Sylveste n’eut pas longtemps à attendre. Volyova arriva, en compagnie de Khouri, la femme qui lui avait sauvé la vie sur Resurgam. Si Volyova était une variable imprévisible dans ses plans, Khouri était pire, parce qu’il n’avait pas encore réussi à savoir à qui elle était loyale : à Volyova, à Sajaki ou à quelqu’un d’autre encore. Mais il réprima ce souci pour le moment, en réponse à l’insistance de Calvin.
— Comment ça, « le traitement accélère le processus » ? Que veux-tu dire ?
— Exactement ce que je viens de dire, répondit Calvin, par sa voix, avant que l’une ou l’autre des deux femmes ait eu le temps de souffler. Nous le lui avons administré conformément à vos instructions, et c’est comme si nous avions donné à la peste une injection de vitamines. Elle prolifère plus vite que jamais. Si je ne savais pas à quoi m’en tenir, je dirais que votre antivirus est en train de la booster.
— Et merde ! fit Volyova. Pardon ! Excusez-moi, mais ces quelques heures ont été assez éprouvantes.
— C’est tout ce que vous avez à dire ?
— J’ai testé l’anticorps sur de petits échantillons isolés de la peste, reprit-elle, sur la défensive. Il agissait. Je ne pouvais affirmer qu’il serait aussi efficace sur la totalité de l’organisme infesté… mais dans le pire des cas… je pensais qu’il aurait un certain effet, même limité. Il aurait dû obliger la peste à mobiliser certaines de ses ressources ; il n’y a pas à tortiller. Elle aurait dû consacrer à lutter contre l’anticorps une partie de l’énergie qu’elle aurait normalement utilisée pour son développement. J’espérais que ça la tuerait, enfin, que ça la subvertirait en une forme manipulable. Bref, même en étant pessimiste, je pensais que la peste attraperait un rhume ; que ça la ralentirait sensiblement.
— Ce n’est pas ce que nous constatons, répondit Calvin.
— Ce qu’elle dit est intéressant quand même, répondit Khouri, Sylveste se rendant compte à cet instant qu’il la regardait comme s’il allait la mordre, comme s’il niait son existence même.
— Que constatez-vous ? demanda Volyova. Vous comprenez, ça m’intéresse, et pas qu’un peu.
— Nous avons stoppé le traitement, répondit Calvin. Et pour le moment, l’évolution est stabilisée. Mais quand nous avons administré l’antivirus au capitaine, la peste s’est étendue plus vite. C’était comme si elle incorporait la masse de l’antidote dans sa matrice plus vite qu’elle ne convertissait le substrat du vaisseau.
— C’est ridicule ! fit Volyova. Le vaisseau ne fait rien pour résister à la contamination. Si la progression s’est accélérée… ça voudrait dire que l’antivirus se livrait à elle ; qu’il se convertissait plus vite que la peste n’arrivait à la subvertir.
— Comme des soldats au front qui déserteraient avant d’avoir entendu le premier coup de feu ennemi, commenta Khouri.
— Exactement, acquiesça Volyova (Sylveste sentit qu’il y avait quelque chose entre les deux femmes, quelque chose qui ressemblait de façon suspecte à un respect mutuel). Mais c’est tout simplement impossible. Il aurait fallu que la peste court-circuite les routines de réplication comme ça ! fit-elle en claquant les doigts. Comme si elles se laissaient volontairement envahir. Je vous le répète, ce n’est pas possible.
— Eh bien, essayez vous-même.
— Non, merci. Ce n’est pas que je ne vous croie pas, mais mettez-vous à ma place. De mon point de vue – et c’est moi qui ai conçu ce foutu truc –, ça n’a aucun sens.
— J’ai bien une hypothèse, dit Calvin.
— Laquelle ?
— Et si c’était du sabotage ? Je vous l’ai dit, nous pensons que quelqu’un ne veut pas que cette opération réussisse. Vous voyez de qui je veux parler, fit-il avec circonspection, soucieux de ne pas en dire plus long en présence de Khouri, ou des systèmes d’écoute de Sajaki. Et si quelqu’un avait trafiqué votre antivirus ? avança-t-il.
— Je vais y réfléchir, répondit-elle.
