33

En orbite autour de Cerbère-Hadès, 2566

Volyova dégaina le lance-aiguilles et s’approcha du capitaine.

Elle savait qu’elle devait faire vite. Le moindre retard pouvait donner au Voleur de Soleil le temps dont il avait besoin pour la tuer. Mais elle avait quelque chose à faire avant de rejoindre les autres dans la soute. Il n’y avait aucune logique là-dedans, rien de rationnel – elle savait qu’elle devait le faire, c’est tout. Elle prit donc les escaliers qui menaient au niveau du capitaine. Dans ce froid mortel, elle eut l’impression que son souffle se congelait dans sa gorge. Il n’y avait pas de rats, à ce niveau : il faisait trop froid. Et les cyborgs n’auraient pas pu s’approcher du capitaine sans risquer d’être intégrés dans sa masse, absorbés par la peste.

Elle dit au bracelet de le réchauffer juste assez pour qu’il retrouve une pensée consciente.

— Vous m’entendez, espèce de salopard ? Si vous m’entendez, écoutez-moi bien. Quelqu’un s’est emparé du vaisseau.

— Nous sommes encore autour de Bouphi ?

— Non… non, nous avons quitté Bouphi. Ça fait un moment. Vous avez compris ce que j’ai dit ?

Au bout de quelques instants, le capitaine répondit :

— Vous dites que quelqu’un s’est emparé du vaisseau ? Qui ça ?

— Quelque chose de non humain, animé de motivations déplaisantes. La plupart des membres de l’équipage sont morts, à présent : Sajaki, Hegazi ; tous ceux que vous connaissiez. Et je ne donne pas cher de la peau des rares survivants. Je n’ai guère d’espoir de revenir à bord, et c’est pourquoi je vais faire quelque chose qui risque de vous paraître un peu extrême…

Elle braqua son lance-aiguilles sur la forme craquelée, difforme, du sarcophage dans lequel gisait le capitaine.

— Je vais vous laisser vous réchauffer, vous comprenez ? Depuis quelques dizaines d’années, nous avons veillé à vous conserver au froid, mais ça n’a pas marché, alors ce n’était peut-être pas la bonne approche. Peut-être que ce qu’il faut faire maintenant, c’est vous laisser prendre le contrôle de ce foutu bâtiment, et en user comme bon vous semblera.

— Je ne crois pas…

— Je me fiche de ce que vous pensez, capitaine. Je vais le faire quand même.

Son doigt se crispa sur la détente de son arme. Elle calculait déjà mentalement le rythme de son accroissement lorsqu’il se réchaufferait, et elle arrivait à des chiffres incroyables… D’un autre côté, cette solution n’avait jamais été envisagée.

— Je vous en prie, Ilia, je vous en supplie !

— Écoutez-moi, svinoï ! dit-elle enfin, la bouche sèche. Peut-être que ça va marcher, peut-être que non. Mais si je me suis jamais montrée loyale envers vous – si vous vous souvenez seulement de moi –, tout ce que je vous demande, c’est de faire ce que vous pouvez pour nous.

Elle s’apprêtait à décharger son lance-aiguilles dans le sarcophage lorsque quelque chose la fit hésiter.

— J’ai encore une chose à vous dire, bordel ! Je crois savoir qui vous êtes, ou plutôt qui vous êtes devenu.

Elle perdait un temps précieux, elle en avait une conscience aiguë, mais quelque chose la poussait à continuer.

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Je sais que vous êtes allé avec Sajaki voir les Schèmes Mystifs. L’équipage en a assez parlé – et Sajaki lui-même n’en a pas fait mystère. Mais ce que personne n’a dit, c’est ce qui s’est passé là-bas, ce que les Mystifs vous ont fait. Oh, je sais ! il y a eu des rumeurs, mais ce n’était que ça : des rumeurs, lancées par Sajaki pour m’induire en erreur.

— Il ne s’est rien passé, là-bas.

— Oh si ! Et voilà ce qui s’est passé : vous avez tué Sajaki, il y a des années déjà.

Sa réponse lui parvint, amusée, comme s’il avait mal entendu.

— Moi, j’aurais tué Sajaki ?

