16

Nekhebet Nord, 2566

Sylveste sentit que l’appareil décollait. Il vola d’abord à l’horizontale, en quittant le hangar souterrain de Mantell, puis il prit rapidement de la hauteur et décrivit un virage pour éviter de s’écraser contre les strates de la mesa voisine. Sylveste créa un hublot, mais il y avait trop de poussière et c’est à peine s’il entrevit la base alors que la muraille de la mesa dans laquelle elle était enchâssée passait sous la brillante courbe de l’aile de plasma. Il ne reviendrait jamais, il en avait la certitude absolue. Et ce n’était pas seulement Mantell qu’il avait l’impression de voir pour la dernière fois, mais – il n’aurait trop su dire pourquoi – la colonie tout entière.

L’aile volante était le plus petit et le moins précieux des aéronefs que la colonie pouvait mettre à sa disposition. C’était un engin à peine plus grand que le volantor qu’il avait pris pour venir de Chasm City, il y avait une éternité de ça, mais il était assez rapide pour l’emmener à une distance significative en six heures. Bien que l’appareil soit prévu pour quatre passagers, Sylveste et Pascale étaient seuls à bord. Ce qui ne préjugeait en rien de leur liberté de mouvement : ils étaient toujours les prisonniers de Sluka. Ses gens avaient programmé le cap de l’aéronef avant son départ de Mantell, et il ne dévierait de ce plan de vol que si le pilote automatique jugeait que les conditions météo imposaient un changement de destination. Sylveste et sa femme seraient déposés à un endroit prédéterminé, qui n’avait pas encore été révélé à Volyova et à ses compagnons de bord, à moins que la situation au lieu d’atterrissage prévu ne soit désastreuse, auquel cas un autre lieu serait choisi dans la même zone.

L’appareil ne resterait pas sur place. Quand Sylveste et Pascale auraient débarqué – avec de quoi survivre quelques heures, guère plus, dans la tempête –, l’aile volante repartirait aussitôt pour Mantell, échappant au maillage radar qui aurait pu avertir Resurgam de son trajet. Sylveste contacterait alors Volyova et lui dirait où il se trouvait. De toute façon, comme il émettrait directement, elle n’aurait aucun mal à le découvrir, par triangulation. Après quoi, ce serait à Volyova de jouer. Sylveste n’avait pas vraiment idée de la façon dont les choses allaient tourner, et d’abord comment elle comptait le faire monter à bord du vaisseau. Cela dit, c’était à elle de régler le problème, pas à lui. Il y avait peu de risque que ce soit un piège, c’était tout ce qu’il savait. Les Ultras avaient besoin de Calvin mais, sans Sylveste, il ne leur servirait à rien. En réalité, ils avaient intérêt à prendre bien soin de lui. Et si la même logique ne s’appliquait pas automatiquement à Pascale, Sylveste avait pris les mesures nécessaires pour y remédier.

L’aéronef avait trouvé son allure et son altitude de croisière. Il volait en dessous du niveau moyen des mesas, entre lesquelles il se dissimulait. Il épousait les détours des canyons en effectuant des virages sur l’aile, par intervalles de quelques secondes. La visibilité était pratiquement nulle. Sylveste espérait que la carte sur laquelle l’appareil basait ses évolutions était toujours valide malgré les récents glissements de terrain, faute de quoi le trajet risquait d’être beaucoup plus court que les six heures accordées par Volyova.

— Bordel du diable… !

Calvin venait d’apparaître dans la cabine et regardait autour de lui d’un air affolé. Il trônait, comme toujours, dans son fauteuil extravagant, si volumineux que ses coins étaient rognés par les parois de la carlingue.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est infernal ! Je ne capte rien ! Bordel du diable ! Que se passe-t-il ? Je veux le savoir !

Sylveste se tourna vers sa femme.

— La première chose qu’il fait en se réveillant consiste à s’imprégner de l’environnement cybernétique local. Ça lui permet de se repérer, d’évaluer le cadre temporel, tout ça. L’ennui, c’est qu’en ce moment il n’y a pas d’environnement cybernétique local, alors il est un peu désorienté.

— Arrêtez de parler de moi comme si je n’étais pas là ! Où que soit l’enfer, il est là !

— Tu es en avion, répondit Sylveste.

Cal parut reprendre un peu son empire sur lui-même.

— En avion ? C’est nouveau ! fit-il avec un hochement de tête. Très nouveau en vérité. Je crois que je n’étais jamais monté dans un de ces engins. Ça t’ennuierait de mettre ton vieux père au courant des principaux événements ?

— C’est exactement pour ça que je t’ai réveillé.

Sylveste prit le temps de supprimer les hublots. Il n’y avait rien à voir, et les draperies de poussière noire lui rappelaient trop ce qui les attendait lorsque l’appareil se poserait.

— Ne va pas t’imaginer que c’est parce que j’avais envie de papoter. Cal.

— Tu as pris un coup de vieux, fiston.

— Oui, certains d’entre nous sont bien obligés de vivre dans l’univers entropique.

— Aïe ! Là, tu m’as fait mal !

— Arrêtez, s’il vous plaît ! intervint Pascale. Ce n’est pas le moment de vous chamailler.

— Bah, en cinq heures, on devrait bien trouver un moment pour ça, répondit Sylveste. Pas vrai, Cal ?

— Évidemment. Et qu’est-ce qu’elle y connaît, de toute façon ? lança Cal en la regardant. C’est un rite, mon chou. C’est comme ça que… comment dire ? C’est notre façon de discuter. S’il me témoignait la plus infime cordialité, je commencerais vraiment à m’en faire. Je me dirais : Il a besoin que je fasse pour lui quelque chose d’incroyablement difficile.

— Non, objecta Sylveste. Si j’avais quelque chose d’incroyablement difficile à te demander, je te menacerais simplement de t’effacer. Je n’ai jamais exigé de toi une faveur telle que je me sente obligé d’être aimable, et je doute que ça se produise jamais.

— C’est absolument vrai, fit Calvin avec un clin d’œil à Pascale. Imbécile que je suis !

Il s’était manifesté en tenue de soirée gris cendré, à col haut. Les manches étaient brodées au fil d’or d’un motif de chevrons entrelacés. Un de ses pieds bottés était posé sur le genou de l’autre jambe, et les pans de la redingote sur la jambe levée formaient un élégant rideau artistiquement drapé. Sa barbe et sa moustache avaient atteint un stade qui dépassait la simple luxuriance. La sophistication de leurs sculptures n’avait pu être atteinte que grâce à une armada d’artistes du peigne et des ciseaux. Un monocle afficheur de couleur ambrée était incrusté dans l’une de ses orbites (pur chiqué : Calvin était implanté pour l’interface directe depuis sa naissance), et ses cheveux gominés (longs, cette fois) étaient noués sur sa nuque de façon à former une poignée qui rejoignait son cuir chevelu à l’arrière du crâne. Sylveste tenta vainement de dater l’ensemble. Ce style rappelait peut-être une époque précise du temps où Calvin était sur Yellowstone. Il se pouvait aussi que la simulation l’ait complètement inventé pour tuer le temps pendant le chargement de ses systèmes.

