— Messieurs, veuillez poser la main sur la page située devant vous.
Ils appliquèrent docilement la paume de leur main sur la surface. Il y eut un balayage fluorescent alors que le livre prenait leur empreinte palmaire, ils perçurent la légère piqûre d’une biopsie, puis Massinger saisit le livre et posa sa main sur la surface à son tour.
Elle demanda ensuite à Nils Girardieau de décliner son identité. Sylveste vit de petits sourires sur certains visages, dans l’assistance. Tout cela avait quelque chose de tellement absurde. Mais Girardieau resta parfaitement impassible.
Puis elle demanda la même chose à Sylveste.
— Je m’appelle Daniel Calvin Lorean Soutaine-Sylveste, dit-il, utilisant une forme de son nom si rarement employée qu’il lui fallut presque faire un effort pour s’en souvenir. Unique fils biologique de Rosalyn Soutaine et Calvin Sylveste, tous deux originaires de Chasm City, Yellowstone. Je suis né le 17 janvier de l’année standard 121 après la recolonisation de Yellowstone. J’ai deux cent vingt-trois ans, âge calendaire. Grâce aux programmes médicos, mon âge physiologique est de soixante ans, sur l’échelle de Sharavi.
— Comment manifestez-vous votre présence ?
— Ma présence se manifeste sous la forme d’une unique incarnation biologique qui s’exprime en cet instant.
— Et vous affirmez n’être, à votre connaissance, incarné sous la forme d’aucun simulacre de niveau alpha ou autre simulation Turing-compatible, dans ce système solaire ni dans aucun autre ?
— Pas à ma connaissance.
Massinger effectua de petites annotations dans le livre, à l’aide d’un stylet à pression. Elle avait posé exactement les mêmes questions à Girardieau : c’était le rituel standard de la cérémonie kamée. Depuis les Quatre-Vingts, les Kamés se méfiaient au dernier degré des simus en général, et surtout de celles qui prétendaient receler l’essence ou l’âme d’une personne donnée. Ils abhorraient l’idée qu’un individu – biologique ou autre – puisse contracter un engagement, comme le mariage, auquel les autres manifestations n’étaient pas tenues.
— Les détails sont réglés, fit Massinger. La promise peut faire un pas en avant.
Pascale s’avança dans la lumière rosée. Elle était accompagnée par deux femmes vêtues de guimpes couleur de cendre, une escadrille d’hovercams, des guêpes de sécurité personnelle et un environnement d’entoptiques semi-transparentes : un essaim de nymphes, de séraphins, de poissons volants, d’oiseaux-mouches, de gouttes de rosée brillantes comme des étoiles et de papillons, qui cascadaient doucement autour de sa robe de mariée. C’était l’œuvre des concepteurs d’entoptiques les plus réputés de Cuvier.
Girardieau leva ses grands bras pareils à des haubans et invita sa fille à avancer.
— Que tu es belle, murmura-t-il.
D’elle, Sylveste ne percevait que la beauté réduite à sa perfection digitale. Il savait que Girardieau voyait quelque chose d’incomparablement plus doux et plus humain, et qu’il y avait entre les deux la même différence qu’entre un cygne et un moulage de verre, dur et cassant, représentant un cygne.
— Posez votre main sur le livre, ordonna la femme.
L’empreinte humide de la main de Sylveste était encore visible, comme une ligne de côte au large de l’île de chair pâle qu’était la main de Pascale. L’Ordonnatrice lui demanda de décliner son identité, de la même manière que Girardieau et Sylveste. Ce fut beaucoup plus simple : elle était née sur Resurgam et n’avait jamais quitté la planète. L’Ordonnatrice Massinger prit quelque chose au fond de la boîte d’acajou pendant que Sylveste parcourait l’assistance du regard. Il vit Jannequin, plus pâle que jamais, se tortiller comme s’il était mal à l’aise. La boîte contenait un objet poli, au lustre bleuté, aseptisé, qui tenait de la croix, du pistolet d’autrefois et de la seringue hypodermique de vétérinaire.
— Contemplez le pistolet de mariage, dit l’Ordonnatrice en élevant la boîte.
Il faisait un froid mortel, mais Khouri ne s’en rendait même plus compte, sinon abstraitement. L’histoire que lui racontaient ses deux compagnons était beaucoup trop bizarre.