— Vous l’avez fait tuer par les Mystifs. Vous avez fait effacer ses schémas neuraux, et superposer les vôtres sur son esprit. Vous êtes devenu lui.

Elle reprit son souffle. Elle avait presque fini.

— Une existence ne vous suffisait pas. Vous avez peut-être senti, à ce moment-là, que ce corps ne durerait pas très longtemps, avec tous les virus qui traînaient. Alors vous avez colonisé votre adjoint. Quant aux Mystifs, ils ont fait ce que vous leur demandiez parce qu’ils nous sont tellement étrangers qu’ils ne pouvaient même pas comprendre le concept de meurtre. Mais c’est bien ça, hein ?

— Non…

— Fermez-la. C’est pour ça que Sajaki ne voulait pas que vous guérissiez : parce qu’il était vous, et qu’il n’avait pas besoin de guérir. Et c’est pour ça que Sajaki a réussi à dénaturer mon remède contre la peste. Parce qu’il savait tout ce que vous saviez. Je devrais vous laisser crever, pour ça, svinoï ! Sauf que vous êtes déjà crevé, figurez-vous, parce que, à l’heure qu’il est, ce qui reste de Sajaki redécore l’hôpital de bord.

— Sajaki… mort ? demanda-t-il, alors qu’il semblait n’avoir même pas entendu que les autres étaient morts.

— C’est ça, votre idée de la justice ? Vous êtes tout seul, maintenant ; rigoureusement seul. Alors la seule chose que vous pouvez faire est de protéger votre propre existence contre le Voleur de Soleil en croissant, en vous laissant dévorer par la peste.

— Non, je vous en prie !

— Vous avez tué Sajaki, capitaine ?

— C’était… il y a si longtemps…

Mais quelque chose dans sa voix était presque un aveu. Volyova vida le chargeur du lance-aiguilles dans le sarcophage. Regarda clignoter puis s’éteindre les rares voyants encore fonctionnels et sentit remonter la température, seconde après seconde. Le givre qui gainait le sarcophage commença presque aussitôt à fondre, devint transparent.

— Je vais m’en aller, maintenant, dit-elle. Je voulais juste connaître la vérité. Je vous souhaite bonne chance, capitaine. Vous en aurez besoin.

Puis elle s’enfuit en courant, terrifiée à l’idée de ce qui pouvait se passer derrière elle.


Le scaphandre de Sajaki dérivait devant Sylveste comme un fruit tentant alors qu’ils amorçaient la descente dans l’entonnoir de la tête de pont. Le cône inversé, à moitié enfoui, semblait tout petit, quelques minutes auparavant, mais Sylveste ne voyait plus que lui, à présent. Ses parois grises, abruptes, obstruaient l’horizon dans toutes les directions. La tête de pont était parfois animée d’un frémissement. Sylveste se rappelait alors qu’elle menait un combat acharné contre les armes défensives de la croûte, et qu’il ne devait pas compter aveuglément sur sa protection. Si elle cédait, il serait broyé en quelques heures. La blessure de la croûte se refermerait, et avec elle sa seule issue.

— Nous devons compenser la masse réactive, dit le scaphandre.

— Comment ?

C’était la première fois que Sajaki prenait la parole depuis qu’ils avaient quitté le bâtiment.

— Nous avons utilisé beaucoup de masse pour venir ici. Nous devons refaire le plein avant d’entrer en territoire hostile.

— Et où ça ?

— Regardez autour de vous. Il y a une énorme quantité de masse réactive qui n’attend que d’être utilisée.

Évidemment. Rien ne les empêchait d’absorber les ressources de la tête de pont… Sylveste laissa Sajaki prendre le contrôle de son scaphandre. L’une des parois abruptes, incurvée, se rapprocha. Elle disparaissait sous les extrusions complexes et les amas de machines disposées n’importe comment. L’échelle de la chose était stupéfiante, à présent ; on aurait dit la muraille incurvée d’un barrage dont les deux extrémités se seraient rejointes. Quelque part dans cette muraille, se dit-il, se trouvaient les cadavres d’Alicia et des autres mutins…

La gravité était assez perceptible pour engendrer un fort vertige, encore accru par le fait que la tête de pont allait en s’étrécissant, de sorte qu’il avait l’impression de descendre dans un puits d’une profondeur infinie. À près d’un kilomètre de lui, la chose en forme d’étoile qui était le scaphandre de Sajaki s’était rapprochée de la muraille verticale, du côté opposé. Quelques instants plus tard, Sylveste se posa sur une saillie de la paroi, d’un mètre à peine de largeur. Ses pieds établirent le contact en douceur, et il resta là, prêt à basculer à la renverse dans le néant, derrière lui.