— Enfin, quoi qu’il en soit…

— L’aile volante m’amène entre les griffes de Volyova, dit Sylveste. Tu te souviens d’elle, bien sûr ?

— Comment pourrions-nous l’oublier ? (Calvin enleva son monocle et l’astiqua distraitement sur sa manche.) Et comment en sommes-nous arrivés là ?

— C’est une longue histoire. Elle a mis la pression sur la colonie. Ils ne pouvaient pas faire autrement que de me livrer à elle. Et toi aussi, à vrai dire.

— Elle m’a demandé ?

— Tu n’as pas l’air surpris.

— Oh, je ne suis pas surpris. Juste déçu. Et puis ça fait beaucoup à encaisser d’un seul coup. (Calvin remit son monocle en place, et son œil grossi brûla d’un éclat maléfique derrière le verre ambré.) Tu crois qu’elle nous voulait tous les deux par mesure de sécurité, ou parce qu’elle a une idée derrière la tête ?

— Plutôt ça. Sauf qu’elle ne s’est pas particulièrement étendue sur ses motivations.

Calvin hocha pensivement la tête.

— Alors tu n’as traité qu’avec Volyova et personne d’autre, c’est ça ?

— Ça te paraît bizarre ?

— J’aurais cru que notre ami Sajaki allait montrer son nez à un moment ou à un autre.

— Moi aussi, mais elle n’a fait aucune allusion à lui. (Sylveste haussa les épaules.) Quelle importance, après tout ? Il n’y en a pas un pour racheter l’autre.

— D’accord. Sauf qu’avec Sajaki, au moins, on savait où on allait.

— Au fond d’un puits, tu veux dire ?

— Tu auras beau dire, c’est un homme de parole, répondit Calvin avec une mimique équivoque. Et avec lui – enfin, lui ou celui qui tire les ficelles dans cette histoire – tu as eu la paix, jusqu’à maintenant. Ils ont eu la décence de ne pas t’emmerder. Il y a combien de temps qu’ils nous ont lait venir à bord de cette monstruosité gothique qu’on appelle le Spleen de l’Infini ?

— Cent trente ans, par là. Beaucoup moins pour eux, évidemment. Quelques décennies tout au plus.

— Je suppose que nous pouvons nous préparer au pire.

— Ce qui veut dire ? demanda Pascale.

— Que nous avons une tâche à accomplir, répondit Calvin avec une patience insultante. Une tâche en rapport avec un certain personnage. Que sait-elle de tout ça ? demanda-t-il en étrécissant les paupières.

— Plutôt moins que je ne croyais, apparemment, répondit Pascale, ce qui n’avait pas l’air de l’amuser.

— Je lui en ai dit le minimum, confirma Sylveste en regardant alternativement se femme et la simulation bêta. Dans son propre intérêt.

— Oh, merci !

— J’avais des doutes, aussi…

— Dan, tu peux me dire ce que ces gens vous veulent, à ton père et à toi ?

— Ça, c’est une très, très longue histoire…

— Nous avons cinq heures devant nous, tu viens de le dire. À condition, bien sûr, que vous consentiez, tous les deux, à interrompre votre petit numéro d’admiration mutuelle.

Calvin haussa un sourcil.

— C’est la première fois que j’entends dire ça de cette façon. Elle a peut-être mis le doigt sur quelque chose, là. Pas vrai, fiston ?

— Oui, grommela Sylveste. Sur une appréhension totalement erronée de l’affaire.

— Tu pourrais peut-être lui en dire un peu plus quand même, lui dresser un tableau de la situation, je ne sais pas…

L’appareil bascula sur l’aile pour prendre un virage en épingle à cheveu, mouvement que Calvin fut le seul des trois à ne pas ressentir.

— D’accord, dit Sylveste. Mais je pense encore que moins elle en saura, mieux ça vaudra pour elle.

— Si tu me laissais en juger ? coupa Pascale.

— Si tu veux un conseil, commence par lui parler de ce cher capitaine Brannigan, dit Calvin avec un sourire.

C’est ainsi que Sylveste lui raconta l’histoire. Jusque-là, il avait délibérément occulté la raison pour laquelle l’équipage de Sajaki tenait tant à lui mettre le grappin dessus. Pascale avait amplement le droit de savoir, évidemment… mais il trouvait le sujet tellement délicat – ou plutôt répugnant – qu’il avait toujours évité de l’aborder. Non qu’il eût quoi que ce soit, personnellement, contre le capitaine Brannigan, pas même un manque de sympathie pour ce qu’il était devenu. Le capitaine était un individu unique en son genre, qui souffrait d’un mal à nul autre pareil. Même s’il n’était plus conscient à l’heure actuelle (pour ce que Sylveste en savait), il l’avait été dans le passé, et il se pouvait qu’il le soit à nouveau dans l’avenir, dans l’hypothèse improbable, de l’avis général, où on arriverait à le remettre sur pied. Et quand bien même son passé bigarré comporterait quelques crimes, ce qui paraissait vraisemblable, il avait assurément mille fois payé ses péchés par son état actuel. Non ; tout le monde ne voulait que du bien au capitaine, et la plupart des gens auraient été prêts à consacrer un peu d’énergie à l’aider, pourvu qu’ils ne courent aucun risque personnel (ou alors, un risque mineur).

Mais ce que l’équipage attendait de Sylveste était beaucoup plus que l’acceptation d’un risque personnel. Ils voulaient qu’il se soumette à Calvin ; qu’il lui permette de prendre le contrôle de son esprit et de ses fonctions motrices. Cette seule pensée le révulsait. Il trouvait déjà assez pénible de traiter avec sa simulation bêta. C’était aussi pénible que d’être hanté par le fantôme de son père. Il aurait détruit la simu depuis des années si elle ne s’était révélée parfois utile, par intermittences, mais le seul fait de savoir qu’elle existait le mettait mal à l’aise. Cal était trop intuitif ; il avait – enfin, cette chose – avait un jugement trop pénétrant. Elle savait ce qu’il avait fait de la simulation alpha, même s’il ne l’avait jamais ouvertement dit. Quand il le laissait ainsi entrer dans sa tête, Sylveste avait l’impression qu’il plongeait en lui de tendres vrilles. C’était comme s’il approfondissait la connaissance qu’il avait de lui. Il paraissait plus capable, à chaque intrusion, de prévoir ses propres réponses. Quid de sa personnalité à lui si ce qui semblait être son libre arbitre était si facilement singé par un logiciel dépourvu de conscience théorique de lui-même ? Et il y avait plus grave que l’aspect simplement déshumanisant du processus de canalisation : l’opération était loin d’être agréable sur le plan physique. Ses signaux moteurs volontaires étaient inhibés à la source par un cocktail de drogues neuroleptiques qui le paralysaient tout en lui permettant de bouger. Quoi de plus proche de la possession démoniaque ? L’expérience avait toujours été cauchemardesque. Il n’était pas pressé de la renouveler.

