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Cuvier, Resurgam, 2561

Il fut réveillé par des cris.

Sylveste tendit la main vers son réveil tactile et vérifia la position des aiguilles. Il avait rendez-vous avec sa biographe dans moins d’une heure. Le raffut, au-dehors, n’avait devancé la sonnerie que de quelques minutes. Intrigué, il repoussa les draps de sa couchette et se dirigea à tâtons vers la haute fenêtre garnie de barreaux. Il était toujours à moitié aveugle, juste après son réveil, le temps que ses yeux effectuent les contrôles de routine. La procédure se traduisait par la projection d’à-plats de couleurs primaires sur son environnement, qui prenait un aspect bizarre, comme si la pièce avait été repeinte pendant la nuit par un bataillon d’artistes cubistes délirants.

Il écarta le rideau. Sylveste était grand, mais pas assez pour voir grand-chose par la petite fenêtre, à moins de monter sur une pile de livres spécialement choisis à cet effet dans sa bibliothèque : de vieilles éditions en fac-similé. Et même alors, la vue était on ne peut plus rébarbative. Cuvier était construite à l’intérieur et autour d’un unique dôme géodésique, occupé pour l’essentiel par des bâtiments rectangulaires de six ou sept étages, jetés là dès les premiers jours de la mission et conçus plus pour durer qu’en fonction de considérations esthétiques. Les structures n’étaient pas autoréparables, et la nécessité de se préserver contre les risques de rupture du dôme avait entraîné la construction d’édifices susceptibles non seulement de résister à des tempêtes de verre, mais aussi d’être pressurisés indépendamment les uns des autres. Les bâtisses grisâtres, aux petites fenêtres, étaient reliées par des routes sur lesquelles se déplaçaient normalement quelques véhicules électriques.

Ce jour-là, il n’y en avait aucun.

Calvin avait équipé ses yeux d’un zoom à mémoire, mais son utilisation exigeait une certaine concentration, comparable à celle qu’impliquait l’inversion d’une illusion d’optique. Des bâtons, vus en raccourci, s’agrandirent, devinrent des personnages en mouvement et non plus les éléments amorphes d’un essaim. Sylveste ne distinguait ni leur expression, ni leurs traits, mais les gens dans la rue définissaient leur propre personnalité par leur façon de marcher, et il était devenu extraordinairement doué pour le déchiffrage de ce genre de nuances. Le gros de la foule suivait l’artère centrale de Cuvier, derrière une meute brandissant des banderoles et des pancartes couvertes de slogans. En dehors de quelques devantures de vitrines barbouillées de graffitis et d’un petit sapin japonais déraciné un peu plus loin, le long du mail, la foule n’avait pas causé beaucoup de dégâts, mais ce que les manifestants ne voyaient pas, c’était la troupe de miliciens de Girardieau massés au bout du mail. Ils venaient de sortir d’une camionnette et bouclaient leurs armures caméléon, qui parcoururent toute une gamme de couleurs avant d’adopter la même teinte apaisante, jaune de chrome.

Il fit une toilette de chat – éponge et cuvette d’eau chaude –, égalisa soigneusement sa barbe et s’attacha les cheveux. Il enfila une chemise, un pantalon de velours et un kimono orné de squelettes lithographiques amarantins. Ensuite, il prit son petit déjeuner – il y avait toujours à manger derrière la petite trappe quand le réveil sonnait –, puis il regarda à nouveau l’heure. Elle allait bientôt arriver. Il refit le canapé-lit – un canapé de cuir rouge, genre Chesterfield –, le replia.

Pascale était, comme toujours, escortée par un gorille humain et quelques cyborgs armés, mais ils restèrent sur le seuil de la pièce. Elle entra, accompagnée par un bourdonnement, quelque chose qui vibrait comme une guêpe mécanique. Ça avait l’air inoffensif, mais il savait que s’il avait le malheur de faire un pet dans sa direction, il se retrouverait avec un joli trou au milieu du front.

— Bonjour, dit-elle.

— « Bon » ? Pas vraiment ! grinça Sylveste en indiquant la fenêtre. Je suis même surpris que vous ayez réussi à arriver jusqu’ici.

Elle s’assit sur un tabouret recouvert de velours.

— J’ai des relations dans la sécurité. Ce n’était pas difficile, malgré le couvre-feu.

— Le couvre-feu ! Alors on en est là ?

Pascale portait un ensemble avec pantalon moulant à rayures, violet et noir, et un canotier violet inondationniste, sous lequel sa frange noire, rectiligne, soulignait la pâleur atone de son visage. Ses entoptiques étaient des gouttes d’eau, des hippocampes et des poissons volants agrémentés d’une moire mauve et rose. Elle était assise, les pieds à quarante-cinq degrés, se touchant au bout, le buste légèrement penché vers lui, tout comme il était penché vers elle.

— Les temps ont changé, docteur. Vous êtes mieux placé que n’importe qui pour vous en rendre compte.

C’était bien vrai. Il y avait maintenant dix ans qu’il était emprisonné, en plein centre de Cuvier. Le régime qui avait succédé au sien après le soulèvement s’était lézardé comme le précédent, comme toutes les révolutions, avec le temps. Cela dit, si le paysage politique était toujours aussi atomisé, la topologie sous-jacente avait bien changé. À l’époque, la ligne de fracture passait entre ceux qui voulaient étudier les Amarantins d’un côté et, de l’autre, ceux qui voulaient terraformer Resurgam pour en faire une colonie humaine viable et non plus un avant-poste de recherche temporaire. Même les terraformeurs inondationnistes étaient prêts à admettre que l’étude des Amarantins aurait pu être intéressante, jadis. Mais, depuis quelque temps, les factions politiques en présence ne se différenciaient que par le taux de terraformation qu’elles préconisaient, et qui allait de schémas à progression lente, étagée sur des siècles, à des alchimies atmosphériques tellement brutales que les colons auraient probablement dû évacuer la planète pendant leur déroulement. Une chose était assez claire : même les propositions les plus modestes détruiraient à jamais la plupart des secrets de la civilisation amarantine. Mais rares étaient ceux qui paraissaient particulièrement ennuyés par cette perspective, et ceux-là n’osaient généralement pas se faire entendre. En dehors d’une poignée de chercheurs amers, fauchés, il n’y avait à peu près plus personne pour reconnaître s’intéresser de près ou de loin aux Amarantins. Depuis dix ans, l’étude des défunts non humains croupissait dans des basses eaux intellectuelles.

Et la situation n’avait aucune chance de s’améliorer.

Cinq ans plus tôt, un gobe-lumen de commerce était passé par le système. Il avait replié ses dispositifs de collecte et s’était positionné en orbite autour de Resurgam, petit point brillant pareil à une nouvelle étoile temporaire dans le ciel. Le commandant Remilliod avait proposé à la colonie une profusion de merveilles technologiques : de nouveaux produits venus d’autres systèmes et des choses qu’on n’avait pas vues depuis le soulèvement. Mais la colonie ne pouvait s’offrir tout ce que Remilliod avait à vendre. Les négociations avaient été assez animées : fallait-il acquérir des machines plutôt que du matériel médical, ou des avions au lieu d’engins de terraformation ? Il y avait eu aussi des rumeurs de négociations secrètes, de trafic d’armes et de technologies illégales, et si le niveau de vie de la colonie était généralement plus élevé qu’à l’époque de Sylveste – les cyborgs et les implants que Pascale avait toujours connus en témoignaient –, les Inondationnistes s’étaient scindés en factions irréconciliables.

