14

Nekhebet Nord,
Secteur de Mantell, Resurgam, 2566

Le jour où les nouveaux venus s’annoncèrent, Sylveste fut réveillé par une lumière aveuglante, implacable, qui lui blessa les yeux. Il leva le bras dans une attitude défensive en attendant que ses optiques effectuent leur cycle d’initialisation. Il était à peu près inutile de lui parler dans ces moments-là, et Sluka s’en était manifestement rendu compte. Ses yeux avaient perdu tellement de leurs fonctionnalités qu’il leur fallait plus longtemps que jamais pour se réinitialiser. Sylveste endura une interminable succession de messages d’erreur et de mises en garde qui se traduisaient par de petits picotements de douleur spectrale alors que les organes endommagés testaient des modes de fonctionnement devenus critiques.

Il était à moitié conscient du fait que Pascale était assise dans le lit, à côté de lui, les draps remontés sur la poitrine.

— Vous feriez mieux de vous lever, tous les deux, dit Sluka. J’attends dehors pendant que vous mettez quelque chose.

Ils s’habillèrent précipitamment. Sluka attendait devant la porte, avec deux gardes discrètement armés. Ils escortèrent Sylveste et sa femme jusqu’à la salle commune de Mantell, où un groupe matinal d’Inondationnistes du Sentier Rigoureux était réuni autour d’un écran mural panoramique. Sur la table étaient posés des rations de petit déjeuner et des brocs de café auxquels personne n’avait touché. Sylveste en déduisit que ce qui était arrivé, quoi que ce soit, avait coupé l’appétit à tout le monde. L’explication était évidemment sur l’écran. Il entendit une voix rauque, comme amplifiée par un haut-parleur. Il régnait un tel brouhaha dans la pièce qu’il n’arrivait à saisir que des bribes de phrases. Bribes qui répétaient malheureusement son propre nom, à des intervalles trop fréquents, et prononcés par la personne qui crevait l’écran – quelle qu’elle soit.

Il s’avança vers l’écran, conscient du fait que les spectateurs lui manifestaient un respect qu’on ne lui avait pas témoigné depuis des dizaines d’années. Maintenant, il se pouvait que ce soit seulement la pitié qu’on accordait à un condamné…

Pascale se matérialisa à son côté.

— Tu reconnais cette femme ? demanda-t-elle.

— Quelle femme ?

— Celle qui est sur l’écran. Là, devant toi.

Sylveste ne voyait d’elle qu’une forme oblongue, pointilliste, composée de pixels gris-argent.

— Mes yeux ne voient pas très bien la vidéo, reprit-il à l’intention de Sluka autant que de Pascale. Et je n’entends rien, non plus. Tu ferais mieux de me dire ce que je rate.

À cet instant, Falkender sortit de la foule.

— Vous voulez que je procède à un rajustement neural ? J’en aurais pour un instant…

Il emmena Sylveste dans une pièce à l’écart. Pascale et Sluka leur emboîtèrent le pas. Une fois au calme, l’homme ouvrit sa trousse et en sortit quelques instruments étincelants.

— Vous allez me dire que ça ne me fera aucun mal, avança Sylveste.

— Je ne m’y risquerais pas, même en rêve, répondit Falkender. Ce serait très éloigné de la vérité, hein ?

Il claqua des doigts pour attirer l’attention soit d’un assistant, soit de Pascale, le champ visuel de Sylveste était trop restreint pour qu’il fasse la différence.

— Allez chercher une tasse de café pour le patient, dit-il. Ça lui changera les idées. De toute façon, quand il verra ce qu’il y a sur cet écran, il devrait lui falloir quelque chose de plus fort.

— C’est si moche que ça ?

— Je crains que Falkender ne plaisante pas, confirma Sluka.

— Vous avez pourtant l’air de bien vous amuser, fit Sylveste.

Il se mordit les lèvres, tétanisé par la première décharge de souffrance provoquée par les coups de sonde de Falkender. Cela dit, la douleur n’empira pas au cours de l’opération.

— Vous m’annoncez la fin de mes souffrances ? Ça paraissait assez important pour que vous me tiriez du lit.

