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À bord d’un gobe-lumen,
espace interstellaire, 2543

L’ennui, avec les morts, se disait la triumvira Ilia Volyova, c’est qu’ils ne savaient pas se taire.

Elle était dans l’ascenseur qui descendait de la passerelle. Elle avait passé dix-huit heures à consulter diverses simulations de personae qui avaient jadis vécu à bord, dans l’espoir que l’une d’elles, au moins, lui révélerait quelque chose sur les origines de la cache d’armes. La tâche était exténuante, d’autant que certaines des antiques simus de niveau bêta ne parlaient même pas le norte moderne et que – allez savoir pourquoi – le logiciel sous lequel elles tournaient se refusait à toute traduction. Elle était épuisée, tendue à bloc. Elle avait fumé cigarette sur cigarette en essayant d’intégrer les particularités grammaticales du norte moyen, et elle n’était pas près d’arrêter de se goudronner les poumons. À vrai dire, elle n’en avait jamais autant ressenti le besoin. Le système de renouvellement d’air de l’ascenseur fonctionnait mal et, au bout de quelques secondes, la cabine était complètement enfumée.

Volyova releva la manche de son blouson de cuir doublé de mouton sur son poignet osseux et approcha son bracelet de ses lèvres.

— Étage du capitaine, dit-elle.

Le Spleen de l’Infini assigna l’une de ses infimes routines à la tâche primitive consistant à commander l’ascenseur, et le sol de la cabine se déroba aussitôt sous ses pieds.

— Désirez-vous un accompagnement musical pour la durée du trajet ?

— Non. Je te l’ai dit un millier de fois. Je te le répète : je veux du silence. Ferme-la et laisse-moi réfléchir.

La cage d’ascenseur était l’épine dorsale du vaisseau, un puits de quatre mille mètres de long qui le parcourait sur toute sa longueur. Volyova était entrée près du sommet nominal du puits (elle n’en connaissait que mille cinquante niveaux) et descendait à la vitesse de dix étages à la seconde. La cabine était une capsule vitrée, supportée par des champs, et certaines sections de la gaine intérieure étaient transparentes, ce qui permettait de voir où l’on était sans consulter la carte interne de l’ascenseur. Volyova passa d’abord à travers des forêts : des plantations de végétation planétaire retournée à la vie sauvage, par suite de négligence, et en train de crever, parce que les lampes à UV qui apportaient naguère la lumière solaire étaient presque toutes grillées, et qu’il n’y avait plus personne pour les remplacer. Après la forêt, elle traversa les niveaux 800, les plus vastes : d’énormes zones du vaisseau qui étaient jadis à la disposition des hommes d’équipage, quand ils étaient des milliers à bord. En dessous du huit centième étage, l’ascenseur franchit l’immense armature maintenant immobile qui séparait l’habitat rotatif du bâtiment et les sections utilitaires fixes, puis traversa encore deux cents niveaux d’entreposage cryogénique. De quoi héberger mille deux cents dormeurs. Sauf qu’il n’y en avait plus un seul.

Volyova était alors à plus d’un kilomètre de son point de départ, mais la pression ambiante du vaisseau n’avait pas varié d’un iota. Le système de support-vie était l’un des rares équipements qui marchaient encore comme prévu. Néanmoins, un instinct résiduel lui disait que la rapidité de la descente aurait dû lui faire claquer les tympans.

— Niveaux de l’atrium, annonça l’ascenseur, diffusant un enregistrement redondant des schémas primitifs du bâtiment. Pour votre plaisir et votre détente.

— Très drôle…

— Pardon ?

— Curieuse vision du plaisir et de la détente… Enfin peut-être que, pour toi, se détendre consiste à revêtir une carapace classée vide absolu et à s’administrer des doses de drogues anti-radiations qui te fichent la colique. Moi, je ne trouve pas ça particulièrement marrant.

— Pardon ?

— Oh, laisse tomber, soupira Volyova.

L’ascenseur parcourut ensuite un kilomètre dans des zones faiblement pressurisées, et Volyova se sentit soudain très légère. Elle passait près des moteurs, qui étaient fixés de l’autre côté de la coque, sur des épars élégamment arqués. Ils gobaient, par leur embout grand ouvert, de minuscules quantités d’hydrogène interstellaire qu’ils soumettaient à une physique proprement inimaginable. Personne, pas même Volyova, ne prétendait comprendre le fonctionnement des moteurs Conjoineur. Ils marchaient, c’était tout ce qui comptait. Ça, et le fait qu’ils recrachaient une lueur chaude, stable, due au rayonnement de particules exotiques. Et même si l’essentiel de ce rayonnement était absorbé par le blindage de la coque, une infime fraction réussissait malgré tout à la traverser. C’est pourquoi l’ascenseur accélérait en passant au niveau des moteurs et reprenait sa vitesse normale une fois hors de la zone dangereuse.

Elle était maintenant aux deux tiers de la descente. Elle connaissait mieux cette région que n’importe qui à bord : Sajaki, Hegazi et les autres descendaient rarement aussi bas, à moins d’y être vraiment obligés. Et qui aurait pu les en blâmer ? Plus on descendait, plus on se rapprochait du capitaine. Elle était la seule que cette idée n’épouvantait pas.

Au contraire. Loin de redouter cette partie du vaisseau, elle en avait fait son royaume. Au niveau 612, elle aurait pu quitter la cabine, aller jusqu’à la chambre-araignée et s’aventurer hors de la coque afin d’écouter les fantômes qui hantaient l’espace entre les étoiles. C’était tentant, comme toujours. Mais elle avait quelque chose de précis à faire, et les fantômes attendraient. En arrivant au niveau 500, qui était celui du poste de tir, elle pensa à toutes les questions que ça soulevait… et résista à la tentation de s’arrêter pour procéder à des investigations supplémentaires. L’ascenseur traversa ensuite la cache d’armes, l’une des nombreuses enclaves non pressurisées du bâtiment, et l’une des plus vastes.

La cache d’armes était une énorme soute de près de cinq cents mètres de longueur, plongée dans l’obscurité, et Volyova dut se contenter d’imaginer les quarante choses qu’elle contenait. Ce qui n’était pas très difficile. Beaucoup de questions concernant le fonctionnement et l’origine de ces choses restaient sans réponse, mais Volyova connaissait parfaitement leur forme et leur position relative, comme un aveugle connaît l’agencement des meubles de sa chambre. De l’ascenseur, elle avait l’impression qu’elle aurait pu tendre la main et palper l’alliage de la plus proche, juste pour s’assurer qu’elle était bien là. Depuis qu’elle avait intégré le Triumvirat, elle passait le plus clair de son temps à recueillir des informations sur ces choses, mais elle ne pouvait dire qu’elle était très à l’aise avec elles. Elle s’en approchait avec la nervosité d’une jeune amoureuse, bien consciente du fait que les connaissances qu’elle avait glanées à ce jour étaient, au mieux, superficielles, et que ce qui se trouvait en profondeur pouvait faire voler en éclats toutes ses illusions.

Elle quitta la cache d’armes avec un vague soulagement, comme toujours.

Au niveau 450, une armature délimitait la partie utilitaire de l’arrière conique du vaisseau, qui se prolongeait encore sur un bon kilomètre. Volyova ressentit à nouveau l’impression de légèreté signalant la traversée d’une zone de radiations, puis il y eut l’amorce d’une décélération prolongée qui annonçait l’arrêt. La cabine traversait le second ensemble de ponts d’entreposage cryogéniques, deux cent cinquante niveaux prévus pour cent vingt mille passagers. Sauf qu’il ne s’y trouvait, en ce moment, qu’un seul dormeur, si l’on pouvait dire que le capitaine était endormi, ce qui était une vision optimiste des choses. L’ascenseur ralentit, s’arrêta au milieu des niveaux cryogéniques et annonça cordialement qu’il avait atteint la destination demandée.

— Poste de garde, niveau de sommeil cryogénique des passagers, entonna la cabine. Pour toutes les fonctions liées à la cryosomnie. Merci d’avoir utilisé nos services.

La porte s’ouvrit et Volyova quitta la cabine après un dernier regard aux parois convergentes du puits lumineux, encadré par l’ouverture. Elle avait parcouru la quasi-totalité de la longueur du vaisseau – ou de sa hauteur, parce qu’il était difficile de ne pas imaginer le bâtiment comme un immeuble d’une taille prodigieuse – et, pourtant, le puits semblait plonger encore à une profondeur infinie, sous ses pieds. Le vaisseau était tellement énorme, si stupidement énorme, que même ses limites défiaient l’imagination.

— C’est ça, c’est ça. Allez, va te faire foutre, maintenant.

— Pardon ?

— Va-t’en !

Sauf que la cabine ne s’en irait évidemment pas, même pour lui complaire. Elle n’avait rien d’autre à faire que l’attendre. Étant la seule passagère éveillée à bord, Volyova était aussi tout simplement la seule à avoir une raison d’utiliser les ascenseurs.

Le puits central qui servait de colonne vertébrale au vaisseau était loin de l’endroit où le capitaine était cryogénisé. Cela dit, elle ne pouvait emprunter le chemin le plus direct, parce que des sections entières du vaisseau étaient inaccessibles, contaminées par des virus qui provoquaient des avaries généralisées. Certaines régions étaient inondées de liquide de refroidissement, infestées par des rats-droïdes ou des balises de combat devenues folles, qu’il valait mieux éviter, à moins d’être d’humeur à faire un peu de sport. D’autres secteurs étaient envahis soit par des gaz toxiques, soit par des radiations mortelles, ou bien ils passaient pour être hantés, ou encore le vide y régnait.

Volyova ne croyait pas aux fantômes (les siens mis à part, bien sûr, et ceux-là, elle entrait en contact avec eux grâce à la chambre-araignée), mais elle prenait tout le reste très au sérieux. Il y avait des parties du vaisseau où elle ne se risquait pas sans arme. Cela dit, elle connaissait suffisamment le coin où se trouvait le capitaine pour ne pas prendre de précautions superflues. En attendant, il y faisait un froid glacial. Elle referma le col de son blouson et baissa la visière de sa casquette dont le tissu aéré crissa sur ses cheveux coupés ras. Elle alluma une cigarette, tira dessus comme une malade, et le vide qu’elle avait dans le crâne laissa place à une vigilance glacée, quasi militaire. Elle était seule, et contente de l’être. Elle apprécierait de se trouver en compagnie, mais attendait ce moment sans ferveur excessive. Surtout si cette compagnie se mêlait de l’affaire Nagorny. Peut-être, quand ils seraient dans le système de Yellowstone, envisagerait-elle de chercher un nouvel artilleur.

Voyons… comment cette préoccupation avait-elle franchi son cloisonnement mental ?

Ce n’était pas Nagorny qui l’inquiétait pour le moment, mais le capitaine Brannigan. Qui était là, ou du moins l’extension extrême de ce qu’il était devenu. Volyova fit un effort sur elle-même pour dominer sa nausée. Ce qu’elle allait examiner la rendait chaque fois malade, brezgati. C’était pire pour elle que pour les autres ; sa répulsion était plus forte.

Il était miraculeux que le caisson dans lequel se trouvait le capitaine soit encore opérationnel. C’était un modèle très ancien, construit pour durer. Il réussissait, vaille que vaille, à maintenir les cellules de son corps en état de stase, alors même qu’il était parcouru de grandes fissures paléolithiques, d’où sortaient des grosseurs métalliques, des excroissances qui évoquaient une invasion fongique. Ce qui restait de Brannigan était localisé au cœur.

Il faisait un froid mortel près du caisson, et Volyova fut prise de frissons, mais elle avait du pain sur la planche. À l’aide d’une curette prise dans la poche de son blouson, elle préleva des échardes de l’excroissance afin de les analyser. Une fois retournée dans son labo, elle les soumettrait à l’attaque de diverses armes virales, dans l’espoir d’en trouver une qui agirait sur la grosseur. L’expérience risquait fort de se révéler futile, comme les précédentes, l’excroissance ayant la capacité fantastique de corrompre les outils moléculaires à l’épreuve desquels elle la soumettait. Cela dit, il n’y avait pas véritablement urgence : le caisson conservait Brannigan à quelques milli-kelvins seulement au-dessus du zéro absolu, ce qui semblait quelque peu ralentir la prolifération. D’un autre côté, Volyova savait que jamais un être humain n’avait survécu à la réanimation après avoir subi des températures pareilles, mais cette pensée paraissait étrangement déplacée compte tenu de l’état du capitaine.

Elle porta son bracelet à ses lèvres et dit à voix basse :

— Ouverture du journal à la page du capitaine. Nouvelle entrée.

Le bracelet pépia, signalant qu’il était prêt.

— Troisième inspection du capitaine Brannigan depuis mon réveil. Le rythme de progression de…

Elle hésita, consciente du fait qu’une phrase mal formulée risquait d’irriter Hegazi, l’un des deux autres membres du Triumvirat. D’un autre côté, ça lui était plus ou moins égal. Oserait-elle donner à la chose le nom – Pourriture Fondante – que lui avaient trouvé les habitants de Yellowstone ? peut-être valait-il mieux s’abstenir.

