Lorsqu’ils furent enfin seuls dans leur cabine, Pascale dit :
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Dan. Tu écoutes ce que je te dis ?
Il était vidé. Ils l’étaient tous, mais les pensées se bousculaient dans sa tête, et il n’avait vraiment pas envie de dormir. Et pourtant, si la tête de pont tenait le coup assez longtemps pour qu’il puisse entrer dans Cerbère comme prévu, c’était peut-être la dernière occasion qu’il aurait de prendre un peu de repos d’ici une dizaine d’heures, sinon des jours entiers. Et pour descendre dans les profondeurs du monde non humain, il avait intérêt à être plus en forme et plus réveillé que jamais. Mais Pascale paraissait décidée à tout faire pour l’en empêcher.
— C’est beaucoup trop tard, maintenant, dit-il avec lassitude. Cerbère est au courant de notre présence ; nous nous sommes annoncés ; nous lui avons fait du mal. La planète connaît déjà une partie de notre nature. Mon entrée ne fera guère de différence, si ce n’est que j’en apprendrai beaucoup plus que les robots espions bringuebalants de Volyova.
— Tu ne peux pas savoir ce qui t’attend au fond. Dan.
— Si, je peux. Une réponse à ce qui est arrivé aux Amarantins. Tu ne comprends pas que l’humanité a besoin de cette information ?
Il vit bien qu’elle comprenait, ne serait-ce qu’à un niveau théorique. Mais elle dit :
— Et si c’était le même genre de curiosité qui avait provoqué leur extinction ? Tu as vu ce qui est arrivé au Lorean ?
Il pensa pour la énième fois à Alicia, à sa mort. À son corps, resté dans l’épave du Lorean. Il s’interrogea à nouveau sur ses réticences à l’idée de le récupérer. La façon dont il avait ordonné qu’il plonge dans la planète avec la tête de pont lui faisait une impression particulièrement impersonnelle, glaçante, comme si – l’espace d’un instant – il s’était dédoublé. Ce n’était pas lui qui avait donné cet ordre ; ce n’était même pas Calvin, mais quelque chose qui se cachait derrière eux. Cette pensée le contrariait, et il la réprima sous les soucis conscients, exactement comme on écrase un insecte.
— Eh bien, nous serons fixés, répondit-il. Nous serons enfin fixés. Et même si nous y laissons la vie, on saura ce qui s’est passé. Quelqu’un le saura, sur Resurgam ou dans n’importe quel autre système. Il faut que tu comprennes ça, Pascale, je pense vraiment que le jeu en vaut la chandelle.
— Ce n’est pas une simple question de curiosité, hein ? fit-elle en le regardant, dans l’attente d’une réponse. (Il se contenta de tourner vers elle ses prunelles qui ne fixaient rien, et elle reprit :) Khouri a été introduite à bord pour te tuer. Elle l’a même admis. Volyova dit qu’elle a été envoyée par quelqu’un qui était peut-être Karine Lefèvre.
— Ce n’est pas seulement impossible, c’est insultant.
— Et si c’était vrai quand même ? Et s’il n’y avait pas, derrière tout ça, une simple vendetta personnelle ? Imagine que Lefèvre soit bien morte, mais que quelque chose ait pris sa forme, hérité de son corps ou je ne sais quoi – une chose qui connaîtrait le danger du jeu auquel tu es en train de jouer ? Tu ne peux pas envisager cette possibilité, même lointaine ?
— Rien de ce qui s’est passé du côté du Voile de Lascaille ne peut avoir de rapport avec ce qui est arrivé aux Amarantins.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ?
— Parce que j’y étais ! répondit-il avec fureur. Parce que je suis allé, comme Lascaille, dans l’Espace de la Révélation, et que j’ai vu ce qu’ils ont montré à Lascaille. (Il prit les mains de Pascale dans les siennes et poursuivit, d’un ton apaisé :) Ils étaient tellement anciens, tellement non humains qu’ils m’ont fait frémir. Ils ont effleuré mon esprit. Je les ai vus… et ils n’avaient rien à voir avec les Amarantins.
Pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté Resurgam, il repensa à cet instant de compréhension hurlante, lorsque son module de contact endommagé avait contourné le Voile. Aussi vieux que des fossiles, l’esprit des Vélaires s’était insinué dans le sien ; un moment de connaissance abyssale. Lascaille avait dit vrai. Ils étaient biologiquement non humains, et ils étaient tellement éloignés de tout ce que l’esprit humain considérait comme la seule forme possible de conscience qu’ils inspiraient une révulsion viscérale, mais, par la dynamique de leur pensée, ils étaient beaucoup plus proches de l’homme que leur aspect ne l’aurait laissé supposer. L’espace d’un moment, l’étrangeté de cette dichotomie l’avait troublé… et puis il s’était dit qu’il ne pouvait en être autrement. Sinon, si leurs modes de pensée basiques n’avaient été similaires, comment les Schèmes Mystifs auraient-ils pu recâbler son esprit afin de le faire penser comme un Vélaire ? Il songea alors à l’incertaine effervescence de leur communion – et les souvenirs déferlèrent sur lui, un aperçu de l’immensité de l’histoire Vélaire. Par-delà les millions d’années, ils avaient écumé une galaxie encore jeune, traquant et rassemblant les jouets dangereux rejetés par les autres civilisations, même plus anciennes. Ces trésors fabuleux étaient maintenant à portée de main, derrière les membranes du Voile… il s’était presque insinué à l’intérieur. Et c’est alors qu’autre chose…
Une chose s’en était échappée, fugitivement, comme un rideau, ou une trouée dans les nuages – une chose si fugitive qu’il l’avait presque oubliée jusqu’à ce moment. Une chose qui lui avait été révélée alors qu’elle aurait dû rester dissimulée derrière des strates d’identité. L’identité et les souvenirs d’une race éteinte depuis longtemps… arborés comme un camouflage…
Et cette autre chose, complètement différente, était dans le Voile ; avec une tout autre raison d’être…
Mais le souvenir lui-même était fugitif, évanescent, si bien qu’il se retrouva avec Pascale, et un vague arrière-goût de doute.
— Promets-moi de ne pas y aller, dit-elle.
— On en reparlera demain matin, répondit Sylveste.
Sylveste se réveilla dans sa cabine, le peu de sommeil qu’il avait réussi à glaner n’ayant pas réussi à purger la fatigue de son sang.
Il avait été dérangé par quelque chose, mais, pendant un moment, il ne vit et n’entendit rien de particulier. Puis il remarqua la vague luminescence de l’écran holo placé à côté de son lit. On aurait dit un miroir tourné vers le clair de lune.
Il se connecta en faisant bien attention à ne pas réveiller Pascale. De ce côté-là, il pouvait être tranquille, car elle dormait profondément. À croire que leur discussion lui avait apporté l’apaisement dont elle avait besoin pour s’assoupir.
Le visage de Sajaki apparut sur l’écran. Il était dans l’hôpital de bord.
— Vous êtes seul ? demanda-t-il tout bas.
— Avec ma femme, répondit Sylveste dans un murmure. Elle dort.
— Je serai bref. Je suis assez remis pour sortir, dit-il en levant sa main blessée : un cal encore luisant d’une industrie sous-cutanée avait reconstitué les chairs manquantes, restituant à son poignet son profil normal. Mais je n’ai pas l’intention de me retrouver dans la même situation que Hegazi.
— Alors, vous avez un problème. Volyova et Khouri ont toutes les armes. Elles ont veillé à ce que nous ne mettions pas la main dessus. Je crois qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’elle m’enferme aussi, ajouta-t-il dans un murmure. Elle n’a pas l’air très impressionnée par mes menaces.
— Elle part du principe que vous n’iriez jamais jusque-là.
— Et si elle avait raison ?
Sajaki secoua la tête.