Non, se dit-il. Que le capitaine aille rôtir en enfer, pour ce qu’il en avait à fiche ! Pourquoi abdiquerait-il son humanité pour sauver quelqu’un qui avait vécu plus longtemps que tous les êtres vivants de l’histoire ? Au diable la compassion ! Il y avait des années qu’ils auraient dû le laisser mourir. La plus grande calamité, à présent, n’était pas la souffrance qu’il endurait, mais ce que son équipage était prêt à faire subir à Sylveste pour la soulager.

Calvin ne voyait pas les choses de la même façon, bien sûr. Pour lui, c’était moins une épreuve qu’une aubaine…

— Évidemment, j’étais là le premier, dit Calvin. À l’époque où j’avais encore un corps.

— Le premier à quoi ?

— À le servir. Il était très, très chimérique, même à l’époque. Une partie des technologies dont il était bardé dataient d’avant la Transillumination. Dieu sait quel âge pouvaient bien avoir ses dernières bribes de chair humaine. (Il se tortilla la barbe et la moustache, comme si ça l’aidait à se souvenir de la complexité de la combinaison.) C’était avant les Quatre-Vingts, évidemment. Mais, à l’époque, je m’étais déjà taillé une réputation d’expérimentateur à la limite des sciences chimériques radicales. L’idée de faire du neuf avec les vieilles techniques élaborées avant la Transillumination ne me satisfaisait pas. Je voulais aller au-delà. Laisser tout le monde sur place. Pousser les limites si loin qu’elles voleraient en éclats, et tout rebâtir.

— Ça va Cal, assez parlé de toi, coupa Sylveste. C’est de Brannigan qu’il était question, tu te souviens ?

— Ça s’appelle planter le décor, mon cher petit, fit Calvin avec un clin d’œil. Bref, Brannigan était chimérique à l’extrême, et des mesures extrêmes s’imposaient. Quand il est tombé malade, ses amis n’avaient pas le choix : ils ont fait appel à moi. Évidemment, ça s’est passé le couteau sous la table, et c’était un dévoiement de mes compétences. Je m’intéressais de moins en moins aux modifications physiologiques. J’éprouvais une fascination croissante – une obsession, si vous voulez – pour les transformations neurales. Pour être plus précis, je cherchais le moyen de cartographier l’activité neurale directement au niveau de…

Calvin s’interrompit et se mordit la lèvre inférieure. Sylveste prit le relais :

— Brannigan l’a utilisé et, en échange, il l’a aidé à nouer des liens avec certains sujets fortunés de Chasm City. Des clients potentiels pour le programme des Quatre-Vingts. S’il avait réussi son coup avec Brannigan, ç’aurait été la fin de l’histoire. Mais il a saboté le boulot – il a fait le strict minimum, pour se débarrasser de ses comparses. S’il s’était donné la peine de faire ce qu’il fallait, nous ne serions pas dans ce pétrin à l’heure qu’il est.

— Ce qu’il veut dire, reprit Calvin, c’est que l’intervention à laquelle je me suis livré sur le capitaine ne pouvait être considérée comme permanente. Il était tellement chimérique que tôt ou tard, inévitablement, un nouvel aspect de sa physiologie allait requérir des soins. Et le problème était devenu d’une telle complexité qu’ils n’avaient absolument personne d’autre vers qui se tourner.

— Et voilà pourquoi ils sont revenus, ajouta Pascale.

— À l’époque, il commandait le vaisseau sur lequel nous allons embarquer, reprit Sylveste en regardant la simulation. Cal était mort après l’atrocité patente des Quatre-Vingts. Il ne restait de lui que cette simulation bêta. Inutile de dire que Sajaki – il était avec le capitaine, à l’époque – n’était pas très content. Mais ils ont tout de même trouvé un biais.

— Un biais ?

— Pour permettre à Calvin de s’occuper du capitaine. Ils ont découvert qu’il pouvait agir par mon intermédiaire. La simu bêta apportait l’expérience de la chirurgie chimérique et moi les muscles nécessaires pour effectuer le travail. « Le canal », pour reprendre la terminologie des Ultras.

— Il n’était donc pas forcément nécessaire de faire appel à toi, objecta Pascale. Pourvu qu’ils aient la simulation bêta – ou une copie –, n’importe lequel d’entre eux aurait pu faire office de… de muscle, comme tu l’as si élégamment dit.

— Ils auraient probablement préféré ; ils n’auraient plus été dépendants de moi. Mais la canalisation ne marche qu’à condition qu’il y ait un lien étroit entre la simu bêta et celui par l’intermédiaire de qui elle agit. C’est comme une main qui irait dans un gant. Ça marchait entre Calvin et moi parce qu’il était mon père ; il y avait de nombreux points de similitude génétique. Si on nous découpait le cerveau en tranches, on aurait probablement du mal à les différencier.

— Et maintenant ?

— Eh bien, ils sont revenus.

— Dommage qu’il ait salopé le boulot, la première fois, insista Calvin en soulignant sa remarque par un petit sourire d’autosatisfaction.

— Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même. C’est toi qui étais aux commandes. Je me suis contenté de faire ce que tu me disais. En réalité, pour l’essentiel, je n’étais même pas vraiment conscient, ajouta Sylveste en fronçant les sourcils. N’empêche que j’en ai détesté chaque minute quand même.

— Et ils vont t’obliger à recommencer, conclut Pascale. C’est donc ça ! Tout ce qui est arrivé ici, l’attaque de la colonie, c’était pour ça ? Pour t’obliger à venir au secours de leur capitaine ?

Sylveste hocha la tête.

— Au cas où ça t’aurait échappé, ces gens avec qui nous traitons ne sont pas à proprement parler humains. Leurs priorités, l’échelle temporelle sur laquelle ils vivent sont un peu… abstraites.

— Pour moi, ça ne s’appelle pas traiter. Ça s’appelle du chantage.

— Mouais, c’est là que tu te trompes, fit Sylveste. Tu comprends, cette fois, Volyova a commis une petite erreur. Elle m’a prévenu de son arrivée.


Volyova jeta un coup d’œil à la représentation de Resurgam. Ils ignoraient encore, en ce moment précis, la localisation de Sylveste. C’était comme une fonction ondulatoire quantique non résolue. Mais, dans un instant, ils auraient un relevé par triangulation de son émission radio, et la résolution de cette fonction ondulatoire ferait le tri parmi une myriade de possibilités.

— Alors, tu l’as ?

— Le signal est faible, dit Hegazi. La tempête que tu as provoquée initie beaucoup d’interférences dans l’ionosphère. Tu es fière de toi ?

— Calcule sa position, c’est tout ce qu’on te demande, svinoï.

— Patience, patience !

Volyova était à peu près sûre que Sylveste rappellerait à temps. Cela dit, quand elle entendit sa voix, elle ne put s’empêcher d’éprouver un certain soulagement : un nouveau maillon de la chaîne d’événements complexes qui consistait à le faire monter à bord avait trouvé sa place. Mais elle ne s’abusait pas : ce n’était pas fini. Et il y avait quelque chose d’arrogant dans les exigences de Sylveste – la façon dont il semblait ordonner que les choses se passent comme ci ou comme ça –, qui l’amenait à se demander si ses collègues avaient vraiment la main. Si ce salopard de Sylveste avait décidé de semer le germe du doute dans son esprit, c’était réussi. Qu’il aille se faire foutre ! Elle savait qu’il était rompu aux jeux de l’esprit, et elle s’y était préparée, mais pas assez. Puis elle fit mentalement un pas en arrière et récapitula la succession des événements. Après tout, Sylveste serait bientôt entre leurs mains. Ce qu’il ne pouvait pas anticiper de gaieté de cœur. Il savait pertinemment ce qui l’attendait. S’il avait été maître de son destin, ils ne risquaient pas de le voir monter à bord.