— … du mal paraît inchangé depuis la dernière visite. Pas plus de quelques millimètres d’accroissement. Les fonctions cryogéniques sont toujours miraculeusement actives. Mais je pense qu’il faut nous résigner à ce que le système tombe en panne, inéluctablement, à un moment donné… dit-elle en pensant que, lorsqu’il s’arrêterait, s’ils ne se dépêchaient pas de transférer le capitaine vers un nouveau sarcophage (comment, au juste, la question demeurait sans réponse), ils auraient probablement un problème de moins.

Et ce serait aussi la fin de ses propres problèmes, ce qu’elle espérait sincèrement.

— Fermeture du fichier, poursuivit-elle dans son bracelet, avant d’ajouter, en regrettant amèrement de ne pas avoir mis une cigarette de côté pour ce moment : Réchauffage du tronc cérébral du capitaine de cinquante milli-kelvins.

L’expérience lui avait appris que c’était l’élévation de température minimale en deçà de laquelle son cerveau restait plongé dans une stase glaciaire. Et au-delà, la prolifération reprendrait de plus belle.

— Capitaine ? demanda-t-elle. Vous m’entendez ? C’est Ilia…


Sylveste descendit du crawleur et retourna vers le chantier de fouilles. Pendant qu’il s’entretenait avec Calvin, le vent avait considérablement forci. Sa morsure, sur ses joues, lui faisait penser à la caresse d’une sorcière.

Pascale ôta son masque et dit en hurlant, pour couvrir le bruit du vent :

— J’espère que cette petite conversation vous a été profitable et que vous allez enfin voir la réalité en face.

Elle était au courant, pour Calvin, même si elle ne lui avait jamais parlé de vive voix.

— Allez me chercher Sluka.

Normalement, elle aurait pu décliner un ordre pareil ; mais, compte tenu des circonstances, elle comprenait son humeur et alla vers l’autre crawleur, d’où elle ressortit peu après avec Sluka et une poignée d’ouvriers.

— J’en déduis que vous êtes prêt à nous écouter ?

Sluka était debout devant lui, une main sur la hanche.

Le vent agitait une mèche de cheveux devant ses lunettes. Elle inspirait périodiquement dans son masque qu’elle tenait de sa main libre.

— Dans ce cas, vous constaterez, j’en suis sûre, que nous savons être raisonnables. Nous avons tous une conscience aiguë de votre réputation. Aucun de nous ne parlera de cette affaire une fois rentrés à Mantell. Nous dirons que vous avez donné le signal du départ dès le début de l’alerte. Tout le mérite vous en reviendra.

— Vous pensez que ça aura la moindre importance à long terme ?

— Et cet obélisque, vous croyez qu’il a de l’importance, lui ? rétorqua hargneusement Sluka. C’est comme les Amarantins, d’ailleurs, quelle importance, hein ?

— Vous grattez un petit coin du tableau, mais vous n’en avez jamais eu une vision d’ensemble.

Discrètement – mais ça n’avait pas échappé à Sylveste – Pascale avait commencé à enregistrer l’échange. Elle se tenait un peu en retrait, la caméra amovible de son compad à la main.

— Et s’il n’y avait pas de tableau du tout ? rétorqua Sluka. Bien des gens disent que vous exagérez l’importante des Amarantins rien que pour assurer du travail aux archéologues.

— C’est ce que vous diriez, vous, hein, Sluka ? Enfin, vous n’avez jamais été vraiment des nôtres.

— Ce qui veut dire ?

— Ce qui veut dire que si Girardieau avait voulu semer la zizanie entre nous, vous auriez fait une candidate idéale.

Sluka se tourna vers ce que Sylveste considérait de plus en plus comme sa meute.

— Écoutez-moi ce pauvre minable ! La théorie de la conspiration, maintenant ! Il se dévoile enfin : voilà à quoi le reste de la colonie a eu droit pendant des années. Nous n’avons plus rien à nous dire, ajouta-t-elle en le regardant. Nous partirons sitôt le matériel emballé, et même avant si la tempête devient trop violente. Vous pouvez venir avec nous, ou rester ici et crever ! lança-t-elle après avoir repris une bouffée d’air dans son masque, ce qui lui remit des couleurs aux joues. À vous de décider.

Il regarda le groupe massé derrière elle.

— Eh bien, allez-y, fichez le camp ! Ne vous laissez pas arrêter par une chose aussi triviale que la loyauté. À moins que vous n’ayez les couilles de rester et de finir ce que vous êtes venus faire ici !

Il les parcourut du regard, mais ils baissèrent les yeux l’un après l’autre, gênés. Il ne savait même pas comment ils s’appelaient. C’est à peine s’il les reconnaissait. Une seule chose était sûre : aucun d’eux n’était venu par le vaisseau de Yellowstone. Comme il était certain qu’ils n’avaient jamais rien vu d’autre que Resurgam, avec sa poignée de colonies humaines dispersées telles des pierres précieuses dans une désolation totale. Il devait leur paraître monstrueusement archaïque.

— Monsieur, commença l’un d’eux, peut-être celui qui lui avait annoncé l’arrivée de la tempête. Nous avons le plus grand respect pour vous, n’en doutez pas, mais nous devons aussi penser à nous, vous comprenez ? Ce qui est enfoui ici, quoi que ce soit, ne vaut pas la peine que nous risquions notre vie.

— C’est là que vous vous trompez, et c’est vous qui n’avez rien compris, répliqua Sylveste. Ça a plus de valeur que vous ne pouvez l’imaginer. Les Amarantins n’ont pas subi l’Événement. C’est eux qui l’ont provoqué. Qui l’ont déclenché.

Sluka secoua lentement la tête.

— C’est eux qui auraient embrasé leur soleil ? C’est ce que vous croyez ?

— En un mot, oui.

— Alors vous êtes plus fondu que je ne le craignais, conclut Sluka, qui lui tourna le dos pour s’adresser au groupe : Mettez les crawleurs en route. Nous partons immédiatement.

— Et le matériel ? protesta Sylveste.

— Pour ce que j’en ai à fiche, il peut rester ici à rouiller.

Le groupe commença à se répartir entre les deux énormes engins.

— Attendez ! hurla Sylveste. Écoutez-moi ! Vous pourriez ne prendre qu’un véhicule. Il y aurait assez de place pour tout le monde, si vous laissez le matériel ici.

— Et vous ? demanda Sluka en se retournant vers lui.

— Rien ne m’obligera à partir. Je continuerai le travail tout seul. Avec ceux qui voudront rester.

Elle secoua la tête, arracha son masque et cracha par terre d’un air de dégoût, puis elle rattrapa le gros de la troupe et dirigea tout le monde vers l’un des crawleurs, lui laissant l’autre – celui où se trouvaient ses appartements. Sluka et sa meute s’engouffrèrent dans le véhicule, certains avec de petits appareils, des ossements et divers objets découverts dans les fouilles : l’instinct du chercheur prenait le dessus, même dans la rébellion. Les passerelles se rétractèrent, les portes se refermèrent, puis le crawleur se dressa sur ses pattes, marqua le pas et s’éloigna. Une minute plus tard, il avait disparu et le hurlement du vent avait couvert le bruit des moteurs.

Sylveste parcourut du regard ceux qui étaient restés avec lui.

Pascale était là, bien sûr. Il se disait souvent qu’elle le suivrait dans la tombe pourvu qu’il y ait une bonne histoire dedans. Une poignée d’étudiants avaient tenu tête à Sluka. Il se rendit compte avec une pointe de honte qu’il ne se souvenait pas de leurs noms. Avec un peu de chance, il en retrouverait peut-être une demi-douzaine d’autres, au fond du puits.

Il se reprit et claqua des doigts en direction de deux des jeunes gens.

— Commencez à démonter les gravimètres imageurs, nous n’en aurons plus besoin. Et vous, dit-il à deux autres étudiants, vous allez rassembler, en partant du fond de la grille, tous les outils abandonnés par les déserteurs de Sluka ainsi que les notes de terrain et tous les objets emballés. Quand vous aurez fini, venez me retrouver au fond du grand puits.

— Qu’avez-vous l’intention de faire à présent ? demanda Pascale en rangeant sa caméra dans son compad.

— Je croyais que c’était évident, rétorqua Sylveste. Je vais voir ce que raconte cet obélisque.


Chasm City, Yellowstone,
système d’Epsilon Eridani, 2524

La console de sa chambre émit un signal sur deux notes. Ana Khouri, qui était en train de se brosser les dents, sortit de la salle de bains, la bouche pleine de dentifrice.

— Bonjour, la Caisse.

L’hermétique glissa dans l’appartement à bord d’un palanquin orné d’un cartouche compliqué et, sur le devant, d’une petite meurtrière où régnait une perpétuelle obscurité. C’est à peine si Khouri arrivait, même quand l’éclairage s’y prêtait, à distinguer le visage mortellement pâle de K.C. Ng flottant derrière un pouce de verre glauque.

— Salut. Hé, vous avez l’air en forme ! fit une voix râpeuse, émanant d’une grille. À quoi vous vous shootez ? Y vous en resterait pas, par hasard ?

— C’est du café, la Caisse. J’en bois trop, d’ailleurs.

— Je blaguais, répondit Ng. Vous avez une sale tête. On dirait une merde réchauffée.

Elle s’essuya la bouche avec le dos de la main.

— Je viens de me lever, bougre de salopard.

— Désolé, répondit Ng.

On aurait cru, à l’entendre, que se lever était une contrainte physique démodée à laquelle il avait depuis longtemps renoncé, comme à un appendice superflu. Ce qui était tout à fait possible : Khouri n’avait jamais vraiment bien vu l’homme enfermé dans le palanquin. Les hermétiques étaient l’une des castes postérieures à la peste les plus spéciales de toutes celles qui avaient émergé au cours des dernières années. Ils répugnaient à se débarrasser des implants que la peste aurait pu contaminer, mais comme, d’un autre côté, ils étaient convaincus qu’elle n’était pas éradiquée même dans l’hygiène relative du Dais, ils ne quittaient jamais leur boîte à moins de se trouver dans un environnement hermétique. Ce qui limitait leurs déplacements à quelques carrousels orbitaux.

— Pardon, fit à nouveau la voix râpeuse, mais nous avons une mise à mort programmée pour ce matin, si je ne me trompe. Vous vous souvenez de ce Taraschi que nous essayons d’éliminer depuis deux mois ? Ça vous dit quelque chose ? Eh bien, tant mieux, parce que vous avez été désignée pour le faire passer de vie à trépas.

— Lâchez-moi le mollet, la Caisse.

— Vous le saisir, chère Khouri, me poserait un problème, même si j’étais tenté de le faire. Non, sérieusement, nous avons défini un lieu et une heure d’exécution probables. Êtes-vous toujours la Khouri de précision que le monde nous envie ?

Khouri se versa un fond de tasse de café et laissa le reste au chaud pour quand elle reviendrait. Le café était son seul vice, un vice acquis à l’époque où elle faisait le baroud au Bord. Le truc était de parvenir à un état d’éveil exacerbé sans atteindre un niveau de vibration tel qu’elle ne pourrait pointer son arme sans trembler.

— Je crois avoir réduit à un niveau acceptable le taux de sang qui circule dans ma caféine, si c’est ce que vous voulez savoir.

— Eh bien, passons aux questions d’une nature définitive, au moins en ce qui concerne Taraschi.

Ng lui livra alors les derniers détails de l’élimination. La plupart figuraient déjà dans le plan initial, ou elle les avait déduits toute seule, à partir de l’expérience acquise au cours des contrats précédents. Taraschi serait son cinquième assassinat, et elle commençait à entrevoir la philosophie générale du Jeu. Il avait ses règles, pas toujours évidentes, subtilement réitérées dans chaque contrat. L’attention des médias commençait à se focaliser sur elle, son nom était de plus en plus souvent cité dans les cercles qui gravitaient autour du Jeu de l’Ombre, et la Caisse était manifestement en train de fixer de nouveaux objectifs, aussi croustillants qu’ambitieux, pour ses prochaines missions. Elle sentait qu’elle était partie pour figurer parmi les cent premiers assassins de la planète. Elle était en bonne compagnie !

— Très bien, dit-elle. Sous le Monument, niveau huit de la plaza, annexe ouest, une heure. C’est la simplicité même.

— Vous n’oubliez rien ?

— Exact ! Alors, la Caisse, où est l’arme du crime ?

Il y eut un vague hochement de tête derrière la meurtrière, dans son dos.

— Là où la petite souris l’a laissée, ma chère petite.

L’hermétique fit pivoter son palanquin et quitta la pièce, abandonnant derrière lui une légère odeur de lubrifiant. Khouri fronça le nez et passa lentement la main sous son oreiller. Il y avait quelque chose, comme l’avait annoncé la Caisse. Une chose qui n’y était pas quand elle était allée se coucher, mais ce genre de détail ne l’ennuyait même plus, ces temps-ci. La Compagnie avait toujours aimé faire des mystères.

Elle fut bientôt prête.