Ils étaient plantés à côté du capitaine. Qui s’appelait, ainsi qu’ils le lui avaient dit, John Armstrong Brannigan. Il était vieux, inconcevablement vieux. Selon le système de notation en vigueur, il pouvait avoir entre deux cents et cinq cents ans. La date précise de sa naissance était irrémédiablement perdue dans les contre-vérités de l’histoire politique. Certains disaient qu’il avait vu le jour sur Mars, mais il se pouvait tout aussi bien qu’il soit né sur Terre, sur sa lune surpeuplée, ou dans n’importe lequel des centaines d’habitats qui dérivaient à l’époque dans l’espace circumlunaire.
— Il avait déjà plus d’un siècle quand il a quitté le système solaire, dit Sajaki. Il a été parmi les mille premiers à partir, quand les Conjoineurs ont lancé le premier vaisseau de Phobos.
— Enfin, un dénommé John Brannigan était à bord de ce vaisseau, précisa Volyova.
— Non, objecta Sajaki. Il n’y a aucun doute. Je sais que c’était lui. Après… on a du mal à suivre sa trace. Il se peut qu’il ait délibérément brouillé les pistes afin de dérouter tous les ennemis qu’il avait probablement à cette époque. Il y a beaucoup de versions différentes, selon les systèmes, à des dizaines d’années d’écart… mais rien de précis.
— Et comment est-il devenu votre capitaine ?
— Il a refait surface des siècles plus tard, après avoir posé son sac dans pas mal d’endroits, et après des douzaines d’apparitions non confirmées, à la frange du système de Yellowstone. Il vieillissait lentement, grâce aux effets relativistes du vol stellaire, mais il vieillissait quand même, et les traitements de longévité n’étaient pas aussi perfectionnés qu’aujourd’hui. Son corps était déjà en majeure partie prosthétique, à ce moment-là. On disait que John Brannigan n’avait plus besoin de scaphandre spatial quand il quittait le vaisseau : il respirait dans le vide, il supportait des chaleurs intolérables et des froids mortels, et son éventail sensoriel comprenait tous les spectres de perception imaginables. Il paraît qu’il ne restait pas grand-chose du cerveau avec lequel il était né. Sa tête n’était qu’un réseau cybernétique inextricable, un salmigondis de minuscules machines pensantes et de précieux petits résidus organiques.
— Et quelle part de vérité y a-t-il là-dedans ?
— Peut-être plus que les gens n’aimeraient le penser. Il y avait sûrement des mensonges : quand on racontait, par exemple, qu’il était allé voir les Mystifs, sur Spindrift, des années avant leur découverte ; ou que les non-humains avaient apporté des transformations inouïes à ce qui restait de son esprit, ou qu’il avait rencontré et communiqué avec au moins deux espèces pensantes jusque-là inconnues de l’humanité.
— Il a bien fini par rencontrer les Mystifs, dit Volyova. Le triumvir Sajaki y est même allé avec lui.
— C’était beaucoup plus tard, lança Sajaki. La seule chose qui ait un rapport quelconque avec le sujet est sa relation avec Calvin.
— Comment leurs chemins se sont-ils croisés ?
— Personne ne le sait vraiment, répondit Volyova. Tout ce qu’on sait avec certitude, c’est que Brannigan a eu un accident, à moins qu’il n’ait été blessé au cours d’une opération militaire qui aurait mal tourné. Sa vie n’a jamais été en jeu, mais il avait besoin de soins, et vite, or il aurait été suicidaire de s’adresser aux groupes officiels du système de Yellowstone. Il s’était fait trop d’ennemis pour pouvoir remettre son existence entre les mains d’une quelconque organisation. Il avait besoin d’individus isolés à qui il pourrait se fier personnellement. Calvin faisait évidemment partie du lot.
— Calvin était en contact avec des éléments ultras ?
