Khouri laissa Volyova se charger du difficile travail consistant à faire entrer en douceur la chambre-araignée dans la navette. L’opération était plus complexe qu’il n’y paraissait ; non que le corps de la chambre-araignée fût trop gros pour le volume disponible, mais ses pattes pendantes ne se repliaient pas convenablement et empêchaient la fermeture des portes de la soute. En fin de compte – il n’avait pas dû se passer plus d’une minute depuis le début de l’opération –, Volyova dut envoyer une escouade de cyborgs pour mettre les pattes dans la position voulue. Pour un observateur extérieur – sauf qu’il n’y en avait pas, bien sûr, en dehors de la masse lugubre, à demi impotente, du gobe-lumen –, la procédure devait évoquer une bande de lutins essayant de faire entrer un insecte dans un écrin.
Volyova réussit enfin à refermer les portes, obstruant la dernière fenêtre donnant sur le champ d’étoiles convulsées. Les lumières intérieures s’allumèrent, suivies par le ululement de plus en plus strident de la pressurisation, transmis par la coque métallique de la chambre-araignée. Les cyborgs amarrèrent rapidement la chambre afin de lui permettre de résister au roulis et au tangage, et une minute après, Volyova apparut. Elle ne portait pas sa combinaison.
— Suivez-moi ! hurla-t-elle d’une voix vibrante. Plus vite nous serons hors de portée des armes, mieux ça vaudra !
— Quelle est leur portée, au juste ? demanda Khouri.
— Je ne sais pas trop.
— Vous avez fait fort, avec votre programme, dit Khouri alors que les trois femmes se hissaient à la force des poignets dans la cabine de la navette. Beau travail, Ilia ! Nous avons senti la vibration jusqu’ici. Une sacrée avarie.
— Je crois que ça ne lui a pas fait de bien, dit-elle. Après mon expérience avec la cache d’armes, j’ai remis le programme Ankylose en service avec quelques interrupteurs additionnels. Cette fois, l’ankylose n’a pas dû s’arrêter à l’épiderme. Je regrette seulement de ne pas avoir installé de dispositifs de destruction au voisinage des propulsions Conjoineur. Là, nous aurions pu faire cramer le bâtiment et nous sauver.
— Sauf que nous aurions du mal à rentrer chez nous, non ?
— Très probablement. Mais ça mettrait sûrement fin à la carrière du Voleur de Soleil. Et pas seulement du Voleur de Soleil, ajouta-t-elle après réflexion. Sans le bâtiment, la tête de pont lâcherait, faute de remise à jour de l’armothèque. Et nous aurions gagné.
— Vous n’avez rien de plus optimiste à nous proposer ?
Volyova ne répondit pas.
Elles étaient arrivées sur la passerelle de la navette, qui était d’un modernisme on ne peut plus satisfaisant. Sa blancheur stérile était digne d’un cabinet de dentiste.
— Écoutez, fit Volyova en regardant Pascale. Je ne sais pas si c’est très clair pour vous, mais si la tête de pont lâchait maintenant, comme nous le voulons, ce ne serait pas forcément bon pour votre mari.
— À condition qu’il soit déjà là-bas.
— Oh, ça, je pense qu’on peut en être sûres.
— D’un autre côté, reprit Khouri, s’il est déjà à l’intérieur, qu’elle lâche maintenant ou non ne changerait pas grand-chose, sauf que ça nous empêcherait d’arriver jusqu’à lui. Et c’est ce que nous voulons, n’est-ce pas ? Je veux dire, nous ne pouvons faire autrement que d’essayer.
— Il faut bien que quelqu’un le fasse. Maintenant, je vous recommande vivement de trouver un coin où vous asseoir. Nous allons mettre beaucoup d’espace entre le gobe-lumen et nous, et en peu de temps, conclut Volyova en bouclant le harnais d’un des fauteuils du poste de pilotage.
Elle tendit les doigts afin de réaliser l’interface avec l’antique console tactile qu’elle appréciait tant.
Elle avait à peine achevé son geste que les moteurs s’animèrent, leur rugissement signalant qu’ils étaient prêts à réagir, et les cloisons, les sols et les plafonds, jusqu’alors indéterminés, s’investirent soudain d’une réalité très concrète.
Lorsque le puits eut disparu et qu’ils se retrouvèrent dans le vide, l’impression que la chute cessait fut si forte que Sylveste se tendit comme dans l’attente d’un choc imaginaire. C’était une illusion : ils tombaient toujours, et plus vite que jamais, mais les points de référence étaient tellement éloignés qu’ils avaient l’impression de rester immobiles.
Ils étaient à l’intérieur de Cerbère.
— Eh bien, fit Calvin, prenant la parole pour la première fois depuis ce qui paraissait être des jours. Tu t’attendais à ça ?
— Ce n’est rien, répondit Sylveste. Juste un prélude.