Elle appela une des télécabines en attente sur le toit, l’arme du crime dissimulée sous sa capote. La cabine détecta l’arme, ses implants crâniens… et n’accepta de la transporter que lorsqu’elle eut présenté l’accréditation Oméga Point greffée sous l’ongle de son index droit : un minuscule symbole holographique représentant une cible qui paraissait danser sous la kératine.

— Le Monument aux Quatre-Vingts ! lança Khouri.


Arrivé au fond du puits, Sylveste descendit les gradins jusqu’à la tache de lumière qui entourait la pointe de l’obélisque. Sluka et les autres archéologues l’avaient laissé en plan, sauf un, qui avait réussi – avec l’aide du cyborg – à dégarnir complètement un mètre de l’objet, à le débarrasser de sa gangue de pierre. Ils avaient mis au jour le bloc d’obsidienne massif, finement sculpté, sur lequel avaient été gravés, selon des lignes précises, les graphes amarantins. Du texte, essentiellement : des rangées d’idéogrammes. Les archéologues avaient déchiffré les bases du langage amarantin, malgré l’absence de pierre de Rosette. Les Amarantins étaient la huitième civilisation extraterrestre disparue que l’humanité avait découverte dans un rayon de cinquante années-lumière autour de la Terre, mais rien ne prouvait que ces civilisations aient eu des contacts entre elles. Et ce n’étaient pas les Schèmes Mystifs ou les Vélaires qui les aideraient à résoudre cette énigme : on n’avait rien retrouvé, ni chez les uns, ni chez les autres, qui ressemblât, de près ou de loin, à un langage écrit. Sylveste, qui était entré en contact avec les deux – ou du moins avec la technologie de ces derniers –, en avait une conscience plus aiguë que n’importe qui.

C’étaient les ordinateurs qui avaient réussi à percer les mystères du langage amarantin. Ça avait pris trente ans – et exigé la corrélation de millions d’artéfacts –, mais on avait fini par mettre au point un modèle cohérent susceptible de définir, avec plus ou moins de précision, le sens de la plupart des inscriptions. Il faut dire que, vers la fin de leur règne au moins, les Amarantins parlaient tous la même langue, laquelle avait évolué très lentement, de sorte que le même modèle pouvait interpréter des inscriptions faites à des milliers d’années d’écart. Aux nuances près, évidemment. C’est là que l’intuition humaine – et la théorie – intervenait.

D’un autre côté, l’écriture amarantine ne ressemblait à rien de connu dans l’expérience humaine. Les inscriptions amarantines étaient stéréoscopiques : elles étaient constituées de lignes imbriquées qui devaient être combinées dans le cortex visuel du lecteur. Leurs ancêtres étaient des espèces d’oiseaux, des fossiles volants, dotés d’une intelligence de lémurien. À un moment donné de leur passé, leurs yeux avaient été situés latéralement sur leur crâne, ce qui avait déterminé chez eux un esprit profondément bicaméral, chacun des deux hémisphères synthétisant son propre modèle mental du monde. Par la suite, étant devenus des chasseurs, ils avaient développé une vision binoculaire, mais leurs circuits mentaux avait toujours conservé l’empreinte de cette étape primitive de leur développement, et la plupart des artéfacts amarantins faisaient écho à cette dualité mentale : ils présentaient une symétrie prononcée par rapport à un axe vertical.

L’obélisque ne faisait pas exception à cette règle.

Sylveste n’avait pas besoin des lunettes spéciales indispensables à ses collègues pour lire les formes graphiques amarantines : il parvenait aisément à la fusion stéréoscopique avec l’aide de ses seuls yeux, et de l’un des plus précieux algorithmes de Calvin. Mais la lecture était encore tortueuse et exigeait une concentration épuisante.

— Je voudrais de la lumière, là, dit-il.

L’étudiant débrancha l’un des projecteurs portatifs et le brandit au-dessus de l’obélisque. Tout en haut, la lumière papillota : les poussières charriées par la tempête perturbaient le champ électrique.

— Vous arrivez à déchiffrer quelque chose, monsieur ?

— J’essaie, répondit Sylveste. Ce n’est pas si facile, vous savez. Surtout si vous n’empêchez pas cette lumière de bouger.

— Pardon, monsieur. Je fais de mon mieux. Mais il y a du vent, ici.

Il avait raison. Des tourbillons se formaient, même dans le puits. Il y en aurait bientôt de plus en plus, et la poussière s’épaissirait au point de former des rideaux opaques. Ils ne pourraient pas travailler très longtemps dans ces conditions.

— Excusez-moi, fit Sylveste. Merci de votre aide, j’apprécie. Et je vous remercie d’être resté avec moi plutôt que de suivre Sluka, ajouta-t-il, sentant qu’il fallait en dire un peu plus.

— La décision n’était pas difficile à prendre, monsieur. Il y en a, parmi nous, qui ne rejettent pas vos idées.

Sylveste leva les yeux de l’obélisque.

— Toutes ?

— Nous sommes au moins d’avis qu’elles méritent d’être étudiées. Après tout, il est dans l’intérêt de la colonie de comprendre ce qui s’est passé.

— Vous parlez de l’Événement ?

L’étudiant hocha la tête.

— S’il a vraiment été provoqué par les Amarantins… et s’il a vraiment coïncidé avec la découverte du voyage spatial, alors ça pourrait avoir un intérêt plus que théorique.

— Je déteste cette formule : un intérêt théorique ! Comme si les autres formes d’intérêt avaient automatiquement plus de valeur. Mais vous avez raison. Il faut que nous sachions.

Pascale se rapprocha.

— Que nous sachions quoi, au juste ?

— Ce qu’ils ont fait pour que leur soleil les tue. (Sylveste se retourna et braqua sur elle les facettes métalliques hypertrophiées de ses yeux artificiels.) Afin que nous ne commettions pas la même erreur.

— Vous voulez dire que ç’aurait été un accident ?

— Je doute fort qu’ils l’aient provoqué délibérément, Pascale.

— Je m’en doute.

Il s’était adressé à elle sur un ton condescendant qu’elle détestait, il le savait pertinemment. Et il se détestait, lui, de l’avoir fait.

— Je sais aussi que des non-humains de l’âge de pierre n’auraient tout simplement pas eu les moyens d’influer sur le comportement de leur étoile, accidentellement ou non, ajouta-t-elle.

— Nous savons qu’ils étaient plus évolués que ça, objecta Sylveste. Ils connaissaient la roue et la poudre à canon, ils disposaient de connaissances rudimentaires en optique et s’intéressaient à l’astronomie pour des raisons agraires. En partant d’un niveau équivalent, il n’a pas fallu plus de cinq siècles à l’humanité pour conquérir l’espace. Il serait méprisant de penser qu’aucune autre espèce n’en aurait été capable.

— Mais quelles preuves en avons-nous ?

Pascale se leva et secoua les ruisselets de poussière qui s’étaient déposés sur ses vêtements.

— Oh, je sais ce que vous allez me répondre : aucun de leurs artéfacts high-tech n’a subsisté parce qu’ils étaient intrinsèquement moins durables que les précédents. Et même s’il y avait des preuves, qu’est-ce que ça changerait ? Les Conjoineurs ne font pas joujou avec les étoiles, et pourtant ils sont très en avance sur les autres civilisations connues, l’espèce humaine comprise.

— Je sais. C’est justement ce qui m’ennuie.

— Alors, de quoi parle l’inscription ?

Sylveste poussa un soupir et la regarda à nouveau. Il espérait que cette diversion permettrait à son subconscient de travailler sur le texte et que le sens de l’inscription lui sauterait aux yeux, comme l’avait fait la réponse à l’un des problèmes psychologiques qui s’étaient posés à eux avant la mission Vélaire. Mais le moment de la révélation se refusait obstinément à lui ; les formes graphiques ne voulaient pas fusionner et lui dévoiler leur signification. Il espérait une révélation d’une importance cruciale ; quelque chose qui confirmerait ses idées, si terrifiantes qu’elles puissent être.

Or l’inscription semblait simplement rappeler un moment de l’histoire amarantine, un moment peut-être d’une grande importance pour les Amarantins, mais parfaitement insignifiant par rapport à ses attentes. Il faudrait attendre l’analyse informatique pour en avoir la confirmation, d’autant qu’il n’avait pu lire que la partie supérieure du texte, mais il était déjà tenaillé par la cruauté de la déception. Quelle qu’en soit la nature précise, il ne l’intéressait déjà plus.

— Il s’est passé quelque chose, ici, dit Sylveste. Une bataille, peut-être, ou bien l’apparition d’un dieu. C’est une stèle commémorative, et voilà tout. Nous en saurons plus quand nous aurons déterré l’artéfact et que nous aurons daté la couche contextuelle. Nous pourrions aussi le soumettre à un test de mesure thermoélectrique.

— Ce n’est donc pas ce que vous attendiez ?

— Je l’ai cru, pendant un moment.

Puis le regard de Sylveste tomba sur le bas de la partie exposée. Le texte s’interrompait quelques centimètres au-dessus de la gangue protectrice, mais il y avait autre chose en dessous, sur la partie encore enfouie : une sorte de schéma. Il distinguait des portions d’arcs, la partie supérieure de plusieurs cercles concentriques. Qu’est-ce que c’était que ça ?

Sylveste ne pouvait pas – ne voulait pas risquer d’hypothèse. La tempête faisait rage, à présent. Les étoiles avaient complètement disparu et on ne voyait plus qu’un dais de poussière qui rugissait au-dessus d’eux comme une aile de chauve-souris géante, masquant tout. Ce serait l’enfer quand ils sortiraient du puits.

— Donnez-moi un instrument, n’importe quoi, dit-il.

Il commença à racler le permafrost autour de la couche supérieure de la gangue, tel un prisonnier qui se serait efforcé de creuser avant l’aube le tunnel censé lui permettre de s’évader. Quelques instants plus tard, Pascale et l’étudiant vinrent l’aider pendant que la tempête faisait rage à la surface.


— Je ne me souviens pas de grand-chose, dit le capitaine. Nous sommes toujours autour de Bouphi ?

— Non, répondit Volyova en essayant de ne pas lui faire sentir qu’elle le lui avait expliqué une douzaine de fois, chaque fois qu’elle avait réchauffé son esprit. Nous avons quitté Kruger 60A depuis quelques années, maintenant. Depuis que Hegazi a négocié le bouclier de glace dont nous avions besoin.

— Oh. Alors, où sommes-nous ?

— Nous allons vers Yellowstone.

— Pourquoi ? fit la voix de basse du capitaine, diffusée par les haut-parleurs disposés autour de son corps tentaculaire.

Des algorithmes complexes scannaient ses schémas cérébraux et traduisaient les données en langage, élaborant les réponses voulues. En réalité, il n’aurait même pas dû être conscient. Toute activité neurale aurait dû s’interrompre lorsque sa température centrale descendait au-dessous du point de congélation. Mais son cerveau pullulait de minuscules machines, et c’étaient elles qui pensaient, à l’heure actuelle, fonctionnant à moins d’un demi-degré kelvin au-dessus du zéro absolu.

— C’est une bonne question, dit-elle.

Quelque chose l’ennuyait, en cet instant précis, et ce n’était pas seulement cette conversation.

— La raison pour laquelle nous allons à Yellowstone, c’est que…

— Oui ?

— Sajaki pense qu’il y a un homme, là-bas, qui pourrait vous aider.

Le capitaine pesa cette information. Volyova jeta un coup d’œil à son bracelet, qui affichait une carte de son cerveau. Les couleurs grouillaient comme des armées s’affrontant sur un champ de bataille.

— Il doit s’agir de Calvin Sylveste, avança le capitaine.

— Calvin Sylveste est mort.

— Alors, l’autre. Dan Sylveste. C’est lui, l’homme que cherche Sajaki ?

— Je ne vois pas qui ça pourrait être d’autre.

— Il ne viendra pas de son plein gré. Il a fallu l’y contraindre, la dernière fois.

Il y eut un moment de silence. Des fluctuations quantiques de température replongèrent le capitaine en dessous du niveau de conscience.

— Sajaki doit le savoir, dit-il, lorsqu’il revint à lui.

— Je suis sûre que Sajaki a envisagé toutes les possibilités, répondit Volyova sur un ton qui démentait ses paroles.

Mais elle se garderait bien de dire un mot contre l’autre triumvir. Sajaki était jadis le bras droit du capitaine : ils se connaissaient depuis longtemps déjà lorsque Volyova avait intégré l’équipage, et ils avaient fait un sacré bout de chemin ensemble. Pour ce qu’elle en savait, il ne venait jamais parler au capitaine. Personne, d’ailleurs, ne savait que c’était possible, mais il n’y avait pas de raison de prendre des risques stupides – même compte tenu de la mémoire sporadique du capitaine.

— Il y a quelque chose qui vous trouble, Ilia. Vous vous êtes toujours confiée à moi. C’est Sylveste ?

— Le problème est plus proche que ça.

— Il y a quelque chose à bord du vaisseau, alors ?