— Oui. Mais il ne l’aurait jamais admis publiquement, ajouta Volyova avec un sourire qui ouvrit un large croissant plein de dents sous la visière de sa casquette. Calvin était jeune et idéaliste, à l’époque. Quand ce blessé lui fut amené, il vit en lui un envoyé du ciel. Jusque-là, il n’avait aucun moyen d’explorer ses idées les plus radicales. Il tenait à présent le sujet idéal, la seule exigence étant le secret absolu. Ils y gagnèrent tous les deux : Calvin pouvait tester ses théories cybernétiques sur Brannigan, lequel se retrouvait en pleine forme et avait gagné quelque chose par rapport à son état antérieur, avant l’intervention de Calvin. On pourrait dire que c’était la relation symbiotique idéale.
— Vous voulez dire que le capitaine a servi de cobaye aux expériences monstrueuses de ce bâtard ?
Sajaki haussa les épaules, mouvement qui le fit ressembler à une marionnette, engoncé comme il l’était dans ses vêtements.
— Brannigan ne voyait pas les choses ainsi. Pour l’humanité entière, il était déjà un monstre avant l’accident. Calvin n’avait fait que pousser les choses un peu plus loin. Consommer le drame, en quelque sorte.
Volyova hocha la tête, mais quelque chose dans son expression laissait penser qu’elle n’était pas tout à fait à l’aise.
— Enfin, c’était avant les Quatre-Vingts. Le nom de Calvin était encore immaculé. Et par rapport aux extrêmes de la vie ultra, la transformation de Brannigan n’était que légèrement outrée, dit-elle avec un mélange de dégoût et d’âpreté.
— Continuez.
— Il resta près d’un siècle sans revoir le clan Sylveste, reprit Sajaki. À ce moment-là, il était commandant de ce vaisseau.
— Que s’était-il passé ?
— Il avait été à nouveau blessé. Gravement, cette fois.
Avec circonspection, comme s’il avait passé le doigt à travers la flamme d’une bougie, il effleura l’excroissance argentée qu’était devenu le capitaine. La surface avait l’air givrée. On aurait dit l’eau laissée sur une pierre par la marée descendante. Sajaki s’essuya délicatement les doigts sur le devant de sa veste, mais Khouri comprit qu’il ne se sentait pas propre ; ses doigts devaient le grattouiller dans la profondeur du derme.
— L’ennui, fit Volyova, c’est que Calvin était mort.
Évidemment. Il était mort avec les Quatre-Vingts. En réalité, il avait été l’un des derniers à perdre son intégrité corporelle.
— Très bien, fit Khouri. Mais il est mort en se faisant faire un scan électronique du cerveau. Vous n’auriez pas pu voler la simu et l’obliger à vous aider ?
— Si ça avait été possible, nous l’aurions fait, répondit Sajaki, sa voix grave se réverbérant sur les parois incurvées de la coursive. L’enregistrement, sa simulation alpha, avait disparu. Et il n’y avait pas de duplicata possible, les alphas étant protégés en copie.
— Mouais. Conclusion, vous étiez sans capitaine, et donc dans la merde, fit Khouri en espérant alléger l’atmosphère funèbre.
— Pas tout à fait, rectifia Volyova. Vous comprenez, tout cela a eu lieu au cours d’une période assez intéressante de l’histoire de Yellowstone. Daniel Sylveste venait de rentrer de chez les Vélaires, et il n’était ni mort, ni fou. Sa compagne n’avait pas eu cette chance, mais sa mort ne faisait qu’ajouter une dimension pathétique au retour héroïque de Sylveste. Voyons, Khouri, vous avez forcément entendu parler de ses « Trente Jours dans le désert » ? demanda-t-elle, l’œil brillant d’avidité.
— Possible. Rappelez-moi de quoi il s’agit.
— Il a disparu pendant un mois, il y a un siècle, dit Sajaki. Il était la coqueluche de la société kamée quand, subitement, il a disparu. D’après la rumeur, il aurait quitté la cité. Il aurait enfilé un scaphandre exo et serait parti racheter les péchés de son père. Dommage que ce n’ait pas été vrai ; ç’aurait été assez touchant. En réalité, fit Sajaki en hochant la tête, les yeux rivés au sol, il était ici, à bord. Nous l’avons gardé un mois.
— Vous avez enlevé Dan Sylveste ?
Khouri dut se retenir pour ne pas éclater de rire, frappée par l’audace de l’acte, puis elle se rappela qu’ils parlaient de l’homme qu’elle devait tuer et l’envie de rire lui passa très vite.