— Rien de tout ça n’a plus d’importance. D’ici quelques jours – cinq, tout au plus –, son arme va commencer à donner des signes de défaillance. Vous avez cette fenêtre pour vous introduire à l’intérieur. Et ne faites pas semblant de croire que ses petits robots vont vous apprendre quoi que ce soit.
— C’est vous qui ne m’apprenez rien.
À côté de lui, Pascale remua dans son sommeil.
— Alors, acceptez cette proposition, dit Sajaki. Je vais vous conduire à l’intérieur. Nous irons tous les deux. Tout seuls. Nous allons prendre des scaphandres comme celui qui vous a amené de Resurgam. Nous n’avons même pas besoin d’un vaisseau. Nous serons sur Cerbère en moins d’une journée. Ça vous laisse deux jours pour entrer, une journée pour jeter un coup d’œil et une journée pour repartir comme vous serez venu. À ce moment-là, évidemment, vous connaîtrez le chemin.
— Et vous ?
— Je vais vous accompagner. Je vous ai déjà dit comment je croyais qu’il fallait nous y prendre avec le capitaine.
Sylveste hocha la tête.
— Vous croyez que vous allez trouver quelque chose à l’intérieur de Cerbère. Quelque chose qui pourrait le guérir.
— Il faut bien partir de quelque chose.
Sylveste regarda autour de lui. Un calme surnaturel régnait dans la cabine, seulement troublé par la voix de Sajaki qui murmurait comme le vent dans les arbres. On aurait dit une image entrevue dans une lanterne magique, et non la réalité. Il pensa au déchaînement dont Cerbère était le théâtre en ce moment même : la furie des machines se percutant, même si elles étaient, pour la plupart, plus petites que des bactéries, et si le vacarme de leur conflit était inaudible aux sens humains. C’était pourtant bien ce qui se passait, et Sajaki avait raison : d’ici quelques jours, les innombrables machines asservies à Cerbère commenceraient à ébranler le puissant engin de siège de Volyova. Chaque seconde où il retardait le moment d’entrer dans cet endroit était une seconde de moins qu’il passerait à l’intérieur, une seconde qui le ferait repartir plus près de la fin, et qui rendrait donc son retour d’autant plus hasardeux, puisque, à ce moment-là, la blessure se refermerait. Pascale bougea à nouveau, mais il sentit qu’elle était profondément plongée dans son rêve. Elle ne semblait pas plus présente que les oiseaux entremêlés qui ornaient les parois de la cabine ; pas plus capable d’être ramenée à la conscience.
— Tout ça est très soudain, dit-il.
— Mais c’est le moment que vous avez attendu toute votre vie, dit Sajaki, élevant le ton. Ne me dites pas que vous hésitez à le saisir, que vous avez peur de ce que vous pourriez trouver.
Sylveste savait qu’il devait prendre une décision avant d’être pénétré par l’absolue étrangeté de cet instant.
— Où pourrions-nous nous retrouver ?
— Hors du bâtiment, répondit Sajaki, avant de lui expliquer qu’ils ne pouvaient courir le risque de se retrouver à l’intérieur, Sajaki ne tenant pas à tomber sur Volyova, sur Khouri, ou même sur la femme de Sylveste. Ils me croient toujours malade, ajouta Sajaki en frottant la membrane qui entourait son poignet blessé. Mais s’ils me trouvent hors de la clinique, ils me feront ce qu’ils ont fait à Hegazi. Alors que, d’ici, je peux arriver à un scaphandre en quelques minutes, sans entrer dans les zones du bâtiment encore capables de repérer ma présence.
— Et moi ?
— Allez jusqu’au plus proche ascenseur. Je ferai en sorte qu’il vous mène à votre scaphandre. Vous n’aurez rien à faire. Le scaphandre s’occupera de tout.
— Sajaki, je…
— Soyez dehors d’ici dix minutes. Votre scaphandre vous emmènera jusqu’à moi. Et je vous recommande d’éviter de réveiller votre femme, ajouta-t-il avec un sourire avant de couper la communication.