Elle ne s’y ferait jamais tout à fait. Depuis quelques semaines, les visites au capitaine avaient commencé à prendre une tonalité résolument normale. Comme si le fait de rendre visite à un corps cryogénisé, atteint d’une infection dégénérative et potentiellement fatale, n’était qu’une composante désagréable mais inévitable de l’existence. Quelque chose par quoi tout le monde devait passer de temps en temps. Cela dit, en ce moment, elle faisait franchir une nouvelle étape à leur relation, au point d’oublier les craintes qui l’avaient retenue d’exprimer ses réticences au sujet de Sajaki.

— Il s’agit du poste de tir, dit-elle. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? L’endroit d’où on peut commander les armes secrètes ?

— Je crois, oui. Et alors ?

— J’ai fait une nouvelle recrue. Un artilleur. Je l’ai formé à faire l’interface avec les armes secrètes grâce à des implants neuronaux.

— Et quelle est cette nouvelle recrue ?

— Un dénommé Boris Nagorny. Non, vous ne le connaissez pas, il est à bord depuis peu. Je m’efforce de le tenir à l’écart des autres autant que possible. Et je ne tiens pas à l’amener ici, pour des raisons évidentes.

Traduction : parce que la peste dont le capitaine était atteint aurait pu contaminer les implants de Nagorny s’il s’approchait trop de lui. Volyova poussa un soupir. Elle arrivait au nœud de sa confession.

— Nagorny a toujours été un peu instable, capitaine. Je m’étais dit que, par bien des côtés, un individu limite psychopathe me serait plus utile qu’un individu rigoureusement sain d’esprit. Mais j’avais sous-estimé la gravité de la psychose dont souffrait Nagorny.

— Elle a empiré ?

— Peu après que je l’ai implanté et connecté au poste de tir. Il a commencé à se plaindre de cauchemars. D’affreux cauchemars.

— C’est vraiment regrettable pour ce pauvre bougre.

Volyova comprenait. À côté de ce que le capitaine avait subi – et subissait encore –, les cauchemars de la plupart des gens seraient passés pour des rêveries anodines. Le fait qu’il souffre ou non était un sujet de débat, mais qu’était la douleur physique par rapport à l’idée qu’on était dévoré vivant et métamorphosé par une chose inconcevablement étrangère ?

— À vrai dire, j’ignore la nature exacte de ces cauchemars, poursuivit Volyova. Tout ce que je sais, c’est que pour Nagorny – qui avait déjà plus d’horreurs dans la tête que la plupart d’entre nous – ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

— Alors, qu’avez-vous fait ?

— J’ai tout changé. Le dispositif d’interface avec le poste de tir, ses implants cérébraux. Tout. Sans succès. Les cauchemars ont continué.

— Vous êtes sûre que ça a un rapport avec le poste de tir ?

— Au début, j’ai bien essayé de croire que non, mais il y avait manifestement une corrélation avec les séances d’entraînement.

Elle alluma une cigarette, et le bout incandescent devint la seule source de chaleur dans les parages du capitaine. La découverte d’un paquet de cigarettes intact avait été l’un des rares moments de joie des dernières semaines.

— Alors j’ai remodifié le système, mais ça n’a pas mieux marché. Ça aurait même plutôt empiré. C’est là, reprit-elle après une pause, que j’ai parlé de mes problèmes à Sajaki.

— Et qu’a-t-il répondu ?

— Il m’a dit de suspendre les expériences, au moins jusqu’à ce que nous soyons en vue de Yellowstone. De laisser Nagorny passer quelques années au frigo, pour voir si ça guérissait sa psychose. Il m’a dit que je pouvais continuer à faire joujou avec les armes, mais pas remettre Nagorny au poste de tir.

— Ça me paraît un conseil sensé. Que vous n’avez pas suivi, bien sûr.

Elle hocha la tête, paradoxalement soulagée que le capitaine ait deviné son crime sans qu’elle ait besoin de l’exprimer à haute voix.

— Je me suis réveillée un an avant les autres, expliqua Volyova. Pour avoir le temps d’examiner le système et de voir comment vous alliez. C’est ce que j’ai fait pendant quelques mois. Et puis j’ai décidé de réveiller aussi Nagorny.

— Pour reprendre les expériences ?

— Oui. Et je les ai reprises. Jusqu’à hier, dit-elle en tirant sur sa cigarette.

— C’est comme si vous m’arrachiez une dent, Ilia. Que s’est-il passé hier ?

— Nagorny a disparu.

Voilà. Elle avait lâché le morceau.

— Il a eu une crise particulièrement pénible et il s’est jeté sur moi. Je me suis défendue, et il s’est enfui. Il est quelque part dans le vaisseau. Mais où ? Je n’en ai pas la moindre idée.

Le capitaine réfléchit un long moment. Elle imaginait ce qu’il pouvait se dire. C’était un grand bâtiment, et il y avait des secteurs entiers où on n’avait aucune chance de le retrouver, les capteurs ayant cessé de fonctionner. Et il serait d’autant plus difficile à repérer qu’il se cachait délibérément.

— Vous ne pouvez pas vous permettre de le laisser vagabonder, dit enfin le capitaine. Il faut que vous le retrouviez avant que Sajaki et les autres ne se réveillent.

— Et puis ?

— Vous serez probablement obligée de l’éliminer. Faites ça proprement, et vous pourrez replonger le corps en cryosomnie avant de provoquer une panne de système.

— Pour faire comme si c’était un accident ?

— Oui.

Le visage du capitaine, qu’elle voyait par la vitre du caisson, était rigoureusement atone, comme d’habitude. Il ne pouvait pas plus modifier son expression qu’une statue.

C’était une bonne solution. Une solution que, obnubilée comme elle l’était par le problème, elle n’avait pas été fichue d’envisager toute seule. Jusque-là, elle avait évité la confrontation avec Nagorny parce qu’elle craignait d’être amenée à le tuer. Cette issue semblait inacceptable ; mais, comme toujours, aucune solution n’était inacceptable quand on la considérait sous l’angle voulu.

— Merci, capitaine, répondit Volyova. Vous m’avez beaucoup aidée. Maintenant, avec votre permission, je vais vous recongeler.

— Vous reviendrez, Ilia ? J’aime tellement nos petites conversations.

— Pour rien au monde je ne m’en priverais, dit-elle.

Elle ordonna à son bracelet d’abaisser la température cérébrale du capitaine de cinquante milli-kelvins. Juste assez pour le replonger dans la nuit, une nuit sans rêve, sans pensée consciente. Ou du moins l’espérait-elle.

Volyova prit le temps de finir sa cigarette, se retourna et laissa vagabonder son regard dans la courbe sombre de la coursive. Nagorny pouvait être n’importe où à bord du vaisseau, et il lui vouait une haine farouche. Il était malade, lui aussi, malade de la tête.

Comme un chien enragé, qu’il fallait abattre.


— Je crois que je sais ce que c’est, dit Sylveste, quand le dernier bloc de pierre qui composait la gangue de l’obélisque eut été ôté, révélant les deux mètres du haut de l’objet.

— Alors ?

— C’est une carte du système de Pavonis.

— Quelque chose me dit que vous l’aviez déjà deviné, répondit Pascale.

Elle observa, à travers ses lunettes, le motif complexe composé de deux groupes de cercles concentriques légèrement décalés. La vision stéréoscopique les fondait en un groupe unique qui semblait planer à une certaine distance au-dessus de l’obsidienne. Aucun doute, c’étaient bien des orbites planétaires. Le soleil, Delta Pavonis, occupait le centre. Il était flanqué du glyphe amarantin approprié : une étoile à cinq branches on ne peut plus humaine. Les orbites des principaux corps célestes du système étaient représentées à l’échelle. Près de Resurgam était gravé le symbole amarantin représentant le mot « monde ». L’indexation minutieuse des planètes principales excluait qu’il s’agisse d’un arrangement aléatoire de cercles concentriques.

— Je m’en doutais, répondit Sylveste.

Il était fatigué, mais le travail de la nuit – et les risques pris – valait assurément le coup. L’exhumation du deuxième mètre de l’obélisque avait pris beaucoup plus de temps que celle du premier mètre, et par moments la tempête avait rugi comme un escadron de harpies, prêtes à leur infliger une mort hurlante. Cela dit – comme ça s’était déjà produit et comme ça se reproduirait sûrement –, la tempête n’avait jamais tout à fait atteint la violence annoncée par Cuvier. Maintenant que le pire était passé, et à travers les torrents de poussière qui tombaient encore du ciel telles de sombres draperies, une aurore rose commençait à chasser la nuit. Ils avaient survécu, en fin de compte.

— Ça ne change rien, objecta Pascale. Nous avons toujours su qu’ils connaissaient l’astronomie. Ça prouve seulement qu’à un moment donné, ils ont découvert l’univers héliocentrique.

— Ça en dit bien davantage, fit prudemment Sylveste. Ces planètes ne sont pas toutes visibles à l’œil nu, même en tenant compte de la physiologie amarantine.

— Ils connaissaient donc le télescope.

— Il n’y a pas si longtemps, vous les considériez comme des non-humains de l’âge de pierre. Et vous voilà prête à admettre qu’ils savaient construire des télescopes ?

Il se dit qu’un sourire aurait été de mise, même s’il était difficile à voir avec son masque respiratoire. Au lieu de ça, elle leva les yeux vers le ciel. Quelque chose était passé entre les bermes. Une aile delta brillait sous la poussière.

— On dirait que nous avons de la visite, dit-elle.

Ils remontèrent rapidement l’échelle et ils étaient hors d’haleine en arrivant en haut. Le vent qui avait soufflé avec une telle fureur pendant des heures était un peu retombé, mais il était encore pénible de se déplacer à la surface. Autour du chantier, c’était le désastre. Les projecteurs et les gravimètres gisaient à terre, fracassés.

L’appareil planait au-dessus d’eux en zigzaguant comme s’il cherchait un endroit où se poser. Sylveste vit tout de suite qu’il venait de Cuvier. Il n’y en avait pas d’aussi gros à Mantell. Il n’y avait que peu d’engins volants sur Resurgam. Tous les appareils existants avaient été fabriqués peu après la fondation de la colonie par des cyborgs qui avaient utilisé les matériaux locaux. Mais ils avaient été détruits ou volés au cours de la mutinerie, et les artéfacts que les rebelles avaient laissés derrière eux revêtaient une valeur inestimable pour la colonie, car c’était le seul moyen de franchir les distances de plus de quelques centaines de kilomètres. Les appareils se régénéraient eux-mêmes en cas d’accident mineur et n’exigeaient aucun entretien, mais il en disparaissait constamment, par suite d’imprudences ou de sabotages, et le contingent d’engins volants de la colonie s’amenuisait régulièrement au fil des ans.

C’était une aile delta, dont le dessous, chauffé à blanc, brillait d’une lueur aveuglante : il était couturé de milliers d’éléments thermiques, générateurs de portance. Le contraste lumineux était trop vif pour les algorithmes de Calvin.

— Qui est-ce ? demanda un de ses étudiants.

— Je voudrais bien le savoir, répondit Sylveste.

Mais le fait que cet appareil vienne de Cuvier lui inspirait la plus grande méfiance. Il le regarda descendre, projetant des ombres actiniques sur le sol, puis les éléments chauffants dévalèrent toute la gamme des couleurs du spectre, et l’engin se posa sur ses patins. Au bout d’un moment, une rampe se déploya et un groupe d’hommes en descendirent d’un même pas. Sylveste passa en vision infrarouge et les vit distinctement s’éloigner de l’appareil et venir vers lui. Ils portaient des tenues sombres, des masques respiratoires, des casques et des espèces de cuirasses amovibles, et ils arboraient l’insigne de l’Administration. C’était ce que la colonie comportait de plus proche d’une milice en bonne et due forme. Ils transportaient des choses – des armes longues, à l’air inquiétant, qu’ils tenaient par deux poignées. Une torche était fixée sous chaque canon.

— Ça ne sent pas bon, remarqua judicieusement Pascale.

L’escadron s’arrêta à quelques mètres d’eux.

— Docteur Sylveste ? appela une voix, atténuée par le vent, qui était encore très fort. Docteur, je crains d’avoir de mauvaises nouvelles.

Il ne s’attendait pas à autre chose.

— De quoi s’agit-il ?

— L’autre crawleur, docteur, celui qui est parti hier soir…

— Oui, et alors ?

— Il n’est jamais arrivé à Mantell. Nous l’avons retrouvé. Il y a eu un glissement de terrain. La poussière s’était accumulée sur la crête. Il n’y a pas de rescapés.

— Sluka ?

— Ils sont tous morts, docteur. Je suis désolé. Une chance que vous n’ayez pas essayé de repartir avec eux, ajouta le milicien, son souffle pesant lui donnant des airs de dieu éléphantesque.

— Ce n’est pas que la chance, répondit Sylveste.

Le garde raffermit sa prise sur l’arme, plus pour souligner sa présence que pour la braquer sur Sylveste.

— Il y a autre chose, docteur. Vous êtes en état d’arrestation.


La voix de K.C. Ng emplit la télécabine de son souffle râpeux. On aurait dit une guêpe prise au piège.