— Invité à bord, plutôt, rectifia Sajaki. Cela dit, il faut bien reconnaître qu’il n’avait guère le choix…
— Je voudrais être sûre d’avoir bien compris, intervint Khouri. Vous avez enlevé le fils de Cal ? Et à quoi cela pouvait-il bien vous servir ?
— Calvin avait pris certaines précautions avant son scan cérébral, répondit Sajaki. La première était assez simple, bien qu’elle ait dû être initialisée des dizaines d’années avant l’aboutissement du projet. En bref, il s’était débrouillé pour faire monitorer chaque seconde de sa vie par des systèmes d’enregistrement. Chaque seconde de veille, quoi qu’il fasse, et même de sommeil. Au fil des ans, les machines avaient appris à émuler ses schémas comportementaux. Quelle que soit la situation, elles étaient capables de simuler ses réponses avec une précision stupéfiante.
— Une simulation de niveau bêta…
— Oui, mais une simu bêta je ne sais combien de fois plus complexe que toutes celles qui avaient été créées jusque-là.
— On peut dire qu’à certains points de vue elle était consciente, reprit Volyova. Calvin avait déjà transmigré. Qu’il l’ait su ou non, Calvin continuait à perfectionner sa simu. Elle en était arrivée à projeter de lui une image tellement réelle, tellement semblable à son modèle, qu’on avait l’impression que c’était vraiment lui. Mais Calvin poussa le procédé un cran plus loin. Il avait pris une assurance-vie supplémentaire.
— Laquelle ?
— Le clonage, répondit Sajaki en souriant, avec un imperceptible mouvement de menton en direction de Volyova.
— Il s’est cloné, poursuivit celle-ci. À l’aide de techniques de génétique illicites, en faisant appel aux services des plus ténébreux de ses clients. Il y avait des Ultras, parmi eux, vous comprenez – sans ça, nous n’en aurions jamais rien su. Le clonage était une technologie prohibée, à Yellowstone ; les jeunes colonies l’interdisent presque toujours afin de favoriser au maximum la diversité génétique. Mais Calvin était plus futé que les autorités, et assez riche pour leur graisser la patte. Et c’est ainsi qu’il a réussi à faire passer son clone pour son fils.
— Dan ? releva Khouri, cette monosyllabe inscrivant sa forme incisive dans l’air glacial. Vous voulez dire que Dan serait le clone de Calvin ?
— Sauf que Dan ne le sait pas, reprit Volyova. S’il y en a un que Calvin tenait à laisser dans l’ignorance, c’était bien lui. Non, Sylveste fait complètement partie du mensonge. Il croit être lui-même.
— Il ne se rend pas compte qu’il est un clone ?
— Non, et plus le temps passe, moins il y a de risque qu’il le découvre. En dehors des alliés ultras de Calvin, personne ou presque n’était au courant, et Calvin a fait ce qu’il fallait pour clouer le bec à ceux qui savaient. Il y a eu quelques maillons faibles, c’était inévitable : Calvin n’avait pas le choix, il a été obligé de recruter l’un des meilleurs généticiens de Yellowstone, et Sylveste a pris le même pour l’expédition de Resurgam, sans jamais prendre conscience de la coïncidence. Et je doute qu’il ait appris la vérité depuis, ou qu’il l’ait seulement soupçonnée.
— Mais chaque fois qu’il se regarde dans la glace…
— C’est lui qu’il voit, pas Calvin répondit Volyova avec un sourire, appréciant visiblement la façon dont ces révélations ébranlaient certaines des certitudes fondamentales de Khouri. Le fait qu’il soit un clone ne voulait pas dire qu’il devait ressembler à Cal jusqu’au moindre pore de sa peau. Le généticien – Jannequin – savait comment induire des différences visibles entre Cal et Dan, suffisamment pour que les gens ne voient que la ressemblance normale entre un père et son fils. Il est évident qu’il a aussi incorporé des traits de la prétendue mère de Dan, Rosalyn Soutaine.
— Le reste était simple, reprit Sajaki. Cal a élevé son clone dans un environnement minutieusement conçu pour émuler celui qu’il avait connu dans son enfance, allant jusqu’à renouveler les mêmes stimuli à certains stades du développement du gamin, parce que Cal ne pouvait pas savoir, parmi ses propres traits de caractère, lesquels étaient innés ou acquis.