— Ah, fit Hegazi. J’ai un point. Tu veux entendre ce que ce salaud a à dire ?

— Branche-le.

La voix de l’homme retentit à nouveau, comme six heures auparavant, mais la différence était manifeste. Chaque mot que prononçait Sylveste était étouffé – presque noyé – par le hurlement continu de la tempête de verre.

— Je suis là, où êtes-vous ? Volyova, vous m’entendez ? Je demande si vous m’entendez ! Je veux une réponse ! Voici mes coordonnées par rapport à Cuvier. Il vaudrait mieux que vous m’écoutiez.

Il récita – plusieurs fois, par sécurité – une liste de chiffres qui indiquaient sa position à une centaine de mètres près. Des informations redondantes, compte tenu de la triangulation à laquelle ils se livraient au même moment.

— Allez ! Qu’est-ce que vous attendez ? Nous ne tiendrons pas le coup éternellement. Nous sommes en pleine tempête de verre ! Nous allons crever ici, si vous ne vous grouillez pas !

— Mmm, fit Hegazi. Il ne serait peut-être pas mauvais de répondre à ce pauvre bougre.

Volyova prit une cigarette. L’alluma. Savoura longuement la première bouffée. Avant de répondre :

— Pas encore. Disons d’ici une heure ou deux. Laissons-le mijoter un peu…


Khouri entendit un imperceptible frottement et le scaphandre ouvert s’approcha d’elle. Elle sentit sa pression doucement insistante sur sa colonne vertébrale, l’arrière de ses jambes, de ses bras et de sa tête. Du coin des yeux, elle vit les parties latérales du capuchon se replier autour d’elle, puis elle sentit les ailerons et les jambières du scaphandre se mouler sur ses membres. Enfin, la cavité thoracique se referma avec un bruit évocateur du grand slurp qui accompagne la dernière cuillerée d’un bol de porridge. Dont le scaphandre avait la couleur et l’aspect humide.

Malgré la limitation de son champ visuel, elle vit ce qui tenait lieu de manches se souder le long du plan de jointure. Les sutures se fondirent presque aussitôt dans la peau du scaphandre, puis la tête se forma autour de la sienne et, pendant un moment, tout fut sombre, jusqu’à ce qu’un ovale transparent apparaisse devant elle. Peu à peu, des données s’inscrivirent en chiffres lumineux sur le fond obscur entourant la fenêtre. Par la suite, le scaphandre s’emplirait d’air-gel, afin de protéger son occupante contre les accélérations, mais, pour le moment, Khouri respirait un mélange d’oxygène et d’azote frais, presque mentholé, à la pression ambiante.

— Tests de sécurité et de fonctionnalité effectués, annonça le scaphandre. Veuillez confirmer que vous souhaitez assumer le commandement de cette unité.

— Oui, je suis prête, répondit Khouri.

— Programmes de contrôle du scaphandre autonome désactivés par la persona. Sauf contrordre, les fonctions conseil resteront en ligne. Le contrôle complet peut être réinitialisé en…

— J’ai pigé le topo, merci. Où en sont les autres ?

— Toutes les autres unités se disent prêtes.

— Nous sommes prêtes, Khouri, coupa la voix de Volyova. Je dirige les opérations. Formation de descente triangulaire. À mon ordre, vous sautez. Et pas un geste sans mon autorisation.

— Vous inquiétez pas. J’en ai pas l’intention.

— Brave petit toutou ! Je vois qu’elle obéit au doigt et à l’œil, commenta Sudjic, sur le canal ouvert. Elle attend aussi la permission pour chier ?

— La ferme, Sudjic ! Si vous venez, c’est seulement parce que vous êtes allée sur différents mondes. Mais un mot de trop, et… Dites-vous bien que Sajaki ne sera pas là pour intervenir si je perds mon sang-froid, et que j’ai une sacrée puissance de feu, au cas où je le perdrais.

— À propos de puissance de feu, intervint Khouri, je ne vois pas de données concernant les armes, sur mes voyants.

— C’est parce que vous n’êtes pas autorisée à en avoir, répondit Sudjic. Ilia n’a pas confiance en vous. Elle croit que vous allez tirer sur tout ce qui bouge. C’est ça, hein, Ilia ?

— En cas de problème, répondit Ilia, je vous laisserai utiliser les clés de chiffrement, faites-moi confiance.

— Et pourquoi pas maintenant ?

— Parce que vous n’en avez pas besoin, voilà pourquoi. Vous êtes là pour nous épauler si la situation nous échappait, ce qui n’arrivera évidemment pas… Mais si ça arrivait, poursuivit-elle en inspirant bruyamment, vous les aurez, vos précieuses armes. Tâchez juste de les utiliser avec discernement, si vous y êtes obligée.


Une fois au-dehors, l’air du bâtiment fut purgé et remplacé par de l’air-gel : un fluide respirable. L’espace d’un instant, Khouri eut l’impression de se noyer, mais elle avait assez souvent effectué la transition au Bout du Ciel pour ne pas éprouver trop de désagrément. Toute conversation normale étant à présent impossible, la communication était assurée par les routines intégrées aux casques des scaphandres, qui interprétaient les ordres sous-vocalisés. Les haut-parleurs des casques traduisaient les sons qui leur parvenaient par la fréquence voulue afin de compenser les distorsions provoquées par l’air-gel, et les voix qu’elle entendait étaient parfaitement normales. La descente était plus brutale et plus pénible que l’insertion en navette, mais elle paraissait plus facile, en dehors de la pression occasionnelle sur les globes oculaires. Elle ne sut qu’en consultant l’affichage numérique de son scaphandre que l’accélération, provoquée par les petits réacteurs à alimentation anti-lithium encastrés au niveau du dos et des talons, dépassait souvent six g. Volyova menait la descente. Les scaphandres formaient un schéma en V, les deux unités habitées la suivant, les trois unités vides à la remorque. Pendant la première partie de la descente, les scaphandres conservèrent la conformation qu’ils avaient adoptée à bord du gobe-lumen, et qui faisait une vague concession à l’anatomie humaine. Mais lorsque les premières traces de l’atmosphère de Resurgam apparurent autour d’elles, les scaphandres entamèrent leur transformation : sans que ce soit perceptible de l’intérieur, la membrane qui réunissait le corps et les bras s’épaissit, jusqu’à ce qu’ils se fondent. L’angle des bras se modifia aussi ; ils étaient maintenant rigides, mais inclinés selon un angle de quarante-cinq degrés par rapport au corps. La tête se rétracta, s’aplatit, de sorte qu’un arc réunissait désormais l’extrémité de chaque bras, passait par-dessus la tête et redescendait de l’autre côté. Les colonnes qu’étaient les jambes fusionnèrent en une seule et unique queue épatée, et les plaques transparentes définies par chacune des occupantes s’opacifièrent afin de les protéger contre l’éclat aveuglant de la rentrée dans l’atmosphère. Les scaphandres entrèrent dans l’atmosphère le torse en avant, la queue légèrement plus bas que la tête, selon des schémas d’ondes de choc complexes domptés et exploités par la géométrie changeante de la carapace. La vision directe n’était plus possible, mais les scaphandres, qui continuaient à percevoir leur environnement sur d’autres bandes électromagnétiques, transcrivaient ces données afin de satisfaire les perceptions humaines. Khouri regarda autour d’elle et en dessous. Les scaphandres de ses compagnes paraissaient plongés dans une goutte de plasma rosé, rayonnant.