— Que dois-je faire ?

— Rien, répondit Sajaki. Votre scaphandre sait exactement ce qu’il doit faire. Je vous conseille de vous fier à lui : si vous êtes en vie, c’est grâce à lui.

— Et c’est censé me rassurer ?

— Parce que vous croyez que c’est de ça que vous avez besoin, à ce stade ? Vous êtes sur le point d’entrer dans l’un des environnements les plus étranges qu’un être humain ait jamais connus. Pour moi, s’il y a une chose dont vous n’avez pas besoin, c’est bien d’être rassuré.

Sous les yeux de Sylveste, le thorax du scaphandre extruda une sorte de membre qui se plaqua à la paroi de la tête de pont. Quelques secondes plus tard, le membre se mit à palpiter et des bosses apparurent sur sa longueur. Des bosses grouillantes, qui s’engouffraient dans le scaphandre.

— C’est répugnant, commenta Sylveste.

— Il digère les éléments lourds de la tête de pont, dit Sajaki. Et la tête de pont se laisse faire sans regimber, parce qu’elle a reconnu le scaphandre comme amical.

— Et si nous manquons d’énergie quand nous serons à l’intérieur de Cerbère ?

— Vous serez mort bien avant que le manque d’énergie ne devienne un problème pour votre scaphandre. Il a seulement besoin de refaire le plein de masse réactive pour ses propulseurs. Il a toute l’énergie nécessaire, mais il lui faut des atomes pour accélérer.

— Je ne suis pas sûr d’apprécier le détail concernant ma mort.

— Il n’est pas trop tard pour faire demi-tour.

Il me met à l’épreuve, se dit Sylveste. Il y songea sérieusement l’espace d’un instant, mais guère plus. Il avait peur, oui – peur comme jamais. Ou plutôt si ; mais il ne pouvait y songer sans frémir. Et lorsqu’il s’était trouvé dans les parages du Voile de Lascaille, il savait que la seule façon de tordre le cou à sa peur était de continuer. D’affronter ce qui suscitait cette peur, quoi que ce soit. Pourtant, quand le scaphandre eut refait le plein, il dut prendre son courage à deux mains pour quitter la corniche et poursuivre la descente dans le vide circonscrit par la tête de pont.

Ils se laissèrent tomber pendant de longues secondes avant de freiner leur chute par de brèves poussées de leurs réacteurs. Sajaki laissa Sylveste contrôler lui-même son scaphandre en diminuant son autonomie jusqu’à ce qu’il le dirige à peu près complètement. La transition fut à peine sensible. Ils descendaient maintenant à près de trente mètres à la seconde, mais comme les parois de l’entonnoir se rapprochaient, ils avaient l’impression d’aller plus vite. Sajaki n’était plus qu’à quelques centaines de mètres devant lui et, malgré cela – peut-être parce que aucune présence humaine n’était discernable derrière la visière opaque de son scaphandre –, Sylveste se sentait terriblement seul. Non sans raison, se dit-il : il était probable qu’aucune créature pensante ne s’était trouvée si près de Cerbère depuis que les Amarantins s’en étaient approchés. Quels fantômes avaient pourri là, depuis tous ces siècles ?

— Nous approchons du dernier tube d’injection, annonça Sajaki.

Les parois coniques n’étaient plus éloignées à présent que d’une trentaine de mètres, après quoi elles plongeaient à la verticale dans le noir, à perte de vue. Son scaphandre s’orienta, sans qu’il intervienne, vers le centre du trou approchant. Sajaki était légèrement en retrait.