— D’accord, convint Khouri. Admettons, pour le moment, que ce soit vrai… À quoi bon tout ça ? Cal devait savoir qu’il aurait beau manipuler la vie de Dan, il ne suivrait pas exactement le même chemin. Quid de toutes les décisions qui se prennent dans le ventre maternel ? Tout ce qu’il pouvait espérer obtenir, au mieux, c’était une vague approximation de lui-même. C’est dingue, conclut Khouri en secouant la tête.
— Je crois, fit Sajaki, que c’était tout ce qu’il espérait. Il s’était cloné à titre de précaution. Il connaissait le processus de scanning que les Quatre-Vingts, dont lui-même, devaient subir, il savait qu’il détruirait son enveloppe corporelle, et il voulait un corps dans lequel il pourrait retourner s’il découvrait qu’il n’aimait pas sa vie dans la machine.
— Et il l’a fait ?
— Peut-être, mais c’est en dehors du sujet. À l’époque des Quatre-Vingts, l’opération de retransfert était encore hors de portée de la technologie, mais il n’y avait pas le feu : il pouvait toujours conserver le clone en cryosomnie jusqu’à ce qu’il en ait besoin, ou simplement recloner une autre des cellules du gamin. Il avait plusieurs coups d’avance sur le destin.
— Encore fallait-il que le retransfert devienne un jour possible.
— Il savait que c’était une opération à long terme. L’essentiel était qu’il y ait une option de recours en dehors du retransfert.
— Et laquelle était-ce ?
— La simulation de niveau bêta, fit la voix de Sajaki, aussi glacée que l’air qui planait autour du capitaine. Bien que pas formellement capable de conscience, c’était encore un fac-similé incroyablement détaillé de Calvin. Sa simplicité relative signifiait qu’il serait plus facile de l’encoder dans le terreau humain qu’était l’esprit de Dan. Beaucoup plus facile que de graver une chose aussi volatile que la simu alpha.
— Je sais que l’enregistrement original – la simu alpha – a disparu, dit Khouri. Il n’y avait plus de Calvin pour tirer les ficelles. Et je suppose que Dan a commencé à agir avec un peu plus d’indépendance que Calvin ne l’aurait peut-être voulu.
— Pour parler par euphémismes, reprit Sajaki en hochant la tête. C’est avec les Quatre-Vingts que s’est amorcé le déclin de la Fondation Sylveste. Dan s’est vite libéré de ses entraves, étant plus intéressé par l’énigme des Vélaires que par l’immortalité cybernétique. Il avait conservé la simu de niveau bêta, bien qu’il n’ait jamais réalisé sa signification exacte. Il y voyait plus un héritage qu’autre chose. Je pense qu’il l’aurait détruite s’il s’était rendu compte de ce qu’elle représentait, c’est-à-dire son propre anéantissement, ajouta-t-il avec un sourire.
C’était compréhensible, se dit Khouri. La simu bêta était un démon piégé qui n’attendait que d’investir un nouvel hôte. Pas vraiment conscient, mais encore dangereusement puissant, grâce à la subtile ingéniosité avec laquelle il singeait la véritable intelligence.
— La mesure de précaution de Cal nous était toujours utile, dit Sajaki. Il avait encodé suffisamment de son savoir-faire dans la simu bêta pour traiter le capitaine. Nous n’avons eu qu’à convaincre Dan d’autoriser Calvin à occuper temporairement son corps et son esprit.
— Dan a bien dû se douter de quelque chose en voyant que ça se passait si bien.
— Ça n’est pas allé tout seul, rectifia Sajaki. Loin de là. Les périodes où Cal prenait le dessus ressemblaient plutôt à une sorte de possession, et c’était assez violent. Le contrôle moteur posait un problème : pour invalider la personnalité de Dan, nous avons dû lui administrer un cocktail de neuro-inhibiteurs, et lorsque Cal a réussi à s’imposer, le corps qu’il occupait était à moitié paralysé par nos drogues. On aurait dit un chirurgien brillant effectuant une opération en donnant des ordres à un ivrogne. Et pour Dan, il paraît que l’expérience n’avait pas été très agréable non plus. Il a dit que c’était même assez pénible.