— Girardieau doit avoir la trouille, nota Sylveste.

— Comment le saurais-je ? dit-elle, un poil trop vite. Tout ce qui compte pour moi, c’est que ça nous laisse un répit.

— De quoi voulez-vous parler aujourd’hui ?

Pascale baissa les yeux sur le compad posé sur ses genoux. En six cents ans, les ordinateurs avaient adopté toutes les formes et configurations imaginables, mais l’ardoise plate, avec mode de saisie par reconnaissance graphique, ne s’était jamais vraiment démodée.

— Je voudrais parler de ce qui est arrivé à votre père, répondit Pascale.

— Vous voulez encore parler des Quatre-Vingts ? Vous n’avez pas assez d’éléments pour répondre à toutes vos questions ?

— Presque, répondit Pascale en portant la pointe de son stylet à ses lèvres noir cochenille. J’ai pris connaissance de toutes les pièces dans le domaine public, évidemment. Elles satisfont à peu près ma curiosité. Il n’y a qu’une question à laquelle je n’ai pu apporter de réponse satisfaisante.

— Et de quoi s’agit-il ?

Force lui fut de tirer, mentalement, un coup de chapeau à Pascale : elle répondit d’une voix rigoureusement atone, comme si le sujet ne la passionnait pas spécialement, comme si ce n’était qu’un détail resté en suspens qu’elle devait éclaircir. C’était vraiment un don ! Il avait bien failli baisser sa garde.

— Il s’agit de l’enregistrement alpha de votre père, répondit Pascale.

— Oui ?

— Je voudrais savoir ce qu’il est devenu, en réalité.


Dans la douce pluie intérieure, l’homme au pistolet conduisit Khouri vers une cabine libre. Aussi anonyme et discrète que le palanquin qu’il avait abandonné au Monument.

— Montez.

— Un instant…

Mais il lui enfonça le canon de son arme au creux des reins. Fermement, mais sans lui faire de mal, sans brutalité excessive, un simple rappel à l’ordre. Quelque chose, dans cette mansuétude, l’incitait à penser que l’homme était un professionnel, et donc plus enclin à faire usage de son arme qu’un individu qui l’aurait brandie avec agressivité.

— D’accord, j’y vais. Qui est cette Demoiselle, au fait ? Elle dirige une boîte concurrente du Jeu de l’Ombre ?

— Non. Je vous l’ai déjà dit : renoncez à cette vision étriquée des choses.

Il était clair qu’elle n’en tirerait aucune information utile. Sûre que ça ne la mènerait nulle part, elle demanda :

— Et vous, qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Carlos Manoukhian.

Ce qui l’ennuya plus que la façon dont il maniait son arme. Il avait parlé trop vite, trop sincèrement. Ce n’était pas un nom d’emprunt. Et le fait qu’il le lui ait révélé signifiait qu’il prévoyait de l’éliminer par la suite, car elle devinait que cet homme était, au mieux, une sorte de criminel, si risible que cette catégorie puisse paraître dans le no man’s land juridique de Chasm City.

La porte de la cabine se referma avec un claquement. Manoukhian appuya sur un bouton, chassant l’air de la ville qui s’évacua sous la cabine, laquelle s’accrocha à un câble et s’éleva.

— Qui êtes-vous, Manoukhian ?

— J’aide la Demoiselle, répondit-il – comme si ça ne crevait pas les yeux. Nous avons une relation spéciale. Ça remonte à un bout de temps.

— Et qu’est-ce qu’elle me veut ?

— Je pensais que c’était évident, depuis le temps, répondit l’homme, les yeux rivés au tableau de bord de la cabine, l’arme toujours braquée sur elle. Elle a quelqu’un à vous faire éliminer.

— C’est mon gagne-pain.

— Ouais, fit-il avec un sourire. La différence, c’est que l’intéressé n’a pas payé pour ça.

La biographie n’était pas l’idée de Sylveste, inutile de le dire. L’initiative venait du dernier homme qu’il aurait cru capable de cela. Six mois plus tôt, lors d’une des très rares occasions qu’il avait eues de s’entretenir de vive voix avec son geôlier, Nils Girardieau, celui-ci s’était étonné, incidemment, que personne n’ait entrepris cette tâche. Après tout, les cinquante années qu’il avait passées sur Resurgam équivalaient quasiment à une vie entière, et même si cette vie s’était achevée par un épilogue ignominieux, il avait encore le mérite de placer sa vie antérieure en perspective. Une perspective qu’elle n’avait pas eue pendant toutes les années où il avait vécu dans le système de Yellowstone.

— Le problème, lui avait dit Girardieau, c’est que tes précédents biographes étaient trop obnubilés par les événements ; ils faisaient trop partie du milieu sociétal qu’ils s’efforçaient d’analyser. Tout le monde était au service de Cal, ou à ton service, et la colonie vivait tellement repliée sur elle-même qu’ils n’avaient pas la place de prendre un peu de recul.

— Ça voudrait dire que Resurgam se regarderait moins le nombril aujourd’hui ?

— Manifestement pas. Mais au moins, nous avons l’avantage de la distance, dans le temps et dans l’espace.

Girardieau était un homme râblé, tout en muscles, à la toison rousse.

— Admets-le, Dan, quand tu te penches sur ta vie à Yellowstone, tu n’as pas l’impression, parfois, que tout cela est arrivé à quelqu’un d’autre, dans un très lointain passé ?

Sylveste aurait bien chassé cette idée d’un rire moqueur, sauf que – pour une fois – il était complètement d’accord avec Girardieau. Ç’avait été un moment troublant, comme si une des lois fondamentales de l’univers avait été violée.

— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu encourages cette démarche, avait dit Sylveste avec un mouvement de menton en direction du garde qui les surveillait du coin de l’œil. À moins que tu n’en attendes un bénéfice quelconque ?

Girardieau avait hoché la tête.

— Ça fait partie de l’idée – et c’est peut-être même l’idée principale, si tu veux tout savoir. Il ne t’a probablement pas échappé que ton nom fascine toujours la populace.

— Mouais. Je pense plutôt que la plupart des gens seraient fascinés de me voir pendu.

— Bonne remarque. Mais avant de t’aider à monter au gibet, ils se battraient pour te serrer la main.

— Et tu crois pouvoir exploiter cet intérêt ?

— C’est le nouveau régime qui décide qui peut ou ne peut pas t’approcher, bien sûr, avait répondu Girardieau avec un haussement d’épaules. Nous détenons également toutes tes archives et tous les enregistrements te concernant. Ça nous donne déjà une longueur d’avance. Nous avons accès à des documents remontant à la période Yellowstone dont personne, en dehors de ta proche famille, ne connaît même l’existence. Nous exerçons un certain droit discrétionnaire sur leur utilisation, naturellement, mais nous serions stupides de les ignorer.

— Je comprends, dit Sylveste, pour qui tout était soudain d’une clarté lumineuse. En réalité, tu vas les utiliser pour me discréditer, c’est ça ?

— Si les faits te discréditent… commença Girardieau avant de laisser sa phrase en suspens.

— Il ne te suffisait pas de me renverser, hein ?

— C’était il y a neuf ans.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que les gens ont eu le temps d’oublier. Une piqûre de rappel ne serait pas inutile.

— Surtout s’il y a des signes de mécontentement dans l’air.

Girardieau tiqua comme si la remarque était particulièrement de mauvais goût.