— Les Ultras se sont pointés, dit Sluka.

— Ça, je l’avais compris tout seul. Qu’ont-ils fait ? Ils se sont posés en navette au milieu de Cuvier ?

— Rien d’aussi ostensible. Pour le moment. Le pire reste peut-être à venir.

Quelqu’un lui fourra une chope dans les mains. Falkender cessa son intervention pour laisser Sylveste avaler une gorgée. Le café était âcre et pas vraiment chaud, mais réussit à le calmer un peu. Il entendit Sluka dire :

— Ce que vous avez vu sur l’écran est un message audiovisuel qui passe en boucle depuis trente minutes, maintenant.

— Émis par le vaisseau ?

— Non. On dirait qu’ils ont réussi à pirater notre boucle comsat. Leur message est une sorte de passager clandestin de nos transmissions normales.

Sylveste hocha la tête et regretta aussitôt ce mouvement.

— Ils craindraient donc d’être détectés.

À moins, se dit-il, que ce ne soit un moyen d’affirmer leur supériorité technologique absolue sur nous : ils ont les moyens de détourner et de manipuler nos systèmes de transmission de données. C’était le plus vraisemblable. Cette arrogance était typique non seulement du comportement des Ultras, mais d’un équipage ultra en particulier. Pourquoi annoncer sa présence comme tout le monde quand on pouvait faire tout un show et impressionner les indigènes ? Mais il n’avait pas besoin qu’on lui confirme qui étaient ces gens. Il les avait reconnus à l’instant où le bâtiment était entré dans le système.

— Question suivante, reprit-il. À qui le message était-il adressé ? Ils croient encore qu’il existe ici une sorte d’autorité planétaire avec laquelle ils pourraient négocier ?

— Non, répondit Sluka. Le message était adressé aux habitants de Resurgam, sans distinction d’affiliation politique ou culturelle.

— Très démocratique, commenta Pascale.

— En réalité, dit Sylveste, je doute que la démocratie entre en ligne de compte. Pas si j’ai bien deviné à qui nous avons affaire.

— À propos, reprit Sluka, vous ne m’avez jamais vraiment expliqué pourquoi ces gens seraient…

Sylveste l’interrompit :

— Avant que nous entrions dans les détails, vous ne pensez pas que vous devriez me laisser voir le message ? D’autant que j’ai l’impression de jouer un rôle personnel dans l’affaire.

Falkender rangea ses instruments dans sa trousse et fit un pas en arrière.

— Là, annonça-t-il. Je vous avais dit qu’il y en avait pour une minute. Maintenant, vous pouvez vous connecter directement sur l’écran. Faites-moi une faveur ajouta-t-il avec un sourire, et promettez-moi de ne pas tuer le messager. D’accord ?

— Laissez-moi voir le message, répondit Sylveste, et je prendrai ma décision.

Ça devait être encore pire que tout ce qu’il craignait.

Il s’avança à nouveau vers l’écran. La salle était moins pleine de gens, tout le monde s’étant dispersé à regret pour vaquer à ses occupations. La femme qui parlait était plus audible, et il reconnut dans son discours les cadences des phrases déjà entendues précédemment. Le message était donc assez bref. Ce qui était inquiétant en soi. Qui aurait parcouru des années-lumière d’espace interstellaire pour annoncer en deux mots son arrivée dans les parages d’une colonie ? Des gens qui se fichaient pas mal d’avoir l’air aimables, et dont les exigences étaient d’une clarté absolue. Encore une fois, ce soupçon s’accordait bien avec ce qu’il savait déjà de cet équipage dont il pensait qu’il était venu le chercher. Ces gens n’avaient jamais été très bavards.

Il ne voyait pas encore son visage, mais la voix lui disait quelque chose. Des souvenirs qui remontaient à bien des années. Lorsqu’il retrouva la vue – après que Falkender eut procédé à quelques réglages –, il se souvint.

— Qui est-ce ? demanda Sluka.