À vingt kilomètres d’altitude, les scaphandres utilisèrent leurs propulseurs pour ralentir et revenir à une vitesse simplement supersonique. Puis ils reprirent une forme d’avions humanoïdes afin de s’adapter à l’atmosphère plus dense. Les scaphandres extrudèrent des ailerons stabilisateurs tout le long du dos, et la partie faciale retrouva sa transparence. Blottie dans le confort du scaphandre, c’est à peine si Khouri sentit ces changements. Elle éprouva juste la légère pression du matériau extérieur qui changeait la position de ses membres.

À quinze kilomètres, le sixième scaphandre rompit la formation et devint hypersonique, adoptant une configuration aérodynamique optimale dans laquelle aucun être humain n’aurait pu se mouler sans une intervention chirurgicale radicale. Il disparut derrière l’horizon en quelques secondes. Il se déplaçait probablement plus vite qu’aucun des objets artificiels qui avaient jamais pénétré dans l’atmosphère de Resurgam, en exerçant une poussée vers le haut afin d’éviter d’échapper complètement à l’attraction de la planète. Khouri savait que le scaphandre allait récupérer Sajaki, maintenant qu’il avait achevé sa mission sur Resurgam. Il devait le rencontrer à proximité de l’endroit où il avait communiqué pour la dernière fois avec le vaisseau.

À dix kilomètres, elles atteignirent en silence – bien que le lien com-laser entre les scaphandres soit totalement sécurisé – les premières traces de la tempête de verre que Volyova avait provoquée. De l’espace, elle paraissait noire et impénétrable, comme un manteau de cendres. Mais, à l’intérieur, Khouri ne s’attendait pas à ce que ce soit aussi lumineux. Il y régnait une lumière granuleuse, sépia, comme un mauvais après-midi à Chasm City. Un arc-en-ciel boueux nimbait le soleil, mais il disparut alors qu’elles s’enfonçaient plus profondément dans la tempête. À présent, la lumière ne coulait plus sur elles ; elle donnait l’impression de trébucher maladroitement, en traversant toutes ces couches de poussière en suspension, comme un ivrogne descendant un escalier. L’air-gel abolissant toute impression de pesanteur, Khouri perdit rapidement la sensation de haut et de bas, mais elle faisait instinctivement confiance aux systèmes d’inertie internes du scaphandre pour rectifier d’eux-mêmes. Lorsqu’elle entrait en contact avec une zone de haute pression, Khouri ressentait une secousse correspondant à la compensation des propulseurs qui s’efforçaient d’amortir sa descente. Puis la vitesse repassa en dessous de celle du son, et les scaphandres se reconfigurèrent, devenant moins pareils à des statues. Le sol n’était plus qu’à quelques kilomètres, mais il était encore invisible. Les quatre autres scaphandres de la formation étaient de plus en plus difficiles à voir ; ils ne cessaient de disparaître et de réapparaître dans la poussière.

Khouri commença à éprouver une légère inquiétude. Elle n’avait jamais utilisé un scaphandre dans des conditions pareilles.

— Scaphandre ! appela-t-elle. Tu es sûr de pouvoir gérer la situation ? Je ne voudrais pas que tu me laisses tomber du haut du ciel.

— Occupante, répondit-il d’un ton qui réussit à paraître hautain, quand la poussière deviendra un problème, je vous en informerai aussitôt.

— Ça va, ça va. C’était une simple question.

Il n’y avait pour ainsi dire plus rien à voir. C’était comme si elles avaient nagé dans la boue. Par des déchirures occasionnelles dans les rideaux de poussière, elles entrevoyaient parfois les canyons et les parois vertigineuses de la mesa, mais la plupart du temps l’atmosphère était parfaitement opaque.

Et puis…

— Je ne vois plus rien, annonça-t-elle.

— C’est une amélioration ?

En effet. Ce fut comme si la tempête avait miraculeusement cessé. La vue portait à des dizaines de kilomètres à la ronde, jusqu’à l’horizon, relativement proche, lorsqu’elle n’était pas obstruée par des parois rocheuses. C’était aussi exaltant que de voler par une journée d’une clarté limpide, à ceci près que la scène était traduite en nuances d’un vert glauque.

— Un montage, lui expliqua le scaphandre. Élaboré à partir des infrarouges ambiants, interpolé de clichés sonar aléatoires et de données gravimétriques.

— Très joli. Mais n’en rajoute pas. Quand les machines m’ennuient, même les plus sophistiquées, j’ai la sale habitude de les molester.

— C’est bien noté, fit le scaphandre, avant de la boucler.

Khouri afficha une carte à plus grande échelle de la zone. Le scaphandre savait pertinemment où il allait – il se basait sur les coordonnées de l’endroit d’où Sylveste les avait appelés –, mais le fait de participer activement à la manœuvre lui donnait une impression de professionnalisme. Trois heures et demie avaient passé depuis l’échange entre Volyova et Sylveste. S’il était à pied, ce dernier n’avait pas pu beaucoup s’écarter du point de rendez-vous. Et même si, pour une raison ou une autre, il tentait de leur échapper, les capteurs du scaphandre n’auraient aucun mal à le repérer, à moins qu’il n’ait trouvé une caverne assez profonde pour s’y terrer. Et même alors, les systèmes de détection du scaphandre réussiraient probablement à le retrouver en remontant les traces thermiques et biochimiques qu’il aurait inévitablement laissées derrière lui.

— Écoutez, fit Volyova, utilisant le système de liaison audio pour la première fois depuis leur entrée dans l’atmosphère. Nous serons au point de réception d’ici deux minutes. Je viens de recevoir un signal d’en haut : le scaphandre du triumvir Sajaki a localisé sa cible et opéré la jonction. Il vient à notre rencontre, mais comme son scaphandre est moins rapide à présent, il ne sera pas là avant une dizaine de minutes.

— Il vient à notre rencontre ? s’étonna Khouri. Pourquoi ne retourne-t-il pas tout simplement au vaisseau ? Il nous croit incapables de faire le boulot s’il ne nous tient pas le coude ?

— Vous plaisantez ? demanda Sudjic. Sajaki attend ce moment depuis des années – des dizaines d’années. Il ne raterait pas ça pour un empire.