Sylveste n’avait pas administré toute la dose que Volyova lui avait donnée, de sorte qu’elle put analyser la structure moléculaire de l’échantillon et la comparer à celle des doses qui restaient dans son laboratoire. Elle utilisa, pour cela, les mêmes instruments qu’elle avait employés sur l’esquille de Khouri. Tous les échantillons étaient identiques, dans les limites normales de la précision quantique ; celui que Calvin avait remis au capitaine était exactement tel qu’il devait être, jusqu’au plus infime lien chimique entre les atomes les plus insignifiants des composants moléculaires les plus minuscules et les moins essentiels…
Volyova compara la structure de l’antivirus à ses fichiers, et constata qu’il était conforme au projet qu’elle avait caressé dans sa tête pendant des années subjectives. Il était exactement tel qu’il devait être. Il n’avait pas été trafiqué. On ne lui avait pas arraché les dents. Autant pour la théorie du sabotage de Calvin. Elle éprouva une bouffée de soulagement. Elle n’avait pas vraiment envie de croire, au fond, que Sajaki entravait le processus. L’idée qu’il puisse sciemment prolonger l’agonie du capitaine était trop horrible, et elle fut soulagée quand l’examen de l’antidote lui donna une raison de chasser cette idée de son esprit. Ça ne levait pas ses réticences au sujet de Sajaki, évidemment, mais au moins rien ne prouvait qu’il était devenu assez monstrueux pour faire une chose pareille.
Il y avait une autre possibilité.
Volyova quitta le labo et retourna auprès du capitaine en se maudissant de n’y avoir pas pensé plus tôt et en se faisant grâce de ses mauvaises excuses. Sylveste lui demanda ce qu’elle faisait. Elle le regarda longuement avant de répondre. Oui, il y avait un lien avec le Voile de Lascaille ; elle en était sûre. N’était-ce qu’une revanche de la part de la Demoiselle, pour lui faire payer sa couardise, sa traîtrise ou ce qui avait manqué la tuer dans les parages du Voile, quoi que ç’ait pu être ? Ou est-ce que ça allait plus loin que ça ? Était-ce lié, d’une façon ou d’une autre, aux non-humains, aux esprits antiques, protecteurs, que Lascaille avait effleurés lors de son propre contact ? S’agissait-il d’une manifestation de perversité humaine, ou avaient-ils affaire à un impératif aussi non humain, aussi antique que les Vélaires eux-mêmes ? Elle avait beaucoup de questions à poser à Sylveste, mais il fallait que ce soit dans le sanctuaire de la chambre-araignée.
— J’ai besoin d’un autre échantillon, dit-elle. De la périphérie de l’infection, à l’endroit où vous avez administré l’antivirus.
Elle prit son laser-curette, effectua quelques incisions avec dextérité, guidée par la lumière, et mit l’échantillon – on aurait dit une écaille métallique – dans un autoclave tout prêt.
— Et l’antidote ? A-t-il été modifié ?
— Pas d’un iota, répondit-elle.
Puis elle diminua la puissance de la curette pour graver, en lettres minuscules, un bref message dans la paroi du vaisseau, juste devant l’enclave du capitaine. Le temps que Sajaki ait l’occasion de le lire, il y aurait belle lurette que le capitaine l’aurait recouvert comme la marée montante.
— Que faites-vous ? demanda Sylveste.
Mais elle était déjà repartie.
— Vous aviez raison, dit Volyova lorsqu’ils furent en sûreté de l’autre côté de la coque du Spleen de l’Infini, cramponnés à sa carapace extérieure comme un parasite d’acier particulièrement aventureux. C’était du sabotage. Mais pas comme je l’avais d’abord pensé.
— Que voulez-vous dire ? demanda Sylveste, impressionné, malgré lui, par la chambre-araignée. Je pensais que vous aviez comparé les caractéristiques de l’antivirus avec vos lots précédents, ceux qui étaient actifs contre de petits échantillons de la peste…
— C’est ce que j’ai fait, et comme je vous l’ai dit, je n’ai trouvé aucune différence. Ce qui ne laisse qu’une possibilité.
Un ange passa. Pascale finit par rompre le silence :
— Il le… on le lui a inoculé. Le capitaine ; il a dû être vacciné. C’est ça, hein ? Quelqu’un a volé un lot de votre antivirus et l’a dénaturé – l’a atténué, rendu incapable de se reproduire –, et l’a mis en présence de la Pourriture Fondante.
— C’est la seule explication possible, confirma Volyova.
— Et vous pensez que c’est Sajaki qui a fait ça ? risqua Khouri.
Sylveste hocha la tête.
— Calvin avait quasiment prédit que Sajaki tenterait de faire capoter l’opération.
— Je ne vous suis pas, fit Khouri. Vous dites que le capitaine aurait été vacciné… mais ça aurait dû lui faire du bien, non ?