Sajaki tint parole : l’ascenseur et le scaphandre savaient exactement où Sylveste devait aller. Il ne rencontra personne en cours de route, et personne n’intervint alors que le scaphandre prenait ses mesures, s’ajustait et l’entourait affectueusement.
Rien n’indiquait que le vaisseau ait seulement remarqué l’ouverture du sas ; et encore moins que Sylveste sortait dans le vide de l’espace.
Volyova fut réveillée en sursaut, tirée de rêves monochromes d’armées d’insectes en furie.
Khouri tapait sur sa porte en poussant des cris, mais Volyova était trop vaseuse pour comprendre ce qu’elle disait. Lorsqu’elle lui ouvrit enfin, elle se retrouva devant le canon de l’arme à plasma gainée de cuir. Khouri hésita une fraction de seconde avant de l’abaisser, comme si elle n’était pas sûre de ce qui l’attendait derrière la porte.
— Qu’y a-t-il ? demanda Volyova.
— C’est Pascale, répondit Khouri, la sueur perlant sur son front, formant des taches graisseuses autour de la crosse de l’arme. Quand elle s’est réveillée, Sylveste n’était plus là.
— Plus là ?
— Il a laissé quelque chose. Elle est assez fumasse, mais elle tenait à ce que je vous le montre.
Khouri laissa peser son arme au bout de sa courroie et pêcha une feuille de papier dans sa poche.
Volyova se frotta les yeux et prit le papier. Le contact tactile activa le message enregistré, et le visage de Sylveste apparut, sombrement découpé sur un fond d’oiseaux entrelacés.
« Je t’ai menti, j’en ai peur, fit le bourdonnement de sa voix montant de la feuille. Je te demande pardon, Pascale. Je comprendrais que tu me détestes, mais j’espère que tu n’en feras rien ; pas après ce que nous avons traversé. Tu m’avais fait promettre de ne pas entrer dans Cerbère, ajouta-t-il d’une voix très basse. Mais je vais y aller, et le temps que tu lises ceci, je serai parti, et beaucoup trop loin pour que vous m’arrêtiez. Je n’ai pas de justification à te fournir, si ce n’est que je dois le faire, et je pense que tu as toujours su que je le ferais, si nous arrivions à nous en approcher suffisamment… (Il s’interrompit, soit pour reprendre son souffle, soit pour réfléchir à ce qu’il allait dire ensuite.) Pascale, tu es seule à avoir deviné ce qui s’était vraiment passé du côté du Voile de Lascaille. Je t’admire vraiment, tu sais. C’est pour ça que je n’ai pas eu peur de t’avouer la vérité. Je te le jure, je t’ai dit ce que je croyais être la vérité ; ce n’était pas un mensonge de plus. Mais cette femme – Khouri – dit qu’elle a été envoyée pour me tuer par quelqu’un qui aurait pu être Karine Lefèvre. »
Le papier respecta un long instant de silence. Puis :
« J’ai réagi comme si je n’en croyais pas un mot, Pascale, et je n’y ai peut-être pas cru sur le coup. Mais il faut que j’apporte le repos à ces fantômes ; je dois me convaincre que rien de tout ça n’a de rapport avec ce qui s’est passé autour du Voile.
« Tu comprends ça, n’est-ce pas ? Il faut que j’effectue cette dernière démarche, pour faire taire ces fantômes. Je dois peut-être des remerciements à Khouri pour ça. Elle m’a donné une raison d’agir, même si je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie à l’idée de ce qui m’attend. Je ne crois pas qu’elle ou aucun d’entre eux soient mauvais. Et toi non plus, Pascale. Je sais que tu étais convaincue de ce qu’ils t’ont dit, mais ce n’était pas ta faute. Tu as essayé de me dissuader parce que tu m’aimes. Et ce que je faisais – ce que j’allais faire – me faisait d’autant plus de mal que j’avais bien conscience de trahir cet amour.