— Tu peux faire une croix sur le Sentier Rigoureux, au cas où tu compterais sur eux pour venir à ton secours. Ils ne se seraient pas contentés de t’emprisonner.

— Très bien, soupira Sylveste, qui commençait à s’ennuyer. Alors, qu’est-ce que j’ai à gagner là-dedans ?

— Parce que tu crois avoir quelque chose à gagner ?

— Sans doute. Sinon, pourquoi prendrais-tu la peine de m’en parler ?

— Tu aurais intérêt à coopérer. D’accord, nous n’avons rien tiré du matériel sur lequel nous avons fait main basse. Mais ton point de vue pourrait être intéressant. Surtout les spéculations les plus échevelées.

— Attends, je voudrais comprendre : tu voudrais que je cautionne ma propre exécution ? Et que non seulement je te donne ma bénédiction, mais encore que je t’aide personnellement à exécuter mon personnage ?

— Je pourrais faire en sorte que tu ne sois pas perdant, répondit Girardieau en regardant d’un air entendu la cellule de Sylveste. Tu as vu la liberté que j’ai accordée à Jannequin, pour qu’il continue à s’occuper de ses paons. Je pourrais me montrer aussi accommodant avec toi, Dan. Te permettre d’accéder aux dernières données sur les Amarantins, de communiquer avec tes collègues, d’avoir des échanges avec eux, peut-être même de sortir d’ici de temps en temps.

— De travailler sur le terrain ?

— Il faudra que j’y réfléchisse. C’est une possibilité…

Sylveste comprit tout à coup que Girardieau jouait la comédie.

— Une période de grâce pourrait être souhaitable. Ta biographie est actuellement en cours d’élaboration, mais nous n’aurons pas besoin de ton concours avant plusieurs mois. Cinq ou six, peut-être. Je te propose d’attendre que tu aies commencé à nous donner ce dont nous avons besoin. Tu travailleras avec l’auteur de la biographie, naturellement, et si ça marche bien, si elle trouve votre collaboration positive, alors il se pourrait que nous soyons disposés à envisager un travail de terrain limité. Attention : j’ai dit « envisager » ; ce n’est pas une promesse.

— Je cache ma joie.

— Bref, je te donnerai des nouvelles. Des questions, avant que je m’en aille ?

— Oui, une : j’ai cru comprendre que ma biographie serait rédigée par une femme. Je peux te demander de qui il s’agit ?

— Quelqu’un qui va y laisser pas mal d’illusions, j’imagine.


Volyova s’affairait près de la cachette secrète, un jour, en rêvant d’armes, lorsqu’un rat-droïde se laissa doucement tomber sur son épaule et lui parla à l’oreille.

— De la visite, annonça-t-il.

Les rats étaient une particularité originale du Spleen de l’Infini. Peut-être même étaient-ils uniques en leur genre. Ils étaient à peine plus intelligents que leurs ancêtres sauvages, mais ce qui faisait de ces parasites des créatures utiles, c’était leur lien biochimique avec la matrice du capitaine. Ils étaient munis de récepteurs et d’émetteurs de phéromones spécialisés qui leur permettaient de recevoir des ordres et de retransmettre au vaisseau les informations encodées dans les molécules complexes qu’ils excrétaient. Ils se nourrissaient de déchets organiques, avalant absolument n’importe quoi pourvu que ce soit amovible et que ça ne respire plus. Quoi qu’ils aient ingéré, leurs entrailles lui faisaient subir un traitement préalable pendant qu’ils se baladaient dans le vaisseau, et ils excrétaient des granulés dans des systèmes de recyclage plus vastes. Certains de ces rats-droïdes étaient équipés de boîtes vocales et munis d’un petit lexique de phrases utiles, qui étaient vocalisées lorsque les stimuli extérieurs répondaient à des conditions biochimiques programmées.

Volyova les avait configurés pour l’alerter s’ils retraitaient des squames humaines – cellules de peau morte et autres – qui n’étaient pas les siennes. Elle saurait alors, même si elle était dans un secteur très éloigné du vaisseau, que certains membres de l’équipage s’étaient réveillés.

— De la visite ! couina à nouveau le rat.

— Oui, j’ai entendu !

Elle déposa le petit rongeur sur le pont et jura dans toutes les langues de sa connaissance.


La guêpe qui protégeait Pascale se rapprocha de Sylveste. Il comprit qu’elle avait perçu la tension de sa voix.

— Vous voulez des informations sur les Quatre-Vingts ? Je vais vous en donner. Je n’éprouve pas le moindre remords, pour aucun d’entre eux. Ils connaissaient tous les risques. Et il y avait soixante-dix-neuf volontaires, pas quatre-vingts. Les gens oublient un peu facilement que le quatre-vingtième était mon père.

— Vous ne pouvez pas leur en vouloir.

— Si on considère que la connerie est chromosomique, alors non, je ne peux pas leur en vouloir.

Sylveste s’efforça de se détendre, ce qui n’était pas facile. À un moment donné de leur entretien, la milice avait commencé à vaporiser du gaz angoissant dans l’atmosphère du dôme, au-dehors, et la lueur rougissante du soir prenait une teinte sépia, presque noire.

— Écoutez, reprit Sylveste d’un ton égal. Lors de mon arrestation, le gouvernement s’est approprié Calvin. Il est tout à fait capable de défendre ses propres actes.

— Ce n’est pas de ses actes que je veux vous parler, mais de ce qui lui est arrivé après, ou plutôt de sa simulation alpha. Les alphas permettaient de stocker dix puissance dix-huit bits de données environ, dit Pascale en entourant quelque chose sur son compad. Les enregistrements de Yellowstone sont fragmentaires, mais j’ai pu en tirer certaines informations. J’ai appris que soixante-six des alphas étaient conservées dans des réservoirs de données en orbite autour de Yellowstone : des carrousels, des cités candélabres et divers repaires de Pirates et d’Ultras. La plupart étaient écrasées, bien sûr, mais personne ne les aurait effacées. J’en ai retrouvé dix autres dans des archives de surface corrodées, reste quatre. Dont trois étaient membres des soixante-dix-neuf, mais leurs familles étaient soit très pauvres, soit à jamais éteintes. La dernière est la simu alpha de Calvin.

— Il y a une raison à ça ? demanda-t-il en s’efforçant de donner l’impression que le problème ne le concernait pas particulièrement.

— Je ne peux tout simplement pas croire que Calvin soit perdu comme les autres. Ça ne colle pas. La Fondation Sylveste n’avait pas besoin de bienfaiteurs ou de donateurs pour sauvegarder leur héritage. C’était l’une des organisations les plus fortunées de la planète jusqu’à la peste. Alors qu’est-il arrivé à Calvin ?

— Vous pensez que je l’aurais emporté avec moi sur Resurgam ?

— Non. Tout semble indiquer qu’il était déjà perdu depuis longtemps à ce moment-là. En réalité, la dernière fois que sa présence a été signalée dans le système remonte à plus d’un siècle avant le départ de l’expédition pour Resurgam.

— Je crois que vous vous trompez, objecta Sylveste. Vérifiez dans vos dossiers et vous verrez que l’alpha a été envoyée dans une casemate orbitale à la fin du vingt-quatrième siècle. Elle a dû être déplacée trente ans plus tard, lorsque la Fondation a relocalisé les archives. Puis, vers 39 ou 40, la Fondation a été attaquée par House Reivich, et tous les enregistrements ont été effacés.