— Sylveste ne va pas chercher la bagarre, hein ?

— Il faudrait qu’il ait l’impression de pouvoir s’en sortir, ce qui exigerait un miracle, répondit Volyova. Mais ne prenez rien pour acquis. Vous n’avez jamais eu affaire à ce salaud. Moi, si.

Khouri sentit que son scaphandre épousait une configuration très similaire à celle qu’il avait à bord du vaisseau, la membrane qui reliait les ailes au corps se résorbant complètement et les ailerons redevenant des membres articulés, nettement définis. L’extrémité s’était redivisée en deux, formant une serre pareille à une moufle susceptible de se changer en une main plus élaborée pour effectuer les manipulations délicates. Khouri sentit que son scaphandre se redressait presque à la verticale tout en continuant à se propulser vers l’avant. Il conservait son altitude, indifférent à la poussière.

— Une minute, fit Volyova. Altitude : deux cents mètres. Attendons acquisition visuelle de Sylveste à tout moment. Je vous rappelle que nous cherchons aussi sa femme. Ils doivent être tout près l’un de l’autre.

Lassée de l’image en fausses couleurs, Khouri repassa sur la vision normale. C’est à peine si elle arrivait à distinguer les autres scaphandres. Ils étaient maintenant loin de toute formation rocheuse comme de toute crevasse. Le terrain était plat dans un rayon de deux cents mètres, en dehors d’un bloc de pierre ou d’un modeste goulet. Même quand des poches s’ouvraient dans la tempête, des ventricules de calme dans le chaos, la visibilité n’était que de quelques dizaines de mètres tout au plus, et le sol était la proie de tourbillons incessants. Pourtant, le calme et le silence qui régnaient à l’intérieur du scaphandre conféraient à la situation une dangereuse impression d’irréalité. Si Khouri l’avait souhaité, le scaphandre aurait pu lui relayer les sons ambiants, mais ça ne lui aurait rien appris, sinon qu’il y avait un vent d’enfer au-dehors.

L’image redevint, sur son ordre, vert clair.

— Ilia ! appela-t-elle. Je vous rappelle que je n’ai aucune arme. Je commence à me sentir un peu nerveuse.

— Donnez-lui un joujou, dit Sudjic. Ça ne peut pas faire de mal, hein ? Elle pourra tirer sur les cailloux pendant qu’on s’occupera de Sylveste.

— Allez vous faire foutre !

— C’est ça ! Il ne vous est pas venu à l’esprit que j’essayais de vous faciliter les choses ? Mais vous pensez peut-être réussir à convaincre Ilia toute seule ?

— C’est bon, Khouri, répondit Volyova. Je vous débloque un protocole de défense minimal. Ça vous va ?

Pas tout à fait, non. Le scaphandre de Khouri avait reçu le privilège de défense autonome contre les menaces externes, et même, dans une certaine mesure, d’agir pro-activement dans ce but, mais elle n’avait pas encore le doigt sur la détente. Et ça risquait de poser un problème si elle voulait éliminer Sylveste, objectif auquel elle n’avait pas complètement renoncé.

— Ouais, merci, dit-elle. Ne m’en veuillez pas si je ne fais pas de grands bonds joyeux.

— Je vous en prie…

Une seconde plus tard, à peu près, elles se posaient comme des plumes. Khouri sentit un frémissement lorsque son scaphandre coupa la propulsion et effectua une série de réajustements pour se conformer à son anatomie. L’afficheur de données passa du mode vol au mode ambulatoire, ce qui voulait dire qu’elle pouvait marcher normalement si elle voulait. À ce stade, elle aurait même pu ôter son scaphandre, mais sans sa protection elle n’aurait pas résisté longtemps dans la tempête de verre. Et puis elle appréciait de rester à l’abri dans le silence du scaphandre, même si ça se traduisait par une certaine impression de distance par rapport à l’action.

— On se sépare, annonça Volyova. Khouri, je vous délègue la responsabilité des deux scaphandres vides. Abritez-vous derrière pour vous déplacer. Nous trois, on va s’écarter de cent pas. Activez le balayage par capteur actif sur toutes les bandes électromagnétiques et les autres longueurs d’ondes. Si ce svinoï de Sylveste est dans le coin, nous le trouverons.

Les deux scaphandres vides s’étaient déjà rapprochés de Khouri et se collaient à elle comme des chiens errants. Elle savait qu’elle avait perdu au tirage à la courte paille : Volyova la laissait s’occuper des scaphandres vides pour la consoler de son piètre armement. Mais il n’y avait pas de raison de pleurnicher. La seule raison pour laquelle elle souhaitait disposer d’un armement convenable était qu’elle en aurait besoin pour tuer Sylveste. Il y avait peu de chance que Volyova reçoive cet argument. Enfin, il ne fallait pas oublier que les scaphandres pouvaient être mortels, même sans armes. Lors de son entraînement, au Bout du Ciel, on lui avait montré comment, en scaphandre, et rien qu’en employant la force brutale, on pouvait littéralement déchiqueter un ennemi.

Khouri regarda Sudjic et Volyova s’éloigner avec la lenteur, la lourdeur trompeuses des scaphandres en mode ambulatoire. Trompeuse, parce que les scaphandres pouvaient se déplacer à la vitesse d’une gazelle lorsqu’il le fallait, mais ce n’était pas indispensable pour le moment. Elle coupa le fond vert pâle et repassa en vision normale. Sudjic et Volyova n’étaient plus visibles, ce qui n’avait rien d’étonnant. Et si, de temps en temps, des poches continuaient à s’ouvrir dans la tempête, Khouri n’y voyait généralement pas plus loin que le bout de sa main quand elle tendait le bras.

Elle réalisa malgré tout, avec un sursaut, qu’elle avait vu quelque chose – quelqu’un – marcher dans la poussière. Elle ne l’avait même pas vu : à peine entrevu. Elle commençait, sans trop s’inquiéter, à se dire que ça devait être un tourbillon de poussière qui avait pris momentanément une forme vaguement humaine lorsque le phénomène se reproduisit.

La silhouette était plus précise, cette fois. Elle s’attarda, excitant sa curiosité. Puis elle sortit du maelström, devint une image claire.

— Ça faisait longtemps, dit la Demoiselle. Je pensais que vous seriez plus contente de me voir.

— Mais où étiez-vous passée ?

— Porteuse, intervint le scaphandre, je ne puis interpréter votre dernière déclaration sous-vocalisée. Pourriez-vous reformuler, s’il vous plaît ?

— Dites-lui de ne pas faire attention, ordonna le fantôme de poussière qui était la Demoiselle. Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi.

Khouri ordonna au scaphandre d’ignorer les propos qu’elle sous-vocalisait jusqu’à ce qu’elle prononce un mot de passe. Le scaphandre accusa réception d’un ton un peu guindé, comme si c’était la première fois qu’on lui demandait de se conformer à une procédure aussi irrégulière, et qu’il conviendrait de sérieusement repenser les termes de leur collaboration à l’avenir.

— C’est bon, dit enfin Khouri. Nous sommes seules, Demoiselle. Vous pourriez me dire où vous étiez ?

