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En orbite autour de Resurgam, 2566

— Siège ! ordonna Volyova en prenant pied sur la passerelle.

Un fauteuil s’offrit avidement à elle. Elle boucla son harnais et fit décrire au fauteuil une courbe qui l’éloigna des parois en gradins de la passerelle et l’amena en orbite autour de l’énorme sphère de projection holographique située au centre de la salle.

La sphère affichait une image de Resurgam. On aurait dit le globe oculaire desséché d’un antique cadavre momifié, agrandi plusieurs centaines de fois. Ce n’était pas une simple représentation de Resurgam tirée de la base de données du vaisseau ; Volyova savait qu’elle était réactualisée en temps réel grâce aux images capturées au même moment par les caméras fixées sur la coque du gobe-lumen.

Resurgam était une vilaine planète, selon tous les critères en vigueur. En dehors du blanc sale des calottes polaires, c’était une sphère grisâtre comme un crâne, maculée de traînées couleur de rouille avec quelques taches d’un bleu terne jetées au hasard dans les zones équatoriales. Les étendues d’eau océaniques plus vastes étaient prises par les glaces, et si ces flaques n’étaient pas gelées, c’était probablement parce qu’elles étaient réchauffées artificiellement, soit par des résilles thermiques, soit grâce à des procédés métaboliques minutieusement calculés. Il y avait des nuages, mais au lieu des grands schémas complexes qui constituaient la plupart des systèmes climatiques planétaires, c’étaient ici des panaches évanescents. Il y en avait de plus épais, d’un blanc opaque, et qui formaient de petites chaînes ganglionnaires près des colonies, aux endroits où les usines de vapeur transformaient les glaces des pôles en eau, en oxygène et en hydrogène. Les taches de végétation assez grandes pour êtres vues sans grossissement jusqu’à une résolution d’un kilomètre étaient rares, de même que les indices visibles de présence humaine, réduits à quelques lumières éparses : celles des colonies, qui apparaissaient lorsque la planète glissait dans la nuit, toutes les quatre-vingt-dix minutes. Même avec le zoom, les colonies étaient quasiment invisibles : à l’exception de la capitale, elles étaient généralement enfouies dans le sol et il n’en dépassait pas grand-chose, en dehors des antennes, des pistes d’atterrissage et des serres qui seules affleuraient à la surface. Quant à la capitale…

C’était le détail problématique.

— Quand notre fenêtre avec le triumvir Sajaki doit-elle s’ouvrir ? demanda-t-elle en parcourant les autres du regard.

Leurs sièges formaient un vague amas de coques tournées les unes vers les autres sous la lumière cendreuse de la planète.

— Dans cinq minutes, répondit Hegazi. Cinq tortueuses minutes, et Sajaki partagera avec nous ses délicieuses informations sur nos nouveaux amis les colons. Tu es sûre de supporter l’angoisse de l’attente ?

— Je te laisse deviner, svinoï !

— Le défi ne serait pas bien grand, hein ? Hegazi arborait un grand sourire, ou du moins il se donnait beaucoup de mal pour faire comme si. Ce qui n’était pas un mince exploit compte tenu de la quantité d’accessoires chimériques incrustés dans son visage.

— C’est drôle ; si je ne te connaissais pas aussi bien, je dirais que tu n’es pas précisément enthousiasmée par tout ça.

— S’il n’a pas trouvé Sylveste…

— Hegazi leva sa main gantée.

— Sajaki n’a pas encore fait son rapport. N’allons pas plus vite que la musique…

— Alors tu es confiant, tu crois qu’il l’a trouvé ?

— Eh bien… je n’ai pas dit ça.

— S’il y a une chose que je déteste, reprit Volyova en le regardant froidement, c’est l’optimisme béat.

— Oh, pas la peine de faire la gueule. On a vu pire. Ils avaient vu pire, force lui était de l’admettre. Et ce n’était pas fini. La récente série d’ennuis qui lui étaient tombés dessus avait réussi l’exploit d’aller crescendo. Elle en était au point où elle commençait à regretter les problèmes simplement irritants que lui posait Nagorny. Quand son seul souci, au fond, était qu’il en voulait à sa peau. Ça l’amenait à se demander – sans enthousiasme excessif – s’il ne viendrait pas un jour où elle regretterait cette période.

La crise avec Nagorny ne faisait qu’annoncer la suite. C’était évident, à présent. Sur le coup, elle avait considéré l’affaire comme un incident isolé, mais ce n’était que le révélateur de quelque chose de bien pire, comme le murmure cardiaque précurseur d’une attaque. Elle avait tué Nagorny sans comprendre ce qui l’avait fait devenir psychotique. Puis elle avait recruté Khouri et les problèmes ne s’étaient pas contentés de se répéter, ils avaient repris en l’amplifiant un thème plus vaste, tel le second mouvement d’une sinistre symphonie. Khouri n’était pas folle – pas visiblement, pas encore. Mais elle était devenue le catalyseur d’une folie pire, moins localisée. Elle avait dans la tête des orages comme Volyova n’en avait jamais vu. Et puis il y avait eu l’incident avec l’arme secrète, au cours duquel Volyova avait failli trouver la mort, et qui aurait pu tuer tout le monde. Ainsi, peut-être, qu’un nombre non négligeable d’habitants de Resurgam.

Elle lui en avait parlé avant que les autres ne se réveillent.


— Khouri, le moment est venu de m’apporter certaines réponses !

— Des réponses à quel sujet, triumvira ?

— Cessez ce petit jeu, avait répondu Volyova. Je suis beaucoup trop fatiguée pour ça, et je vous assure que je découvrirai la vérité, d’une façon ou d’une autre. Vous vous êtes trahie, pendant la crise de l’arme secrète. Et si vous pensiez que j’oublierais certaines des choses que vous avez dites, vous vous trompiez.

— Quelles choses, par exemple ?

Elles étaient au fond de l’une des zones infestées de rats. Qui était, la chambre-araignée mise à part, et pour ce qu’en savait Volyova, l’un des endroits du bâtiment où elles risquaient le moins d’être écoutées par Sajaki.

Elle avait brutalement collé Khouri contre la cloison, assez fort pour lui couper le souffle. Histoire de lui faire comprendre qu’il ne fallait ni sous-estimer sa force noueuse, ni abuser de sa patience.

— Ne vous y trompez pas, Khouri. J’ai tué Nagorny, votre prédécesseur, parce qu’il m’avait lâchée. J’ai réussi à dissimuler la vérité sur sa mort au reste de l’équipage. Ne vous faites pas d’illusions : je vous réserverai le même sort si vous m’en donnez la moindre raison.

Khouri s’était écartée de la paroi et avait repris quelques couleurs.

— Que voulez-vous savoir, au juste ?

— Vous pourriez commencer par me dire qui vous êtes. Et que ce soit bien clair pour vous : je sais que vous êtes une taupe.

— Une taupe ! Et comment serait-ce possible ? C’est vous qui m’avez recrutée.

Volyova avait évidemment réfléchi à la question.

— Oui, avait-elle répondu. C’est l’impression que ça devait donner, évidemment. Vous m’avez bien eue, hein ? Je ne sais pas pour qui vous travaillez, mais il a réussi à manipuler mes procédures de recherche afin de me faire croire que c’était moi qui vous choisissais… alors que la sélection, ce n’est pas moi qui l’ai faite.

Volyova aurait volontiers reconnu qu’elle n’avait aucune preuve de ce qu’elle avançait, mais c’était l’explication la plus simple, et elle collait avec tous les faits.

— Alors ? Vous allez le nier ?

— Et qu’est-ce qui vous fait penser que je suis une taupe ?

Volyova avait pris le temps d’allumer une des cigarettes qu’elle avait achetées aux Kamés, dans le carrousel où elle avait recruté Khouri. À moins que ce ne soit Khouri qui l’ait recrutée…

— J’ai l’impression que vous en savez beaucoup trop long sur le poste de tir. Et que vous savez quelque chose sur le Voleur de Soleil… et ça me trouble profondément.

— C’est vous qui m’avez parlé du Voleur de Soleil peu après m’avoir amenée à bord, vous ne vous rappelez pas ?

— Si, mais vous en savez plus long que ne le justifie le peu que j’aurais pu vous dire. En fait, par moments, vous semblez savoir des choses que j’ignore. Et ce n’est pas tout, avait-elle ajouté après réflexion. L’activité neurale de votre cerveau, quand vous êtes en cryosomnie… J’aurais dû examiner plus soigneusement vos implants, quand vous êtes arrivée à bord. Ils ne sont manifestement pas ce qu’ils ont l’air d’être. Vous voulez essayer de m’expliquer ça ?

— Très bien… avait répondu Khouri d’une voix changée, comme si elle avait renoncé à s’en sortir par des faux-fuyants. Mais écoutez-moi bien, Ilia. Je sais que vous avez vos petits secrets, vous aussi – des choses dont vous n’avez pas envie que Sajaki et les autres entendent parler. J’avais déjà deviné pour Nagorny, et puis il y a aussi l’affaire de l’arme secrète. Je sais que vous ne tenez pas à ce que ça se sache, ou vous ne vous donneriez pas tant de mal pour en dissimuler toutes les traces.

Volyova avait acquiescé, sachant qu’il ne servirait à rien de nier. Peut-être Khouri avait-elle même une intuition de sa relation avec le capitaine.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que je veux vous dire, c’est que, quoi que je vous révèle tout de suite, il vaudrait mieux que ça reste entre nous. C’est une demande raisonnable, non ?

— Je viens de vous dire que je pourrais vous tuer, Khouri. Vous n’êtes pas précisément en position de marchander.

— Oui, vous pourriez m’éliminer, ou du moins vous pourriez essayer, mais malgré ce que vous venez de me dire, je doute que vous réussissiez à dissimuler ma mort aussi facilement que celle de Nagorny. Perdre un artilleur, ce n’est pas de veine ; en perdre deux, ça commence à faire désordre, vous ne pensez pas ?

Un rat avait détalé, les éclaboussant au passage. Irritée, Volyova avait jeté son mégot dans sa direction, mais l’animal avait déjà disparu dans un trou de la cloison.

— Alors vous me demandez de ne pas dire aux autres que je sais que vous êtes une taupe ?

— Faites ce que vous voulez, avait rétorqué Khouri avec un haussement d’épaules. Mais comment croyez-vous que Sajaki le prendra ? Et d’abord, qui a fait monter la taupe à bord, hmm ?

Volyova avait pris son temps avant de répondre.

— Vous avez tout prévu, hein ?

— Je savais que, tôt ou tard, vous exigeriez certaines réponses.

— Commençons par les questions les plus évidentes. Qui êtes-vous, et pour qui travaillez-vous ?

— Vous connaissez déjà une bonne partie de la vérité, avait répondu Khouri avec un soupir résigné. Je m’appelle Ana Khouri et j’étais dans l’armée, au Bout du Ciel. Mais il y a vingt ans de plus que vous ne pensez. Quant au reste… Je ne sais pas ce que je donnerais pour une tasse de café…

— Il n’y en a pas. Autant vous y faire.

— Très bien. J’étais sur les rôles d’un autre équipage. Je ne connais pas leur nom – il n’y a jamais eu de contact direct –, mais ils voulaient faire main basse sur vos armes secrètes depuis un certain temps.

Volyova avait secoué la tête.