— Non, reprit Pascale. J’ai exclu cette possibilité. Je suis d’accord : en 2390, dix puissance dix-huit bits de données ont bien été mis sur orbite par la Fondation Sylveste, et le même volume de données a été relocalisé trente-sept ans plus tard. Mais dix puissance dix-huit bits de données, ce n’est pas nécessairement Calvin. Ça pourrait aussi bien être dix puissance dix-huit bits de poésie métaphysique.

— Donc, ça ne prouve rien.

Elle lui passa le compad. Dans le mouvement, ses nuées d’hippocampes et de poissons se dispersèrent comme des lucioles.

— Non, mais c’est vraiment très suspect. Pourquoi les alphas auraient-elles disparu à peu près au moment où vous êtes allé rencontrer les Vélaires ? Il n’y avait aucune raison, à moins que les deux événements ne soient liés.

— Vous voulez dire que j’y serais pour quelque chose ?

— Les mouvements de données subséquents n’ont pu être simulés que par un membre de la Fondation Sylveste. Vous êtes le suspect évident.

— Un mobile ne serait pas superflu.

— Oh, ne vous en faites pas pour ça, dit-elle en récupérant son compad. Je suis sûre que j’en trouverai un.


Trois jours après que le rat-droïde l’eut avertie du réveil de l’équipage, Volyova se sentit prête à rencontrer ses semblables. Elle ne s’en faisait jamais une joie particulière. Elle ne détestait pas vraiment la compagnie, c’est plutôt que la solitude ne lui posait aucun problème. Mais la situation n’était pas brillante. Nagorny était mort, et elle devait mettre les autres au courant.

Les rats mis à part, et sans compter Nagorny, il y avait, à l’heure actuelle, six membres d’équipage à bord du vaisseau. Cinq, si on décidait d’exclure le capitaine. Et à quoi bon l’inclure alors que – pour ce qu’en savaient les autres – il était inconscient et incapable de communiquer ? Ils ne le gardaient à bord que parce qu’ils espéraient le remettre sur pied. À tous les points de vue, le vrai centre de pouvoir, à bord du bâtiment, était incarné par le Triumvirat, c’est-à-dire Yuuji Sajaki, Abdul Hegazi et elle-même, bien sûr. Le Triumvirat avait, depuis peu, sous ses ordres, deux femmes de rang équivalent : Kjarval et Sudjic ; des chimériques. Enfin, le moins gradé était l’artilleur, rôle dévolu à Nagorny. Maintenant qu’il était mort, son poste recelait un certain potentiel, comme un trône vacant.

Pendant leurs périodes d’activité, les autres avaient tendance à rester dans certains secteurs bien définis du bâtiment, laissant le reste à Volyova et à ses machines. C’était le matin, à présent, heure du vaisseau. Ici, tout en haut, au niveau de l’équipage, les lumières respectaient encore un cycle diurne de vingt-quatre heures. Elle se rendit d’abord dans la salle de cryosomnie ; vide. Tous les caissons étaient ouverts, sauf un. Celui de Nagorny, évidemment. Après lui avoir rattaché la tête, Volyova l’avait remis au frigo et cryogénisé. Par la suite, elle avait provoqué une avarie du système provoquant le réchauffement. Nagorny était déjà mort, mais il aurait fallu un sacrément bon pathologiste pour le dire, à l’heure qu’il était. Et bien sûr, aucun des membres de l’équipage n’avait manifesté le désir de l’examiner de près.

Elle repensa à Sudjic. Sudjic et Nagorny avaient été proches, pendant un moment. Elle ne pouvait faire autrement que d’en tenir compte.

Volyova quitta la salle de cryosomnie, explora plusieurs endroits où elle aurait pu les rencontrer et se retrouva dans l’une des forêts. Elle erra entre de vastes fourrés de végétation morte jusqu’à ce qu’elle approche d’une tache de lumière : des lampes à UV pas encore grillées. Elle dirigea ses pas vers les marches de bois rustiques qui descendaient vers une clairière, en contrebas. La clairière était un endroit assez idyllique, surtout par rapport au reste de la forêt qui était à présent tristement privé de vie. Des colonnes de lumière « solaire » jaune filtraient à travers le dais mouvant des feuilles de palmier. Au loin, une cascade alimentait un lagon encaissé entre des parois abruptes. Parfois, un perroquet voletait d’arbre en arbre ; des macaques poussaient des cris rauques, du haut de leur perchoir.

Volyova serra les dents. Elle n’avait que du mépris pour cet endroit trop artificiel.

Les quatre autres membres de l’équipage encore vivants petit-déjeunaient autour d’une longue table de bois sur laquelle étaient posés des fruits, de la viande froide, du pain et du fromage, des carafes de jus d’orange et du café. De l’autre côté de la clairière, deux chevaliers – des projections holographiques – s’efforçaient de s’étriper.

Elle descendit la dernière marche de l’escalier, prit pied dans l’herbe authentiquement humide de rosée.

— Bonjour, dit-elle. J’imagine qu’il ne reste plus de café ?

Les couverts retombèrent avec un discret cliquetis, et tous la regardèrent, certains en se retournant sur leur tabouret. Elle nota leur réaction : trois d’entre eux murmurèrent un salut étouffé. Sudjic resta coite. Seul Sajaki prononça quelques paroles :

— Contents de te voir, Ilia ! fit-il en prenant un bol sur la table. Un pamplemousse ?

— Pourquoi pas ? Merci.

Elle s’approcha, prit le bol. Le fruit disparaissait sous une couche de sucre. Elle s’assit délibérément entre les deux femmes : Sudjic et Kjarval. Elles avaient la peau noire et le crâne rasé, en dehors d’une farouche couronne de dreadlocks. Les tresses revêtaient une signification particulière pour les Ultras : elles symbolisaient le nombre de périodes de cryosomnie qu’ils avaient effectuées, le nombre de fois où ils avaient approché la vitesse de la lumière. Les deux femmes les avaient rejoints après que leur propre vaisseau eut été piraté par l’équipage de Volyova. Les Ultras changeaient de camp aussi facilement qu’ils troquaient la glace d’eau, les monopoles et les données qui leur servaient de monnaie. C’étaient deux chimériques avouées, bien que leurs métamorphoses soient modestes par rapport à celles du triumvir Hegazi. Les avant-bras de Sudjic disparaissaient, à partir des coudes, dans des gantelets de bronze travaillé, incrustés de fenêtres d’ormoluwork qui révélaient des holographes perpétuellement mouvants. Les doigts trop minces de ses fausses mains étaient terminés par des ongles de diamant. La majeure partie du corps de Kjarval était organique, mais ses yeux étaient des ellipses rouges réticulées, et son nez aplati n’avait pas de narines, juste des fentes à peine marquées, comme si elle était partiellement adaptée à la vie sous-marine. Elle ne portait pas de vêtements et n’en avait pas besoin avec sa peau lisse, pareille à un fourreau de néoprène couleur d’ébène, sans couture, sans autre ouverture que les yeux, les narines, la bouche et les oreilles. Ses seins n’avaient pas d’aréole. Elle avait des doigts délicats, sans ongles, et ses orteils vaguement esquissés semblaient avoir été dessinés par un sculpteur pressé de passer à autre chose. Volyova s’assit et Kjarval la regarda avec une indifférence un peu trop marquée pour être honnête et sincère.

— Ça fait plaisir de te revoir, fit Sajaki. Tu as dû être occupée pendant que nous dormions. On a raté quelque chose ?

— Bof, tout et rien.