— Dans un instant, répondit la femme virtuelle.

L’image s’était à présent stabilisée, mais elle n’avait pas la précision à laquelle Khouri était désormais accoutumée. On aurait plutôt dit une esquisse ou une photo floue, comme déformée par des vagues.

— D’abord, j’ai l’impression que j’ai intérêt à vous aider, sinon vous risquez de faire des bêtises comme de voler dans les plumes de Sylveste. Voyons un peu… accès aux fonctions primaires du scaphandre… shuntage des codes de restriction de Volyova… C’est d’une simplicité enfantine. En fait, je suis un peu déçue qu’elle ne m’ait pas lancé un défi plus intéressant. D’autant que c’est probablement la dernière fois que…

— Mais de quoi parlez-vous ?

— De la puissance de feu que je viens de vous conférer, ma chère petite.

Pendant qu’elle parlait, l’affichage de données se reconfigura, indiquant qu’un certain nombre d’armes du scaphandre jusqu’alors invalidées étaient redevenues opérationnelles. Khouri s’avisa avec stupéfaction qu’elle avait soudain tout un arsenal au bout des doigts.

— Et voilà, fit la Demoiselle. Vous avez un autre souhait à formuler avant mon départ ?

— Je suppose que je devrais vous remercier…

— Ne prenez pas cette peine, Khouri. S’il y a une chose que je n’attends pas de vous, c’est de la gratitude.

— Naturellement. Je n’ai plus le choix, maintenant : il faut que je tue ce salaud. Suis-je censée vous remercier pour ça aussi ?

— Vous avez vu les… euh, les preuves. Le dossier d’accusation, si l’on peut dire.

Khouri hocha la tête et sentit que son crâne frottait contre la matrice intérieure du scaphandre. On n’était pas censé gesticuler dans ces équipements.

— Oui, cette histoire d’Inhibiteurs. Rien ne prouve que tout ça soit vrai…

— Dans ce cas, réfléchissez à l’autre solution. Vous refusez de tuer Sylveste et ce que je vous ai raconté se révèle être la vérité. Imaginez ce que vous éprouverez si Dan Sylveste… réalise ses ambitions, acheva l’apparition avec un sourire sinistre.

— J’aurais toujours la conscience tranquille, pas vrai ?

— Sans aucun doute. Et j’espère que ça vous consolerait de voir votre espèce entière anéantie par les systèmes Inhibiteurs. Enfin, à ce moment-là, il est probable que vous ne seriez plus là pour regretter votre erreur. Ils sont plutôt efficaces, ces Inhibiteurs. Mais vous vous en rendrez compte en temps utile…

— Eh bien, merci du conseil.

— Ce n’est pas tout, Khouri. Il ne vous est pas venu à l’idée que mon absence pouvait avoir une raison ?

— Laquelle ?

— Je suis mourante, répondit la Demoiselle, ce mot planant un moment dans la tempête de poussière. Après l’incident de l’arme secrète, poursuivit-elle, le Voleur de Soleil a réussi à injecter une autre partie de lui-même dans votre crâne. Mais vous en êtes bien consciente, naturellement. Vous l’avez senti entrer, pas vrai ? Je n’ai pas oublié vos cris. Très saisissants. Ça devait faire bizarre. Vous avez dû vous sentir comme envahie…

— Le Voleur de Soleil ne m’a pas fait une forte impression depuis lors.

— Et vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire, ma chère petite, que j’ai passé les dernières semaines à me démener pour l’empêcher de se répandre dans votre tête. C’est pourquoi vous n’avez pas eu de nouvelles de moi. J’étais trop occupée à le contenir. J’avais assez de mal à m’occuper de la partie de lui que j’avais laissée, par inadvertance, revenir avec les limiers. À ce moment-là, au moins, nous en étions arrivés à une sorte de statu quo. Mais cette fois, c’était assez différent ; le Voleur de Soleil s’est renforcé et je me suis affaiblie à chacun de ses assauts.

— Vous voulez dire qu’il est toujours là ?

— Très présent, même. Et si vous n’en avez pas eu conscience, c’est qu’il était tout aussi préoccupé par la guerre que nous nous livrions, lui et moi, sous votre crâne. La différence, c’est qu’il progresse constamment – me corrompant, cooptant mes systèmes, retournant mes défenses contre moi-même. Oh, il est très fort, vous pouvez me croire sur parole.

— Et que va-t-il se passer ?

— Ce qui va se passer, c’est que je vais perdre. J’en suis certaine, à présent ; c’est une certitude mathématique, basée sur son taux de progression actuel. (La Demoiselle eut un sourire, comme si ce détachement analytique lui inspirait une fierté perverse.) Je vais encore retarder son avance de quelques jours, mais guère plus. Il se pourrait même que je n’aie pas tout ce temps devant moi. Je me suis sensiblement affaiblie rien qu’en me présentant devant vous en ce moment précis. Mais je n’avais pas le choix. Il fallait que je le fasse pour réinitialiser votre capacité d’armement.

— Et quand il l’aura emporté… ?

— Je ne sais pas, Khouri. Mais vous pouvez vous attendre à tout. Il est vraisemblable que ce sera un occupant beaucoup moins agréable que je ne me suis efforcée de l’être. Vous savez ce qu’il a fait à votre prédécesseur. Il l’a rendu psychotique, le malheureux. (La Demoiselle fit un pas en arrière et parut se draper dans la poussière, comme si elle quittait la scène en passant derrière le rideau.) Je doute que nous ayons le plaisir de nous revoir, Khouri. J’ai le sentiment que je devrais vous souhaiter tout le bien du monde, mais pour le moment, je ne vous demande qu’une chose. Faites ce pour quoi vous êtes venue ici. Et faites-le bien. (Elle recula encore, sa forme se délita, comme si elle n’était qu’une esquisse au fusain, dispersée par le vent.) Vous en avez les moyens, maintenant.

La Demoiselle avait disparu. Khouri attendit un instant, moins pour remettre de l’ordre dans ses idées que pour en faire un tout vaguement cohérent dont elle espérait qu’il le resterait plus de quelques secondes ; puis elle émit le mot de passe qui remettait le scaphandre en ligne. Elle observa, sans en éprouver une once de soulagement, que les armes étaient toujours actives, comme l’avait promis la Demoiselle.

— Désolé de vous interrompre, intervint le scaphandre, mais si vous consentez à réinitialiser la vision sur la totalité du spectre, vous constaterez que nous avons de la visite.

— De la visite ?

— Je viens d’alerter les autres scaphandres. Mais c’est vous qui êtes la plus près.

— Ce n’est pas Sajaki, j’imagine ?

— Ce n’est pas le triumvir Sajaki, non. (C’était peut-être son imagination, mais il sembla à Khouri que le scaphandre semblait irrité qu’elle ait douté de son jugement en la matière.) Même en outrepassant toutes les limites de sécurité, le scaphandre du triumvir ne pourrait être ici avant trois minutes.

— Alors ça doit être Sylveste.

Khouri, qui avait rebranché la connexion sensorielle recommandée, vit approcher une silhouette – ou plutôt deux silhouettes dont la résolution était assez bonne. Les deux scaphandres de réserve à présent occupés approchaient sans se presser.