— Impossible. Personne n’est au courant de leur existence.

— C’est ce que vous pensez. Mais vous avez utilisé certaines armes de la cache, non ? Il faut croire qu’il y a eu, à votre insu, des survivants, des témoins. Ils auront répandu l’information selon laquelle votre bâtiment transportait du matériel sérieux. Peut-être que personne ne connaît l’ensemble du tableau, mais il y a des gens qui en savent assez pour vouloir faire main basse sur une partie du butin.

Volyova n’avait pas répondu. Ce que racontait Khouri était choquant, comme de découvrir que son secret le plus intime était de notoriété publique, mais elle devait bien admettre que ce n’était pas rigoureusement impossible. Il se pouvait qu’il y ait eu une fuite. Après tout, des membres de l’équipage avaient quitté le bâtiment – pas toujours de leur plein gré. Ceux qui étaient partis n’étaient pas censés avoir eu accès à des informations sensibles ; ils n’auraient pas dû être au courant pour la cache d’armes, en tout cas, mais une fuite était toujours possible. Ou bien, comme l’avait raconté Khouri, quelqu’un l’avait vue utiliser l’une des armes secrètes et avait vécu assez longtemps pour transmettre l’information.

— Cet autre équipage… vous ne connaissiez peut-être pas leurs noms, mais vous savez comment s’appelait le bâtiment ?

— Non. Autant me dire tout de suite qui ils étaient, vous ne pensez pas ?

— Alors, que savez-vous d’eux ? Comment espéraient-ils nous faucher les armes secrètes ?

— C’est là que le Voleur de Soleil entre en jeu. C’était un virus militaire qu’ils ont introduit à bord de votre bâtiment la dernière fois que vous êtes passés par le système de Yellowstone. Un logiciel d’infiltration adaptable, rudement futé. Il était conçu pour se frayer un chemin dans les installations ennemies et livrer une guerre psychologique à ses occupants, en les rendant fous par des suggestions subliminales… (Khouri s’interrompit, le temps de laisser Volyova digérer ces informations.) Mais vos propres défenses étaient trop puissantes. Ça n’a pas marché, et le Voleur de Soleil a été affaibli. Alors ils ont attendu leur heure. Ils ont à nouveau tenté leur chance quand vous avez regagné le système de Yellowstone, près d’un siècle plus tard. Leur stratégie consistait, cette fois, à introduire un agent humain à bord.

— Comment l’attaque virale originale a-t-elle été menée ?

— Ils savaient que vous feriez venir Sylveste à bord pour s’occuper de votre capitaine. Ils avaient implanté le logiciel en lui, à son insu, et il a contaminé vos systèmes lorsqu’il s’est trouvé connecté avec votre infrastructure médicale.

Tout cela était très plausible. Et très inquiétant, avait conclu Volyova. Ce n’était qu’un exemple d’équipage prédateur comme il y en avait tant. Il aurait été d’une extrême arrogance de croire que seul le Triumvirat de Sajaki était capable de telles manigances.

— Et quel était votre rôle ?

— Estimer le niveau de contamination des systèmes de votre poste de tir par le Voleur de Soleil. Et, si possible, prendre le contrôle du bâtiment. Resurgam était la destination idéale : assez éloignée des routes fréquentées pour échapper à toutes les juridictions policières à l’échelle d’un système. Si la prise de contrôle était possible, il n’y aurait personne pour le voir, à part, peut-être, quelques colons. Le plan était bien ficelé, avait soupiré Khouri, mais le programme Voleur de Soleil était vérolé ; trop dangereux, trop évolutif. Il s’est fait repérer en poussant Nagorny à la folie, mais d’un autre côté il était le seul susceptible d’être atteint. Et puis il a commencé à foutre la merde dans la cache d’armes…

— L’arme incontrôlable.

— Ouais. Moi aussi, j’ai eu peur, avait dit Khouri avec un frisson. Je savais que le Voleur de Soleil était trop puissant, à ce moment-là. J’avais beau faire, je ne pouvais pas le contrôler.


Au cours des jours suivants, Volyova avait posé à Khouri d’autres questions, mettant à l’épreuve les différents aspects de son histoire, les comparant aux faits connus. D’accord, il se pouvait que le Voleur de Soleil soit un logiciel d’infiltration… Elle n’avait jamais rien connu d’aussi subtil et insidieux – et elle avait de la bouteille –, mais elle ne pouvait écarter cette éventualité. Après tout, elle savait que la chose existait. En réalité, l’histoire de Khouri était la première explication qui tenait debout. Ça expliquait pourquoi, malgré ses efforts, elle n’avait pas réussi à soigner Nagorny. Il n’avait pas été rendu fou par une combinaison subtile d’effets provoqués par ses implants ; il avait été purement et simplement affolé par une entité spécialement conçue dans ce but. Pas étonnant qu’elle ait eu autant de mal à trouver une raison à ses problèmes. Évidemment, il restait quelques questions lancinantes : pourquoi la folie de Nagorny s’était-elle exprimée avec une telle violence – ces croquis fébriles d’oiseaux de cauchemar, les sculptures de son cercueil –, et comment savoir si le Voleur de Soleil n’avait pas tout simplement amplifié des psychoses pré-existantes, laissant le subconscient de Nagorny jouer avec l’imagerie qui lui convenait ?

Et puis il y avait cet autre mystérieux équipage. Elle ne pouvait l’exclure totalement. Les enregistrements du livre de bord faisaient apparaître qu’un autre gobe-lumen – le Galatée – était aussi à Yellowstone les deux dernières fois qu’ils étaient venus dans le système. Et si c’étaient eux qui avaient envoyé Khouri à bord ?

Cette explication en valait une autre. Pour le moment, en tout cas. Khouri avait raison : il était clair qu’elle ne pouvait rien dire de tout cela aux autres membres du Triumvirat. Sajaki accuserait Volyova d’avoir gravement manqué à la sécurité. Il le ferait payer cher à Khouri, bien sûr, mais Volyova pouvait s’attendre à en prendre pour son grade. Vu la façon dont leurs relations s’étaient tendues, ces derniers temps, il était tout à fait possible que Sajaki essaie de la tuer. Et qu’il y arrive. Il était au moins aussi costaud que Volyova. La perspective de perdre sa principale spécialiste en armement et la seule personne qui connaissait vraiment la cache d’armes ne l’empêcherait pas de dormir. Il rétorquerait qu’elle avait amplement prouvé son incompétence dans ce domaine. Par ailleurs, peu importait ce qui s’était vraiment passé avec l’arme secrète, Khouri lui avait bel et bien sauvé la vie, et c’était une vérité incontournable dont Volyova ne pouvait faire abstraction. Si haïssable que soit cette pensée, elle avait une dette envers la taupe.

Sa seule option, quand elle réfléchissait à la question de façon dépassionnée, consistait à faire comme s’il ne s’était rien passé. N’importe comment, Khouri avait dû faire une croix sur son objectif inavoué ; elle ne tenterait plus de s’emparer du bâtiment. Il n’y avait pas d’interférence entre la raison pour laquelle elle était venue à bord et leur but à eux, qui était d’y ramener Sylveste. Khouri leur rendrait les mêmes services que n’importe quel membre de l’équipage. Maintenant que Volyova connaissait la vérité, et que Khouri avait dû renoncer à sa mission, surtout, elle pouvait compter sur Khouri pour assumer au mieux la fonction qui lui avait été confiée. Peu importait que la thérapie de loyauté marche ou non : elle devrait faire comme si c’était le cas, et peu à peu, ça deviendrait la vérité. Il se pourrait qu’elle n’ait plus envie de quitter le vaisseau même quand elle en aurait l’occasion. Après tout, il y avait des endroits bien pires. Au fil des mois ou des années de temps subjectif, elle s’intégrerait à l’équipage et sa duplicité passée resterait un secret qu’elles seraient seules à connaître, Volyova et elle. Avec le temps, Volyova en viendrait peut-être même à l’oublier.

Volyova avait fini par se convaincre que le problème de l’infiltration était réglé. Celui du Voleur de Soleil restait d’actualité, évidemment, mais Khouri s’efforcerait désormais, tout comme elle, de le dissimuler à Sajaki. D’ici là, elles avaient d’autres chats à fouetter. Volyova avait entrepris d’effacer toute trace de l’incident de l’arme secrète. Elle tenait à ce que ce soit fait avant le réveil de Sajaki et des autres, mais ça n’avait pas été facile. Il avait d’abord fallu réparer les dégâts subis par le gobe-lumen, et notamment remettre en état les zones de la coque qui avaient été endommagées par l’explosion de l’arme. Ça consistait essentiellement à convaincre les procédures d’autoréparation de mettre les bouchées doubles, après quoi elle avait dû reproduire à l’identique tous les impacts de météorites, les éraflures pré-existantes et les réparations préalables. Elle s’était ensuite introduite dans la mémoire du dispositif d’autoréparation afin d’écraser toutes les données concernant les travaux effectués. Cela fait, elle avait entrepris la remise en état de la chambre-araignée, bien que Sajaki et les autres ne soient pas censés connaître son existence. Mieux valait être prudent, et c’était, de loin, la réparation la plus simple. Ensuite, elle avait dû effacer toute trace d’utilisation du programme Ankylose. Ce qui représentait, en soi, au moins une semaine de travail.

La perte de la navette avait été beaucoup plus difficile à dissimuler. Pendant un moment, elle avait envisagé d’en fabriquer une autre en glanant de petites quantités de matériaux dans tous les coins du vaisseau. Ça n’aurait exigé qu’un quatre-vingt millième de la masse entière du bâtiment, mais ç’aurait été trop risqué. Elle n’était pas sûre d’arriver à la patiner de façon convaincante afin qu’elle ait l’air aussi ancienne que l’originale. Elle avait préféré opter pour une solution plus simple : modifier la base de données du bâtiment afin de faire comme si elle n’avait jamais existé. Sajaki s’en apercevrait peut-être – tout l’équipage pourrait s’en apercevoir –, mais personne ne pourrait jamais rien prouver. Pour finir, elle s’était attaquée au remplacement de l’arme secrète. Par une arme factice, une réplique conçue pour rester dans la cache d’armes et avoir l’air menaçante lors des rares occasions où Sajaki viendrait lui rendre visite dans son domaine. Cela lui avait demandé six jours de travail acharné. Le septième jour, elle s’était reposée, et avait entrepris de se donner une contenance afin que les autres ne devinent pas la somme de travail qu’elle s’était imposée. Le huitième jour, Sajaki s’était réveillé et lui avait demandé ce qu’elle avait bien pu faire pendant les années qu’il avait passées en cryosomnie.