— Voilà une réponse énigmatique : tout et rien. J’imagine qu’entre « tout » et « rien » tu n’as rien remarqué qui pourrait expliquer la mort de Nagorny ?

— Je me demandais où il était. Tu réponds à ma question.

— Mais toi tu n’as pas répondu à la mienne.

Volyova plongea sa cuillère dans son pamplemousse.

— La dernière fois que je l’ai vu, il était vivant. Je n’aurais jamais imaginé… Comment est-ce arrivé ? Un accident ?

— Son caisson cryo l’a réchauffé prématurément. Ce qui a entraîné divers processus bactériologiques. Je suppose que je n’ai pas besoin d’entrer dans les détails, hmm ?

— Pas pendant que nous prenons notre petit déjeuner, non.

Il était évident qu’ils ne l’avaient pas examiné de près car, dans ce cas, ils auraient remarqué les blessures qui avaient entraîné sa mort, bien qu’elle ait tenté de les dissimuler.

— Je regrette, dit-elle avec un rapide coup d’œil en direction de Sudjic. Je ne voulais pas lui manquer de respect.

— Bien sûr que non, fit Sajaki en cassant un petit pain en deux.

Il braqua sur Sudjic ses yeux ellipsoïdaux très rapprochés, comme s’il regardait un chien enragé. Les tatouages qu’il s’était fait faire à l’époque où il infiltrait les Pirates du Ciel Bouphis s’étaient estompés. On n’en voyait plus que de vagues marques blanchâtres malgré les soins attentifs qui lui avaient été dispensés pendant qu’il était en cryosomnie. Peut-être, se dit Volyova, Sajaki avait-il ordonné aux droggs de conserver certaines traces de ses exploits parmi les Bouphis ; un souvenir du butin qu’il leur avait extorqué.

— Je suis sûr que vous serez d’accord pour absoudre Ilia de toute responsabilité dans la mort de Nagorny. Pas vrai, Sudjic ?

— Pourquoi lui mettrions-nous ça sur le dos ? C’était un accident, confirma Sudjic.

— Exactement. Ce qui met fin au problème.

— Pas tout à fait, reprit Volyova. Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour aborder la question, mais… Voilà, poursuivit-elle d’une voix traînante, je voudrais extraire les implants de sa tête. Cela dit, même si vous m’y autorisez, je doute qu’ils soient encore intacts.

— Tu pourrais en faire de nouveaux, non ? suggéra Sajaki.

— Oui, à condition d’avoir le temps, répondit-elle avec un soupir résigné. Et j’aurai besoin d’un nouvel artilleur, aussi.

— Tu pourras en chercher un quand nous serons du côté de Yellowstone, répondit Hegazi.

Les chevaliers joutaient toujours dans la clairière, mais personne ne faisait attention à eux. Pourtant, l’un d’eux semblait avoir des problèmes avec une flèche qui s’était fichée dans sa visière.

— Je suis sûre que nous trouverons quelqu’un qui fera l’affaire, déclara Volyova.


L’air, dans la maison de la Demoiselle, était le plus pur et le plus frais que Khouri ait respiré depuis son arrivée sur Yellowstone (ce qui ne voulait pas dire grand-chose). En réalité, l’air sentait le frais, sans être parfumé. Il évoquait plutôt les odeurs de chlore, de teinture d’iode et de chou de la tente médicale du Bout du Ciel sous laquelle elle avait vu Fazil pour la dernière fois.

La télécabine de Manoukhian leur avait fait traverser la ville en empruntant un aqueduc enfoui dans le sous-sol et partiellement immergé. Ils étaient arrivés dans une caverne souterraine où Manoukhian lui avait fait prendre un ascenseur qui était monté si vite que ses tympans avaient claqué. L’ascenseur les avait déposés dans un hall plein d’ombres et d’échos. Un effet acoustique, vraisemblablement, mais Khouri avait eu l’impression de se retrouver dans un gigantesque mausolée. La lumière qui filtrait par les fenêtres à moucharabieh avait une pâleur nocturne. Comme il faisait encore jour au-dehors, l’effet était subtilement troublant.

— La Demoiselle ne prise guère la lumière du jour, dit Manoukhian en lui indiquant le chemin.

— Sans blague ?

Khouri, dont la vue s’adaptait à l’obscurité, commençait à repérer de grosses masses indistinctes.

— Vous n’êtes pas du coin, hein, Manoukhian ?

— Eh bien, nous sommes deux dans ce cas.

— C’est aussi à la suite d’une erreur administrative que vous êtes venu à Yellowstone ?

— Pas tout à fait.

Elle réalisa que Manoukhian réfléchissait à ce qu’il pouvait lui révéler. C’était sa seule faiblesse, se dit-elle. Pour un homme de main, ou allez savoir quoi, il parlait trop. Le trajet n’avait été qu’une longue série de rodomontades et de vantardises tournant autour de ses exploits à Chasm City. Des histoires qu’elle aurait évacuées d’un haussement d’épaules si elles lui avaient été racontées par tout autre que ce froid personnage à l’accent étranger et au pistolet venu d’ailleurs. Mais l’ennui, avec Manoukhian, c’est qu’une grande partie de ce qu’il racontait pouvait être vraie.

— Non, poursuivit-il, la tentation d’inventer une histoire l’emportant à l’évidence sur la prudente discrétion à laquelle l’incitait son instinct professionnel. Non, ce n’était pas une erreur administrative. Mais c’était bien une espèce d’erreur – ou un accident, en tout cas.

Le couloir était lui aussi plein de grosses masses indistinctes, posées sur de minces piliers plantés dans des socles noirs. Certaines ressemblaient à des tranches de coquille d’œuf écrasée, d’autres évoquaient plutôt de délicats coraux pareils à des circonvolutions cérébrales. Dans la piètre lueur du couloir, tout avait un vague éclat métallique et semblait presque décoloré.

— Vous avez eu un accident.

— Non… pas moi. Elle. La Demoiselle. C’est comme ça que nous nous sommes connus. Elle était… mais je ne devrais pas vous raconter tout ça, Khouri. Si elle l’apprend, je suis un homme mort. Il n’est que trop facile de se débarrasser d’un corps, dans la Mouise. Hé, vous savez ce que j’y ai trouvé, l’autre jour ? Vous n’allez pas me croire ! Figurez-vous que je suis tombé sur un putain de…

Manoukhian se lança dans une de ces tartarinades dont il avait le secret. Khouri palpa l’une des sculptures, sentit sa froide texture métallique, ses bords tranchants comme des rasoirs. Elles semblaient attendre quelque chose. Leur moment, peut-être, sauf qu’elles n’avaient pas d’infinies réserves de patience. Ils se promenaient là-dedans, Manoukhian et elle, comme deux amateurs d’art furtifs qui se seraient introduits dans un musée en pleine nuit.

La présence de l’homme de main lui inspirait un contentement qui l’intriguait.

— C’est elle qui fait ça ? demanda Khouri, coupant court à son flot de paroles.

— Peut-être, répondit-il. Dans ce cas, on pourrait dire qu’elle a souffert pour son art. Bon. Vous voyez l’escalier ?

Il s’arrêta, lui effleura l’épaule.

— Je suppose que vous allez me demander de le prendre.

— Vous comprenez vite.

Il lui enfonça doucement le canon de son arme dans le dos, juste pour lui rappeler sa présence.