— La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, elle s’appelait Ilia Volyova, répondit Sylveste avec un haussement d’épaules. Était-ce ou non son vrai nom, je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est que, si elle vous menace de quelque chose, elle est tout à fait capable de tenir parole.

— Et… c’est quoi ? Le capitaine ?

— Non, répondit Sylveste, un peu hagard. Non, ce n’est pas le capitaine.

Le visage de la femme n’avait rien de remarquable. Un teint pâle, presque monochrome, des cheveux noirs, courts, et une structure osseuse à mi-chemin de l’elfe et de la tête de mort, encadrant des yeux étroits, légèrement bridés, enfoncés dans leurs orbites, et qui exprimaient peu de compassion. Elle avait remarquablement peu changé. Mais c’était tout le but des Ultras ; si des décennies subjectives avaient passé pour Sylveste depuis leur dernière rencontre, pour Volyova, les années s’étaient peut-être comptées sur les doigts d’une main. Il en avait vécu dix ou vingt fois plus. Pour elle, leur dernière rencontre appartenait à un passé relativement récent, alors que pour Sylveste cet événement était relégué dans les annales poussiéreuses de l’histoire. Ce qui le désavantageait, évidemment. Ses tropismes – les aspects les plus prévisibles de son comportement – étaient encore présents à l’esprit de Volyova ; c’était un adversaire de fraîche date. Au contraire, Sylveste avait eu du mal à reconnaître sa voix, et il n’arrivait pas à se rappeler si elle s’était montrée plus ou moins sympathique avec lui, lors de leur précédente rencontre. Tout finirait par lui revenir, évidemment, mais cette lenteur de réaction conférait à Volyova un avantage indéniable.

Étrange, vraiment. Il s’attendait – stupidement, peut-être – à ce que ce soit Sajaki qui fasse cette annonce. Pas le vrai capitaine, évidemment, sinon pourquoi seraient-ils venus le chercher ? Le capitaine devait être à nouveau malade.

Mais alors, où était Sajaki ?

Il s’obligea à chasser ces questions de son esprit pour se concentrer sur les paroles de Volyova.

Après deux ou trois répétitions, il connaissait son monologue par cœur. Le message était assez laconique, en vérité. Ils savaient ce qu’ils voulaient, ces Ultras. Et ils savaient ce que ça leur coûterait.

« Je m’appelle Ilia Volyova, membre du Triumvirat du gobe-lumen Spleen de l’Infini. »

Ainsi s’ouvrait son intervention. Pas un bonjour. Pas une expression de gratitude envers les forces qui leur avaient permis de traverser l’espace et d’arriver jusqu’à Resurgam. Sylveste savait que ce n’était pas le genre d’Ilia Volyova. Il avait toujours pensé que c’était la plus calme de la bande. Elle paraissait préférer s’occuper de ses armes d’épouvante plutôt que s’investir dans des relations sociales normales. Il avait entendu plus d’une fois les autres membres de l’équipage dire en riant – pourtant, ce n’étaient pas exactement des rigolos – que Volyova préférait la compagnie des rats indigènes du vaisseau à celle de ses compagnons de bord.

Et peut-être qu’ils ne disaient pas ça pour rire.

« Je m’adresse à vous depuis l’orbite de votre planète, continuait-elle. Nous avons étudié votre niveau d’évolution technologique et conclu que vous ne constituiez pas une menace pour nous sur le plan militaire… » Elle avait marqué une pause avant de poursuivre sur un ton qui rappelait à Sylveste celui d’une institutrice tançant un élève indiscipliné, qui regarderait par la fenêtre pendant la leçon, ou qui n’aurait pas nettoyé son compad, par exemple :

« Cela dit, tout acte considéré comme une tentative délibérée de nous causer des dommages serait sanctionnée par des représailles d’une sévérité démesurée. (À ce stade, elle s’autorisa un sourire.) Ce ne serait pas œil pour œil, dent pour dent, si je puis dire, ce serait plutôt pour un œil les deux yeux, pour une dent toute la gueule. Nous avons les moyens de détruire, de notre position, une ou plusieurs de vos colonies. »

Volyova se pencha un peu en avant, et ses yeux gris, léonins, parurent remplir l’écran.