— À vous l’honneur, dit celui-ci. Vous avez attendu assez longtemps, après tout.

Ils étaient dans le puits. Leur arrivée ayant été détectée, des lumières rouges incrustées dans les parois s’allumèrent. La sensation de vitesse était vertigineuse, à présent, et il se sentait nauséeux. Il avait vaguement l’impression d’avoir été injecté dans une seringue. Sylveste repensa au jour où Calvin lui avait montré l’examen endoscopique d’un de ses patients. L’endoscope était un antique instrument chirurgical constitué d’un tube terminé par une caméra. Il revoyait la plongée de l’objectif dans une artère. Il songea ensuite à la fuite dans la nuit, à Cuvier, quand il avait été arrêté près de l’obélisque, au chantier de fouilles, et comment ils avaient rejoint sa Némésis politique en parcourant les canyons. Il se demanda s’il y avait jamais eu un moment dans sa vie où il avait su avec certitude ce qui se trouvait au bout des murailles qui se précipitaient vers lui.

C’est alors que le puits disparut, et qu’ils tombèrent dans le vide.


Arrivée dans la soute, Volyova jeta un coup d’œil par l’une des vitres d’observation afin de vérifier si les données affichées sur son bracelet n’avaient pas été manipulées par le Voleur de Soleil. Les navettes transatmosphériques à ailes plasma étaient bien là, clampées dans leurs alcôves comme des rangées de flèches chez un armurier. Elle aurait pu activer les réacteurs de l’une d’entre elles, grâce à son bracelet, mais ç’aurait été trop dangereux ; il n’aurait plus manqué qu’elle mette la puce à l’oreille du Voleur de Soleil et qu’il devine ses projets. Pour le moment, elle était tranquille, car elle n’était entrée dans aucune partie du bâtiment accessible à ses yeux et à ses oreilles. C’était, du moins, ce qu’elle espérait.

Elle ne pouvait monter tout simplement à bord d’une des navettes. Les voies d’accès normales l’auraient amenée à traverser des parties du vaisseau où elle n’osait s’aventurer ; des endroits que les cyborgs pouvaient atteindre et où les rats-droïdes étaient en contact biochimique direct avec le Voleur de Soleil. Elle n’avait plus qu’une arme, désormais : le pistolet à aiguilles. Elle avait laissé l’autre, le lance-projectiles, à Khouri, et bien qu’elle ne doute pas de ses compétences, il y avait des limites à ce qu’on pouvait obtenir avec de l’habileté et de la détermination. D’autant que le bâtiment avait eu le temps, à présent, de synthétiser des drones armés.

Elle entra donc dans un sas ; pas un de ceux qui donnaient sur le vide, au-dehors ; un sas qui permettait d’accéder au magasin dépressurisé de la soute. Dans le magasin, la mécabave arrivait aux genoux, et les circuits de chauffage et d’éclairage ne marchaient plus. Bon. Il n’y avait donc aucun risque que le Voleur de Soleil l’espionne à distance, ou même qu’il sache seulement qu’elle était là. Elle ouvrit un casier et découvrit avec soulagement que la combinaison légère qu’il devait contenir était bien là, et qu’elle n’avait apparemment pas été endommagée par le contact avec la bave sécrétée par le bâtiment. Par rapport au scaphandre que Sylveste avait dû prendre, elle était moins encombrante, mais elle était moins intelligente, aussi ; elle n’était pas dotée de servo-systèmes ou de propulsion intégrale. Avant d’enfiler la combinaison, elle récita une série d’instructions – qu’elle avait bien répétées – dans son bracelet, et elle veilla à ce que le bracelet réponde aux commandes vocales émises dans le communicateur, et non par l’intermédiaire des capteurs acoustiques. Elle se harnacha d’un sac à dos équipé de fusées, en prenant le temps d’examiner intensément les commandes, comme s’il suffisait d’un effort de volonté pour que la façon de s’en servir lui revienne. Elle décida qu’elle retrouverait les principes de base quand elle en aurait besoin, et rangea soigneusement le lance-aiguilles dans la ceinture extérieure, prévue à cet effet, du scaphandre. Elle sortit sans faire de bruit, s’engagea dans la soute en réglant la propulsion au ralenti, afin de ne pas se retrouver collée à la paroi du fond. On n’était en apesanteur dans aucune partie du bâtiment, celui-ci n’étant pas en orbite autour de Cerbère, mais maintenant artificiellement sa position dans l’espace, ce qui exigeait un peu d’énergie de propulsion.