« Bah, avait-elle répondu, pas grand-chose. »

La réaction de Sajaki – comme presque tout ce qui le concernait, ces temps-ci – avait été difficile à apprécier. Même si elle s’en était tirée, cette fois, se disait-elle, elle devait absolument éviter de commettre une autre erreur. De plus, ils n’étaient pas encore entrés en contact avec les colons, et certaines choses avaient commencé à lui échapper : elle n’arrêtait pas de penser à la signature de neutrinos qu’elle avait détectée autour du système de l’étoile neutronique, et au sentiment de vague malaise qu’elle éprouvait depuis. La source était toujours là, et même si elle restait faible, elle l’avait assez bien étudiée à présent pour savoir qu’elle gravitait non seulement autour de l’étoile neutronique, mais aussi autour du monde rocheux de la taille d’une lune qui l’accompagnait. Il n’était certainement pas là quand le système avait été observé, des dizaines d’années auparavant, ce qui faisait immédiatement penser qu’il avait un rapport avec la colonie de Resurgam. Mais comment auraient-ils pu l’envoyer là ? Les colons n’avaient même pas l’air capables d’atteindre leur propre orbite, alors quant à lancer une sorte de sonde vers les limites de leur système… Même le Lorean, le vaisseau qui les avait amenés ici, avait disparu. Elle s’attendait à le trouver en orbite autour de Resurgam, mais il n’y en avait pas trace. Maintenant, quels que soient les faits, elle gardait dans un coin de son esprit l’idée selon laquelle les colons auraient pu être capables de quelque chose de complètement inattendu. Encore un fardeau à ajouter à la somme croissante de ses ennuis.

— Ilia ? appela Hegazi. Nous sommes pratiquement prêts. La capitale est sur le point de sortir de la nuit.

Elle hocha la tête. Les caméras à fort grossissement disposées autour de la coque devaient zoomer sur un point précis, situé à quelques kilomètres au-delà de la périphérie de la ville, et se focaliser sur un point convenu avant le départ de Sajaki. Sauf incident, il devait maintenant attendre à cet endroit, planté sur une mesa, et il regardait le soleil se lever. Le timing était critique, à ce stade, mais Volyova était convaincue que Sajaki serait au rendez-vous.

— Je l’ai, annonça Hegazi. Phasage et stabilisation de l’image…

— Montre-nous ça.

Une fenêtre s’ouvrit dans le globe, à côté de la capitale, et s’agrandit rapidement. Ils ne virent pas tout de suite ce qu’elle cadrait. Une tache floue qui aurait pu être un homme était debout sur un rocher. Puis l’image se précisa rapidement, et la silhouette devint reconnaissable : c’était Sajaki. Au lieu de l’armure transformable, massive, qu’il portait la dernière fois que Volyova l’avait vu, il arborait un pardessus couleur de cendre dont les pans claquaient autour de ses bottes. Il y avait du vent sur la mesa. Il avait remonté son col jusqu’à ses oreilles, mais son visage était bien visible.

Sauf que ce n’était pas tout à fait le sien. Avant de quitter le vaisseau, ses traits avaient été subtilement conformés à un idéal moyen dérivé des profils génétiques des membres de l’expédition qui avaient fait le voyage de Yellowstone à Resurgam, et qui avaient eux-mêmes hérité des gènes franco-chinois apportés par les colons de Yellowstone. Sajaki pourrait traverser les rues de la capitale en plein midi, il s’attirerait tout au plus des regards curieux. Rien chez lui ne trahissait le nouvel arrivant, pas même son accent. Un logiciel linguistique avait analysé la douzaine, à peu près, de dialectes kamés parlés par les membres de l’expédition, et les avait fondus, à l’aide de modèles lexico-statistiques complexes, en un nouveau dialecte à l’échelle de la planète entière. Si Sajaki devait communiquer avec les colons de Resurgam, son aspect extérieur, l’histoire qu’il s’était inventée et sa façon de parler les convaincraient qu’il venait de l’une des colonies éloignées, et non d’un autre monde.

C’était l’idée, du moins.

Sajaki n’était équipé d’aucun dispositif technologique susceptible de le trahir, en dehors de ses implants sous-cutanés. Tout système de communication surface-orbite conventionnel aurait été trop susceptible de détection, et beaucoup trop difficile à expliquer s’il était capturé, pour une raison ou une autre. Mais il parlait, en ce moment précis ; il répétait inlassablement la même phrase pendant que les capteurs à infrarouge du vaisseau examinaient le flux sanguin entourant sa bouche afin de modéliser les mouvements de ses muscles sous-jacents et de son maxillaire. En corrélant ces mouvements avec les conversations réelles stockées dans ses archives, le vaisseau déterminait les sons qu’il articulait. L’étape finale consistait à inclure des modèles grammaticaux, syntaxiques et sémantiques aux mots que Sajaki était censé prononcer. Ça paraissait compliqué – et ça l’était –, mais pour Volyova, il n’y avait pas de délai perceptible entre les mouvements de ses lèvres et la voix simulée qui lui parvenait, avec une netteté et une clarté surnaturelles.

— Je pars du principe que vous m’entendez, à présent, disait-il. Pour les archives, il s’agit de mon premier envoi à partir de la surface de Resurgam depuis mon atterrissage. Ne m’en veuillez pas si je m’égare occasionnellement, ou s’il m’arrive de m’exprimer sans élégance. Ce rapport n’a pas été préalablement écrit. Cela aurait constitué un trop grand manquement à la sécurité, au cas où l’on m’aurait trouvé en sa possession lors de mon départ de la capitale. La situation est très différente de ce à quoi nous nous attendions.

Ça, se dit Volyova, c’était bien vrai. Les colons, ou du moins une certaine faction, savaient certainement qu’un vaisseau était arrivé dans les parages de Resurgam. Ils avaient effectué subrepticement un balayage radar, mais ils n’avaient pas tenté de contacter le Spleen – pas plus que le vaisseau n’avait tenté d’entrer en contact avec le sol. Ça la tarabustait autant que la source de neutrinos. C’était un signe de paranoïa, de dissimulation, et pas seulement de sa part. Mais elle se força à ne pas y penser pour le moment, parce que Sajaki était encore en train de parler et qu’elle ne voulait rien manquer de ses paroles :

— J’ai beaucoup à dire au sujet de la colonie, et cette fenêtre est brève. Aussi commencerai-je par la nouvelle que vous attendez, je n’en doute pas. Sylveste est localisé. Nous n’avons plus qu’à nous emparer de lui.


Sluka avalait son café, assise en face de Sylveste, de l’autre côté d’une longue table noire. Le soleil qui venait de se lever sur Resurgam filtrait par les jalousies à moitié closes, projetant des ombres farouches sur les méplats de leur visage.

— Je voudrais votre avis sur un point précis.

— Les visiteurs ?

— Quelle intuition !

Elle remplit la tasse de Sylveste et tendit la main, paume ouverte, vers la chaise. Sylveste s’appuya à son dossier, de sorte qu’elle le dominait.

— Pardonnez ma curiosité, docteur Sylveste, mais vous pourriez me dire ce que vous avez entendu au juste ?

— Je n’ai rien entendu.

— Alors ça ne vous prendra pas longtemps.

Il lui sourit à travers un brouillard d’épuisement. Pour la deuxième fois de la journée, elle l’avait fait réveiller par ses sbires et sortir de sa chambre dans un état de désorientation semi-comateux. Il était encore habité par l’odeur de Pascale, et il se demanda si elle dormait toujours dans sa propre cellule, quelque part, à l’autre bout de Mantell. Il avait beau se sentir incroyablement seul, ce sentiment était tempéré par la certitude réconfortante qu’elle était saine et sauve. C’est ce que les hommes de Sluka lui avaient dit, avant même qu’ils ne se revoient, mais il n’avait aucune raison de les croire. Après tout, en quoi Pascale pouvait-elle intéresser les agents du Sentier Rigoureux ? Elle leur était encore moins utile que lui, et il était déjà assez clair que Sluka s’était demandé si elle devait le laisser en vie.

Et pourtant, les choses évoluaient de façon sensible. On lui avait permis de passer un moment avec Pascale, et il voulait croire que ce ne serait pas le seul. Ce changement de situation était-il dû au fait que Sluka avait un fond d’humanité, ou bien était-ce l’indice d’autre chose, du fait qu’elle pourrait avoir besoin de l’un d’eux dans un proche avenir, par exemple, et que le moment était venu de se concilier leurs bonnes grâces ?

Sylveste but son café, achevant de chasser sa torpeur.

— Tout ce que j’ai entendu dire, c’est que nous pourrions avoir des visiteurs. Et j’en ai tiré mes propres conclusions.

— Que vous allez me faire partager, sans aucun doute.

— Nous pourrions peut-être parler un peu de Pascale ?

Elle le regarda par-dessus le bord de sa tasse et hocha la tête mécaniquement, avec une délicatesse d’automate.

— Vous proposez un échange d’informations contre… contre quoi ? un allègement du régime qui vous est imposé ?

— Il me semble que ce ne serait pas déraisonnable.

— Disons que cela dépendra de la qualité de vos spéculations.

— Des spéculations ?

— Quant à l’identité de ces visiteurs.

Sluka regarda, entre ses paupières plissées, le soleil levant, boule d’un rouge rubis aveuglant, tranchée par les lames des jalousies.

— Dieu seul sait pourquoi j’accorde de l’importance à votre point de vue.

— Il faudrait d’abord que vous me disiez ce que vous savez.

— Nous y viendrons, fit Sluka en ravalant un sourire. D’abord, j’admets que vous avez un léger handicap.

— Ah bon ? Lequel ?

— Qui sont ces gens, si ce ne sont pas les gens de Remilliod ?

Cette remarque signifiait que sa conversation avec Pascale avait été écoutée – comme tout ce qui s’était passé entre eux, d’ailleurs. Cela le choqua moins qu’il ne s’y attendait. Au fond, il s’en doutait, mais il aurait peut-être préféré ne jamais en avoir la confirmation.

— Très bien, Sluka. C’est vous qui avez ordonné à Falkender de me parler de ces visiteurs, n’est-ce pas ? C’était très rusé de votre part.

— Falkender ne faisait que son travail. Alors, de qui peut-il s’agir ? Remilliod a déjà traité avec Resurgam. Il ne serait pas insensé qu’il souhaite recommencer.

— C’est beaucoup trop tôt. Il aurait à peine eu le temps d’arriver dans un autre système, et sûrement pas de prendre des contacts.

Sylveste se leva, s’approcha de la fenêtre et regarda, à travers les lamelles métalliques des stores, la face nord de la plus proche mesa qui brillait d’une lueur orange, glacée. On aurait dit une pile de livres sur le point de s’embraser. La chose qu’il remarqua ensuite fut le bleu du ciel. Le vent charriait de la vapeur d’eau et non plus les mégatonnes de poussière qui rougissaient les nuées. À moins que ce ne soit un tour que lui jouait sa perception déformée des couleurs.

— Remilliod ne reviendrait pas si vite, dit-il en tapotant la vitre. C’est peut-être le plus habile des négociants, à de très rares exceptions près.

— Alors, qui cela peut-il bien être ?

— Ce sont les exceptions qui me préoccupent.

Sluka fit débarrasser le café, invita Sylveste à se rasseoir et lui tendit un document imprimé par le scripto intégré à la table.

— Voici l’information qui nous est parvenue il y a trois semaines de la station de vigie céleste de Nekhebet Est.

Sylveste hocha la tête. Il connaissait d’autant mieux les vigies célestes que c’était lui qui les avait édifiées. C’étaient de petits observatoires disséminés à la surface de Resurgam, qui scrutaient les étoiles à la recherche des émissions anormales.

Lire ressemblait trop à une tentative de déchiffrage des glyphes amarantins : cela consistait à suivre, l’une après l’autre, toutes les lettres d’un mot jusqu’à ce que son sens apparaisse à son esprit. Cal savait que le mécanisme de la lecture se ramenait pour une bonne partie à des automatismes liés à la physiologie du mouvement des yeux le long de la ligne. Il avait intégré des routines dans les optiques de Sylveste en réponse à ce besoin, mais Falkender n’était pas outillé pour tout restaurer.