— Vous commencez à apprécier notre magnifique cité ?

— Magnifique, la Caisse ? Qu’en savez-vous ? rétorqua Khouri. Voyons, quand avez-vous mis le pied pour la dernière fois hors de cette maudite boîte ? Pas de mémoire d’homme, sûrement.

Il n’était pas avec elle, bien sûr, il n’y avait pas la place pour un palanquin dans la cabine. Dont les dimensions étaient forcément réduites ; inutile d’attirer l’attention si près de la conclusion d’un contrat. Le véhicule garé sur le toit ressemblait à un hélicoptère sans queue, au rotor partiellement replié. Mais, à la place des pales, la cabine était munie de bras : de minces appendices télescopiques, terminés par des crochets repliés sur eux-mêmes comme les griffes d’un paresseux.

Khouri était entrée dans la cabine, la porte s’était refermée, étouffant la rumeur de la ville et l’abritant de la pluie. Elle avait indiqué sa destination : le Monument aux Quatre-Vingts, dans la Mouise profonde. La cabine avait marqué un temps – le temps de computer la trajectoire optimale en fonction de la circulation et de la topologie générale, en perpétuel changement, des circuits de câbles qui lui permettraient d’arriver à destination. La procédure avait pris un moment ; le cerveau informatique de la cabine n’était pas spécialement rapide.

Puis Khouri avait senti que le centre de gravité de la cabine se déplaçait légèrement. Par la vitre supérieure de la porte en aile de mouette, elle avait vu l’un des trois bras de la cabine s’étendre de deux fois sa longueur initiale, jusqu’à ce que le crochet terminal arrive à la hauteur des câbles qui passaient au-dessus du bâtiment. L’autre bras trouva un point d’ancrage similaire sur un câble adjacent, il y eut une soudaine traction, et la cabine prit son essor, si l’on peut dire. Elle glissa un moment le long des deux câbles auxquels elle était suspendue, puis, le second câble s’étant trop éloigné, elle relâcha sa prise en douceur, son troisième bras s’étant déployé et raccroché, avant qu’elle ne tombe, à un autre câble qui allait plus ou moins dans la direction voulue. Ils glissèrent ainsi pendant une ou deux secondes, puis ils retombèrent, remontèrent à nouveau, et Khouri commença à éprouver au creux de l’estomac un sentiment trop familier. D’autant plus désagréable que le mouvement pendulaire de la cabine paraissait aléatoire, comme si elle trouvait ses câbles au petit bonheur, au gré de ses besoins. Pour compenser, Khouri procéda à des exercices respiratoires et tira inlassablement sur les doigts de ses gants de cuir noir, l’un après l’autre.

— Il y a un certain temps, je l’admets, répondit la Caisse, que je ne me suis pas exposé aux odeurs de la ville. Mais il n’y a pas de quoi dramatiser. L’air n’est pas aussi pollué qu’il en a l’air. Les purificateurs sont l’une des rares choses qui ont continué à marcher après la peste.

Puis la cabine sortit de l’amas de bâtiments qui définissaient son environnement, et une plus vaste partie de Chasm City s’offrit peu à peu à la vue. Ça faisait drôle de penser que cette forêt convulsée, pleine de structures déformées, avait jadis été la cité la plus prospère de l’histoire humaine ; un endroit qui avait vu germer, pendant près de deux cents ans, pléthore d’innovations artistiques et scientifiques. À présent, même ses habitants convenaient que la ville avait connu des jours meilleurs et l’appelaient, sans faire preuve d’une ironie excessive, la Ville Qui ne se Réveille Jamais, à cause des cryosolées où des milliers de richards se faisaient congeler pour des siècles, en espérant que cette période ne serait qu’une aberration dans le destin de la cité.

Chasm City était une ville en forme d’anneau, enserrée dans le cratère naturel de soixante kilomètres de diamètre entourant la gueule centrale du gouffre qui lui donnait son nom. La ville était abritée sous dix-huit dômes qui partaient de la muraille du cratère et s’étendaient vers l’intérieur, jusqu’à la limite de l’abîme. Ces dômes reliés les uns aux autres, soutenus par des tours, évoquaient des draps jetés sur les meubles d’un mort. Dans le jargon local, on l’appelait « la Moustiquaire », mais elle avait au moins une douzaine d’autres noms, en à peu près autant de langues. Les dômes étaient indispensables à la survie de la ville. L’atmosphère de Yellowstone, un mélange glacé, nébuleux, d’azote, de méthane et de longues chaînes d’hydrocarbures, aurait été instantanément mortelle. Par bonheur, le cratère protégeait la ville des vents les plus violents comme des inondations flash de méthane liquide, et la mixture de gaz chauds vomie par le gouffre pouvait être transformée en un air respirable à l’aide d’une technologie de retraitement atmosphérique relativement simple et peu onéreuse. Il y avait, en divers endroits de Yellowstone, d’autres colonies, beaucoup plus petites que Chasm City et qui avaient toutes encore plus de mal à entretenir leur biosphère.

Peu après son arrivée sur Yellowstone, Khouri avait demandé à quelques autochtones pourquoi on s’était donné la peine de coloniser cette planète, tellement inhospitalière. C’était tout le temps la guerre, au Bout du Ciel, mais au moins on pouvait y vivre sans dômes et sans être obligé de trafiquer l’atmosphère. Elle avait vite appris à ne pas espérer de réponse cohérente, à supposer que la question ne soit pas tout simplement reçue comme une incongruité typique de l’étrangère qu’elle était. Ce qui paraissait tout de même évident, c’est que les premiers explorateurs s’étaient agglutinés autour du gouffre, formant un avant-poste permanent, puis une sorte de ville frontière. Des dingues, des aventuriers et des égarés de tout poil étaient venus, attirés par de vagues rumeurs de richesses tapies au fond du gouffre. Certains étaient rentrés chez eux, désillusionnés. D’autres étaient morts dans les profondeurs bouillantes, létales, de l’abîme. Et quelques-uns avaient décidé de rester parce que quelque chose, dans cette cité naissante, sa situation périlleuse, leur plaisait vraiment. Avance rapide, et deux cents ans plus tard, cet amas de structures était devenu… ça.

La cité semblait s’étendre à l’infini dans toutes les directions, forêt impénétrable de bâtiments difformes, encastrés les uns dans les autres, qui se perdaient au loin dans la brume. Les structures les plus anciennes étaient encore plus ou moins saines : c’étaient des bâtiments pareils à des boîtes qui avaient conservé leur forme malgré l’épidémie, parce qu’ils ne comprenaient aucun composant autoréparable ou reconformable. Les constructions modernes, au contraire, évoquaient maintenant d’étranges bouts de bois flotté ou de vieux arbres rabougris au dernier stade de la putréfaction. Ces gratte-ciel présentaient un aspect linéaire et symétrique avant d’être contaminés par la peste, qui avait provoqué une prolifération d’excroissances démentes, de protubérances bulbeuses et d’appendices lépreux, inextricablement imbriqués. Les bâtiments étaient tous morts, maintenant, figés dans des formes qui semblaient faites pour inspirer le malaise. Des galetas adhéraient aux parois comme des verrues. Les niveaux inférieurs disparaissaient dans un labyrinthe d’échafaudages, de bidonvilles et de bazars délabrés, où brûlaient de petits feux de camp. Dans les taudis, de minuscules silhouettes vaquaient à leurs affaires, à pied ou en pousse-pousse, le long de routes improvisées dans les antiques ruines. Il y avait très peu de véhicules à moteur, et la plupart de ceux que voyait Khouri paraissaient marcher à la vapeur.

Les taudis ne dépassaient pas le dixième étage, limite au-delà de laquelle ils s’effondraient sous leur propre poids, après quoi les bâtiments montaient tout droit sur deux ou trois cents mètres, relativement indemnes des transformations induites par la peste. Rien ne permettait de penser que les niveaux médians étaient occupés. La présence humaine n’était à nouveau perceptible que tout en haut, dans les structures en gradins perchées comme des nids de cigogne entre les ramifications des bâtiments gibbeux. Ces nouveaux ajouts brillaient des mille feux de leurs fenêtres éclairées et de leurs enseignes lumineuses, irradiant une richesse et une puissance phénoménales. Les projecteurs braqués vers le bas, depuis les avancées du toit, mettaient parfois en relief la petite capsule d’une télécabine qui allait d’un district à l’autre en sélectionnant son chemin dans le réseau synaptique qui reliait les bâtiments comme autant de neurones. Cette ville dans la ville, cette cité des étages supérieurs, ses occupants l’appelaient « le Dais ».

Khouri avait remarqué qu’il ne faisait jamais tout à fait jour dans cette ville qui semblait condamnée à vivre dans un éternel crépuscule. Elle se sentait toujours un peu léthargique.

— Alors, la Caisse, quand se donneront-ils enfin la peine de chasser la brouillasse qui plane sur la Moustiquaire ?

Ng émit un ricanement, produisant un bruit pareil à du gravier remué dans un seau.

— Probablement jamais. À moins que quelqu’un ne trouve le moyen de s’enrichir au passage.

— Tiens, tiens ! Et qui débine la ville, maintenant ?

— Bah, on peut se le permettre. Le boulot fini, on peut retourner fissa dans les carrousels, retrouver tout ce beau linge…

— … enfermé dans des boîtes de conserve. Désolée, la Caisse, ce sera sans moi. Je ne voudrais pas mourir d’excitation.

La cabine contourna au plus près le bord intérieur, incurvé, du dôme torique, et Khouri plongea le regard dans le gouffre, gorge profonde ouverte dans la roche, dont les parois érodées décrivaient une hyperbole paresseuse, d’abord tangentielle à la surface avant de descendre à la verticale. Des tuyaux disparaissaient dans les éructations du cratère et remontaient vers la station de craquage qui fournissait air et chaleur à la cité.

— À propos de mourir, qu’est-ce qui est prévu, pour l’arme ?

— Vous croyez pouvoir gérer ça ?

— C’est pour ça que vous me payez. J’y arriverai. Mais je voudrais savoir ce qui m’attend.

— Si ça vous pose un problème, je vous conseille de parler à Taraschi.

— C’est lui qui a précisé les modalités ?

— Avec une profusion de détails fastidieux.

La cabine passait à présent au-dessus du Monument aux Quatre-Vingts. Khouri ne l’avait jamais vu sous cet angle. À vrai dire, s’il avait une certaine majesté, vu du niveau du sol, de ce point de vue il avait l’air tristement rongé par la vermine. C’était une pyramide tétraédrique à gradins. On aurait dit un temple dressé au milieu des étais, des échafaudages et des taudis. Au sommet, le revêtement de marbre laissait place à des vitres teintées, dont certaines étaient cassées ou recouvertes de plaques de métal masquant des dégradations invisibles de la rue. C’était donc là que le client devait être exécuté. Il était inhabituel de le savoir à l’avance, à moins que Taraschi n’ait spécifiquement inclus cette clause dans le contrat. D’ordinaire, ne signaient un contrat de Jeu de l’Ombre que les candidats convaincus d’avoir de bonnes chances d’échapper à leur assassin pendant la période convenue. C’était un moyen, pour les riches virtuellement immortels, de chasser l’ennui en faisant dévier leurs schémas comportementaux de la routine prévisible. Et quand on survivait au contrat, ce qui était le cas de la majorité des gens, on avait de quoi se vanter pendant longtemps.

Khouri pouvait dater avec précision son implication dans le Jeu de l’Ombre. Elle remontait au jour où elle avait été ranimée, dans l’orbite de Yellowstone, à bord d’un carrousel tenu par des membres de l’ordre des Mendiants de Glace. Il n’y avait pas de Mendiants de Glace dans les parages du Bout du Ciel, mais elle en avait entendu parler et elle connaissait un peu leurs rites. C’était une organisation religieuse basée sur le volontariat, qui se consacrait au secours et à l’assistance aux voyageurs interstellaires victimes d’un traumatisme, comme l’amnésie du réveil (c’était l’un des effets les plus fréquents de la cryosomnie).

Ce qui était une mauvaise nouvelle en soi. Peut-être souffrait-elle d’une grave amnésie qui avait effacé des années de sa vie antérieure, en tout cas Khouri n’avait aucun souvenir de s’être seulement embarquée pour un voyage dans les étoiles. Ses derniers souvenirs étaient assez précis, à vrai dire. Elle était au Bout du Ciel, sous une tente médicale, allongée sur un lit de camp à côté de Fazil, son mari. Ils avaient été brûlés en combattant un incendie. Leurs plaies, si elles ne mettaient pas leur vie en danger, seraient plus faciles à traiter dans un hôpital en orbite. Un infirmier était venu les préparer pour une brève immersion en cryosomnie. Ils devaient être cryonisés et emmenés à bord d’une navette puis dans un local réfrigéré jusqu’à ce que des créneaux chirurgicaux se libèrent dans un hôpital. Le processus pourrait prendre des mois, mais – ainsi que le leur assura l’infirmier en souriant – ils seraient probablement déclarés bons pour le service avant la fin de la guerre. Khouri et Fazil lui avaient fait confiance. Ils étaient tous les deux des soldats de métier, après tout.