« Est-ce que ça a un sens pour toi ? Et pourras-tu me pardonner quand je reviendrai ? Ce ne sera pas long, Pascale – pas plus de cinq jours ; peut-être beaucoup moins… (Il marqua une dernière pause et ajouta, en manière de post-scriptum :) J’emmène Calvin avec moi. Il est en moi, à la minute où je te parle. Je ne te mentirai pas : nous sommes arrivés, tous les deux, à un nouvel… équilibre. Je pense qu’il s’est révélé précieux pour moi. »
Sur ces mots, l’image se brouilla et ce fut comme s’il n’y avait jamais rien eu sur le papier.
— Vous savez, dit Khouri, il m’est arrivé, par moments, de le trouver presque sympathique. Mais là, je crois qu’il a pété les plombs.
— Vous dites que Pascale l’a mal pris.
— Mettez-vous à sa place.
— Bah, ça dépend ; il a peut-être raison : elle devait savoir qu’il en arriverait là. Elle aurait mieux fait de réfléchir avant d’épouser ce svinoï.
— Vous pensez qu’il est loin ?
Volyova regarda à nouveau le papier comme si elle espérait trouver, dans ses plis, une dernière information.
— Il a dû être aidé. Nous n’étions pas beaucoup à pouvoir lui apporter notre concours. Il n’y avait plus personne, en réalité, si on exclut Sajaki.
— Nous n’aurions peut-être pas dû l’exclure. Peut-être que ses droggs l’ont guéri plus vite que nous ne pensions.
— Non, répondit Volyova. (Elle tapota sur son bracelet magique.) Je sais où se trouve à tout moment chacun des membres du Triumvirat. Hegazi est toujours dans le sas, et Sajaki à l’infirmerie.
— Ça vous ennuierait que nous vérifiions, juste au cas où ?
Volyova attrapa des vêtements assez chauds pour lui permettre d’aller dans n’importe quelle partie pressurisée du vaisseau sans se retrouver en hypothermie. Elle glissa le lance-aiguilles dans sa ceinture et passa en bandoulière le lourd fusil d’ordonnance que Khouri lui avait rapporté de l’armothèque. C’était un lance-projectiles hyper-performant qui datait du vingt-troisième siècle. Un produit de la première Demarchie européenne, gainé de néoprène noir, aux formes organiques, et qui se tenait à deux mains. Des dragons chinois or et argent, aux yeux de rubis, ornaient ses flancs.
— Pas le moins du monde, répondit-elle.
Ils arrivèrent au sas où Hegazi avait dû les attendre pendant tout ce temps sans rien faire, sinon contempler son propre reflet sur les murs d’acier patiné de la pièce. C’était du moins ce que Volyova imaginait, dans les rares moments où elle lui accordait une pensée. Elle ne le haïssait pas vraiment, elle ne le détestait même pas particulièrement. Il était trop faible pour ça ; trop manifestement incapable de vivre ailleurs que dans l’ombre de Sajaki.
— Il ne vous a pas causé d’ennuis ? demanda Volyova.
— Pas vraiment, sauf qu’il n’arrêtait pas de protester de son innocence ; de dire que ce n’était pas lui qui avait libéré le Voleur de Soleil du poste de tir. Et il avait l’air sincère.
— Ça, Khouri, c’est une antique technique qui s’appelle le mensonge.
D’un coup d’épaule, Volyova renvoya en arrière le fusil aux dragons chinois, se planta fermement, les pieds écartés, dans la gadoue et frappa des deux poings sur la commande d’ouverture de la porte intérieure du sas.
La poignée résista.
— Je n’y arrive pas.
— Je vais essayer.
Khouri l’écarta gentiment et s’escrima sur la poignée.
— Non, dit-elle dans un grognement. Rien à faire. C’est coincé.
— Vous ne l’avez pas soudée, ou quelque chose comme ça ?
— C’est ça, et comme une andouille, j’aurais oublié.
Volyova tapa sur la porte.
— Hegazi ? Vous m’entendez ? Qu’est-ce que vous avez fait à la porte ? Je n’arrive pas à l’ouvrir.
Pas de réponse.
— Il est là, dit Volyova en regardant à nouveau son bracelet. Mais il ne peut peut-être pas nous entendre à travers le blindage.