— Pas dans ce cas. En réalité, ce n’est pas le capitaine qui a été vacciné, mais la peste qui est en lui, répondit Volyova. Nous savons depuis toujours qu’elle est hyperadaptable. C’est bien le problème, d’ailleurs : elle a fini par dénaturer et coopter toutes les armes moléculaires que nous avons utilisées contre elle et par les récupérer pour mener son offensive absolue. Mais cette fois, je pensais que nous avions un avantage. L’antivirus était extraordinairement puissant. Il avait une chance de gagner de vitesse les canaux de corruption normaux de la peste. Non, ce qui s’est passé, c’est que la peste a jeté un coup d’œil sournois à l’ennemi avant de le rencontrer sous sa forme active. Elle a eu l’occasion de l’affronter et de le vaincre avant qu’il ne constitue une menace pour elle. Bref, le temps que Calvin l’administre, la peste connaissait déjà tous ses trucs ; elle avait trouvé un moyen de le désarmer et de le circonvenir sans la moindre dépense d’énergie. Et voilà pourquoi la croissance anarchique du capitaine s’est accélérée.
— Mais qui aurait pu faire une chose pareille ? demanda Khouri. Je pensais que vous étiez seule, à bord de ce bâtiment, à en être capable.
Sylveste hocha la tête.
— J’ai beau être convaincu que Sajaki tente de saboter l’opération… je ne le vois pas faire ça.
— Je suis d’accord, dit Volyova. Sajaki n’a tout simplement pas les compétences nécessaires.
— Et l’autre ? demanda Pascale. Le chimérique ?
— Hegazi ? Oubliez ça tout de suite, fit Volyova en secouant la tête. Il pourrait devenir un problème si l’un de nous agissait contre le Triumvirat, mais ce n’est pas plus dans ses cordes que dans celles de Sajaki. Non. À mon avis, il n’y a que trois personnes à bord qui auraient pu le faire. Je fais partie de ces trois personnes.
— Qui sont les deux autres ? demanda Sylveste.
— Il y a Calvin, répondit Volyova. Mais il est à peu près à l’abri des soupçons.
— Et l’autre ?
— C’est là le problème, dit-elle. La seule autre personne capable de faire ça à un cybervirus est celui que nous nous efforçons de guérir depuis tout ce temps.
— Le capitaine ? avança Sylveste.
— Il aurait pu le faire – d’un point de vue théorique, je veux dire. S’il n’était pas mort, ajouta-t-elle avec un claquement de langue.
Khouri se demanda comment Sylveste allait réagir à ça. Il n’eut pas l’air impressionné.
— Peu importe qui a fait le coup – si ce n’était pas Sajaki en personne, c’était quelqu’un qui agissait pour son compte. Vous êtes d’accord ? demanda-t-il en regardant Volyova.
Elle le gratifia d’un hochement de tête.
— Je le regrette, mais oui. Qu’est-ce que ça veut dire pour Calvin et vous ?
— Pour nous ? releva Sylveste, surpris. Absolument rien. D’abord, je ne me suis jamais engagé à guérir le capitaine. J’ai dit à Sajaki que je considérais la tâche comme impossible, et ce n’était pas une exagération. Calvin était d’accord avec moi, d’ailleurs. En toute honnêteté, je ne suis pas sûr que Sajaki aurait eu besoin de saboter l’opération. Même si votre antivirus n’avait pas été dénaturé, je ne crois pas qu’il aurait été très efficace contre la peste. Alors, qu’est-ce que ça change ? Nous allons continuer, Calvin et moi, à faire comme si nous allions guérir le capitaine, et à un moment donné il apparaîtra clairement que nos efforts sont voués à l’échec. Nous ne ferons pas savoir à Sajaki que nous sommes au courant de son sabotage. Inutile de provoquer l’affrontement avec lui, surtout en ce moment, alors que nous sommes à la veille de l’attaque contre Cerbère. Et, ajouta Sylveste avec un sourire, je ne pense pas que Sajaki sera particulièrement déçu d’apprendre que nos efforts seront restés vains.
— Vous voulez dire que ça ne change rien, c’est ça ? fit Khouri. (Elle parcourut les autres du regard, comme si elle quêtait leur approbation, mais leur expression était indéchiffrable.) Je n’y crois pas.
— Le capitaine n’a aucune importance pour lui, répondit Pascale. Vous n’avez pas encore compris ça ? Il se contente de respecter la part du marché qu’il a conclu avec Sajaki. Tout ce qui compte pour Dan, c’est Cerbère. C’est un aimant qui l’attire irrésistiblement, poursuivit-elle, comme si son mari n’était pas là.