C’était néanmoins la structure artificielle la plus bizarre qu’il ait jamais vue ; l’endroit le plus étrange dans lequel il s’était jamais retrouvé. La croûte s’incurvait au-dessus de lui : une voûte qui contenait un monde, trouée par la pointe de la tête de pont. L’endroit était baigné d’une faible luminescence apparemment générée par les immenses serpents enroulés en volutes complexes sur ce qui lui apparaissait maintenant comme étant le sol. D’énormes arcs-boutants gros comme des troncs d’arbre convulsés, organiques, montaient jusqu’au plafond. Grâce à la vision directe, qui constituait une amélioration par rapport aux images transmises par les sondes robotiques, il voyait que les arcs-boutants avaient plutôt l’air d’avoir poussé du plafond vers le sol, dans lequel leurs racines se fondaient. Le firmament avait l’air moins vivant ; plus cristallin. Dans un aperçu fulgurant, il vit que le sol était plus ancien que la voûte ; qu’elle avait été construite autour du monde après que le sol avait été terminé. Ils avaient été conçus à des phases différentes de la science amarantine.
— Contrôlez votre descente, dit Sajaki. Essayez de ne pas heurter le sol trop brutalement. Nous ne voulons pas non plus nous fourvoyer dans un système de défense que la tête de pont n’aurait pas neutralisé.
— Vous pensez qu’il pourrait encore y avoir des éléments hostiles ?
— Peut-être pas à ce niveau, répondit Sajaki. Mais en dessous… à mon avis, nous pouvons y compter. Cela dit, ces défenses n’ont peut-être pas beaucoup servi au cours du dernier million d’années, alors il se peut qu’elles soient plutôt… plutôt rouillées.
— D’un autre côté, nous ne pouvons pas compter là-dessus non plus.
— Non. Pas forcément.
Le scaphandre accrut la poussée, et l’impression de pesanteur augmenta. Un quart de g seulement ; pourtant la voûte était un artefact d’une taille terrifiante. Un kilomètre de matière séparait Sylveste de l’espace ; un kilomètre qu’il devrait franchir à nouveau s’il voulait repartir. Évidemment, il avait mille autres kilomètres de planète sous les pieds, mais il n’avait aucune idée de la distance qu’il devrait parcourir dans ces profondeurs avant de trouver ce qu’il cherchait. Il espérait ne pas avoir à aller loin : les cinq jours qu’il s’était accordés, retour compris, semblaient maintenant dangereusement trop courts. De l’extérieur, il était facile d’accepter l’équation de Volyova, et de croire qu’elle avait un certain lien avec la réalité. Ici et maintenant, alors que les facteurs représentés par ses équations se concrétisaient en structures vastes et menaçantes, il avait beaucoup moins confiance en leur pouvoir prédictif.
— Tu crèves de trouille, hein ? demanda Calvin.
— Tu lis dans mes émotions, maintenant, c’est ça ?
— Non. C’est juste qu’elles doivent ressembler aux miennes. Nous pensons de la même façon, tous les deux. Et plus que jamais. Je le reconnais sans honte, j’ai peur. Très, très peur. Bizarre, non, pour un bout de programme ? Hé, Dan, c’est pas profond, ça ?
— Garde tes profondeurs pour plus tard ; je suis sûr que tu auras l’occasion de me les resservir.
— Vous devez vous sentir insignifiant, intervint Sajaki comme s’il avait surpris leur conversation. Eh bien, vous auriez des raisons. Vous êtes insignifiant. C’est la majesté de cet endroit. Vous auriez préféré qu’il soit autrement ?
Le sol jonché de gravats géométriques se précipitait vers eux. L’alarme de proximité du scaphandre retentit, indiquant que le sol se rapprochait. Il sentit que le scaphandre s’adaptait autour de lui, se remodelait en prévision de l’opération de surface. Cent mètres. Ils descendaient vers une dalle cristalline, plate : probablement un fragment de la voûte qui s’était écrasé là. Un fragment de la taille d’une salle de bal. La flamme aveuglante du réacteur intégré à son scaphandre se reflétait sur la surface marbrée.
— Coupez le réacteur cinq secondes avant l’impact, dit Sajaki. Pas la peine que la chaleur déclenche une réaction de défense.
— Non, convint Sylveste. Ce n’est vraiment pas la peine.
Il supposa que le scaphandre le protégerait de la chute, mais il dut bander sa volonté pour suivre les instructions de Sajaki, se laisser tomber en chute libre cinq secondes avant que ses pieds n’entrent en contact avec le cristal. Le scaphandre se renfla légèrement, s’entourant d’un bouclier amortisseur. La densité de l’air-gel augmenta, et Sylveste manqua brièvement perdre conscience. Mais, quand l’impact eut lieu, il fut si doux que c’est à peine s’il le remarqua.
Il cilla, se rendit compte qu’il était tombé sur le dos. Génial, se dit-il – très digne. Puis le scaphandre se redressa et il se retrouva debout.
Debout à l’intérieur de Cerbère.