— Je n’aime pas ça du tout, dit Khouri. La porte marchait bien quand je l’ai refermée. Je pense que nous devrions tirer dans le mécanisme. Hegazi ? Si vous m’entendez, nous allons tirer dans la porte pour entrer !
Elle prit le fusil à plasma d’une main, son poids l’obligeant à bander les muscles de son avant-bras. De l’autre main, elle se protégea le visage et détourna le regard.
— Attendez ! fit Volyova. Pas si vite ! Et si l’autre porte était ouverte ? Le vide déclencherait les capteurs de pression et verrouillerait la porte intérieure.
— Dans ce cas, Hegazi ne nous posera plus de problèmes. À moins qu’il n’ait réussi à retenir son souffle pendant des heures.
— D’accord, mais je pense que nous aurions tort de faire un trou dans cette porte.
Khouri se rapprocha.
Si la pression qui régnait derrière la porte était affichée quelque part, le voyant était bien caché sous la crasse.
— Je peux régler le faisceau sur concentration maximale et faire un trou d’épingle dans le panneau.
— Allez-y, dit Volyova, après une seconde d’hésitation.
— Changement de programme, Hegazi. Je vais faire un trou dans le haut de la porte. Si vous êtes debout, je vous conseille de vous asseoir, et peut-être de mettre de l’ordre dans vos affaires.
Toujours pas de réponse.
C’était presque faire insulte au fusil à laser que de l’utiliser pour une chose pareille, se dit Volyova. C’était une opération beaucoup trop précise et délicate. Autant l’employer pour découper un gâteau. Mais Khouri le fit quand même. L’arme cracha une minuscule boule de feu dans la porte. Il y eut un éclair, un craquement, puis une volute de fumée s’échappa aussitôt du trou pas plus grand qu’un impact de balle percé dans le panneau.
Une seconde passa.
Et puis quelque chose, une chose qui formait un arc sombre, sifflant, jaillit de la porte.
Elle ne perdit pas de temps à agrandir le trou. Ni Khouri ni Volyova ne considéraient plus comme très vraisemblable, à cet instant, qu’il y ait encore quelqu’un de vivant dans le sas. Soit Hegazi était mort – mais comment ? c’était incompréhensible –, soit il était déjà ressorti, et ce jet de fluide à haute pression était peut-être un message déroutant adressé à ses geôliers.
Khouri tira à travers le panneau, et le jet devint une lance grosse comme le bras de liquide saumâtre, jaillissant avec une telle violence qu’elle fut projetée en arrière dans la gadoue qui couvrait le sol, laissant tomber son arme à plasma dans la mare de pus suintant qui leur arrivait à la cheville. La gadoue émit un sifflement farouche lorsque l’embout brûlant de l’arme tomba dedans. Le temps que Khouri se relève, le flux n’était plus qu’un lent goutte à goutte qui s’écoulait en gargouillant. Elle reprit son fusil en main et le secoua pour le débarrasser de la gadoue, en se demandant s’il marcherait encore.
— C’est de la mécabave, le mucus sécrété par le bâtiment, dit Volyova. Le truc dans lequel nous marchons. Je reconnaîtrais cette puanteur n’importe où.
— La serrure était pleine de bave ?
— Ne me demandez pas comment ça se fait. Agrandissez plutôt le trou dans la porte.
Khouri s’exécuta de façon à pouvoir passer le bras dans le trou et actionner les commandes intérieures du sas sans frotter contre les éclats de métal déchiqueté, chauffés à blanc par le plasma. Volyova avait raison, se dit-elle ; c’étaient les capteurs de pression qui avaient enclenché le mécanisme de verrouillage.
La porte s’ouvrit, laissant filtrer un résidu de bave dans la coursive.
De bave, et de ce qui restait de Hegazi. Il était difficile de dire si c’était l’effet de la pression à laquelle il avait été soumis, ou de sa libération subite, explosive, mais ses composants de chair et de métal s’étaient manifestement séparés. Et pas à l’amiable.