Par un hublot ménagé dans la paroi, près de la cabine du mort, Volyova voyait une planète gazeuse pareille à une mandarine géante. Des orages magnétiques moiraient le pôle sud, plongé dans l’ombre. Ils étaient dans le système d’Epsilon Eridani. Ils y avaient pénétré selon une trajectoire voisine du plan de l’écliptique. Ils n’étaient plus qu’à quelques jours de Yellowstone, et à quelques minutes-lumière à peine de la zone d’échange locale. Ils louvoyaient dans le réseau de communications à vue qui reliait tous les habitats significatifs et les engins spatiaux du système. Leur propre bâtiment avait d’ailleurs changé. Par le hublot, Volyova voyait l’avant de l’un des moteurs Conjoineur. Les moteurs avaient automatiquement réduit leur champ de collecte lorsque l’allure du vaisseau était descendue en dessous de la vitesse d’interception, afin de se conformer subtilement au mode d’intégration du système, la trémie d’entrée se refermant comme une fleur au crépuscule. Les moteurs continuaient, d’une façon ou d’une autre, à générer la poussée, mais la source d’énergie, ou la masse de réaction nécessaire à la propulsion, était encore un des mystères de la technologie Conjoineur. Cela dit, les moteurs ne pouvaient probablement fonctionner de la sorte que pendant une période limitée, ou ils n’auraient pas eu besoin de draguer l’espace afin d’y collecter le carburant nécessaire pour atteindre leur vitesse de croisière…

Elle laissait vagabonder ses pensées en essayant de réfléchir à tout sauf à la grande question du moment.

— Je crois qu’elle va nous poser des problèmes, dit Volyova. De sérieux problèmes.

— À mon avis non, répondit le triumvir Sajaki en se fendant d’un sourire. Sudjic me connaît trop bien. Elle sait que je ne lui ferais pas l’aumône d’une réprimande si elle levait le petit doigt sur un membre du Triumvirat. Je ne lui laisserais même pas le luxe de débarquer sur Yellowstone. Je la tuerais, purement et simplement.

— Ce serait un peu dur, non ? dit-elle, assez lâchement (elle s’en voulut aussitôt, mais c’était ce qu’elle pensait). Je n’ai aucun reproche à lui faire, tu comprends. Après tout, elle n’avait rien de personnel contre moi jusqu’à ce que je… jusqu’à la mort de Nagorny. Tu ne pourrais pas essayer de la dissuader de s’en prendre à moi ?

— À quoi bon ? rétorqua Sajaki. Si elle cherche à te nuire, ce n’est pas un sermon ou une quelconque sanction qui lui fera entendre raison. Elle trouvera bien un moyen de te régler ton compte définitivement. Enfin, je m’étonne que tu partages son point de vue. Il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’elle avait pu être contaminée par certains des problèmes de Nagorny ?

— Tu me demandes si je pense qu’elle a toute sa tête ?

— Ça n’a pas d’importance. Elle ne tentera rien contre toi, tu as ma parole. Enfin, je te propose qu’on change de sujet. J’en ai jusque-là, de ce Nagorny.

— Je vois ce que tu veux dire.

C’était plusieurs jours après les retrouvailles de l’équipage. Ils s’apprêtaient à entrer chez le défunt, au niveau 821. Les scellés avaient été appliqués sur sa cabine après sa mort, et les autres n’y avaient pas mis les pieds depuis beaucoup plus longtemps. Même Volyova n’y était pas retournée, de crainte de déplacer un objet, trahissant ainsi son passage.

Elle prononça quelques mots dans son bracelet :

— Neutralisation de sécurité, cabine artilleur Boris Nagorny. Autorisation : Volyova.

La porte s’ouvrit devant eux, provoquant un courant d’air sensiblement plus froid.

— Fais-les entrer, dit Sajaki.

Il ne fallut pas plus de quelques minutes aux cyborgs pour passer l’intérieur en revue et certifier qu’il n’y avait pas de danger évident. Ce qui était peu probable, évidemment, Nagorny n’ayant pas précisément prévu de mourir au moment où Volyova avait programmé son passage à trépas. Mais, avec ce genre de personnage, on ne pouvait jamais être sûr de rien.

Ils entrèrent. Les cyborgs avaient déjà activé les lumières de la pièce.

Comme la plupart des psychopathes qu’elle avait eu l’occasion de rencontrer, Nagorny avait toujours paru satisfait de disposer d’un espace personnel restreint. Sa cabine était encore plus exiguë que celle de Volyova. Il y régnait une netteté méticuleuse, quasi surnaturelle, une sorte de poltergeist à rebours. Ses affaires – il n’avait pas grand-chose – étaient soigneusement rangées et sanglées. Elles n’avaient pas bougé lors des manœuvres du vaisseau qui l’avaient tué.

Sajaki grimaça et se boucha le nez avec sa manche.

— Ça pue, dit-il.

— C’est le bortsch. La soupe de betterave. Je crois que Nagorny aimait bien ça.

— Rappelle-moi de ne jamais y goûter.

Sajaki referma la porte derrière eux.

Les murs de la pièce avaient gardé le froid. D’après le thermomètre, elle était maintenant à la même température que le reste du vaisseau, mais on aurait dit que les molécules d’air conservaient l’empreinte de ces mois sans chauffage. Et ce n’était pas l’austérité renversante de la pièce qui allait effacer cette impression. Par comparaison, la cabine de Volyova était d’un luxe opulent. Le problème n’était pas que Nagorny avait simplement négligé de personnaliser son antre ; c’était plutôt qu’en essayant il s’était tellement planté, selon tous les critères admis, que ses tentatives se heurtaient et faisaient paraître sa carrée encore plus sinistre que s’il n’avait rien fait.

Et s’il y avait une chose qui n’arrangeait rien, c’était bien le cercueil.

C’était le seul objet de la pièce qui n’était pas amarré quand elle avait tué Nagorny. Il était intact, mais Volyova sentait qu’il devait être debout, avant, et dominer la pièce de sa majesté prémonitoire et menaçante. C’était une énorme chose, probablement en fer. Le métal, aussi noir que l’ébène, avalait la lumière comme la surface d’un emboîtement Vélaire. Chaque centimètre carré de la surface était sculpté, orné de bas-reliefs trop complexes pour livrer tous leurs secrets au premier coup d’œil. Volyova regarda la boîte oblongue en silence. Quoi ? pensa-t-elle. Ne me dites pas que Boris Nagorny était capable de faire ça…

— Yuuji, dit-elle. Je n’aime pas ça. Pas du tout.

— Je ne peux pas t’en vouloir.

— Quel genre de fou fabriquerait son propre cercueil ?

— Un fou très appliqué, je dirais. Enfin, c’est là, et c’est probablement le seul aperçu de son esprit dont nous disposerons jamais. Que dis-tu des motifs ?

Le calme de Sajaki était contagieux. Elle répondit d’un ton sentencieux :

— C’est à l’évidence une projection de sa psychose, sa matérialisation. Je devrais étudier l’imagerie. Ça me donnera peut-être une idée. Afin que nous ne refassions pas la même erreur, tu comprends, ajouta-t-elle précipitamment.

— C’est la prudence même, acquiesça Sajaki en s’agenouillant pour passer son doigt ganté sur la surface ornée d’entailles rococo. Un sacré coup de chance que tu n’aies pas été obligée de le tuer, en fin de compte.

— Ouais, fit-elle en le regardant bizarrement. Et toi, Yuuji-san, que penses-tu de ces motifs ?