— Mais ça a marché.
— Exact. Mais ça fait un siècle, et le moment est venu de faire revenir le docteur.
— Vos fioles, dit l’Ordonnatrice.
L’une des aides en guimpe qui accompagnaient Pascale s’approcha avec une fiole identique, par la taille et par la forme, à celle que Sylveste avait sortie de sa poche. Seule différait la couleur du liquide qu’elles contenaient : rouge pour la fiole de Pascale, et jaune pour celle de Sylveste. Les mêmes fibres de matière sombre flottaient à l’intérieur. L’Ordonnatrice les plaça côte à côte sur la table, bien en vue de tous.
— Nous sommes prêts à célébrer le mariage, dit-elle.
Elle demanda alors, comme le voulait la coutume, si quelqu’un dans l’assistance avait une raison bioéthique de s’opposer au mariage.
Il n’y eut, évidemment, aucune objection.
Mais dans ce moment étrange, pesant, de possibilités arborescentes, Sylveste remarqua dans l’assistance une femme voilée qui fouillait dans son sac et ôtait le joyau qui bouchait un flacon de parfum ambré.
— Daniel Sylveste, dit l’Ordonnatrice. Voulez-vous prendre cette femme pour épouse, selon la loi de Resurgam, jusqu’à ce que ce mariage soit annulé par cette loi ou par le système juridique en vigueur ?
— Oui, je le veux, répondit Sylveste.
Elle répéta la question à Pascale.
— Oui, répondit Pascale.
— Alors que le lien soit noué.
L’Ordonnatrice Massinger prit le pistolet de mariage dans la boîte d’acajou, ouvrit le chargeur et plaça la fiole rouge – celle de Pascale – dedans. Elle referma l’instrument, faisant apparaître un affichage entoptique lumineux. Girardieau mit la main sur le bras de Sylveste pour le stabiliser pendant que l’Ordonnatrice appliquait l’embout conique du pistolet sur sa tempe, un peu au-dessus des yeux. Sylveste avait raison quand il avait dit à Girardieau que ça ne faisait pas mal, mais ce n’était pas très agréable non plus. Un froid intense, pareil à celui d’une coulée d’hélium liquide, lui envahit le cortex. Cela dit, la sensation était fugitive et, d’ici quelques jours, la marque grande comme l’ongle du pouce que l’opération avait laissée sur sa peau aurait disparu. Le système immunitaire du cerveau était plus faible que celui du reste du corps, et les cellules de Pascale, flottant dans un cocktail de droggs appropriées, fusionneraient bientôt avec celles de Sylveste. Le volume était faible – à peine zéro virgule un pour cent de la masse du cerveau – mais les cellules transplantées véhiculaient la marque indélébile de leur hôte passé : des fils fantômes de mémoire et de personnalité distribués de façon holographique.
L’Ordonnateur retira la fiole rouge, vide, et plaça la jaune à la place. C’était le premier mariage de Pascale selon le rite kamé, et elle ne pouvait dissimuler son émoi. Girardieau lui tint les mains, mais elle manqua visiblement de flancher lorsque l’Ordonnatrice lui injecta la matière neurale.
Sylveste avait laissé croire à Girardieau que l’implant était permanent, mais ce n’était pas tout à fait exact. Le tissu neural charriait d’infimes quantités de radio-isotopes inoffensifs, et pourrait être éliminé, si nécessaire, par les virus du divorce. Jusque-là, Sylveste n’avait jamais choisi cette option, et il n’envisageait pas de le faire, quel que soit le nombre de mariages qu’il contracte. Il vivait avec les essences spectrales de toutes ses femmes, de même qu’elles étaient porteuses des siennes, et qu’il conserverait à jamais celles de Pascale. En vérité, à un niveau infime, Pascale charriait aussi, à présent, des traces de ses femmes précédentes.
Ça se passait comme ça, chez les Kamés.
L’Ordonnatrice rangea soigneusement le pistolet de mariage dans la boîte.
— Selon la loi de Resurgam, dit-elle, le mariage est maintenant formalisé. Vous pouvez…
C’est alors que le parfum atteignit les oiseaux de Jannequin.