Elle sélectionna la navette qu’elle avait l’intention d’utiliser : un modèle sphérique appelé Mélancolie du Départ. Sur un côté du magasin, elle vit deux drones vert bouteille quitter leur ancrage et glisser vers elle en vol plané : des sphères hérissées de serres et d’instruments de découpe destinés à effectuer les travaux de maintenance sur les navettes. Évidemment : en entrant dans la soute, elle avait traversé le domaine de perception du Voleur de Soleil. Enfin, elle n’y pouvait rien, et elle n’avait pas pris le lance-aiguilles pour faciliter une négociation délicate avec des machines non pensantes. Elle dut quasiment vider son chargeur sur les engins avant d’interrompre leur marche obstinée.

Les deux machines neutralisées commencèrent à dériver dans la soute, au milieu d’un panache de fumée.

Elle actionna les commandes de son sac à dos afin d’augmenter sa vitesse. La navette grossit à vue d’œil ; elle voyait déjà des petits signaux d’avertissement et le laïus technique qui figurait sur le fuselage, bien qu’il soit pour l’essentiel rédigé dans des langues mortes.

Un autre drone se profila derrière la courbe de la navette. Celui-ci était plus gros, et sa carlingue ocre était une ellipse bourrée de capteurs et de manipulateurs repliés.

Il braquait quelque chose vers elle.

Tout devint d’un vert vif, aveuglant, et elle eut l’impression que ses globes oculaires allaient jaillir de leurs orbites. La chose braquait un laser vers elle. Elle lâcha un juron. Sa combinaison s’était opacifiée à temps, mais elle était bel et bien éblouie.

— Voleur de Soleil, dit-elle, présumant qu’il pouvait l’entendre. Tu viens de faire une très grosse bêtise.

— Je ne crois pas.

— Tu t’améliores, dis donc, reprit-elle. Tu avais la langue moins déliée, la dernière fois qu’on s’est parlé. Que s’est-il passé ? Tu as fait main basse sur un traducteur de langues naturelles ?

— Plus je passe de temps avec vous, mieux je vous connais.

— Mieux que tu n’as connu Nagorny, au moins, répondit-elle, tandis que sa combinaison opacifiée retrouvait sa teinte normale.

— Je ne voulais pas lui donner de cauchemars, fit le Voleur de Soleil, de sa voix atone, pareille à un murmure à moitié couvert par un bruit blanc d’électricité statique.

— Non, je ne crois pas non plus, fit-elle avec un claquement de langue. Tu ne voulais pas me tuer, hein ? Les autres, peut-être – mais pas moi ; pas encore. Pas tant que la tête de pont pourrait encore avoir besoin de mes compétences.

— Ce moment est passé, répondit le Voleur de Soleil. Sylveste est dans Cerbère, à présent.

Ce n’était pas une bonne nouvelle. Pas une bonne nouvelle du tout. Même si elle savait depuis des heures qu’il y était probablement arrivé.

— Alors, il doit y avoir une autre raison, dit-elle. Une raison pour laquelle tu as besoin que la tête de pont reste opérationnelle. Ça ne peut pas être parce que tu te soucies que Sylveste revienne. Mais si la tête de pont flanche, tu n’auras pas forcément la preuve qu’il s’était enfoncé dans la structure. Or tu as besoin de le savoir, n’est-ce pas ? il faut que tu saches à quelle profondeur il est allé ; s’il a réussi à faire ce que tu avais prévu pour lui.

Elle prit l’absence de réponse du Voleur de Soleil pour une approbation tacite. Elle n’était donc pas loin de la vérité. Le non-humain n’avait peut-être pas appris toutes les ficelles du métier. Le mensonge, cet art typiquement humain, devait être encore nouveau pour lui.

— Laisse-moi prendre la navette, dit-elle.