— Je voudrais bien savoir qui ou ce qu’était le Voleur de Soleil, répondit-il en pointant du doigt ces mots, gravés en caractères cyrilliques sur le cercueil. Ça te dit quelque chose ? Enfin, compte tenu de sa psychose, qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire pour Nagorny ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Eh bien, moi, je dirais que dans l’imagination de Nagorny le Voleur de Soleil représente un personnage de son expérience quotidienne, et il y a deux possibilités qui sautent aux yeux.

— Lui ou moi, avança Volyova, consciente qu’elle ne ferait pas si facilement dévier Sajaki de son sujet. Oui, oui, ça au moins, c’est évident… mais ça ne nous aide absolument pas.

— Tu es tout à fait sûre qu’il ne t’a jamais parlé du Voleur de Soleil ?

— Je me souviendrais d’une chose pareille.

On n’aurait su mieux dire : et comment, qu’elle s’en souvenait ! Il avait écrit ces mots avec son sang sur la cloison de sa cabine à elle. Ces mots ne voulaient rien dire pour elle, mais ça ne voulait pas dire qu’ils ne lui disaient rien. Vers la regrettable issue de leur relation professionnelle, Nagorny ne parlait pratiquement que de ça. Ses rêves tournaient exclusivement autour du Voleur de Soleil et, comme tous les paranoïaques, il avait vu la preuve de ses agissements pervers dans les plus routinières des tâches quotidiennes. Que l’une des lampes du vaisseau grille sans raison ou qu’un ascenseur monte au lieu de descendre, et c’était tout de suite l’œuvre du Voleur de Soleil. Ça ne pouvait pas être un simple dysfonctionnement ; c’était forcément la preuve des machinations délibérées d’une entité qui tirait les ficelles en coulisse et que Nagorny était seul à détecter. Volyova avait stupidement ignoré ces signes. Elle faisait des vœux – un peu plus et elle aurait prié – pour que ce fantôme regagne le monde souterrain de son inconscient. Mais le Voleur de Soleil était resté avec Nagorny ; le cercueil, par terre, en était le témoignage.

Non… elle n’aurait jamais pu oublier une chose pareille.

— J’en suis certain, fit Sajaki d’un air entendu, avant de regarder à nouveau le cercueil. Bon, je propose que nous commencions par réaliser une copie de ces sculptures. Ça pourrait nous être utile, bien que ce maudit effet Braille ne soit pas facile à distinguer à l’œil nu. Que crois-tu que ce soit ? demanda-t-il en effleurant, du doigt, une sorte de schéma radial. Des rayons de soleil tombant d’en haut ? Pour moi, on dirait plutôt des ailes d’oiseau. Mais qu’est-ce que ça vient faire là ? Et quelle sorte de langage est-ce censé être ?

Volyova avait beau regarder le cercueil de tous ses yeux, sa complexité grouillante était telle qu’elle n’arrivait pas à l’appréhender. Non qu’elle ne fût intéressée, au contraire. Mais elle aurait voulu cette chose pour elle seule, et que Sajaki en soit aussi loin que possible. Il y avait trop de preuves, ici, des profondeurs de l’abîme dans lequel l’esprit de Nagorny avait sombré.

— Je pense que ça mérite d’être étudié, dit-elle avec circonspection. Tu as dit : « que nous commencions par en faire une copie ». Qu’as-tu l’intention de faire après ?

— Je croyais que c’était évident.

— Détruire ce satané machin, avança-t-elle.

Sajaki eut un sourire.

— Oui, ou le donner à Sudjic. Personnellement, je préférerais le détruire. Il y a mieux à conserver à bord d’un navire qu’un cercueil, tu sais. Surtout un cercueil fait main.


L’escalier n’en finissait pas. À deux cents, et même un peu plus, Khouri cessa de compter les marches. Et puis, au moment où elle avait l’impression que ses genoux allaient la lâcher, elle arriva en haut, devant un long, un interminable couloir blanc dans les murs duquel s’ouvraient une série d’alcôves. C’était comme si elle s’était retrouvée sous un portique au clair de lune. Elle suivit le corridor sur toute sa longueur. Le bruit de ses pas éveillait des échos dans le silence. Elle se retrouva enfin devant une double porte. Les vantaux étaient sculptés de volutes noires, organiques, entourant des incrustations de verre teinté par où filtrait une lumière lavande provenant de la pièce voisine.

Elle était manifestement arrivée.

Il se pouvait, bien sûr, que ce soit une sorte de piège, et qu’en entrant dans l’autre pièce elle commette une forme de suicide. Mais il n’était pas envisageable de faire demi-tour, Manoukhian le lui avait expliqué en long et en large, avec son charme à nul autre pareil. Alors Khouri tourna la poignée et entra. Un agréable parfum fleuri lui chatouilla le nez. Elle eut l’impression qu’elle ne s’était pas lavée depuis un mois, et pourtant quelques heures seulement avaient passé depuis que Ng l’avait réveillée et envoyée tuer Taraschi. Mais, entretemps, la crasse distillée par la pluie de Chasm City s’était agglutinée sur elle, avec sa propre sueur qui puait la trouille.

— Je constate que Manoukhian a réussi à vous amener ici en un seul morceau, dit une voix de femme.

— Moi, ou lui ?

— Les deux, ma chère petite, fit la femme invisible. Vous avez une réputation aussi formidable l’un que l’autre.

Derrière elle, la double porte se referma avec un cliquetis. Khouri commença à regarder autour d’elle. Difficile de distinguer grand-chose dans l’étrange lueur rose qui baignait la pièce. Une pièce en forme de bouilloire. Dans le mur concave étaient encastrées deux fenêtres fermées par des persiennes qui leur faisaient comme des paupières.

— Bienvenue dans mon antre, reprit la voix. Je vous en prie, mettez-vous à votre aise.

Khouri s’approcha des fenêtres. Sur un côté étaient placés deux caissons cryogéniques brillants comme des poissons d’argent. L’un des deux était fermé et en fonctionnement ; l’autre était ouvert. Une chrysalide prête à accueillir un papillon.

— Où suis-je ?

Les persiennes s’ouvrirent.

— Là où vous avez toujours été, répondit la Demoiselle.

Alors elle vit Chasm City comme elle ne l’avait jamais vue : d’une cinquantaine de mètres, peut-être, au-dessus de la Moustiquaire. La cité s’étendait sous la surface crasseuse comme une créature marine, hérissée de pointes fantastiques, conservée dans le formol. Elle n’avait pas idée de l’endroit où elle se trouvait, si ce n’est qu’elle devait être dans l’un des bâtiments les plus hauts ; un bâtiment qu’elle avait probablement cru inhabité.

— J’appelle cet endroit le Château des Corbeaux, à cause de sa noirceur, dit la Demoiselle. Vous l’avez forcément vu.

— Que voulez-vous ? demanda enfin Khouri.

— Je veux que vous fassiez quelque chose pour moi.

— Tout ça pour ça ? Je veux dire, vous étiez obligée de me faire venir manu militari, un pistolet dans les reins, pour me confier un boulot ? Vous ne pouviez pas passer par les canaux habituels ?

— Ce n’est pas une mission habituelle.

— Et ça, qu’est-ce que ça vient faire dans l’histoire ? demanda Khouri avec un mouvement de menton en direction du caisson ouvert.

— Ne me dites pas que ça vous fait peur. C’est là-dedans que vous êtes arrivée sur notre monde, après tout.

— Je voudrais juste savoir ce que ça veut dire.

— Vous le saurez en temps utile. Vous voulez bien vous retourner ?