Cela dit, il en ressortait clairement que la vigie céleste de Nekhebet Est avait repéré une pulsation énergétique beaucoup plus vive que tout ce qu’elle avait jusqu’alors détecté. En bref, on ne pouvait exclure la possibilité inquiétante que Delta Pavonis soit sur le point de répéter l’embrasement qui avait balayé les Amarantins : la gigantesque éjection de masse coronale qu’on appelait l’Événement. Puis un examen plus approfondi avait révélé que la soudaine augmentation de luminosité ne provenait pas de l’étoile mais de quelque chose qui se trouvait à des années-lumière de là, au bord du système.

L’analyse spectrographique du flash de rayons gamma mettait en évidence un léger glissement Doppler, léger mais mesurable : quelques pour cent de la vitesse de la lumière. La conclusion s’imposait : l’éclair provenait d’un vaisseau lancé à la vitesse de croisière intersidérale en fin de décélération.

— Il s’est passé quelque chose, dit Sylveste en intégrant la nouvelle de l’anéantissement du vaisseau avec une calme neutralité. Une avarie probable du système de propulsion.

— C’est aussi ce que nous avions conclu. Mais quelques jours plus tard, ajouta Sluka en tapotant la feuille avec son ongle, nous avons su que ce n’était pas possible. La chose était toujours là. Peu visible, mais on ne pouvait se méprendre.

— Le vaisseau aurait survécu à l’explosion ?

— L’explosion, ou Dieu sait quoi. En tout cas, un glissement vers le bleu était décelable dans le flux propulsif. La décélération se poursuivait normalement, comme s’il n’y avait jamais eu d’explosion.

— Je suppose que vous avez une théorie pour expliquer cela.

— Disons une demi-théorie. Nous pensons que l’éclair a été produit par une arme. De quelle sorte, nous n’en avons pas idée. Nous ne voyons pas ce qui aurait pu libérer une énergie pareille.

— Une arme ? fit Sylveste d’un ton qu’il espérait parfaitement calme, en ne s’autorisant à manifester qu’une curiosité naturelle, détachée des émotions qu’il éprouvait en réalité et qui, pour l’essentiel, dévalaient toute la gamme de la terreur à l’état pur.

— C’est bizarre, vous ne trouvez pas ?

Sylveste se pencha en avant, la colonne vertébrale parcourue par un frisson glacé.

— J’imagine que ces visiteurs, quels qu’ils puissent être, comprennent la situation, ici ?

— La situation politique, vous voulez dire ? C’est peu probable.

— Mais ils auraient tenté de contacter Cuvier.

— C’est ça qui est drôle. Nous n’avons pas eu de contact avec eux. Pas un couinement.

— Qui est au courant ? demanda-t-il d’une voix étranglée, qu’il avait peine à entendre lui-même.

— Une vingtaine de personnes dans la colonie. Des gens en contact avec les observatoires, une douzaine de personnes ici, un peu moins à Resurgam City… pardon, Cuvier.

— Ce n’est pas Remilliod.

Sluka laissa la table absorber le papier et digérer son contenu photo-sensible.

— Et vous voyez qui ça pourrait être ?

Sylveste se demanda si son rire n’avait pas l’air trop voisin de l’hystérie.

— Si je ne me trompe – et je ne me trompe pas souvent –, c’est une mauvaise nouvelle. Et pas que pour moi, Sluka. Pour tout le monde.

— Expliquez-vous.

— C’est une longue histoire.

— Je n’ai pas de rendez-vous, fit-elle avec un haussement d’épaules. Et vous non plus.

— Pas pour le moment, en tout cas.

— Comment ça ?

— Oh, c’est juste une idée en l’air.

— Arrêtez de jouer à ce petit jeu, Sylveste.

Il opina du chef en se disant qu’il n’avait aucune raison, au fond, de lui cacher ce qu’il savait. Il avait déjà partagé ses plus grandes craintes avec Pascale, et Sluka n’avait plus qu’à remplir les blancs. Avec ce qu’elle n’avait pas réussi à apprendre en écoutant aux portes. S’il résistait, il le savait, elle trouverait le moyen de lui arracher ce qu’elle voulait savoir. À lui, ou – pire – à Pascale.

— Ça remonte à longtemps, dit-il. Très longtemps. Je venais de rentrer à Yellowstone, après être allé voir les Vélaires. Vous vous souvenez que j’avais disparu, à l’époque ?

— Vous avez toujours dit qu’il ne s’était rien passé.

— J’avais été enlevé par des Ultras, répondit Sylveste, impatient d’observer sa réaction. Emmené à bord d’un gobe-lumen en orbite autour de Yellowstone. L’un des membres de l’équipage était en mauvais état, et ils comptaient sur moi pour le… le « réparer », j’imagine.

— Le réparer ?

— Le capitaine était un chimérique extrême.

Sluka eut un frisson éloquent. Comme tous les colons, ce qu’elle connaissait des franges radicalement modifiées de la société ultra se bornait, pratiquement, à des holo-dramas spectaculaires.

— Ce n’étaient pas des Ultras comme les autres, reprit Sylveste, qui ne voyait aucune raison de jouer avec les phobies de Sluka. Ils étaient restés trop longtemps dans l’espace, éloignés de ce que nous considérons comme l’existence humaine normale. Ils étaient en marge, même selon les standards ultras normaux. Paranoïaques. Militaristes…

— Quand même…

— Je sais ce que vous pensez : vous vous dites que même s’ils sont monstrueusement éloignés de nous, ils ne peuvent pas être aussi mauvais, fit Sylveste avec une moue dubitative. C’est exactement ce que je me suis dit, au début. Et puis j’ai appris des choses à leur sujet.

— Comme quoi, par exemple ?

— Vous avez parlé d’une arme ? Eh bien, ils en avaient. Ils avaient des armes qui auraient tranquillement pu réduire cette planète en mille morceaux si ça leur chantait.

— Ils ne les utiliseraient pas sans raison, quand même.

Sylveste eut un sourire.

— Je suppose que nous le saurons quand ils arriveront à proximité de Resurgam.

— Oui… fit Sluka d’une voix traînante. En réalité, ils sont déjà là. L’explosion s’est produite il y a trois semaines, mais le… enfin, sa signification ne nous était pas apparue immédiatement. Entre-temps ils ont décéléré et se sont positionnés en orbite autour de Resurgam.

Sylveste prit le temps de reprendre sa respiration en se demandant quel degré de calcul recelait la parcimonie avec laquelle Sluka lui révélait les faits. Était-ce vraiment par négligence qu’elle avait omis de mentionner ce détail, ou lui livrait-elle les faits au compte-gouttes pour mieux le déstabiliser ?

Dans ce cas, c’était parfaitement réussi.

— Une minute ! dit Sylveste. Vous venez de dire que seules quelques personnes étaient au courant. Mais comment pourrait-on ne pas voir un gobe-lumen en orbite autour d’une planète ?

— Sans problème : leur vaisseau est l’objet le plus sombre du système. Il émet des radiations dans l’infrarouge, inévitablement, mais il paraît capable de régler ses émissions sur la fréquence de nos bandes atmosphériques, lesquelles ne pénètrent pas jusqu’à la surface. Si nous n’avions pas envoyé tellement d’eau dans l’atmosphère, depuis vingt ans… Enfin, ce n’est pas le propos, ajouta-t-elle en secouant tristement la tête. En ce moment, personne ne fait très attention à ce qui se passe dans le ciel. Ils auraient pu arriver éclairés au néon que personne ne l’aurait remarqué.

— Sauf qu’ils ne se sont pas annoncés.

— C’est pire que ça. Ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour que nous ignorions leur présence. Sans l’explosion de cette arme…

Elle n’acheva pas sa pensée. L’espace d’un instant, son regard dériva vers la fenêtre, puis elle se tourna brusquement vers Sylveste.

— Si ces gens sont ceux à qui vous pensez, vous devez avoir une idée de ce qu’ils veulent.

— Ça, ce n’est pas difficile. C’est moi qu’ils veulent.


Volyova écouta avec attention Sajaki achever son rapport depuis la surface de la planète.

— Il n’est parvenu à Yellowstone que très peu d’informations sur Resurgam, surtout après la première mutinerie. Nous savons aujourd’hui que Sylveste a survécu au soulèvement, mais il a été renversé à son tour, dix ans plus tard, c’est-à-dire il y a dix ans. Il a été emprisonné – dans un luxe relatif, je dois dire – aux frais du nouveau régime, qui voyait en lui un instrument politique utile. Une telle situation eût été très propice, dans la mesure où les faits et gestes de Sylveste auraient été faciles à suivre. Elle nous aurait aussi mis en position de négocier avec des gens qui n’auraient eu que peu de scrupules à nous le livrer pieds et poings liés. Mais la situation est infiniment plus complexe à présent.

Sajaki fit une pause et Volyova remarqua qu’il avait légèrement pivoté sur lui-même, leur permettant de voir ce qu’il y avait derrière lui. Leur point de vue se modifia alors qu’ils passaient au-dessus de lui, mais Sajaki en avait conscience et procédait aux ajustements nécessaires afin que son visage reste constamment dans le champ des caméras. Un éventuel observateur placé sur l’une des mesas aurait trouvé assez bizarre en vérité cette silhouette silencieuse, tournée vers l’horizon, qui murmurait des incantations impossibles à deviner en pivotant lentement sur ses talons avec une précision quasi mécanique. Personne n’aurait pu deviner qu’il était en communication avec un vaisseau spatial en orbite. On l’aurait plutôt cru absorbé dans les rituels d’une folie particulière.

— Comme nous l’avons établi dès que nous avons été à portée de scan, la capitale, Cuvier, a été dévastée par des explosions. Comme nous avons aussi pu le déduire de l’avancement des travaux de reconstruction, ces faits se sont produits très récemment, selon les critères temporels de la colonie. Mes investigations sur place ont révélé que le second putsch – au cours duquel ces armes ont été utilisées – s’est produit il y a moins de huit mois. Cela dit, le soulèvement n’a pas complètement réussi. L’ancien régime contrôle toujours ce qui reste de Cuvier, bien que leur chef, Girardieau, ait été tué au cours du putsch. Les Inondationnistes du Sentier Rigoureux, qui sont à l’origine du coup de force, contrôlent la plupart des colonies environnantes, mais il semble qu’ils manquent de cohésion, et il se pourrait même qu’ils soient divisés en factions rivales. Au cours de la semaine que j’ai passée ici, il y a eu neuf attaques contre la cité, et certains soupçonnent des saboteurs internes : des agents infiltrés du Sentier Rigoureux travaillant de l’intérieur des ruines.

Sajaki parut ordonner ses idées et Volyova se demanda s’il n’éprouvait pas une vague sympathie pour les agents en question, bien que rien dans son expression ne permette de l’affirmer.