Mais Khouri ne s’était pas réveillée dans une salle de l’hôpital en orbite ; elle avait été récupérée par des Mendiants de Glace, qui parlaient avec l’accent de Yellowstone. Non, lui avaient-ils expliqué, elle n’était pas amnésique. Elle n’avait pas été blessée. Elle n’avait pas non plus souffert au cours du processus de cryosomnie. C’était bien pire que ça.

Il y avait eu ce que le supérieur des Mendiants avait appelé « une erreur d’aiguillage ». L’erreur s’était produite du côté du Bout du Ciel, après que les installations de stockage cryogénique avaient été frappées par un missile. Khouri et Fazil avaient eu de la chance ; ils faisaient partie des rares survivants, mais l’attaque avait effacé tous les enregistrements de données de l’installation. Les gens du cru avaient fait de leur mieux pour identifier les sujets cryonisés, mais il y avait eu des erreurs, fatalement. Dans le cas de Khouri, ils l’avaient confondue avec une correspondante de guerre demarchiste venue au Bout du Ciel observer la situation et qui regagnait Yellowstone. Khouri avait été aussitôt dirigée vers le service de chirurgie et embarquée à bord du premier vaisseau stellaire en partance. Mais ils n’avaient malheureusement pas fait la même erreur avec Fazil. Pendant que Khouri, endormie, franchissait les années-lumière en direction du système d’Epsilon Eridani, Fazil vieillissait d’un an par année qu’elle passait en vol. Évidemment, lui avaient dit les Mendiants, on s’était très vite aperçu de l’erreur, mais il était déjà trop tard. Aucun vaisseau ne prévoyait de retourner au Bout du Ciel avant des dizaines d’années. Et même si Khouri était immédiatement repartie (ce qui était impossible, encore une fois, compte tenu de la destination des vaisseaux alors en orbite autour de Yellowstone), près de quarante années auraient passé avant qu’elle ne retrouve Fazil. Et pendant tout ce temps, ou presque, il aurait été impossible de le prévenir qu’elle rentrait. Rien ne l’empêcherait de refaire sa vie, de se remarier, d’avoir des enfants, peut-être même des petits-enfants avant qu’elle ne rentre, espèce de fantôme revenu d’une partie de sa vie qu’il aurait sûrement à peu près oubliée à ce moment-là. En supposant, bien sûr, qu’il ne se fasse pas tuer dès qu’il reprendrait le combat.

Jamais, avant que le Mendiant de Glace ne lui explique la situation, Khouri n’avait vraiment réfléchi à la lenteur de la lumière. Il n’y avait rien dans l’univers qui aille plus vite… mais, comme elle le constatait à présent, la lumière était d’une lenteur d’ère glaciaire par rapport à la vitesse qui aurait été nécessaire pour préserver leur amour. En un instant de cruelle lucidité, elle avait compris qu’il avait fallu la conspiration de la structure intrinsèque, des lois physiques de l’univers, rien de moins, pour l’amener à ce moment d’horreur, de deuil. Ç’aurait été beaucoup plus facile, infiniment plus facile, si elle avait su qu’il était mort. Mais non, ils étaient séparés par ce terrible gouffre de temps et d’espace. Sa colère était devenue une lame tranchante plongée en elle, une chose qui aurait besoin d’un exutoire si elle ne voulait pas que ça la tue de l’intérieur.

Et quand un homme était venu, ce jour-là, lui proposer un contrat d’exécutrice, elle avait accepté avec une étonnante facilité.

L’homme s’appelait Tanner Mirabel. C’était un ex-soldat du Bout du Ciel, comme elle. Une sorte de tête chercheuse, à l’affût de nouveaux assassins potentiels. Ses indics lui avaient signalé les compétences de Khouri dès sa sortie de cryosomnie. Mirabel l’avait mise en contact avec un certain Ng, hermétique de premier niveau. Un entretien avec Ng avait rapidement suivi, puis toute une batterie de tests psychomoteurs. Les assassins devaient figurer au nombre des êtres les plus sains, les plus analytiques de la planète. Ils devaient savoir avec précision quand une élimination était légale et quand elle franchissait la frontière parfois floue avec le meurtre, au risque de faire sombrer dans la Mouise les actions de la plus solide des compagnies.

Elle avait passé tous ces tests haut la main.

Il y en avait eu d’autres encore : les contractants exigeaient parfois d’étranges modes d’exécution, tout en se disant secrètement qu’ils n’en arriveraient jamais là, parce qu’ils se croyaient assez rusés et pleins de ressources pour échapper à l’assassin, en quelques semaines ou en quelques mois. Khouri avait dû se familiariser avec toutes sortes d’armes, se découvrant un don qu’elle n’avait jamais soupçonné.

Mais elle n’avait jamais vu une arme tout à fait comme celle que la petite souris lui avait laissée.

Il ne lui avait pas fallu plus d’une minute pour en assimiler l’assemblage. Une fois remontée, c’était une sorte de fusil d’assaut de précision, au canon perforé, ridiculement obèse. Le chargeur contenait un certain nombre de cartouches qui ressemblaient à des poissons-scie noirs : des fléchettes. Chacune était marquée du minuscule symbole de danger biologique. Cette tête mortelle, holographique, l’avait amenée à s’interroger. C’était la première fois qu’elle utilisait des toxines contre une cible.

Mais quel rapport avec le Monument ?

— Hé, la Caisse, reprit Khouri. Il y a encore une chose…

À cet instant, la cabine heurta brutalement le sol, et les propriétaires de pousse-pousse se mirent à pédaler furieusement pour l’éviter. À la barrière de péage, elle passa son petit doigt dans la fente prévue à cet effet, débitant un compte sécurisé du Dais, impossible à relier avec Oméga Point. C’était vital, parce que tout « client » doté des relations nécessaires aurait pu aisément suivre les mouvements de son assassin en remontant les diverses opérations effectuées par celui-ci dans le système financier erratique de la planète. Les paravents et les cloisons étanches devaient être préservés.

Khouri repoussa la porte en aile de mouette et quitta la cabine. Il pleuvait doucement, comme toujours à ce niveau. C’était ce qu’on appelait la pluie intérieure. Elle fut assaillie par l’odeur de la Mouise, mélange de relents d’égouts, de sueur, d’épices, d’ozone et de feux de camp. Le bruit était tout aussi envahissant : les roues et les sonnettes des pousse-pousse, les coups de trompes, créaient un fond sonore assourdissant, un brouhaha continu, ponctué par les cris des vendeurs ambulants et des animaux en cage, les beuglements des chanteurs et les hologrammes qui baragouinaient dans des langues aussi variées que le norte moderne ou le canasien.

Elle tira sur le large bord de sa faluche et releva le col de sa capote. La cabine accrocha un nouveau câble, très haut, remonta et se perdit bientôt parmi les autres petits points qui se balançaient dans les profondeurs brunâtres du ciel bâché.

— Eh bien, la Caisse, à vous de faire votre numéro, dit-elle.

— Faites-moi confiance. Je le sens bien, celui-là, répondit la voix de Ng, directement dans son crâne.


Le capitaine lui avait donné un excellent conseil, se dit Ilia Volyova. Tuer Nagorny avait vraiment été la seule option viable. Du reste, Nagorny lui avait beaucoup facilité la tâche en essayant de l’éliminer la première, faisant fi de toute considération morale.

Tout avait commencé il y avait déjà quelques mois, et elle avait dû cesser de remettre au lendemain ce qu’elle aurait dû faire depuis longtemps. Le vaisseau allait bientôt arriver en vue de Yellowstone et les autres sortiraient de cryosomnie. À ce moment-là, ses possibilités auraient été sérieusement limitées par le besoin d’entretenir la fiction selon laquelle Nagorny était mort dans son sommeil, par suite d’une avarie de son caisson cryogénique.

Elle avait dû prendre son courage à deux mains et passer aux actes, se dit-elle, assise dans son labo. Sa cabine n’était pas grande, par rapport aux dimensions du Spleen de l’Infini : elle aurait pu s’attribuer une suite princière, si elle avait voulu. Mais à quoi bon ? Ses heures de veille, elle les consacrait aux systèmes d’armement à l’exclusion d’à peu près toute autre chose, et quand elle dormait, elle rêvait encore d’armes. Elle ne s’accordait pas beaucoup de distractions, et rares étaient les luxes dont elle trouvait le temps de profiter – jouir était un terme trop fort. Enfin, elle avait tout l’espace qu’il lui fallait. Plus un lit, et quelques meubles utilitaires, alors que le vaisseau aurait pu lui fournir tous les raffinements imaginables. Elle disposait d’une petite annexe où elle avait fait son laboratoire, et c’était le seul endroit qui témoignait d’un quelconque souci du détail. C’était là qu’elle s’efforçait de trouver des moyens de soigner le capitaine, grâce à des modes d’attaque trop théoriques pour qu’elle en fasse part aux autres membres de l’équipage. Elle ne voulait pas leur donner de faux espoirs.

C’était là aussi qu’elle conservait la tête de Nagorny depuis qu’elle l’avait tué.

Congelée, évidemment. Et cachée dans un casque spatial d’une conception archaïque, qui était entré en mode de cryopréservation d’urgence à la minute où il avait détecté que son occupant avait cessé de vivre. Volyova avait entendu parler de casques munis, au niveau du cou, de diaphragmes tranchants comme des rasoirs, qui détachaient proprement la tête du corps dans des circonstances extrêmes – mais ce n’était pas l’un de ceux-là.

Cela dit, il avait eu une mort intéressante.

Quand Volyova avait raconté au capitaine que Nagorny avait perdu la tête à la suite de ses expériences et qu’il était perturbé par des cauchemars récurrents, le capitaine n’avait pas posé de questions sur ces cauchemars. Sur le coup, Volyova s’en était félicitée, parce qu’elle n’était pas très à l’aise pour en parler elle-même, et encore bien moins pour en analyser le contenu.

Mais, par la suite, elle avait eu beaucoup de mal à éviter le sujet. Le problème, c’est que ce n’étaient pas simplement des cauchemars occasionnels, si dérangeants qu’ils puissent être. Au contraire : si elle avait bien compris, les cauchemars de Nagorny étaient extrêmement répétitifs et détaillés. Ils tournaient essentiellement autour d’une entité appelée le Voleur de Soleil, qui était apparemment devenu son tortionnaire particulier. La façon dont il se manifestait à lui n’était pas tout à fait claire, mais ce qui ne faisait aucun doute, c’est qu’il était accompagné d’une aura de mal absolu. Elle l’avait entrevu dans les esquisses sur lesquelles elle était tombée, un jour, dans la cabine de Nagorny : des créatures hideuses, évoquant des oiseaux squelettiques, aux orbites vides, esquissées à grands coups de crayon fiévreux. Ce coup d’œil lui avait suffi : c’était une plongée dans la folie de Nagorny. Quel rapport y avait-il entre ces phantasmes et les séances d’entraînement dans l’armurerie ? Quelle faille insoupçonnée de son interface neurale avait laissé filtrer le courant dans la partie du cerveau qui provoquait la terreur ? Après réflexion, il était évident qu’elle l’avait trop poussé, et trop vite. Cela dit, elle n’avait fait qu’obéir à Sajaki, qui lui avait ordonné de faire en sorte que son artilleur soit opérationnel immédiatement.

Nagorny avait donc pété les plombs et disparu dans les entrailles du bâtiment. Bien que le conseil du capitaine – le retrouver et l’éliminer – heurtât ses instincts les plus profonds, Volyova avait déployé des réseaux de capteurs dans toutes les coursives accessibles et passé des jours à scruter ses rats-droïdes, à l’affût d’indices des déplacements de Nagorny. Ça n’avait servi à rien. Et elle commençait à se dire que c’était sans espoir : Nagorny serait encore en vadrouille quand le bâtiment arriverait dans le système de Yellowstone et que les autres membres de l’équipage se réveilleraient…

C’est alors que Nagorny avait commis deux erreurs, les deux dernières manifestations de sa folie. D’abord, il s’était introduit dans sa cabine et avait laissé, sur une cloison, un message tracé avec son propre sang. Un message très simple. Elle l’aurait deviné toute seule.

VOLEUR DE SOLEIL.

Ensuite, basculant définitivement dans la déraison, il lui avait volé le casque de son scaphandre spatial, la poussant à se réfugier dans sa cabine. Après cela, elle avait eu beau prendre toutes les précautions qui s’imposaient, il avait réussi à lui tendre encore un piège. Il l’avait soulagée de son arme et acculée dans une coursive menant vers une cage d’ascenseur. Elle avait bien tenté de résister, mais Nagorny avait la force des psychotiques, et la poigne qu’il avait refermée sur elle était aussi implacable qu’un étau. Elle s’était dit qu’elle trouverait bien l’occasion de lui échapper avant qu’il n’ait le temps de l’emmener Dieu sait où, lorsque la cabine d’ascenseur arriverait.