Khouri entendit un doux bruissement de machines, comme le bruit d’un placard à archives qu’on ouvre.

Un hermétique venait d’entrer dans la pièce. À moins qu’il n’ait été là depuis le début, dissimulé grâce à Dieu sait quel artifice. Son palanquin noir, aux soudures grossières et sans ornement aucun, était aussi sombre et angulaire qu’un métronome. Il était dépourvu d’appendices et de capteurs, et le petit monocle de visibilité incrusté à l’avant était aussi noir que l’œil d’un requin.

— Vous connaissez manifestement déjà ceux de ma race, dit la voix émanant du palanquin. Ne vous laissez pas impressionner.

— Il m’en faudrait un peu plus, rétorqua Khouri.

C’était un mensonge. Cette boîte avait quelque chose de troublant. Quelque chose qu’elle n’avait jamais éprouvé en présence de Ng ou des autres hermétiques qu’elle avait rencontrés. C’était peut-être l’austérité du palanquin, ou l’impression – rigoureusement subliminale – que la boîte était rarement inoccupée. Tout cela était accentué par la petitesse de la fenêtre de visibilité, et par le sentiment qu’il y avait quelque chose de monstrueux derrière cette noire opacité.

— Je ne puis répondre à toutes vos questions pour le moment, dit la Demoiselle. Mais il est évident que je ne vous ai pas fait venir ici pour vous faire contempler mon funeste sort. Tenez, ça vous aidera peut-être.

Près du palanquin apparut une silhouette projetée par la pièce elle-même.

C’était une femme, évidemment : jeune, mais vêtue, paradoxalement, avec un luxe inconnu sur Yellowstone depuis la peste, et environnée d’entoptiques tourbillonnantes. Ses cheveux noirs étaient retenus sur la nuque par une pince entrelacée de lumière, dégageant un front altier. Elle portait une robe-bustier bleu électrique, au décolleté plongeant. À l’endroit où la robe entrait en contact avec le sol, elle devenait floue et disparaissait dans le néant.

— C’est ainsi que j’étais, dit la silhouette. Avant le fléau.

— Vous ne pouvez plus être comme ça ?

— Il serait trop risqué pour moi de quitter cette châsse. Même dans les sanctuaires hermétiques. Leurs précautions ne m’inspirent qu’une confiance relative.

— Pourquoi m’avez-vous fait venir ?

— Manoukhian ne vous l’a pas expliqué ?

— Pas vraiment. Il m’a seulement dit qu’il ne serait pas bon pour ma santé de refuser de le suivre.

— C’est très indélicat de sa part. Mais assez exact, je dois l’admettre, répondit la femme, tandis qu’un sourire détendait ses traits pâles. Pour quelle raison pensez-vous que je vous ai fait venir ?

Khouri savait que, en dehors de toute autre considération, elle en avait trop vu pour retourner à la vie normale de la cité.

— Je suis une tueuse professionnelle. Manoukhian m’a vue travailler et m’a dit que j’étais à la hauteur de ma réputation. De là à en déduire, peut-être hâtivement, que vous avez quelqu’un à me faire éliminer…

— Excellent. Manoukhian vous a-t-il dit que ce ne serait pas un contrat comme les autres ?

— Il a fait allusion à une différence importante, en effet.

— Ça ne vous ennuie pas, j’espère ? demanda la Demoiselle en l’étudiant avec intensité. C’est une question intéressante, non ? Je suis bien consciente que, d’ordinaire, vos clients consentent à être éliminés avant que vous les expédiiez ad patres. Mais s’ils y consentent, c’est qu’ils ont la conviction d’arriver à vous échapper et qu’ils passeront le restant de leurs jours à s’en vanter. Quand vous les attrapez, je doute que la plupart d’entre eux se laissent faire docilement.

Khouri pensa à Taraschi.

— Généralement non, en effet. Ils ont plutôt tendance à me supplier de les épargner, à tenter de me soudoyer, ce genre de choses.

— Et ?

— Et je les tue quand même, répondit Khouri avec un haussement d’épaules.

— Professionnelle jusqu’au bout des ongles ! Vous avez été dans l’armée, Khouri ?

— Il y a longtemps, répondit-elle laconiquement, peu désireuse d’y penser en ce moment. Que savez-vous au juste de ce qui m’est arrivé ?

— J’en sais suffisamment. Je sais que votre mari, Fazil, était soldat, lui aussi, et que vous avez combattu ensemble au Bout du Ciel. C’est là qu’il s’est passé quelque chose. Une erreur administrative. Vous avez été mise à bord d’un vaisseau en partance pour Yellowstone. On ne s’est aperçu de l’erreur que lorsque vous vous êtes réveillée ici, vingt ans plus tard. Trop tard pour retourner au Bout du Ciel, même si vous aviez la preuve que Fazil est encore vivant. Le temps que vous le rejoigniez, il aurait eu quarante ans de plus.

— Vous comprenez maintenant pourquoi le fait d’être devenue une tueuse ne m’empêche pas spécialement de dormir.

— Non. J’imagine ce que vous pouvez ressentir. Vous ne devez rien à l’univers ni à ses habitants, et vous ne ferez de cadeau à personne.

Khouri déglutit.

— Écoutez, pour un boulot comme ça, vous n’avez pas besoin d’une ex-baroudeuse. Vous n’avez même pas besoin de moi. Je ne sais pas qui vous voulez éliminer, mais il y a des gens plus compétents que moi pour ça. Je veux dire, je suis bonne, techniquement – je ne loupe mon coup qu’une fois sur vingt. Or je connais des gens qui ne le loupent qu’une fois sur cinquante.

— C’est pour une autre raison que j’ai besoin de vous. J’ai besoin de quelqu’un qui soit prêt à quitter la ville. Et même à faire un très long voyage, ajouta la silhouette en indiquant le caisson cryogénique ouvert.

— Hors du système ?

— Oui, répondit la Demoiselle d’un ton patient, maternel, comme si elle avait répété ce dialogue des douzaines de fois. À vingt années-lumière d’ici, pour être tout à fait précise. C’est à cette distance que se trouve Resurgam.

— Jamais entendu parler.

— Le contraire me troublerait.

La Demoiselle tendit la main gauche et un petit globe apparut à quelques pouces au-dessus de sa paume : un monde d’une grisaille mortelle – pas d’océans, de fleuves ou de verdure. Deux calottes polaires glacées et un voile gazeux ténu, reconnaissable à un arc imperceptible, sur l’horizon, suggéraient seuls que ce n’était pas une lune stérile, dépourvue d’atmosphère.

— Ce n’est pas l’une des colonies les plus récentes. C’est tout juste si on peut appeler ça une colonie, en fait. Il n’y a que quelques minuscules avant-postes sur toute la planète. Jusqu’à une époque récente, Resurgam n’a eu aucune importance dans quelque domaine que ce soit. Et puis ça a changé.

La Demoiselle se tut et parut rassembler ses pensées, ou se demander ce qu’elle pouvait lui révéler à ce stade.

— Et puis quelqu’un est arrivé sur Resurgam. Un certain Sylveste.

— Ce n’est pas un nom très répandu.

— Vous connaissez donc l’importance de son clan sur Yellowstone. Bon. Ça simplifie énormément les choses. Vous n’aurez aucun mal à le retrouver.

— Le retrouver, et plus si affinités, hein ?

— Oh oui ! répondit la Demoiselle. Beaucoup, beaucoup plus.

Elle referma la main sur le globe et le broya, des filets de poussière coulant entre ses doigts.

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