— En ce qui concerne mes propres actions, la première chose que j’ai faite a évidemment été d’ordonner à mon équipement de se désagréger. Il aurait été tentant de l’utiliser pour aller à Cuvier, mais ç’aurait été trop risqué. Cela dit, le trajet a été plus facile que je ne le craignais. À la périphérie, je me suis intégré à un groupe de techniciens qui travaillent sur les pipelines, au nord, et je me suis mêlé à eux pour entrer à Cuvier. Ils se sont montrés assez soupçonneux au départ, mais la vodka les a bientôt convaincus de me prendre à bord de leur véhicule. Je leur ai dit que nous la distillions à Phoenix, la colonie d’où j’avais prétendu venir. Ils n’ont jamais entendu parler de Phoenix, mais ils étaient absolument ravis de partager la gnôle.

Volyova hocha la tête. La vodka – et un sac de colifichets – avait été fabriquée à bord du bâtiment peu avant le départ de Sajaki.

— La plupart des gens vivent maintenant sous terre, dans des catacombes qui ont été creusées il y a cinquante ou soixante ans. L’air est à peu près respirable, bien sûr, mais je puis vous assurer qu’il y a plus agréable, et que l’on est en permanence au bord de l’hypoxie. L’effort exigé par l’escalade de cette mesa était considérable.

Volyova réprima un sourire. Pour que Sajaki se laisse aller à un tel aveu, c’est que l’exercice avait dû être une véritable agonie.

— D’après ce que j’ai entendu, le Sentier Rigoureux aurait accès à la technologie génétique martienne, poursuivit-il. Ce qui leur permettrait de respirer plus aisément, mais je n’en ai pas la preuve. Mes amis des pipelines m’ont aidé à trouver une chambre dans un hôtel où descendent les mineurs étrangers à la ville, ce qui collait tout à fait avec l’histoire que je leur avais racontée. Je n’irai pas jusqu’à dire que les conditions d’hébergement sont luxueuses, mais elles conviennent parfaitement à mon but, qui est, évidemment, la collecte de données. Au cours de mon enquête, j’ai glané beaucoup d’informations contradictoires, ou au mieux vagues.

Sajaki avait à présent effectué près d’un demi-tour sur lui-même. Le soleil était derrière son épaule droite, ce qui compliquait l’interprétation de son image, mais le vaisseau était automatiquement passé en lecture infrarouge et déchiffrait ses paroles grâce aux schémas sanguins mouvants de son visage.

— D’après des témoins oculaires, Sylveste et sa femme ont réussi à échapper à la tentative d’assassinat au cours de laquelle Girardieau a trouvé la mort, il y a huit mois, mais on ne les a pas revus depuis. Les gens à qui j’ai parlé, et les sources secrètes que j’ai sondées, me permettent de conclure que Sylveste aurait été à nouveau incarcéré, à l’extérieur de la ville, sans doute par l’une des factions du Sentier Rigoureux.

Volyova comprit avec un sentiment d’accablement où tout ça les menait : il y avait là-dedans, depuis le début, quelque chose de fatal, d’inéluctable. La seule différence, c’était que, cette fois, ça venait de ce qu’elle savait de Sajaki et non de l’homme qu’il traquait.

— Toute négociation avec le pouvoir local, quel qu’il soit, serait vaine, poursuivit Sajaki. Je ne crois pas que les autorités seraient en mesure de nous livrer Sylveste, même si elles le souhaitaient, ce qui est évidemment peu probable. Cela ne nous laisse, malheureusement, qu’une option.

Volyova tendit l’oreille. Il y venait enfin.

— Nous devons faire en sorte que la colonie dans son ensemble ait intérêt à nous livrer Sylveste, reprit Sajaki, un sourire radieux éclairant son visage sombre. Inutile de vous dire que j’ai déjà commencé à poser les jalons nécessaires. Volyova, dit-il, s’adressant directement à elle, je te laisse procéder à ta discrétion.

En temps normal, le fait d’avoir deviné avec une telle précision les intentions de Sajaki lui aurait peut-être procuré un peu de réconfort, mais pas cette fois. Elle n’éprouvait qu’une sorte d’horreur au ralenti, née de la soudaine conviction que, après tout ce temps, il allait lui demander de recommencer. Et surtout, de la quasi-certitude qu’elle s’exécuterait.


— Allez, dit Volyova. Ça ne va pas vous mordre.

— Je n’aime pas les scaphandres, triumvira, répondit Khouri en faisant un pas dans la blancheur de la pièce. Quelle saleté ! Je ne pensais vraiment pas en revoir, et encore moins en remettre un jour.

Quatre scaphandres les attendaient, appuyés contre le mur, dans le local d’entreposage à la blancheur oppressante adjacent à la Soute 2, où la séance d’entraînement devait avoir lieu, six cents niveaux en dessous de la passerelle.

— Écoutez-la ! fit l’une des deux autres femmes présentes. Elle va porter ce maudit truc pendant trois minutes, mais il faut l’entendre ! Ne vous mettez pas dans tous ces états, Khouri, ce n’est pas comme si vous deviez descendre avec nous.

— Merci du conseil, Sudjic. Je m’en souviendrai.

Sudjic haussa les épaules – ça lui aurait arraché la gueule de se fendre d’un sourire, se dit Khouri – et s’approcha du scaphandre qui lui était attribué, imitée par sa compagne, Sula Kjarval. Les scaphandres ressemblaient à des grenouilles exsangues qui auraient été éviscérées, disséquées, écartelées et épinglées sur une table verticale. Ils se trouvaient dans leur configuration la plus androforme, les jambes bien marquées et les bras étendus. Les mains n’avaient pas de doigts – d’ailleurs, il n’y avait pas véritablement de mains non plus, juste des ébauches d’ailerons dépouillés, bien que le costume puisse extrader, à volonté, les manipulateurs et les pseudopodes dont son utilisateur avait besoin.

Khouri connaissait bien les scaphandres, comme elle l’avait prétendu. Ils étaient rares, au Bout du Ciel ; c’étaient des articles d’importation, achetés aux négociants ultras qui se positionnaient autour de la planète déchirée par la guerre. Personne, au Bout du Ciel, n’avait les compétences nécessaires pour en fabriquer, autant dire que ceux dont disposait son camp revêtaient une valeur fabuleuse : c’étaient des objets emblématiques puissants, des cadeaux des Dieux.

Le scaphandre la scanna afin d’estimer ses mensurations, auxquelles l’intérieur se conforma, puis Khouri le laissa avancer et se mouler sur son corps en réprimant un picotement de claustrophobie. En quelques secondes, le scaphandre se verrouilla et s’emplit d’air-gel, grâce à quoi il pourrait effectuer des manœuvres qui auraient, sans cela, écrasé son occupante. La persona du scaphandre demanda à Khouri s’il y avait des petits détails qu’elle souhaitait modifier afin de personnaliser son ensemble d’armes et ses routines autonomes. Seules les armes légères seraient utilisées dans la Soute 2, naturellement. Les scénarios de combat qui allaient y être joués seraient un mélange indiscernable d’exercices réels, physiques, et d’utilisation simulée d’armes diverses et variées, mais chaque aspect du processus serait traité avec le plus grand sérieux. Et notamment le choix illimité des moyens qu’offrait le scaphandre afin d’éliminer les ennemis qui auraient eu le malheur de s’égarer dans sa sphère de supériorité.

Elles étaient trois, en plus de Khouri, qui était seule à ne pas être sérieusement concernée par l’opération de surface. Volyova devait prendre la tête de l’opération. Khouri avait déduit de leurs conversations qu’elle était née dans l’espace, mais elle s’était rendue sur plus d’une planète et avait acquis les réflexes appropriés, presque instinctifs, qui amélioraient les chances de survie en cas d’expédition de surface, et d’abord un profond respect pour les lois de la gravité. Il en allait de même pour Sudjic ; elle était née dans un habitat, peut-être un gobe-lumen, mais avait visité assez de mondes pour avoir appris à bouger. Sa minceur ascétique – il semblait qu’elle n’aurait pu mettre les pieds sur une grosse planète sans se rompre tous les os – n’avait pas abusé Khouri un seul instant ; Sudjic était comme un bâtiment conçu par un architecte de génie, qui connaissait précisément les tensions auxquelles devait obéir chaque articulation et chaque étai, et aurait mis un point d’honneur esthétique à n’autoriser aucune tolérance additionnelle. Kjarval, la femme qui ne la quittait jamais, était différente. Contrairement à son amie, elle n’arborait aucun caractère chimérique extrême ; tous ses membres et organes étaient les siens. Mais Khouri n’avait jamais connu une humaine de son espèce. Son visage était mince et étroit, comme optimisé pour un environnement aquatique non spécifié. Elle avait des yeux de chat, des globes rouges, sans pupilles, ornés d’un quadrillage. Ses narines et ses oreilles étaient réduites à des ouvertures striées, et sa bouche à une fente à peu près inexpressive. Elle remuait à peine les lèvres en parlant, mais affichait en permanence une expression de douce exaltation. Elle ne portait pas de vêtements, même dans la fraîcheur relative de la salle de stockage des scaphandres, et pourtant, elle n’avait pas l’air vraiment nue. On aurait plutôt dit qu’elle avait été plongée dans un polymère infiniment flexible, à séchage rapide. En d’autres termes, c’était une vraie Ultra, d’origine incertaine, mais presque certainement non darwinienne. Khouri avait entendu des histoires de sous-espèces humaines issues du génie génétique, cultivées sous la glace de mondes comme Europe, ou de créatures marines bio-adaptées pour la vie dans des vaisseaux spatiaux entièrement emplis d’eau. Sula paraissait être un monstre hybride, l’incarnation vivante de ces mythes. Cela dit, il se pouvait qu’elle soit tout autre chose ; qu’elle se soit, par exemple, affublée de ces transformations par goût. Peut-être n’avaient-elles ni but ni raison, mais il se pouvait aussi qu’elles servent à masquer une identité radicalement différente. Enfin, peu importait au fond ; elle avait vu des quantités de mondes, et c’était apparemment tout ce qui comptait.

Sajaki connaissait aussi beaucoup de mondes, évidemment, mais il était déjà sur Resurgam, et le rôle qu’il allait jouer dans la récupération de Sylveste n’était pas clair. Pas plus que le moment où ça arriverait – si ça arrivait. Du triumvir Hegazi, Khouri ne savait pas grand-chose, mais elle avait déduit de certaines remarques incidentes qu’il n’avait jamais mis les pieds dans un endroit qui ne soit entièrement fabriqué de main d’homme. Pas étonnant que Sajaki et Volyova l’aient relégué aux aspects les plus administratifs de leur mission. Le moment venu, il ne serait pas autorisé à descendre sur Resurgam. Il n’en avait d’ailleurs pas l’intention.

Restait Khouri. Son expérience était indiscutable. Contrairement à tous les autres membres de l’équipage, il était prouvé qu’elle était née et avait vécu sur une planète, et elle avait véritablement pris part à l’action sur l’un de ces mondes. Il était probable – en tout cas, rien de ce qu’elle avait entendu ne venait contredire ce fait – qu’elle s’était trouvée, au Bout du Ciel, dans des situations beaucoup plus graves que toutes celles que l’équipage avait affrontées hors du vaisseau. Ils n’avaient jamais mené que des expéditions commerciales, ou simplement touristiques. Ils en étaient arrivés à se targuer de vivre enfermés comme des éphémères. Khouri s’était parfois trouvée dans des situations où le simple fait de survivre paraissait impensable. Et pourtant, comme elle avait toujours été une combattante compétente, et qu’elle avait de la chance, il faut bien le dire, elle s’en était sortie relativement indemne.