Sauf que Nagorny n’avait pas l’intention de lui faire prendre l’ascenseur. Avec son arme, il avait forcé la porte qui donnait sur le puits d’une profondeur insondable et, sans autre forme de procès – sans un mot d’adieu –, il avait poussé Volyova dans le vide.

C’était une grave erreur.

La cage d’ascenseur courait d’un bout à l’autre du bâtiment. Elle allait tomber en chute libre sur des kilomètres avant de heurter le fond. C’est ce qu’elle s’était dit pendant quelques instants de panique absolue. Elle allait tomber jusqu’à ce qu’elle s’écrase, et que ça prenne quelques secondes ou une minute, le résultat serait le même. Les parois de la cage d’ascenseur étaient lisses, sans prise, sans rien à quoi se raccrocher, rien pour stopper sa chute de quelque façon que ce soit.

Elle allait mourir.

Puis, avec un détachement qui devait la frapper par la suite, une partie de son cerveau avait réexaminé le problème. Elle s’était vue non pas tomber sur toute la longueur du vaisseau, mais en vol stationnaire : flottant, parfaitement immobile, par rapport aux étoiles. Ce n’était pas elle qui accélérait, en cet instant précis, c’était le vaisseau qui se déplaçait, qui se ruait vers le haut. Et ce qui provoquait son accélération, c’était sa poussée.

Qu’elle pouvait commander à partir de son bracelet.

Volyova n’avait pas eu le temps de peaufiner les détails. Une idée avait germé – explosé – dans sa tête, et soit elle passait immédiatement à sa réalisation, soit elle acceptait son sort. Elle pouvait stopper sa chute – sa chute apparente – en inversant la poussée du vaisseau, juste le temps d’obtenir l’effet désiré. L’accélération nominale était d’un g, raison pour laquelle Nagorny avait si facilement pris le vaisseau pour une sorte d’énorme bâtiment. Une dizaine de secondes avaient passé pendant qu’elle réfléchissait. Alors, combien ? Dix secondes d’inversion de poussée à un g ? Non, trop modéré. Le puits dans lequel elle tombait n’était peut-être pas assez long. Mieux valait passer à dix g pendant une seconde ; elle savait que les moteurs en étaient capables. Le reste de l’équipage, tranquillement encoconné dans ses caissons, ne risquait rien. Et elle n’en pâtirait pas non plus ; elle verrait juste passer assez brutalement les parois de la cage d’ascenseur.

Mais Nagorny n’était pas aussi bien protégé.

Ça n’avait pas été facile. Elle avait eu du mal à transmettre les instructions nécessaires par l’intermédiaire de son bracelet, avec le bruit de l’air qui couvrait sa voix. Elle avait ensuite connu quelques moments d’agonie avant que le vaisseau ne donne l’impression de réagir.

Et puis, docilement, il avait obéi à ses ordres.

Par la suite, elle avait retrouvé Nagorny. Normalement, une poussée de dix g, pendant une seconde, n’aurait pas dû être mortelle. Normalement. Mais Volyova n’avait pas augmenté l’accélération d’un seul coup. Elle avait tâtonné et, à chaque secousse, Nagorny avait été projeté contre le sol et le plafond.

Elle avait été blessée, elle aussi, d’ailleurs. Elle avait heurté la paroi de la cage d’ascenseur en retombant, et elle s’était cassé une jambe, mais la fracture était maintenant consolidée, et la douleur n’était plus qu’un vague souvenir. Elle se souvenait d’avoir coupé la tête de Nagorny à l’aide de sa curette-laser, car elle avait besoin des implants greffés dans son cerveau. La création de ces petites choses délicates avait exigé un processus laborieux de croissance moléculaire. Autant éviter de devoir les dupliquer…

Le moment était venu de les récupérer.

Elle sortit la tête du casque et la plongea dans l’azote liquide. Puis elle passa les mains dans deux gantelets rigides fixés au-dessus de la paillasse, au milieu d’une architecture complexe de vérins et de pistons. De petits instruments chirurgicaux étincelants s’animèrent et descendirent en bourdonnant vers le crâne afin de le découper en tranches qui se juxtaposeraient, par la suite, avec une précision diabolique. Avant de reconstituer la tête, Volyova y insérerait de faux implants, afin que, si l’envie prenait à quelqu’un d’examiner un jour la tête, il ne voie pas quel traitement elle lui avait fait subir. Elle devrait ensuite la raccorder au corps, mais, pour ça, elle ne s’en faisait pas trop. Le temps que les autres découvrent ce qui était arrivé à Nagorny – ce qu’elle allait leur faire croire qu’il lui était arrivé –, ils ne seraient plus très pressés de l’examiner en détail. Sudjic risquait de poser un problème, bien sûr : Nagorny avait été son amant, avant de disjoncter complètement.

Enfin, ce problème, Ilia Volyova le réglerait le moment venu. En attendant, elle avait d’autres chats à fouetter.

Tout en plongeant dans les recoins les plus secrets du cerveau de Nagorny, elle commença à se demander par qui elle allait bien pouvoir le remplacer.

Elle ne voyait aucun candidat plausible à bord du vaisseau.

Enfin, elle trouverait peut-être une nouvelle recrue du côté de Yellowstone.


— Alors, la Caisse, je chauffe ?

Sa voix lui parvenait, brouillée, tremblante, à travers la masse de bâtiments qui la dominaient de toute leur hauteur.

— Vous chauffez si fort que vous allez cramer, ma chère ! Tenez bon et veillez à ne pas gâcher ces précieuses fléchettes à toxines.

— Oui, à propos, la Caisse, je…

Khouri esquiva de justesse trois Néo Komusos qui passaient tel un vent de tempête, la tête protégée par un casque de vannerie, en faisant voltiger leur shakuhachi – leur éternelle flûte de bambou – comme un bâton de majorette, afin de disperser une bande de singes capucins qui disparurent dans les ombres.

— Je voudrais savoir… poursuivit-elle. Et si nous faisons des victimes collatérales ?

— Impossible, répondit Ng. La toxine a été conçue par génie génétique en fonction de la biochimie de Taraschi. Si vous atteignez quelqu’un d’autre, vous ne lui occasionnerez qu’une vilaine piqûre.

— Et si je touchais un clone de Taraschi ?

— Vous demandez ça sérieusement ?

— Ce n’est qu’une question.

La Caisse lui parut soudain étrangement chatouilleuse.

— De toute façon, si Taraschi avait un clone et si nous l’éliminions par erreur, ce serait son problème, pas le nôtre. C’est précisé en petits caractères sur le contrat. Vous devriez peut-être le lire, un jour…

— D’accord. Le jour où je serai en proie à un ennui existentiel, rétorqua Khouri.

Puis elle se raidit, parce que, tout d’un coup, il y avait eu du changement. Ng n’avait pas répondu. Au lieu de sa voix, une pulsation s’était fait entendre : douce, insidieuse, pareille à l’écho-radar du pouls d’un prédateur. Elle avait entendu ce son une douzaine de fois au cours des six derniers mois, et chaque fois lorsqu’elle était près de sa cible. Taraschi était à moins de cinq cents mètres. Donc, très probablement, à l’intérieur même du Monument.

Le déroulement du jeu était maintenant dans le domaine public. Taraschi devait être au courant, parce qu’un dispositif semblable – implanté dans une clinique du Dais – générait des pulsations identiques dans sa tête à lui. En ce moment précis, de l’autre côté de Chasm City, tous les médias qui suivaient le Jeu de l’Ombre étaient probablement en train de dépêcher leurs équipes vers l’endroit de la mise à mort. Les plus veinards devaient déjà être dans le secteur.

Le rythme s’accéléra, sans devenir encore très rapide, alors qu’elles pénétraient, la Caisse et elle, dans le hall d’entrée du Monument. Taraschi devait être à l’étage au-dessus – donc bien dans le Monument –, de sorte que la distance entre eux restait relativement constante.

L’édifice était situé dangereusement près du gouffre, et la salle des pas perdus, en dessous, était crevassée par des mouvements de terrain. Le centre commercial prévu à l’origine dans les sous-sols avait été infiltré par la Mouise. Les niveaux inférieurs étaient inondés, et les tapis roulants qui remontaient de l’eau étaient couleur de caramel. La pyramide à gradins qu’était le Monument était surélevée au-dessus de la salle d’échanges et de la plaza inondée par un pyramidon, une petite pyramide renversée, qui s’enfonçait profondément dans le socle rocheux. Le bâtiment n’avait qu’une entrée. Autant dire que Taraschi était un homme mort si elle le prenait à revers. Mais, pour y arriver, elle devait emprunter un pont qui franchissait la plaza, et l’homme, de l’intérieur, la verrait inévitablement approcher. Elle se demanda quel genre de pensées primitives pouvaient bien lui passer par la tête en cet instant précis. Dans ses rêves elle s’était souvent trouvée dans une ville à moitié déserte, poursuivie par un chasseur implacable, mais la terreur qu’éprouvait Taraschi était bien réelle. Elle se souvint que dans ces rêves le chasseur bougeait sans hâte. Ça faisait partie de l’horreur de la situation. Elle courait désespérément, comme si l’air s’était épaissi, comme si elle avait les jambes lestées de plomb, et le chasseur se déplaçait avec une lenteur témoignant d’une grande patience et d’une infinie sagesse.

Elle s’engagea sur le pont et la pulsation s’accéléra. Le sol, sous ses pieds, devint humide et granuleux. Par moment, la pulsation ralentissait puis repartait de plus belle, preuve du fait que Taraschi se déplaçait dans le bâtiment. Mais il n’avait pas vraiment d’issue possible. Il pouvait peut-être faire en sorte de la rencontrer sur le toit du Monument, mais en utilisant un transport aérien il contreviendrait aux termes du contrat. Dans les salons du Dais, cette honte serait pire que la perspective de se faire tuer.

Elle entra dans l’atrium ménagé à l’intérieur du pyramidon. Il y faisait sombre et sa vue mit un moment à s’adapter. Elle tira le pistolet à toxines de sa capote et vérifia la sortie, au cas où Taraschi aurait prévu de s’esquiver. Son absence n’avait rien d’étonnant. L’atrium, qui était régulièrement vandalisé, était pratiquement désert. On n’entendait que la pluie tambourinant sur le métal. Un amas de sculptures d’acier rouillé, délabrées, étaient suspendues au plafond par des câbles de cuivre. Quelques-unes étaient tombées et, sous le choc, les ailes des oiseaux s’étaient enfoncées dans les dalles de marbre. Elles étaient mollement visibles sous la poussière d’une blancheur mortelle incrustée entre les ébauches de plumes.

Elle leva les yeux vers le plafond.

— Taraschi ? appela-t-elle. Vous m’entendez ? J’arrive !

Elle se demanda fugitivement pourquoi les télés n’étaient pas encore là. C’était bizarre. Le moment de l’exécution du contrat – et de son client – approchait, et personne n’avait flairé l’odeur du sang, personne ne lui tournait autour en hurlant à la mort. D’habitude, ça attirait une véritable foule.

Il n’avait pas répondu, mais elle savait qu’il était bien là-haut. Elle traversa l’atrium et s’approcha de l’escalier en colimaçon. Elle le gravit rapidement et chercha du regard de gros objets à déplacer afin d’empêcher Taraschi de s’échapper. Ce n’était pas ce qui manquait. Elle commença à empiler les objets d’exposition et les meubles cassés afin d’obstruer le haut de l’escalier. Ça n’empêcherait pas véritablement Taraschi de passer ; ça ne ferait que le ralentir, mais elle n’en demandait pas davantage.

Elle s’arrêta, en sueur et le dos cassé, le temps de regarder autour d’elle. Les arpèges qui retentissaient inlassablement dans sa tête lui confirmaient que Taraschi était tout près.

La partie supérieure de la pyramide était un mémorial aux Quatre-Vingts. Les tombeaux étaient placés dans des niches ménagées entre les impressionnants murets de marbre noir qui s’arrêtaient à mi-chemin du plafond d’une hauteur vertigineuse. Ils étaient entourés de piliers ornés de caryatides dans des postures suggestives. Les murets, dans lesquels s’ouvraient des arcades bordées de piliers, l’empêchaient de voir ce qui se passait à plus d’une dizaine de mètres à la ronde. La pluie tombait à verse par les larges trouées du plafond, qui laissaient pénétrer des colonnes de lumière sépia dans la salle. Khouri vit que la plupart des anfractuosités étaient vides. Les tombeaux avaient manifestement été pillés, à moins que les familles n’aient décidé de retirer les restes des défunts pour les faire transférer dans un endroit plus sûr. Il n’en restait pas plus de la moitié, dont les deux tiers étaient à peu près identiques : des images, des biographies et des souvenirs du mort, disposés d’une façon standardisée. Quelques stalles témoignaient d’une certaine recherche : on y voyait des hologrammes de statues, et même, dans un ou deux cas – détail morbide –, le corps embaumé du défunt, manifestement soumis à un remarquable processus de taxidermie afin de réparer les dégâts entraînés par le processus mortifère.