— Oui, confirma Volyova. Enfin, je me réjouis que vous ayez évoqué le sujet, parce qu’il y a une chose dont nous voulions vous parler, Khouri et moi. C’est au sujet de Cerbère.
— Que savez-vous de Cerbère ? fit Sylveste avec un rictus méprisant.
— Oh, pas mal de choses, répondit Khouri. Beaucoup trop, même.
Elle commença par ce qui lui paraissait le plus logique : par le début, par sa résurrection sur Yellowstone, son boulot d’éliminatrice dans le Jeu de l’Ombre, la façon dont la Demoiselle l’avait recrutée et lui avait fait une proposition qu’elle ne pouvait refuser.
— Qui était cette femme ? demanda Sylveste à la fin de ce prologue. Et qu’attendait-elle de vous ?
— Un peu de patience, nous y viendrons, répondit Volyova.
Khouri répéta à Sylveste l’histoire qu’elle avait racontée à Volyova, il n’y avait pas si longtemps, et pourtant elle avait l’impression que ça faisait une éternité : comment elle s’était introduite à bord du vaisseau et avait été simultanément piégée par Volyova, qui avait besoin d’un nouvel artilleur, sans se soucier de savoir si elle était volontaire pour ce poste. Tout cela alors que la Demoiselle était dans sa tête, ne lui révélant que les informations dont elle avait besoin sur le coup. Khouri leur raconta, pour conclure, ce qui s’était passé au poste de tir, et comment la Demoiselle avait détecté que quelque chose était tapi là, une chose, une entité logicielle, qui se faisait appeler le Voleur de Soleil.
Pascale regarda Sylveste.
— Ce nom… dit-elle. Il me dit quelque chose. Je jurerais que je l’ai déjà entendu. Ça ne te dit rien ?
Sylveste la regarda, mais ne répondit pas.
— Cette chose, quelle qu’elle soit, poursuivit Khouri, avait déjà tenté de sortir du poste de tir dans la tête d’un pauvre couillon que Volyova avait recruté avant moi. Et ça l’avait rendu fou.
— Je ne vois pas en quoi ça me concerne, coupa Sylveste.
Alors Khouri le lui expliqua :
— La Demoiselle a déterminé à quel moment précis cette chose était entrée dans le poste de tir.
— Et alors ?
— Ça remonte à la dernière fois où vous étiez à bord.
Elle s’était demandé ce qu’il faudrait faire pour clouer le bec à Sylveste, ou au moins effacer cet air supérieur et méprisant de sa face. Maintenant elle le savait. Elle se dit que ce n’était pas rien, et que l’existence réservait malgré tout des petits plaisirs inattendus. Rompant le charme, avec un self-control admirable, Sylveste répondit :
— Et qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire ce que vous pensez, mais que vous n’avez pas envie d’imaginer, lâcha-t-elle. Quoi que ce soit, c’est vous qui l’avez amené avec vous.
— Une sorte de parasite neural, reprit Volyova, soulageant Khouri de la corvée des explications. C’est arrivé dans le bâtiment avec vous, et ça s’est installé à bord. C’est peut-être arrivé dans vos implants, ou dans votre esprit proprement dit, sans avoir besoin de matériel d’aucune sorte.
— C’est ridicule, dit-il, d’une voix manquant un peu de conviction.
— Si vous n’en aviez pas conscience, reprit Volyova, vous en étiez peut-être porteur depuis des années. Depuis que vous êtes revenu, peut-être.
— Revenu d’où ?
— Du Voile de Lascaille, répondit Khouri (et pour la seconde fois, ses paroles donnèrent l’impression de se briser sur Sylveste comme des bourrasques de pluie hivernale). Nous avons vérifié la chronologie ; ça colle. Quoi que ce soit, ça s’est insinué en vous dans les parages du Voile, et vous l’avez gardé jusqu’à votre arrivée ici. Il se peut même que ça ne vous ait jamais quitté et que ça se soit juste dédoublé dans le bâtiment, pour améliorer ses chances.
Sylveste se leva et fit signe à sa femme de le suivre.
— Je ne resterai pas une seconde de plus à écouter ces conneries.
— Je crois que vous devriez, coupa Khouri. Nous ne vous avons pas encore parlé de la Demoiselle, et de ce qu’elle voulait que je fasse.
Il la regarda longuement, avec un dégoût non dissimulé. Et puis il finit par se rasseoir et la laissa poursuivre.