Personne, à bord du vaisseau, ne le contestait.

« Ce n’est pas que nous ne voulions pas de vous, avait dit Volyova, peu après l’incident avec l’arme secrète. Loin de là. Je n’ai aucun doute que vous vous débrouilleriez aussi bien que nous dans un scaphandre, et vous ne seriez pas pétrifiée par les détonations.

— Alors je…

— Mais je ne peux pas prendre le risque de perdre un second artilleur. »

Cette conversation avait eu lieu dans la chambre-araignée, mais Volyova avait baissé la voix malgré tout.

« Il suffit que trois personnes descendent sur Resurgam, ce qui veut dire que nous n’aurons pas besoin de vous. Nous savons, Sudjic, Kjarval et moi, utiliser les scaphandres. En fait, nous avons déjà commencé l’entraînement.

— Laissez-moi au moins m’entraîner avec vous. »

Volyova avait levé la main, comme pour écarter la suggestion, puis elle s’était aussitôt ravisée.

« D’accord, Khouri. Vous participerez aux séances d’entraînement. Mais ça ne veut rien dire, compris ? »

Oh oui, elle comprenait. Depuis que Khouri avait raconté à Volyova qu’elle était une taupe infiltrée à bord par un autre équipage, leurs rapports avaient changé. La Demoiselle l’avait depuis longtemps complimentée pour sa petite histoire, qui semblait avoir parfaitement marché, jusqu’à la ruse dont elle avait fait preuve en évitant, délibérément, de citer le nom de la Galatée – qui n’avait absolument rien à voir là-dedans, bien sûr. Volyova l’avait déduit toute seule, ce qui lui avait permis de retirer une petite satisfaction de l’affaire. C’était cousu de fil blanc, mais Volyova était tombée dans le panneau, et c’était le principal. Elle avait aussi gobé que le Voleur de Soleil était un programme d’infiltration de conception humaine, et pour l’instant sa curiosité semblait satisfaite. Elles étaient maintenant à peu près à égalité : elles avaient toutes les deux quelque chose à cacher au reste de l’équipage, même si ce que Volyova croyait savoir sur Khouri n’avait rien à voir avec la réalité.

« Compris, avait dit Khouri.

— Cela dit, c’est vraiment dommage. J’ai l’impression que vous avez toujours voulu rencontrer Sylveste. Vous en aurez l’occasion, évidemment, quand nous l’aurons amené à bord… »

Khouri avait souri.

« Il faudra que je m’en contente, hein ? »


La Soute 2 était une jumelle vide de la cache d’armes, où étaient entreposées les armes secrètes.

Contrairement à l’autre, elle était pressurisée au niveau d’une atmosphère terrestre. Ce n’était pas une extravagance ; c’était la plus grosse poche d’air respirable à bord du gobe-lumen, et elle servait de réservoir d’air aux régions normalement sous vide du vaisseau, quand des êtres humains avaient besoin de s’y rendre sans équipement pressurisé.

Normalement, l’accélération aurait fourni un g de gravité illusoire le long de l’axe longitudinal du bâtiment, qui était aussi celui de la soute. Mais la poussée avait été réduite depuis que le bâtiment était en orbite autour de Resurgam, et la gravité artificielle était produite par la rotation de la soute, qui était plus ou moins cylindrique, de sorte que la force de gravité s’exerçait perpendiculairement à l’axe longitudinal, et vers l’extérieur par rapport au centre. La gravité étant à peu près nulle au centre, les objets flottaient librement pendant des minutes entières avant de dériver lentement, mais inexorablement, vers la périphérie, après quoi le souffle croissant de l’air – en rotation, lui aussi – les entraînait plus vite et plus bas. Mais rien ne « tombait » à la verticale dans la soute, au moins pas du point de vue d’un individu debout sur la paroi en rotation.

Elles entrèrent à un bout du cylindre, par une porte blindée dont la paroi interne était criblée de marques d’impact et de cratères causés par les projectiles. Toutes les surfaces visibles de la soute étaient pareillement maculées. Pour autant que Khouri puisse en juger (et les protocoles d’amplification optique du scaphandre faisaient que sa vision portait aussi loin qu’elle voulait), il n’y avait pas un mètre carré de la surface de la chambre qui n’ait été endommagé, rayé, impacté, gondolé, ravagé, fondu, calciné ou corrodé par une arme d’une sorte ou d’une autre. La paroi intérieure, qui avait peut-être été métallisée, dans un lointain passé, était à présent violette, comme une cicatrice métallique généralisée. Elle était éclairée non par une source lumineuse fixe, mais par des douzaines de drones équipés de projecteurs à lumière actinique. Ces drones se déplaçaient constamment, comme un essaim de vers luisants animés de mouvements frénétiques, avec pour résultat qu’aucune ombre de la chambre ne restait immobile plus d’une seconde, et qu’il était impossible de regarder plus d’une seconde dans une direction donnée sans qu’une source lumineuse aveuglante traverse le champ visuel, oblitérant tout le reste.

— Vous êtes sûre que vous y arriverez ? demanda Sudjic alors que la porte se refermait derrière elles. Surtout n’endommagez pas ce scaphandre. Si vous l’abîmez, vous le remboursez, c’est clair ?

— Tâchez plutôt de ne pas abîmer le vôtre, rétorqua Khouri, qui passa sur un canal réservé et s’adressa à Sudjic seule : C’est mon imagination, ou vous avez une dent contre moi ?

— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

— Je pense que ça pourrait avoir un rapport avec Nagorny, répondit Khouri, qui marqua une pause.

Il lui était venu à l’esprit que les canaux réservés n’étaient peut-être pas aussi réservés que ça, mais d’un autre côté, tout ce qu’elle pourrait dire était déjà parfaitement clair pour quiconque pourrait surprendre ses paroles. Et surtout Volyova.

— Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé avec lui, si ce n’est que vous étiez proches, tous les deux.

— Proches n’est pas le terme exact, Khouri.

— Amants, alors. Je ne voulais pas vous offenser.

— Ne vous en faites pas pour ça, mon petit. C’est bien trop tard.

— Hé, vous deux ! coupa la voix de Volyova. Vous descendez sur la paroi de la chambre !

Elles obtempérèrent en réglant leurs scaphandres sur amplification réduite et sautèrent de la plate-forme ménagée au bout du cylindre. Elles étaient en apesanteur depuis l’instant où elles étaient entrées dans la soute, mais en descendant vers la paroi elles acquirent une vitesse tangentielle et retrouvèrent un poids illusoire. Le changement était mineur, amorti par l’air-gel, mais il était suffisamment sensible pour engendrer une impression de haut et de bas.

— Je comprends que vous m’en vouliez, reprit Khouri.

— Ben voyons !

— J’ai accepté son poste. Je remplis son rôle. Après… après ce qui lui est arrivé, tout d’un coup, voilà que je prends sa place, poursuivit Khouri en s’efforçant bravement de parler sur un ton raisonnable, comme si elle n’en faisait pas une affaire personnelle. Je pense que j’éprouverais la même chose, à votre place. En fait, j’en suis sûre. Mais ce n’est pas pour ça que c’est juste. Je ne suis pas votre ennemie, Sudjic.

— Ne vous faites pas d’illusions.

— À quel sujet ?

— Vous ne comprenez pas le dixième de ce qui est en cause.

Sudjic avait positionné son scaphandre près de celui de Khouri : des armures blanches, lisses, dressées devant les parois ravagées de la pièce. Khouri avait vu des images de baleines blanches, fantomatiques, qui vivaient – ou qui avaient vécu, elle ne savait plus très bien – dans les océans de la Terre. Des bélugas, leur nom avait choisi ce moment pour lui revenir à l’esprit.

— Écoutez-moi, reprit Sudjic. Vous me croyez assez simpliste pour vous détester uniquement parce que vous avez pris la place de Boris ? Allons, Khouri, ne m’insultez pas.

— Ce n’est pas mon intention, croyez-le bien.

— Si je vous déteste, Khouri, c’est pour une raison parfaitement valable. C’est parce que vous êtes à elle, cette Volyova, lança-t-elle, crachant ce dernier mot dans un hoquet de pure détestation. Vous êtes son jouet. Je la hais, alors il est naturel que je haïsse ce qui est à elle ; surtout ceux qu’elle apprécie. Et si je trouvais un moyen de détruire une chose qui lui appartient, vous imaginez que je me retiendrais ?

— Je n’appartiens à personne, répondit Khouri. Je ne suis pas à Volyova, ni à personne, d’ailleurs.

Elle se détesta aussitôt de protester aussi vigoureusement, puis elle se mit à détester Sudjic, qui l’avait poussée à se justifier ainsi.

— De toute façon, ce ne sont pas vos oignons. Vous voulez que je vous dise, Sudjic ?

— Je brûle de vous entendre.

— D’après mes informations, Boris n’était pas particulièrement sain d’esprit. Volyova l’a moins rendu fou qu’elle n’a essayé d’utiliser sa folie de façon constructive. (Elle sentit que son scaphandre décélérait, la déposant en douceur sur la paroi décrépite.) Bon, ça n’a pas marché. Et alors ? Vous étiez peut-être faits l’un pour l’autre.

— Ouais, peut-être.

— Comment ?

— Je n’aime pas beaucoup ce que vous me racontez, Khouri. Si nous étions seules, et sans ces scaphandres, je vous aurais peut-être montré avec quelle facilité dérisoire je pourrais vous casser le cou. Et c’est peut-être ce que je ferai un de ces jours. Mais je dois admettre que vous en avez. La plupart de ses marionnettes perdent généralement toute initiative. Quand elle ne les grille pas avant.

— Vous voulez dire que vous m’avez mal jugée ? Pardonnez-moi de ne pas vous en être reconnaissante.

— Ce que je veux dire, c’est que vous n’êtes peut-être pas sous sa coupe autant qu’elle l’imagine, répondit Sudjic en riant. Ce n’est pas un compliment, mon petit, juste une observation. Ça n’ira peut-être pas tout seul pour vous, quand elle s’en rendra compte. Et ça ne veut pas dire non plus que vous n’êtes plus sur ma liste noire.

Khouri s’apprêtait à répliquer, mais ses paroles furent noyées par l’intervention de Volyova qui s’adressait à elles sur le circuit général, depuis son point de vue privilégié, situé très haut au-dessus d’elles, vers le milieu de la soute.

— Cet exercice n’est pas structuré, dit-elle. Ou du moins, vous n’avez pas besoin d’en connaître la structure. Votre seule tâche consiste à rester en vie jusqu’à la fin du scénario. C’est tout. Début de l’exercice dans dix secondes. Je ne pourrai plus répondre à vos questions pendant son déroulement.

Khouri assimila ces informations sans s’en faire particulièrement. Elle avait participé à bien des exercices de ce type au Bout du Ciel, et à d’autres encore au poste de tir. Tout ce que ça voulait dire, c’était que le but profond du scénario était obscur, ou que c’était – au sens propre du terme – un exercice de désorientation conçu pour représenter le chaos qui pouvait accompagner une opération manquée, sinon désastreuse.