— Un vaisseau de cette configuration est trop gros pour entrer dans Cerbère, même si vous aviez l’intention de rejoindre Sylveste.

S’imaginait-il vraiment qu’elle n’y avait pas pensé toute seule ? L’espace d’un instant, elle eut pitié du Voleur de Soleil, si singulièrement sous-équipé pour saisir le fonctionnement de l’esprit humain. À un certain niveau, il s’en sortait assez bien, quand il pouvait brandir des menaces ou promettre des récompenses ; autant d’appâts qui reposaient sur les émotions. Ce n’était pas sa logique qui était en défaut ; il aurait plutôt surestimé son importance dans les affaires humaines, comme si en indiquant à Volyova la nature essentiellement suicidaire de la mission qu’elle s’était fixée il espérait l’en détourner ; la retourner et l’amener à se ranger de son côté. Le pauvre monstre pitoyable, se dit-elle.

— J’ai un mot pour toi, dit-elle en se dirigeant vers le sas, mettant le drone au défi de l’intercepter.

Elle articula ce mot, après avoir récité les incantations préliminaires requises pour l’actionner. Ce mot, elle n’aurait jamais cru l’utiliser dans ce contexte. Cela dit, elle l’avait déjà utilisé une fois, à sa propre surprise. Et le fait qu’elle s’en souvienne était presque aussi surprenant. Volyova avait décidé que l’heure n’était plus aux tergiversations.

Ce mot était Ankylose.

Il eut un effet intéressant sur le drone. Il n’essaya pas de lui barrer la route alors qu’elle arrivait au sas et s’installait à bord de la Mélancolie – la navette qu’elle avait choisie. Au lieu de quoi il resta quelques secondes en vol stationnaire et fonça vers un mur, le contact soudain coupé avec le bâtiment. Il était maintenant obligé de se rabattre sur ses modes de fonctionnement autonomes, forcément limités. Il n’était rien arrivé au drone proprement dit, l’exécution du programme Ankylose n’affectant que les systèmes du bâtiment. Mais l’un des premiers systèmes atteints avait été le réseau de contrôle radio-optique qui asservissait tous les drones. Seuls les drones autonomes continuaient à fonctionner sans incident, or ces machines ne s’étaient jamais trouvées sous l’influence du Voleur de Soleil. Maintenant, les milliers de drones asservis du bâtiment tout entier devaient se précipiter vers les terminaux d’accès afin de se brancher directement sur les systèmes de commande. Même les rats devaient être perdus, les aérosols qui diffusaient leurs instructions biochimiques figurant au nombre des systèmes concernés. Libérés du contrôle machine constant, les rongeurs devaient commencer à se rabattre sur un mode d’archétype plus caractéristique de leurs ancêtres sauvages.

Volyova ferma le sas et constata avec satisfaction que la navette se tenait aux ordres depuis qu’elle avait perçu sa présence. Elle se rendit dans la cabine. Les voyants de navigation étaient déjà allumés et la console se reconfigurait pour s’accorder au genre d’interface qu’elle privilégiait : des surfaces qui coulaient, liquides, vers un nouvel idéal.

Elle n’avait plus qu’à partir.


— Vous avez senti ? demanda Khouri depuis la chambre-araignée, toute de bronze et de capitonnages cossus. Le bâtiment a eu un frémissement, comme un tremblement de terre.

— Vous croyez que c’était Ilia ?

— Elle a dit que nous pourrions nous détacher quand nous recevrions un signal. Et elle a dit que ce serait aussi évident que l’enfer. C’était assez évident, il me semble ?

Elle savait que si elle attendait plus longtemps elle commencerait à douter de ses propres sens. Elle se demanderait si elle n’avait pas rêvé le frémissement, et il serait trop tard. Volyova avait été bien claire sur ce point : quand elle recevrait le signal, Khouri avait intérêt à agir vite. Elle n’aurait pas beaucoup de temps devant elle.

Alors elle lâcha tout.