« Chose plus importante, nous sommes parfaitement déterminés à le faire, si le besoin s’en fait sentir… »

Volyova s’accorda une nouvelle pause assez théâtrale. Sans doute était-elle sûre d’avoir un public, à ce stade.

« Si j’en décidais, cela pourrait se produire en quelques minutes. Et n’allez pas vous imaginer que ça m’empêcherait de dormir. »

Sylveste voyait où tout ça menait. « Mais trêve de trivialités, au moins pour le moment. »

Elle eut alors un vrai sourire, mais un sourire d’une froideur cryogénique.

« Vous vous demandez sans doute pourquoi nous sommes ici. »

— Pas moi, intervint Sylveste, assez fort pour que Pascale l’entende.

« Nous cherchons l’un des vôtres. Notre désir de mettre la main sur lui est tellement absolu, tellement pressant, que nous avons décidé de contourner les… canaux diplomatiques habituels, continua Volyova en se fendant d’un sourire encore plus glacé que le précédent, un fantôme de sourire. L’homme s’appelle Sylveste ; toute explication complémentaire devrait être superflue si sa réputation n’a pas pâli depuis notre dernière rencontre. »

— Elle s’est peut-être un peu ternie, commenta Sluka avant d’ajouter, à l’intention de Sylveste : Il faudrait vraiment que vous m’en disiez un peu plus long sur cette précédente rencontre, vous ne croyez pas ? Vous n’avez plus rien à perdre.

— Mais connaître les faits ne vous fera aucun bien, rétorqua Sylveste avant de ramener son attention sur l’émission.

« D’ordinaire, fit Volyova, nous aurions instauré un dialogue avec les autorités concernées afin de négocier la reddition de Sylveste. Telle était notre intention de départ. Mais un scan systématique de Cuvier, la principale colonie de votre planète, nous a convaincus que cette approche était vouée à l’échec. Nous avons constaté qu’il n’y avait plus, sur votre monde, de pouvoir digne de ce nom avec lequel traiter. Et je crains que nous n’ayons pas la patience de marchander avec des factions planétaires braillardes… »

Sylveste secoua la tête.

— Elle ment. Ils n’ont jamais eu l’intention de négocier, dans quelque état qu’ils aient pu nous trouver. Je connais ces gens. Ce sont des fripouilles vicieuses.

— C’est ce que vous n’arrêtez pas de nous dire, lança Sluka.

« Cela ne nous laisse donc qu’un nombre limité d’options, poursuivait Volyova. Nous voulons Sylveste, et nos renseignements nous confirment qu’il n’est pas… comment dire ? libre de ses mouvements. »

— Ils ont découvert tout ça de là-haut ? s’étonna Pascale. Voilà ce qui s’appelle des services de renseignements fiables.

— Trop fiables, commenta Sylveste.

« Voilà comment les choses vont se passer, reprit Volyova. Sylveste a vingt-quatre heures pour se manifester, sur fréquence radio, et nous faire connaître l’endroit où il se trouve. Soit il émerge de sa cachette, soit ceux qui le détiennent le libèrent. Nous vous laissons le soin de régler les détails. Si Sylveste est mort, alors une preuve irréfutable de sa mort devra nous être fournie en lieu et place de sa personne. L’acceptation de ladite preuve demeurera à notre entière discrétion, cela va de soi. »

— Une chance que je ne sois pas mort, dites donc ! Je ne crois pas que vous auriez pu en convaincre Volyova.

— Elle est si intransigeante que ça ?

— Et elle n’est pas la seule ; tout l’équipage est comme ça.