Elles commencèrent par des exercices d’échauffement : un éventail complet de cibles-drones surgirent de trappes invisibles pratiquées dans les parois de la chambre. Les cibles ne constituaient pas un gros défi ; pas tout de suite, du moins. Au début, les scaphandres avaient suffisamment d’autonomie pour les détecter et réagir avant que leurs occupantes aient seulement eu le temps de les remarquer, et tout ce qu’elles avaient à faire était de constater leur anéantissement. Mais ça devenait progressivement de plus en plus dur. Les cibles cessèrent d’être passives et commencèrent à répliquer – sans discrimination, au début, puis avec une puissance de feu de plus en plus importante, si bien que même les tirs larges commencèrent à constituer une menace. En outre, les cibles devinrent plus petites, plus rapides, et jaillirent des trappes avec une fréquence croissante. Et tandis que le danger constitué par l’ennemi allait en augmentant, les scaphandres entamèrent une perte de fonctionnalité progressive. Au sixième ou septième round, ils avaient perdu à peu près toute autonomie et leur réseau sensoriel avait commencé à se déliter, de sorte que leurs occupantes devaient se reposer de plus en plus sur leurs infos visuelles. Et pourtant, bien que la difficulté de l’exercice aille crescendo, Khouri avait si souvent suivi de tels scénarios qu’elle ne perdit pas son sang-froid un seul instant. Il fallait se rappeler quelles étaient les fonctionnalités restantes du scaphandre : allons, elle disposait encore de ses armes, de sa capacité de vol et de son énergie.

Les trois femmes ne communiquèrent pas entre elles au cours des exercices initiaux ; elles étaient trop concentrées sur la nécessité d’affûter leur mental. Et puis elles trouvèrent une sorte de second souffle ; un état de stabilité qui aurait pu paraître au-delà des limites du possible et qui ressemblait à une sorte de transe. On pouvait y accéder grâce à des techniques de concentration : des mantras routiniers permettaient d’effectuer la transition. Il ne suffisait pas de l’espérer pour y parvenir ; ça rappelait plutôt l’escalade d’une crête escarpée. Mais en le faisant et en le refaisant, on s’apercevait que le mouvement devenait plus fluide, et la crête ne paraissait plus si haute, ou inaccessible. Cela dit, elle n’était pas facile à gravir, et l’ascension exigeait un certain investissement mental.

C’est au cours de l’accession à cet état que Khouri crut apercevoir la Demoiselle.

Ce n’était même pas une image, juste une conscience périphérique : il y avait eu, fugitivement, une forme supplémentaire dans la soute, et il était possible que ce soit la Demoiselle. Puis la sensation disparut, aussi vite qu’elle était apparue.

Se pouvait-il que ç’ait été elle ?

Khouri n’avait pas vu la Demoiselle et n’avait pas eu de nouvelles d’elle depuis l’incident du poste de tir. La dernière fois que la Demoiselle avait communiqué avec elle, ç’avait été pour l’inquiéter plus qu’autre chose. C’était juste après que Khouri eut aidé Volyova à en finir avec l’arme secrète. Elle l’avait avertie qu’en restant aussi longtemps dans le poste de tir elle avait attiré le Voleur de Soleil vers elle. Et de fait, quand Khouri avait tenté de quitter la zone de tir, elle avait senti quelque chose se ruer sur elle. C’était venu vers elle sous la forme d’une énorme ombre qui s’élargissait, mais elle n’avait rien senti quand l’ombre avait paru l’englober. Elle avait eu l’impression qu’un trou s’ouvrait dans l’ombre et il lui avait semblé qu’elle passait à travers sans en pâtir, mais elle doutait que ç’ait été vraiment le cas. La vérité était sûrement moins plaisante. Khouri ne voulait pas envisager la possibilité que l’ombre ait été le Voleur de Soleil, mais elle ne pouvait l’exclure. Et si elle l’acceptait, elle devait aussi accepter que le Voleur de Soleil ait pu réussir à s’introduire plus largement dans son crâne.

Il était déjà assez dur de savoir qu’une petite partie de cette chose était revenue avec les limiers de la Demoiselle. Au moins l’invasion avait-elle été contenue ; la Demoiselle avait le pouvoir de le tenir à distance. Mais Khouri devait maintenant admettre qu’elle avait été envahie par un fragment plus substantiel du Voleur de Soleil. Et la Demoiselle était curieusement absente depuis. Jusqu’à cet aperçu silencieux, à peine entrevu, qui n’était peut-être rien ; pas même une illusion. Tout individu sain d’esprit aurait évacué l’incident d’un haussement d’épaules, comme un tour joué par la lumière, à la limite de son champ de vision.

Et si c’était elle… qu’est-ce que ça voulait dire, après tout ce temps ?

La phase initiale de l’exercice s’acheva enfin, et le scaphandre retrouva une partie de ses fonctionnalités. Pas toutes, mais suffisamment pour que les trois femmes sachent que les compteurs avaient été remis à zéro et que les règles avaient changé.

— Très bien, fit Volyova. J’ai vu pire.

— Je prends ça comme un compliment, répondit Khouri, dans l’espoir de susciter une vague camaraderie de la part de ses compagnes. Mais l’ennui, avec Ilia, c’est qu’elle le pense vraiment.

— Au moins l’une de vous a compris, répondit Volyova. Mais que ça ne vous monte pas à la tête, Khouri. C’est maintenant que ça va devenir sérieux.

À l’autre bout de la soute, une autre porte s’ouvrit. À cause de l’éclairage mouvant, Khouri vit ce qui arrivait plus comme une série d’images figées, saturées de lumière, que sous la forme d’un déplacement continu. Ce fut un jaillissement, un déchaînement de choses : une masse en expansion d’objets ellipsoïdes blanc métallisé, d’une cinquantaine de centimètres de longueur, hérissés de protubérances, d’embouchures, de manettes, d’ouvertures diverses et variées.

Des drones sentinelles. Elle en avait vu de pareils ou à peu près au Bout du Ciel. Ils appelaient ça des pit-bulls à cause de la férocité de leur attaque, et aussi parce qu’ils évoluaient toujours en meute. C’étaient essentiellement des engins de démoralisation – tel était, en effet, leur principal usage militaire –, mais Khouri savait de quoi ils étaient capables, et elle savait que son scaphandre n’était pas une garantie de sécurité. Les pit-bulls étaient conçus pour être vicieux, pas intelligents ; ils étaient équipés d’armes relativement légères, mais en quantité impressionnante, et qui se déchaînaient toutes en même temps. Une meute de pit-bulls pouvait concentrer ses tirs sur un seul et unique individu si les processeurs groupés estimaient cette action utile sur le plan stratégique. C’était cette obstination qui les rendait terrifiants.

Et ce n’était pas tout. Incrustés dans la masse de drones qui venaient de faire irruption dans la salle se trouvaient plusieurs objets plus vastes, blanc métallisé eux aussi, mais qui n’avaient pas la symétrie sphérique des pit-bulls. Ils étaient difficiles à repérer distinctement dans les éclairs intermittents, mais Khouri croyait savoir de quoi il s’agissait. Il y avait d’autres scaphandres, et il était très peu probable qu’ils soient amicaux.

Les pit-bulls et les scaphandres ennemis tombèrent de l’axe central et fondirent sur les trois candidates à l’entraînement. Deux secondes avaient passé, peut-être, depuis que l’autre porte s’était ouverte, mais le temps avait paru beaucoup plus long à Khouri, dont l’esprit passait sans difficulté en mode de conscience rapide quand le combat l’exigeait. Bien des fonctions autonomes supérieures du scaphandre étaient désactivées, mais les routines d’acquisition de cible étaient encore actives, et elle ordonna à son scaphandre de viser les pit-bulls, d’attendre pour faire feu, mais de les cibler individuellement. Elle savait que son scaphandre s’entretiendrait avec ses deux partenaires : ils concevraient ensemble une stratégie constamment réactualisée et se répartiraient les cibles, bien que ce processus soit généralement invisible pour son occupante.

Mais où diable était Volyova ?

Se pouvait-il qu’elle ait traversé la soute assez vite pour s’intégrer à la meute ? Oui, sans doute : le déplacement en scaphandre, au moins sur une aussi courte distance, était tellement rapide qu’un individu pouvait donner l’impression de disparaître et de réapparaître instantanément à des centaines de mètres de son point de départ. Mais les scaphandres ennemis que Khouri avait repérés étaient entrés par l’autre porte, elle en était sûre ; il aurait fallu que Volyova quitte la soute et se fraie un chemin vers l’autre bout par les coursives et autres passerelles du bâtiment. Même en scaphandre, même si ce trajet avait été prévu à l’avance, Khouri doutait que ce soit tout simplement possible. Elle se serait liquéfiée en cours de route. Mais peut-être Volyova connaissait-elle un raccourci, un passage qui lui aurait permis de se déplacer plus vite…

Et merde !

Khouri sentit qu’on lui tirait dessus.

Les pit-bulls faisaient feu avec des lasers à faible portée émergeant par faisceaux jumeaux d’yeux rapprochés, maléfiques, pratiqués dans l’hémisphère supérieur de leur coque ellipsoïdale. Leur camouflage s’était adapté à l’environnement métallique et ils s’étaient transformés en losanges violets qui paraissaient danser, entrant et sortant de la lumière. La peau du scaphandre de Khouri était devenue métallisée, et ce miroir optiquement parfait déviait la majeure partie de l’énergie, mais une partie des impacts initiaux avaient sérieusement endommagé l’intégrité du scaphandre. Ça allait lui coûter des points. Elle avait perdu du temps à cogiter sur la disparition de Volyova et n’avait pas anticipé l’attaque – diversion presque à coup sûr voulue par Volyova, naturellement. Elle regarda autour d’elle afin de vérifier les données fournies par son scaphandre : ses compagnes avaient survécu. Sudjic et Kjarval ressemblaient à des gouttes de mercure vaguement humanoïdes, mais elles n’étaient pas blessées et répondaient aux tirs ennemis.

Khouri régla les protocoles d’escalade afin de conserver un degré d’avantage offensif sur l’ennemi sans l’anéantir. Des épaules de son scaphandre émergèrent des canons lasers à portée réduite montés sur tourelle pivotante. Elle regarda les faisceaux converger devant elle, tranchant tout sur leur passage, abandonnant derrière eux un sillage lilas d’air ionisé. Lorsqu’ils étaient atteints, les pit-bulls se volatilisaient, s’écrasaient sur les parois ou explosaient en bourgeons violets, incandescents. Il aurait été extrêmement peu judicieux de s’aventurer dans la soute sans scaphandre.

— Vous avez réagi à retardement, fit Sudjic sur le circuit général, tandis que l’attaque se poursuivait. Si ç’avait été réel, il aurait fallu vous décoller des murs à coups de lance d’incendie.

— Combien de fois avez-vous vécu des actions en champ clos, Sudjic ?

Kjarval, qui n’avait encore rien dit, répondit :

— Nous avons toutes été au feu, Khouri.

— Ah ouais ? Et vous vous êtes déjà suffisamment rapprochée de l’ennemi pour l’entendre implorer grâce en hurlant ?

— Ce que je veux dire… Ah, merde !

Kjarval venait de prendre un coup. Son scaphandre fut momentanément secoué de spasmes et parcourut une séquence de camouflages incohérents : noir comme l’espace, blanc comme neige, puis un feuillage tropical luxuriant, donnant l’impression que Kjarval était une porte menant hors de la salle, vers une lointaine jungle planétaire.

Son scaphandre se mit à balbutier, puis retrouva sa finition miroir.