— Sylveste, je suppose que vous nous entendez, fit Volyova. Arrêtez-vous. Nous convergeons vers vous.

La voix de l’homme retentit sur le canal intérieur :

— Je commençais à me dire que vous alliez nous laisser mourir ici. Trop aimable de nous avoir annoncé votre arrivée.

— J’ai l’habitude de tenir parole, répondit Volyova. Mais vous avez eu l’occasion de vous en apercevoir.

Khouri commença ses préparatifs en vue de l’élimination qu’elle n’était pas encore sûre d’être décidée à effectuer. Elle appela une projection de cible, cadra Sylveste et sélectionna l’une des armes les plus anodines à sa disposition : un laser à puissance moyenne incorporé dans la tête de son scaphandre et conçu, en fait, pour avertir simplement les attaquants potentiels de faire demi-tour et de choisir une autre proie. Mais contre un homme désarmé, à bout portant ou quasiment, cela ferait amplement l’affaire.

En un clin d’œil, à présent, Sylveste pourrait être mort, conformément aux exigences de la Demoiselle.

C’est alors que Sudjic pressa l’allure et se rapprocha de Volyova. Au même instant, Khouri remarqua un détail insolite. Elle tenait quelque chose au bout de son bras terminé par une pince, quelque chose de petit et de métallique. Ça ressemblait à une arme de poing, un pistolet laser à bosons. Elle leva lentement, calmement, le bras, d’une façon très professionnelle. L’espace d’un instant, Khouri éprouva un sentiment choquant de dislocation. C’était comme si elle se voyait elle-même, d’une certaine distance, lever son arme pour tuer Sylveste.

Mais il y avait quelque chose qui clochait.

C’est sur Volyova que Sudjic braquait son arme.

— J’imagine que vous avez un plan… commença Sylveste.

— Ilia ! hurla Khouri. Couchez-vous ! Elle va vous…

Seulement l’arme de Sudjic était plus puissante qu’il n’y paraissait. Un éclair lumineux partit à l’horizontale – le laser de confinement d’un rayon de matière cohérente –, traversa le champ visuel de Khouri et pénétra dans le scaphandre de Volyova. Des signaux d’alarme retentirent, en réaction à une décharge d’énergie excessive. Le scaphandre de Khouri passa automatiquement à un niveau supérieur de sensibilité et de préparation au combat. Les données qui défilaient sur son afficheur synoptique confirmèrent que ses systèmes d’armement étaient réglés pour se déclencher sans qu’elle l’ordonne consciemment si son scaphandre était menacé de la même façon.

Le scaphandre de Volyova avait été rudement touché ; une portion significative du torse avait disparu, révélant des couches hypodermiques densément armées, crachant des fils et des câbles de toute sorte.

Sudjic visa à nouveau, fit feu…

Cette fois, le rayon pénétra plus profondément dans l’ouverture déjà créée. La voix de Volyova se fit entendre sur le canal commun, mais elle paraissait faible et lointaine. Khouri ne distingua qu’une sorte de gémissement interrogateur. Exprimant la surprise plutôt que la souffrance.

— Ça, c’est pour Boris ! fit Sudjic, sa voix retentissant avec une clarté obscène. Ça, c’est pour les expériences que tu as faites sur lui ! ajouta-t-elle en relevant le canon de son arme, aussi calmement qu’une artiste sur le point d’ajouter la dernière touche de peinture à un chef-d’œuvre. Et ça, c’est pour l’avoir tué !

— Sudjic ! fit Khouri. Arrêtez !

— M’arrêter, Khouri ? fit la femme sans se retourner. Je n’ai pas été assez claire ? Vous n’avez pas compris que je lui en voulais à mort ?

— Sajaki sera là d’ici une minute !

— D’ici là, j’aurai fait en sorte qu’on croie que c’est Sylveste qui lui a tiré dessus, fit Sudjic avec un reniflement de dérision. Ha ! Vous deviez bien imaginer que j’y ai pensé ! Je n’allais pas me laisser coincer pour avoir réglé son compte à cette saleté ! Elle n’en vaut pas la peine.

— Je ne peux pas vous laisser faire ça.

— Vous ne pouvez pas… ? Que c’est drôle, Khouri. Et qu’allez-vous faire pour m’en empêcher ? Je ne me souviens pas qu’elle ait réinitialisé vos privilèges d’armement, et dans l’état où elle est, je doute qu’elle puisse le faire.

Sudjic avait raison.

Volyova était pliée en deux, son scaphandre ayant perdu son intégrité. Et peut-être avait-elle été personnellement atteinte. Si elle faisait un bruit, si elle disait quelque chose, son scaphandre était trop endommagé pour l’amplifier.

Sudjic releva le laser, mais visa plus bas, cette fois.

— Un dernier coup pour vous achever, Volyova, puis je mettrai l’arme entre les mains de Sylveste. Il niera tout, évidemment, mais il n’y a pas d’autre témoin que Khouri, et je doute qu’elle prenne le risque d’étayer son histoire. Je me trompe, Khouri ? Admettez-le, c’est une faveur que je vous fais. Vous la tueriez, cette salope, si vous en aviez les moyens.

— C’est là que vous vous trompez, répondit Khouri. À double titre.

— Comment ?

— Je ne la tuerais pas, en dépit de tout ce qu’elle a fait. J’en ai pourtant les moyens, dit-elle en braquant son laser. Adieu, Sudjic, et je ne peux pas dire que ç’ait été un plaisir de vous connaître.

Et elle fit feu.


Le temps que Sajaki arrive, moins d’une minute plus tard, ce qui restait de Sudjic ne valait pas la peine d’être enterré.

Son scaphandre avait réagi, évidemment, accédant à un niveau de réaction supérieur, projetant des salves de plasma à partir des projecteurs extradés des deux côtés de sa tête. Mais le scaphandre de Khouri s’attendait à quelque chose dans ce goût-là. Il ne se contenta pas de procéder au blindage de son revêtement extérieur afin de détourner le plasma au maximum (en se retexturant afin de s’environner de puissants courants électriques déflecteurs de plasma), il fit feu à un niveau supérieur d’agression, d’abord avec des armes enfantines comme des rayons à particule et à plasma, puis en vidant sur elle son réservoir anti-lithium, déchaînant une salve meurtrière de nano-granules produites à partir d’un bouclier annihilateur de matière normale et accélérées à une fraction significative de la vitesse de la lumière.

Khouri n’eut même pas le temps de dire ouf. Après avoir lancé l’ordre de feu initial, le scaphandre avait fait le reste de sa propre initiative.

— Il y a eu… des problèmes, dit-elle alors que le triumvir prenait contact avec le sol, à côté d’elle.

— Tu m’étonnes, fit-il en observant le carnage.

À savoir : la masse calcinée du scaphandre de Volyova, les résidus répandus un peu partout et maintenant radioactifs de ce qui avait été Sudjic, et, au milieu de tout ça, indemnes, épargnés par les impacts mais apparemment trop choqués pour parler ou pour tenter de fuir, Sylveste et sa femme.

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