Mais Volyova continuait à parler :

« Vous avez donc vingt-quatre heures. Nous sommes à l’écoute. Et si nous n’entendons rien, ou si nous avons des raisons de soupçonner une traîtrise, quelle qu’elle soit, vous pouvez vous attendre à des représailles. Notre bâtiment dispose de certains moyens – demandez à Sylveste, si vous en doutez. Si nous n’avons pas de nouvelles de lui dans la journée de demain, nous utiliserons ces moyens contre l’une des petites communautés de surface de votre planète. Nous avons déjà sélectionné la cible en question, et la nature de l’attaque sera telle que personne ne survivra dans ladite communauté. Personne, c’est bien clair ? Vingt-quatre heures après cela, si nous n’avons toujours pas de nouvelles du docteur Sylveste, nous passerons à une cible plus vaste. Et vingt-quatre heures plus tard, nous détruirons Cuvier. Cela dit, ajouta-t-elle avec un autre de ses brefs sourires, question destruction, il semblerait que vous ne vous en soyez pas mal tirés tout seuls… »

Le message prit fin et recommença au début, par l’introduction abrupte de Volyova. Sylveste l’écouta encore deux fois dans son intégralité avant que qui que ce soit n’ose rompre sa concentration.

— Ils n’oseraient pas faire ça, dit Sluka. Sûrement pas !

— C’est de la barbarie, ajouta Pascale, ce qui lui valut un hochement de tête de leur geôlière. Même s’ils ont vraiment besoin de toi, ils ne pourraient pas faire ce qu’elle a dit, c’est impossible ! Enfin quoi, détruire une colonie entière ?

— C’est là que tu te trompes, répondit Sylveste. Ils l’ont déjà fait. Et je n’ai aucun doute sur leur aptitude à recommencer.


Volyova n’avait jamais été véritablement persuadée que Sylveste était bien vivant, mais elle s’était obstinément interdit de réfléchir aux conséquences s’il ne l’était pas. Peu importait que ce soit la quête de Sajaki plutôt que la sienne. Si ça ratait, il la punirait aussi sévèrement que si elle en était personnellement responsable. Comme si c’était elle qui les avait obligés à venir dans cet endroit désolant.

Elle ne s’attendait pas vraiment à ce qu’ils réagissent dès les premières heures. Ç’aurait été faire preuve d’un optimisme excessif. Il aurait fallu que les ravisseurs de Sylveste aient été réveillés et aussitôt informés de son ultimatum. Il fallait être réaliste : le temps que la nouvelle remonte la chaîne de commandement et parvienne aux intéressés, la journée serait déjà bien entamée. Après quoi ils perdraient un peu de temps à la vérifier. Mais alors que les heures s’ajoutaient aux heures, et que la journée passait, elle arriva à la conclusion qu’elle devrait mettre sa menace à exécution.

Les colons n’étaient pas restés complètement silencieux, bien sûr. Dix heures plus tôt, un groupe qui n’avait pas dit son nom s’était présenté avec les prétendus restes de Sylveste. Ils les avaient abandonnés en haut d’une mesa et s’étaient réfugiés dans des grottes où les capteurs du vaisseau ne pénétraient pas. Volyova avait envoyé un drone examiner les restes, mais, bien qu’ils soient génétiquement proches, ils ne correspondaient pas tout à fait aux tissus témoins conservés lors du dernier passage de Sylveste à bord. Il aurait été tentant de punir les colons pour cette manœuvre, mais, après réflexion, elle décida de s’abstenir : ils avaient agi par crainte, sans espoir de profit personnel en dehors de leur survie – et de celle de tout le monde –, et elle ne tenait pas à décourager les autres volontaires désireux de se manifester. De la même façon, elle s’était retenue quand deux individus agissant indépendamment l’un de l’autre s’étaient annoncés comme étant Sylveste. Il était évident qu’ils ne mentaient pas sciemment mais se prenaient véritablement pour lui.

Cela dit, ils n’avaient même plus le temps de tenter une diversion.

— Je dois dire que je suis assez surprise, dit-elle. Je pensais qu’ils l’auraient livré, à l’heure qu’il est. Il faut croire que l’une des parties sous-estime gravement l’autre, dans cette affaire.

— Nous ne pouvons plus reculer, maintenant, déclara Hegazi.

— Bien sûr que non, répondit Volyova, un peu surprise.

L’idée de faire preuve de clémence ne l’avait jamais effleurée.

— Ne faites pas ça ! objecta Khouri. Vous ne pouvez pas faire ça !