Elle bascula à fond deux des manettes de cuivre ; pas comme elle avait vu Volyova le faire, mais dans le simple espoir que cette manœuvre brutale, excessive, un geste improvisé et très vraisemblablement stupide, aurait des conséquences normalement indésirables, comme de faire lâcher prise à la chambre-araignée, qui se détacherait de la coque. Et c’était tout ce qu’elle demandait en cet instant précis.

La chambre-araignée s’éloigna de la coque.

— D’ici quelques secondes, dit Khouri, l’estomac en révolution à cause du soudain passage en chute libre, soit nous serons mortes, soit nous serons sauvées. Si c’était le signal qu’Ilia voulait nous donner, mieux vaut nous éloigner de la coque. Mais si ce n’était pas ça, nous serons dans le champ des armes du bâtiment d’ici quelques secondes.

Khouri vit le bâtiment reculer, monter lentement et s’éloigner, puis elle dut plisser les yeux, éblouie par la lumière des moteurs Conjoineur. Ils tournaient au ralenti, et pourtant l’éjection brillait comme le soleil. Il y avait un moyen de fermer les persiennes devant les hublots de la chambre-araignée, mais lequel ? Khouri avait oublié ce détail.

— Pourquoi ne nous tire-t-il pas dessus tout de suite ?

— Il courrait le risque de s’endommager lui-même. D’après Ilia, il y a des limites impossibles à transgresser. Même le Voleur de Soleil n’y peut rien. Il doit faire avec. Je pense que nous n’allons pas tarder à être fixées…

— Que croyez-vous qu’était ce signal ? demanda Pascale, comme si le fait de parler la rassurait.

— Un programme, répondit Khouri. Enfoui dans les profondeurs du vaisseau, à un endroit où le Voleur de Soleil ne risquait pas de le trouver. Raccordé à des milliers de coupe-circuits dans tout le bâtiment. Quand elle l’a lancé – si elle l’a lancé –, il a dû couper des milliers de systèmes simultanément. Un gros bug. Je pense que c’était ça, ce tremblement.

— Et les armes sont concernées aussi ?

— Non… pas exactement. Pas si je me souviens bien de ce qu’elle m’a dit. Certains des capteurs, et peut-être certains des systèmes de visée, mais le poste de tir n’est pas affecté. Je me souviens au moins de ça. Cela dit, le reste du bâtiment doit être tellement perturbé que le Voleur de Soleil mettra un moment à s’en remettre. À retrouver ses marques, ses coordonnées. Et puis il pourra recommencer à tirer.

— Mais les armes pourraient être réactivées à tout moment, maintenant ?

— C’est pour ça qu’on a intérêt à se dépêcher.

— Il semblerait que nous soyons encore en train de tenir une conversation. Est-ce que ça veut dire… ?

— Je crois, fit Khouri en grimaçant un sourire. Je crois que j’ai bien interprété le signal, et que nous sommes en sûreté. Pour le moment, du moins.

Pascale laissa échapper un gros soupir.

— Et maintenant ?

— Maintenant, il faut qu’on retrouve Ilia.

— Et comment ?

— Ça ne devrait pas être difficile. Elle a dit que nous n’avions rien à faire ; juste attendre le signal. Et qu’elle serait…

Khouri n’acheva pas sa phrase. Elle regardait le gobe-lumen qui les dominait de sa masse immense telle la flèche d’une cathédrale en suspension dans le vide. Et il y avait quelque chose qui n’allait pas.

Quelque chose en déparait la symétrie.

Quelque chose s’en détachait.

Ça avait commencé comme une minuscule incision ; comme si un poussin tentait de faire passer la pointe de son bec à travers la coquille de son œuf. Et puis il y eut un geyser de lumière blanche, suivi d’une série d’explosions. Un champignon formé d’éclats de coque pulvérisée en jaillit, rapidement empoigné dans l’étau de la gravité, de sorte que le voile de destruction fut balayé, révélant les dégâts sous-jacents. C’était un petit trou percé dans la coque. Petit, mais le bâtiment était tellement énorme que le trou devait bien faire une centaine de mètres de diamètre.

Alors, la navette de Volyova jaillit par l’ouverture qu’elle avait provoquée, plana un instant près de l’énorme tronc du bâtiment, fit une pirouette et fondit sur la chambre-araignée.

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