Une odeur forte, automnale, évoqua pour Sylveste des feuilles écrasées. Il eut envie d’éternuer. La femme qui avait débouché le flacon d’ambre était partie, mais son siège vide crevait les yeux.
Il y avait quelque chose qui clochait.
Soudain, tout devint bleu turquoise. C’était comme si des centaines d’éventails venaient de s’ouvrir. Les paons faisaient la roue, écarquillant un million d’yeux éclatants.
L’air devint grisâtre.
— Couchez-vous ! hurla Girardieau, les mains crispées sur sa gorge.
Quelque chose s’était fiché dans sa chair, un petit objet hérissé de barbes. Comme engourdi, Sylveste regarda sa tunique. Une douzaine d’hameçons en forme de virgule s’étaient accrochés au tissu sans le traverser. Il n’osa pas y toucher.
— Des armes meurtrières ! s’écria Girardieau.
Il se laissa mollement glisser sous la table, entraînant Sylveste et Pascale avec lui. L’auditorium était la proie d’un indescriptible chaos, à présent. Ce n’était plus qu’une masse frénétique de gens agités s’efforçant de fuir.
— Les oiseaux de Jannequin étaient piégés ! hurla Girardieau à l’oreille de Sylveste. Des dards empoisonnés ! Dans leurs queues !
— Tu es touché, fit Pascale d’une voix rendue atone par le choc.
Il y eut des explosions de lumière, de fumée au-dessus de leur tête. Ils entendirent des hurlements. Du coin de l’œil, Sylveste revit la femme qui avait débouché le flacon de parfum. Elle tenait à deux mains un pistolet d’une minceur inquiétante, au canon doté de crocs, et balayait l’assistance de froides pulsations de son rayon laser à bosons. Les hovercams tournoyaient autour d’elle, enregistrant sans passion le carnage. Sylveste n’avait jamais vu une arme pareille. Elle n’avait pas pu être fabriquée sur Resurgam. Il n’y avait donc que deux possibilités : soit elle était arrivée de Yellowstone avec les premiers colons, soit elle avait été vendue par Remilliod, le trafiquant qui était venu dans le système depuis le soulèvement. Les vitraux se fracassèrent avec un bruit assourdissant au-dessus de leurs têtes. La mosaïque de verre amarantin qui avait traversé dix mille siècles sans dégâts se brisa en mille morceaux pareils à des fragments de caramel brisé qui s’écrasèrent sur le public. Sylveste regarda, impuissant, les plaques rouge rubis s’enfoncer dans les chairs comme des éclairs gelés. Les gens terrifiés poussaient des hurlements stridents qui couvraient les cris de douleur des blessés.
Ce qui restait de la garde rapprochée de Girardieau se mobilisa avec une lenteur terrifiante. Quatre miliciens étaient à terre, le visage criblé de picots. Un autre se battait avec la femme au pistolet. Un autre encore avait dégainé son arme et massacrait les oiseaux de Jannequin.
Pendant ce temps, Girardieau gémissait, les yeux injectés de sang, ses mains étreignant convulsivement le vide.
— Nous devons sortir d’ici ! hurla Sylveste à l’oreille de Pascale.
Elle paraissait encore pétrifiée par le transfert neural, indifférente à ce qui se passait, les yeux vitreux.
— Mais mon père…
— Il est cuit !
Sylveste déposa le corps inerte de Girardieau sur le sol glacé du temple en prenant garde à rester abrité derrière la table.
— Les aiguillons étaient faits pour tuer, Pascale. Nous ne pouvons plus rien pour lui. Si nous restons, nous finirons comme lui, c’est tout.
Girardieau coassa quelque chose. Peut-être « Partez ! », à moins qu’il n’ait exhalé un dernier souffle, dépourvu de signification.
— On ne peut pas le laisser, protesta Pascale.
— Il le faut, ou ses tueurs finiront par gagner.
— Partir ? Mais où ? demanda-t-elle, le visage ruisselant de larmes.
Il regarda fébrilement autour de lui. La salle était pleine de fumée, provoquée par les grenades percutantes sans doute lancées par les hommes de Girardieau. Elle planait en pâles volutes paresseuses, pareilles à des écharpes de couleur pastel. Il faisait déjà presque trop sombre pour distinguer quoi que ce soit lorsque le noir complet se fit dans la salle. La lumière, derrière le temple, avait manifestement été coupée, à moins que la source d’énergie n’ait été détruite.