C’était l’une des premières paroles qu’elle prononçait depuis le début de la journée. Elle avait peut-être du mal à accepter le monstre pour qui elle travaillait, cette soudaine incarnation tyrannique d’une Volyova jusqu’alors équitable. Volyova aurait eu du mal à ne pas la comprendre. Quand elle réfléchissait à son comportement, elle se faisait aussi l’impression d’être monstrueuse, même si ce n’était pas tout à fait la vérité.

— Une fois qu’on a proféré une menace, dit Volyova, il est dans l’intérêt général de la mettre à exécution si les termes de l’accord ne sont pas respectés.

— Et s’ils ne peuvent pas les respecter ? demanda Khouri.

— C’est leur problème, pas le mien, répondit Volyova avec un haussement d’épaules.

Elle ouvrit la liaison avec Resurgam et délivra son message, c’est-à-dire qu’elle réitéra les exigences déjà formulées, exprimant sa profonde déception que Sylveste ne se soit pas montré. Elle se demanda si elle avait l’air assez convaincante, si les colons prenaient vraiment ses menaces au sérieux, quand elle eut une soudaine inspiration. Elle déboucla son bracelet, murmura une instruction lui ordonnant d’accepter une intervention limitée d’une tierce personne sans exercer de représailles.

Elle passa le bracelet à Khouri.

— Si vous voulez soulager votre conscience, vous êtes la bienvenue.

Khouri examina l’objet comme s’il allait lui montrer les crocs et lui cracher du venin en pleine face. Finalement, elle le porta à sa bouche sans le passer à son poignet.

— Allez-y, insista Volyova. Je ne plaisante pas. Dites ce que vous voulez – je vous assure qu’il n’en sortira rien de bon.

— Vous voulez que je m’adresse aux colons ?

— Certainement. Si vous croyez être plus persuasive que moi.

Khouri resta un instant sans rien dire. Puis, avec méfiance, elle commença à parler dans le bracelet :

— Je m’appelle Khouri. Je ne sais pas si ça servira à quelque chose, mais… je veux que vous le sachiez, je ne suis pas avec ces gens. Je ne suis pas d’accord avec ce qu’ils sont en train de faire.

Les grands yeux terrifiés de Khouri parcoururent la passerelle comme si elle s’attendait à payer cher son intervention. Mais les autres ne manifestaient qu’un intérêt médiocre pour ce qu’elle avait à dire.

— Ils m’ont recrutée sans me dire qui ils étaient, poursuivit-elle. Ils veulent Sylveste. Ils ne mentent pas. J’ai vu les armes qu’ils ont à bord de ce bâtiment, et je ne doute pas qu’ils les utiliseront.

Volyova affectait une expression d’indifférence ennuyée, comme si tout cela était exactement tel qu’elle l’avait imaginé : d’un ennui fétide.

— Je regrette que vous n’ayez pas livré Sylveste. Je pense que Volyova est sérieuse quand elle dit qu’elle va vous le faire payer cher. Tout ce que je veux vous dire, c’est que vous avez intérêt à l’écouter. Peut-être que si vous réussissiez à l’amener maintenant, il serait encore temps de…

— Ça suffit.

Volyova récupéra son bracelet.

— Je prolonge mon délai d’une heure. Pas une minute de plus.


L’heure passa ; Volyova aboya des ordres ésotériques dans son bracelet, et un sélecteur de cible se positionna au-dessus des latitudes septentrionales de Resurgam. Les réticules rouges cherchèrent avec un calme de squale, morne et impitoyable, un point particulier situé près de la calotte polaire nord de la planète sur lequel ils se verrouillèrent. Puis ils se mirent à palpiter d’un rouge plus sanglant, et des graphiques informèrent Volyova que les éléments de suppression orbitale du bâtiment – l’une des plus anodines de ses armes – étaient maintenant activés, armés, braqués sur leur cible et prêts à faire feu.

Puis elle renouvela son annonce aux colons.