Elle délaissa les tombeaux les mieux tenus pour s’intéresser à ceux qui avaient l’air abandonnés, non sans remords à l’idée du sacrilège qu’elle commettait. Les bustes étaient bien pratiques – juste assez gros pour être déplacés quand elle réussissait à glisser les doigts sous le socle. Elle ne prit pas la peine de les déposer bien en ordre en haut de l’escalier, et les laissa tomber en tas. La plupart avaient déjà perdu leurs yeux de pierres semi-précieuses, de toute façon. Les statues grandeur nature étaient trop lourdes ; elle ne réussit à en faire bouger qu’une.

Bientôt, la barricade fut achevée. C’était pour l’essentiel un entassement improvisé de têtes renversées, de visages dignes, indifférents au traitement qu’on leur réservait. Cet amoncellement était entouré par un bric-à-brac d’objets moins encombrants, dans lesquels un éventuel fuyard se serait empêtré : des vases, des bibles, et de fidèles cyborgs. Même si Taraschi entreprenait de démanteler le tas pour gagner l’escalier, elle ne pouvait manquer de l’entendre, et elle le rejoindrait bien avant qu’il n’ait fini. Il serait même assez élégant de le tuer sur cet empilement de crânes, qui évoquait un peu le Golgotha.

Pendant tout ce temps, elle n’avait cessé d’écouter un lourd bruit de pas, quelque part derrière les murets.

— Taraschi ! appela-t-elle. Ne vous compliquez pas les choses. Vous ne pouvez pas fuir !

Sa réponse lui parvint, étonnamment forte et confiante :

— Vous vous trompez, Ana. La fuite est la raison de notre présence ici.

Et merde ! Le client n’était pas censé connaître son nom.

— La fuite, c’est la mort, non ?

— Quelque chose dans ce goût-là, répondit-il, d’un ton apparemment amusé.

Ce n’était pas la première fois qu’elle avait droit à ces rodomontades de la onzième heure. Pour lesquelles, d’ailleurs, elle avait assez tendance à admirer ses proies.

— Vous voulez que je vienne vous chercher, c’est ça ?

— Pourquoi pas ? C’est bien pour ça que nous sommes là, non ?

— Je comprends. Vous en voulez pour votre argent. Le contrat comportait tellement de clauses… Ça n’a pas dû être donné.

— Des clauses ? Quelles clauses ? répliqua-t-il pendant que la rhapsodie pulsatile qu’elle avait dans la tête évoluait légèrement.

— Cette arme. Le fait que nous soyons seuls.

— Ah, fit Taraschi. Oui. Enfin, non. Ce n’était pas donné. Mais je voulais quelque chose de personnel. Au moment de la finalisation.

Khouri sentait la moutarde lui monter au nez. Elle n’avait jamais tenu une véritable conversation avec aucune de ses cibles. Normalement, ça n’aurait pas dû être possible, dans le rugissement de la foule assoiffée de sang que la mise à mort attirait généralement. Tout en armant le pistolet à toxines, elle avança lentement le long de l’aile.

— Pourquoi la clause d’intimité ? demanda-t-elle, incapable de couper le contact.

— Par dignité. Je voulais bien jouer le jeu, mais je ne voyais pas la nécessité de me déshonorer en le faisant.

— Vous êtes tout près, remarqua Khouri.

— Oui, tout près.

— Et vous n’avez pas peur ?

— Si, bien sûr. Mais de vivre, pas de mourir. Il m’a fallu des mois pour en arriver là. Alors, Ana, que pensez-vous de cet endroit ? demanda-t-il tandis que cessait le bruit de ses pas.

— Je pense qu’il est mal entretenu.

— C’était un bon choix, vous l’admettrez.

Elle se retourna. Il était planté près de l’un des tombeaux, et il paraissait d’un calme surnaturel, presque plus calme que les statues qui assistaient à la rencontre. La pluie qui tombait dans le bâtiment assombrissait le tissu bordeaux de sa tenue caractéristique du Dais et lui plaquait les cheveux sur le front, l’enlaidissant. Il avait l’air plus jeune que toutes ses autres proies, ce qui voulait dire soit qu’il était vraiment plus jeune, soit qu’il était assez riche pour s’offrir les meilleurs traitements de longévité. Elle n’aurait su dire pourquoi, mais elle misait sur la première hypothèse.

— Vous vous souvenez pourquoi nous sommes là ? demanda-t-il.

— Oui, mais je ne suis pas sûre que ça me plaise.

— Faites-le quand même.

L’une des colonnes de lumière tombant du plafond se braqua magiquement sur lui. L’espace d’un instant seulement, mais cela suffit pour lui permettre de viser.

Elle tira.

— Vous avez bien fait, dit Taraschi, manifestement indifférent à la souffrance.

D’une main, il prit appui sur le mur, tandis que, de l’autre, il effleurait la fléchette plantée dans sa poitrine et l’arrachait, comme on ôte un chardon accroché à ses vêtements. La barbe acérée tomba par terre. Une goutte de sérum perlait à la pointe. Khouri braqua à nouveau l’arme sur lui, mais Taraschi leva sa paume tachée de sang, arrêtant son geste.

— Inutile d’en rajouter, dit-il. Une devrait suffire.

— Vous ne devriez pas être déjà mort ? demanda Khouri, au bord de la nausée.

— Oh, ça prendra un moment. Des mois, plus précisément. C’est une toxine à action lente. Ça laisse tout le temps de réfléchir.

— De réfléchir à quoi ?

Taraschi coiffa ses cheveux mouillés avec ses doigts et essuya sur son pantalon ses mains humides, maculées de sang et de poussière.

— Si je vais la suivre ou non.

La pulsation s’arrêta soudain, procurant à Khouri une sorte de vertige. Elle manqua défaillir. Elle comprit que le contrat était exécuté. Elle avait gagné – encore une fois. Même si Taraschi était toujours vivant.

— C’était ma mère, dit Taraschi en indiquant la plus proche stalle, qui comptait parmi les rares tombeaux encore entretenus.

Il n’y avait pas un grain de poussière sur les seins d’albâtre de la femme, comme si Taraschi avait nettoyé son buste juste avant la rencontre. Il était intact. Ses prunelles étaient même encore ornées de pierres précieuses. Rien, aucune marque, pas un éclat ne déparait ses traits aristocratiques.

— Nadine Weng-da Silva Taraschi.

— Que lui est-il arrivé ?

— Elle est morte au cours du processus de scanning, évidemment. La cartographie a été tellement rapide qu’une moitié de son cerveau fonctionnait encore normalement alors que l’autre était déjà détruite.

— Je regrette. Elle devait être volontaire, mais quand même.

— Il n’y a rien à regretter. En réalité, c’est elle qui a eu de la chance. Vous connaissez l’histoire, Ana ?

— Je ne suis pas d’ici.

— Non, c’est ce que j’ai entendu dire. Vous étiez dans l’armée et il vous est arrivé quelque chose de terrible. Eh bien, je vais vous raconter : les scannings se sont tous parfaitement déroulés. Le problème résidait dans le logiciel qui était censé exécuter les informations scannées et permettre aux ondes alpha d’évoluer vers l’avenir, d’éprouver la conscience, l’émotion, la mémoire, tout ce qui fait de nous des êtres humains. Les choses ont assez bien marché jusqu’au scanning du dernier des Quatre-Vingts, un an après le premier. C’est alors que les premiers volontaires ont commencé à souffrir d’étranges pathologies. Ils se sont effondrés de façon irrécupérable, ou enfermés dans des boucles de rétroaction dont ils ne pouvaient sortir.

— Vous avez dit qu’elle avait eu de la chance ?

— Quelques-uns des Quatre-Vingts tournent toujours, répondit Taraschi. Il y a près d’un siècle et demi que ça dure. Même la peste ne les a pas affectés : ils avaient émigré vers des ordinateurs sécurisés, dans ce que nous appelons maintenant la Ceinture de la Rouille. Mais il y a un moment maintenant qu’ils sont coupés de tout contact avec le monde réel. Ils évoluent dans des environnements simulés de plus en plus élaborés, ajouta-t-il après une pause.

— Et votre mère ?

— C’est elle qui m’a suggéré de la rejoindre. La technologie du scanning est plus perfectionnée, maintenant. On n’en meurt pas forcément.

— Alors, où est le problème ?

— Ce ne serait plus moi. Juste une copie, et ma mère le saurait. Alors que maintenant… maintenant, poursuivit-il en palpant à nouveau la petite blessure, étant définitivement mort dans le monde réel, la copie sera tout ce qui restera de moi. J’ai le temps de me faire scanner avant que la toxine n’induise des dommages tangibles dans ma structure neurale.

— Vous n’auriez pas pu vous l’injecter vous-même ?

— Ç’aurait été trop clinique, répondit Taraschi avec un sourire. Après tout, je suis en train de me tuer, et ce n’est pas une chose qu’on fait à la légère. En vous impliquant, je prolongeais la décision et j’introduisais un élément de hasard. J’aurais pu décider que la vie était préférable et vous résister, et vous auriez pu l’emporter quand même.

— La roulette russe aurait coûté moins cher.

— Trop rapide, trop aléatoire, et beaucoup, beaucoup moins stylé. (Il s’approcha d’elle et, avant qu’elle ait le temps d’esquiver, lui prit la main et la serra, comme n’importe quel individu concluant un marché.) Merci, Ana.

— Merci ?

Sans répondre, il passa devant elle, se dirigea vers le bruit. L’empilage sacrificiel de têtes et de bustes s’écroula, des pas retentirent dans l’escalier. Puis un vase cobalt vola en éclats. La barricade avait cédé. Khouri entendit le murmure des hovercams, mais elle ne reconnut pas la foule attendue. C’étaient des gens habillés normalement, sans ostentation, les fortunes ancestrales du Dais. Trois hommes âgés portaient des ponchos, des faluches et des lunettes vidéo en écaille de tortue. Les caméras planaient docilement au-dessus d’eux comme des drones. On vit enfin apparaître deux palanquins de bronze, dont l’un était trop petit pour accueillir autre chose qu’un enfant. Un homme en veste de matador violette filmait à l’aide d’un petit caméscope grand comme la main. Deux adolescentes abritées sous des parapluies ornés de grues et de pictogrammes chinois peints à la main entouraient une femme plus âgée, au visage incolore. On aurait dit un papier d’origami déplié, tout écrasé. Elle se jeta aux genoux de Taraschi en pleurant. Khouri ne l’avait jamais vue, mais elle sut, intuitivement, que c’était la femme de Taraschi et que la fléchette de toxines venait de la priver de lui.

Elle braqua sur Khouri ses yeux gris fumée, limpides, et dit d’une voix blanche, rendue atone par la colère :

— J’espère que vous êtes bien payée pour ça.

— Je ne fais que mon travail, répondit Khouri, mais eut le plus grand mal à articuler ces paroles.

Les gens aidèrent Taraschi à regagner l’escalier. Khouri les regarda descendre et disparaître à sa vue. La femme se retourna, lui lança un dernier regard de reproche. Khouri les entendit s’éloigner, elle entendit le bruit de leurs pas sur le sol de pierre reconstituée. Des minutes passèrent. Elle se croyait complètement seule lorsqu’il y eut un mouvement derrière elle.

Elle fit volte-face, braquant machinalement le pistolet à toxines, une nouvelle flèche engagée dans la chambre.

Un palanquin émergea d’entre deux tombeaux.

— C’est vous, la Caisse ?

Elle baissa le canon de son arme. À quoi aurait-elle bien pu lui servir, de toute façon ? La toxine était prévue pour agir exclusivement sur la biochimie de Taraschi.

Mais ce n’était pas le palanquin de la Caisse : il ne portait aucune marque, aucun ornement. Il était tout noir, en fait. À cet instant, il s’ouvrit – c’était la première fois qu’elle voyait s’ouvrir un palanquin –, et il en sortit un homme qui s’approcha d’elle sans crainte. Il portait une veste de matador violette ; pas le genre de tenue qu’elle s’attendait à voir sur un hermétique obsédé par la peur de la contamination. D’une main, il tenait un accessoire à la mode : une caméra miniaturisée.

— On s’est occupé de la Caisse, répondit l’homme. À partir de maintenant, Khouri, vous n’aurez plus à vous en soucier.

Il parlait avec un petit accent doux, qui n’était pas de la région, pas du système et même pas du Bout du Ciel.

— Qui êtes-vous ? Vous avez des liens avec Taraschi ?

— Non, je suis juste venu voir si vous étiez aussi efficace que le prétendait votre réputation. Et je crains que vous ne le soyez. Ce qui veut dire qu’à partir de maintenant vous travaillez pour la même personne que moi.

Elle se demanda si elle pourrait lui loger une flèche dans l’œil. Il n’en mourrait pas, mais ça lui rabattrait sûrement son caquet.

— Et pour qui travaillez-vous ?

— La Demoiselle, répondit l’homme.

— Jamais entendu parler.

Il leva l’objectif de la petite caméra. Qui s’ouvrit comme un œuf de Fabergé particulièrement ingénieux. Des centaines de fragments de jade se positionnèrent élégamment et, soudain, elle se retrouva nez à nez avec le canon d’une arme à feu.

— Non, mais elle, elle a entendu parler de vous.

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