Pascale eut un hoquet de surprise.
Le regard de Sylveste passa dans l’infrarouge, presque machinalement.
— J’y vois encore, lui murmura-t-il à l’oreille. Tant que nous resterons ensemble, tu n’as pas à t’inquiéter de l’obscurité.
En priant pour que les oiseaux ne constituent plus un danger, Sylveste se releva lentement. Le temple diffusait une lumière chaude, gris-vert. La femme au parfum était morte, un trou fumant de la taille du poing au côté. Son flacon couleur d’ambre était écrasé à ses pieds. Il devina que c’était une sorte de déclencheur hormonal, sur lequel étaient syntonisés des récepteurs implantés dans les oiseaux. Jannequin avait forcément joué un rôle dans l’affaire. Sylveste le chercha du regard. Il était mort, une fine dague plantée dans la poitrine. Des ruisselets brûlants coulaient sur sa veste de brocart.
Sylveste empoigna Pascale et voulut la tirer vers la sortie, une arcade voûtée entourée de silhouettes d’Amarantins et de graphes en bas-relief. La femme au parfum était apparemment la seule meurtrière présente, en dehors de Jannequin. Mais ses amis arrivaient déjà. Ils portaient la tenue caméléopard, des masques à gaz étroitement ajustés et des lunettes infrarouge.
Il poussa Pascale derrière un amas de tables renversées.
— Ils nous cherchent, siffla-t-il. Maintenant, ils nous croient probablement morts.
Les gardes encore vivants de Girardieau avaient reculé et adopté une position défensive, mais les forces n’étaient pas égales : les nouveaux venus étaient beaucoup plus lourdement armés de rayons laser à bosons. Les hommes de Girardieau avaient beau se défendre avec des lasers à faible gain et des armes à projectiles, l’ennemi les massacrait allègrement, avec une sorte de désinvolture impersonnelle. La moitié des invités au moins étaient inconscients ou morts ; ils avaient essuyé le gros de la salve de dards meurtriers. Les paons étaient loin d’être des armes de précision, mais on les avait laissés entrer dans l’auditorium sans se méfier. Sylveste observa que deux d’entre eux étaient encore vivants, contrairement à ce qu’il avait d’abord pensé. Excités par les traces de parfum qui planait encore dans la salle, ils ouvraient et refermaient spasmodiquement leur queue tel l’éventail d’une courtisane nerveuse.
— Tu sais si ton père était armé ? demanda Sylveste, regrettant aussitôt l’utilisation de l’imparfait. Je veux dire, depuis le soulèvement.
— Je ne crois pas, répondit Pascale.
Bien sûr que non. Girardieau ne lui aurait jamais fait une telle confidence.
Sylveste palpa rapidement le corps inerte de l’homme en espérant tomber sur la masse dure d’une arme dissimulée sous la tenue habillée.
Il n’eut pas cette chance.
— Il faudra nous en passer, conclut-il, comme si le fait d’énoncer cette évidence simplifiait le problème. Ils vont nous tuer si nous ne nous enfuyons pas, dit-il enfin.
— Dans le labyrinthe ?
— Ils vont nous voir, fit Sylveste.
— Mais ils ne comprendront peut-être pas que c’est nous, reprit Pascale. Ils ne doivent pas savoir que tu y vois dans le noir.
Elle était bel et bien aveugle, mais elle réussissait à le regarder droit dans les yeux, sa bouche ouverte sur un vide presque circulaire exprimant l’espoir – ou l’absence de tout sentiment.
— Laisse-moi quand même dire au revoir à mon père.
Elle chercha son corps à tâtons dans le noir, l’embrassa pour la dernière fois. Sylveste regarda vers la sortie. À cet instant, le soldat qui gardait la porte s’écroula, atteint par un tir de l’un des derniers hommes de Girardieau. La silhouette masquée s’effondra, et sa chaleur corporelle s’écoula, liquide, sur le sol autour de son corps, répandant des larves blanches, fumeuses, d’énergie thermique sur le dallage de pierre.
La voie était dégagée, pour le moment. Pascale le prit par la main et ils se mirent à courir.