— Peuple de Resurgam, dit-elle. Nos armes viennent de s’aligner sur la petite colonie de Phoenix, par cinquante-quatre degrés nord et vingt degrés ouest de Cuvier. D’ici un peu moins de trente secondes, Phoenix et ses environs immédiats auront cessé d’exister. Ce sera notre dernière annonce, dit-elle en passant la pointe de sa langue sur ses lèvres. Vous avez vingt-quatre heures pour nous livrer Sylveste, ou nous passerons à une cible plus importante. Estimez-vous heureux que nous ayons commencé avec une communauté aussi modeste que Phoenix.

Khouri comprit que la teneur générale de son annonce était celle d’une maîtresse d’école expliquant pourquoi la punition qu’elle allait infliger à ses élèves était à la fois dans leur intérêt et provoquée par leur mauvaise action. Khouri n’aurait pas été surprise de l’entendre dire : « Ça me fait encore plus mal qu’à vous. » Apparemment, non seulement elle l’avait mal jugée, mais encore elle s’était complètement trompée sur elle. Et ça valait pour tout l’équipage, pas seulement Volyova. Khouri eut un frémissement de dégoût en pensant qu’elle avait cru être des leurs. C’était comme s’ils avaient baissé leurs masques et révélé leurs têtes de serpents.

Volyova fit feu.

Pendant un moment, un long, un interminable moment, il ne se passa rien. Khouri commençait à se dire que ce n’était peut-être que du bluff, après tout, lorsque les parois de la passerelle frémirent, faisant voler ses espoirs en éclats. C’était comme si tout le bâtiment était un antique vaisseau qui avait frôlé un iceberg. Khouri ne sentit pas le mouvement, les vérins du siège ayant amorti la vibration, mais elle savait ce qu’elle avait vu, et quelques secondes plus tard elle entendit quelque chose qui ressemblait à un roulement de tonnerre dans le lointain.

Les armes de la coque avaient fait feu.

Sur la projection de Resurgam, le relevé d’état des armes se réactualisa, affichant les détails des armements juste après la déflagration. Hegazi consulta les données affichées sur son siège, son oculaire assimilant les nouvelles avec force cliquetis et bourdonnements.

— Éléments de suppression déchargés, annonça-t-il sans emphase, d’une voix claire et nette. Acquisition correcte confirmée par les systèmes de ciblage.

Puis, avec une lenteur magistrale, il leva les yeux vers le globe.

Khouri l’imita.

À un endroit où il n’y avait rien, au bord de la calotte polaire de Resurgam, une petite tache rouge feu pareille à un œil de rat maléfique s’était ouverte dans la croûte du monde. Elle s’assombrit, comme une tige de fer qu’on aurait retiré de la fournaise. Mais elle brillait toujours d’une lueur aveuglante, et si elle devenait plus foncée, c’était moins parce qu’elle se refroidissait que parce que les voiles titanesques de débris planétaires en suspension la masquaient progressivement. Par les fenêtres qui s’ouvraient fugacement dans la sombre tempête bouillonnante, Khouri remarqua des filaments de lumière aveuglante, des éclairs dansants qui éclairaient le paysage par intermittences sur des centaines de kilomètres à la ronde. Une onde de choc presque circulaire fuyait le lieu de l’attaque. Khouri observa son déplacement grâce à un subtil changement de l’indice de réfraction de l’air, un peu comme une onde dans une eau peu profonde confère aux pierres du fond une fluidité momentanée.

— Rapport préliminaire de situation en cours, annonça Hegazi en réussissant à prendre le ton d’un acteur mort d’ennui récitant un texte particulièrement fastidieux. Fonctionnalités des processeurs événementiels : nominales. Quatre-vingt-dix-neuf virgule quatre pour cent de probabilité de neutralisation intégrale de la cible. Soixante-dix-neuf pour cent de probabilités que personne n’ait survécu dans un rayon de deux cents kilomètres, à moins d’avoir disposé d’un blindage d’un kilomètre d’épaisseur.

— Ça me suffit, déclara Volyova.

Elle étudia encore un moment la blessure dans la surface de Resurgam, en caressant manifestement l’idée d’une destruction à l’échelle planétaire.

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