— Ce sont ces autres scaphandres qui m’inquiètent.

— C’est pour ça qu’ils sont faits. Pour que vous perdiez les pédales.

— Nous aurions besoin d’aide pour déjanter ? Ce serait nouveau, ça !

— La ferme, Khouri. Concentrez-vous sur ce foutu combat.

Ce qu’elle fit. Ça, au moins, c’était facile.

Un tiers, à peu près, des pit-bulls avaient été abattus, et il n’en arrivait plus par la porte encore ouverte à l’autre bout de la soute. Mais les autres scaphandres – il y en avait trois, compta Khouri –, qui s’étaient contentés jusque-là de planer près du trou, descendaient lentement vers la paroi en corrigeant leur trajectoire grâce à des jets d’air comprimé d’une finesse d’épingle, partant des talons. Leur revêtement extérieur singeait la couleur et la texture du sol criblé d’impacts ; impossible de dire s’ils étaient occupés, ou combien l’étaient.

— Ça fait partie du scénario ; ces scaphandres… ils doivent avoir une signification.

— Je vous ai dit de la fermer, Khouri !

Mais celle-ci poursuivit :

— Nous sommes en mission, d’accord ? Je crois qu’on peut au moins dire ça. Nous devons trouver une structure à ce foutu truc, ou nous ne saurons jamais qui est ce putain d’ennemi !

— Bonne idée, répondit Sudjic. Programmons une réunion.

À cet instant, les pit-bulls et leurs scaphandres utilisaient, en guise d’armes, des lance-rayons à particules. Peut-être les lasers étaient-ils réels – c’était dans le domaine du possible –, mais il paraissait certain que les armes vraiment plus puissantes seraient seulement simulées. Après tout, l’exercice n’avait pas intérêt à se solder par un trou dans la paroi de la soute qui laisserait l’air s’échapper dans l’espace.

— Supposons, reprit Khouri, que nous sachions qui nous sommes et pourquoi nous sommes ici, où que nous soyons. La question suivante est : connaissons-nous les trois salopards qui sont dans les autres scaphandres ?

— Ça devient trop philosophique pour moi, lâcha Kjarval en esquivant une salve de rayons.

— Si nous avons cette conversation, poursuivit obstinément Khouri, en élevant la voix pour couvrir les interventions de Sudjic, c’est que nous ne savons pas à qui nous avons affaire. Nous devons partir du principe qu’ils sont hostiles. Autant dire que nous avons intérêt à les éliminer avant qu’ils ne mettent leurs projets à exécution.

— Je pense que vous feriez la connerie de votre vie, Khouri.

— Ouais, comme vous me l’avez aimablement fait remarquer, je ne descendrai pas sur la planète, de toute façon.

— Amen !

— Euh… les filles… bredouilla Kjarval, qui avait remarqué ce que Khouri et Sudjic mettraient encore un moment à intégrer. Je n’aime pas la tournure que ça prend…

Ce qu’elle avait vu, c’était que les poignets des trois scaphandres se morphaient, extradant des armes encore informes. Elle avait l’impression d’assister au gonflage accéléré d’un ballon en forme d’animal.

— Descendez-moi ces salauds, dit Khouri d’une voix si calme qu’elle prit presque peur. Tir convergent sur le scaphandre de gauche. Mode puisant, puissance de feu minimale, dispersion conique avec balayage latéral.

— Depuis quand est-ce vous qui…

— Faites ce que je dis, Sudjic ! ordonna-t-elle en faisant feu.

Kjarval l’imita aussitôt. Les trois femmes étaient maintenant à dix mètres l’une de l’autre et arrosaient l’ennemi. Les pulsations d’antimatière accélérée étaient simulées… évidemment. Si elles avaient été réelles, il ne serait pas resté de quoi se tenir debout dans la soute.

Il y eut un éclair si aveuglant que Khouri eut l’impression qu’il plongeait ses doigts griffus dans ses globes oculaires. La commotion était trop intense pour avoir été simplement simulée. La détonation lui parut presque anodine par comparaison, mais sa violence suffit à l’envoyer valdinguer sur la paroi maculée de la soute. Elle eut l’impression qu’elle était tombée sur le matelas d’une chambre d’hôtel minable. L’espace d’un instant, son scaphandre resta inerte et, lorsque sa vision se rétablit, elle constata que l’afficheur de données devait être grillé, car il s’était mué en un salmigondis indéchiffrable. Les données restèrent incompréhensibles pendant quelques secondes d’agonie, puis le cerveau de secours du scaphandre s’activa. L’affichage réinitialisé était plus rudimentaire, mais au moins il avait un sens : il listait ce qui avait été détruit, comme la plupart des armes principales, irrémédiablement hors d’usage, et les fonctions résiduelles du scaphandre, dont l’autonomie était réduite de moitié, sa persona se réduisant à une machine autiste. On constatait une diminution drastique de la servo-assistance de trois des articulations. Il avait perdu sa capacité de vol, tant que les protocoles de réparation ne seraient pas intervenus, du moins, or ils avaient besoin d’un minimum de deux heures pour mettre au point une solution de remplacement.

Oh, et d’après les diodes qui affichaient les données bio-médicales, elle avait perdu un membre supérieur, sectionné au niveau du coude.

Elle s’assit comme elle put et – bien que tous ses instincts lui disent qu’elle ferait mieux de chercher un abri et de regarder autour d’elle – elle ne put s’empêcher d’inspecter son membre mutilé. Son bras droit était amputé juste à l’endroit spécifié par le relevé médical, et le moignon formait un magma de chair, d’os et de métal calcinés. S’il fallait en croire les relevés, l’air-gel avait dû prendre en masse sur le bout de bras restant, afin de limiter la perte de sang et la baisse de tension. Elle ne souffrait pas, évidemment – autre aspect pour lequel la simulation était d’un réalisme absolu, le scaphandre devant court-circuiter les centres de la douleur pour le moment.

Enfin, tout ça, c’étaient des suppositions…

La déflagration lui avait fait perdre tous ses repères. Elle regarda autour d’elle, mais l’articulation de la tête du scaphandre était aussi détraquée. Il y avait beaucoup de fumée, tout à coup. Des tourbillons planaient dans l’air ventilé de la soute. L’éclairage intermittent fourni par les drones aéroportés ne produisait plus à présent qu’un effet stroboscopique balbutiant. Les épaves de deux scaphandres gisaient dans un coin, et à en juger par leur état de délabrement, ils avaient été atteints par des décharges répétées. Ils étaient tellement détériorés qu’elle ne pouvait dire s’ils étaient – ou avaient été – occupés. Un troisième scaphandre, moins gravement endommagé, et dont l’occupant était peut-être seulement assommé, comme elle l’avait été, gisait à dix ou quinze mètres de là, le long de la paroi incurvée, calcinée. Les pit-bulls étaient repartis, à moins qu’ils n’aient été détruits. Impossible à dire.

— Sudjic ? Kjarval ?

Silence. Même sa propre voix n’était pas très audible. En tout cas, il n’y eut pas de réponse. Les intercoms étaient endommagés, elle le voyait, à présent – un détail sur le relevé des dégâts qu’elle avait ignoré jusqu’à présent. Mauvais, Khouri, très mauvais.

Avec tout ça, elle n’avait pas la moindre idée de l’identité de l’ennemi.

Le bras du scaphandre endommagé se réparait de seconde en seconde, les parties calcinées tombant à terre et la peau extérieure s’étirant pour envelopper le moignon. C’était un peu répugnant à observer. Pourtant, Khouri avait déjà plusieurs fois assisté à ce spectacle, au Bout du Ciel, lors d’une kyrielle d’autres simulations. Ce qui était vraiment écœurant, c’était de savoir que ses propres blessures ne pouvaient bénéficier de ce genre de réparation instantanée. Elles devraient attendre l’évacuation médicale de la zone.

L’autre scaphandre, moins amoché, se mit à bouger et se releva exactement comme elle. L’autre scaphandre avait tous ses membres, et la plupart de ses armes, encore opérationnelles, étaient visibles par diverses ouvertures ; elles se braquèrent sur Khouri, comme une douzaine de cobras prêts à frapper.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle avant de se rappeler que l’intercom était coupé, probablement pour de bon.

Du coin de l’œil, elle vit deux masses caparaçonnées émerger des bancs de fumée languide, fuligineuse. Qui cela pouvait-il bien être ? Les restes des trois scaphandres qui étaient arrivés avec les pit-bulls, ou ses compagnes ?

L’unique scaphandre doté d’armes s’approchait d’elle, très, très lentement, comme si elle était une bombe qui pouvait exploser à tout moment. Le scaphandre s’arrêta, resta parfaitement immobile. Son enveloppe s’efforçait d’imiter, avec un succès très modéré, la combinaison de couleurs des parois de la chambre et des rideaux de fumée. Khouri se demanda comment son propre scaphandre s’en tirait. Sa visière était-elle opaque ou transparente ? C’était impossible à dire de l’intérieur, et les relevés minimalistes ne le disaient pas ; si celui qui avait les armes voyait un visage humain, cela l’inciterait-il à tirer ou au contraire à retenir son feu ? Khouri avait braqué ses armes encore utilisables sur la silhouette, mais rien de ce qu’elle voyait ne lui disait si elle visait l’ennemi ou une camarade réduite au mutisme.

Elle tenta de lever son bras encore valide vers son propre visage, comme pour demander à son adversaire d’éclaircir sa visière.

L’autre tira.

Khouri eut l’impression de prendre dans l’estomac un coup de bélier qui la colla à la paroi. Son scaphandre se mit à hurler et toutes sortes de signaux incompréhensibles défilèrent dans son champ de vision. Il y eut un rugissement : les armes encore à sa disposition se livraient toutes en même temps à un véritable tir de barrage.

Et merde ! se dit Khouri. Ça faisait vraiment mal, à un niveau viscéral, révélateur du fait que ce n’était plus une simulation.

Elle se relevait tant bien que mal lorsqu’une nouvelle décharge la frôla avec fracas. La troisième l’atteignit à la cuisse. Elle partit à la renverse, les deux bras battant l’air à la limite de son champ de vision. Il y avait quelque chose qui n’allait pas avec ses bras ; ou, plus précisément, quelque chose qui allait alors que ça n’aurait pas dû : ils étaient intacts. Rien n’indiquait que l’un d’eux venait d’être sectionné.

— Bordel de… Mais qu’est-ce qui se passe ?

L’attaque se poursuivait, chaque décharge la renvoyant en arrière.

— Ici Volyova ! fit une voix qui n’avait rien de calme et de détaché. Écoutez-moi bien, toutes ! Il y a quelque chose qui cloche dans le scénario ! Je vous demande de cesser le feu !

Khouri heurta la paroi avec une violence telle qu’elle ressentit le choc sur sa colonne vertébrale, malgré le matelas d’air-gel. Elle s’était fait mal à la cuisse, et le scaphandre était impuissant à soulager la douleur.

Ce n’est plus de la frime, se dit-elle.

Les armes étaient bien réelles, à présent. Ou du moins celles qui appartenaient au scaphandre de son adversaire.

— Kjarval ! dit Volyova. Kjarval ! Je vous ordonne de cesser le tir ! Vous allez tuer Khouri !

Mais Kjarval – Khouri devina que c’était elle qui l’attaquait – n’écoutait pas, n’était pas capable d’écouter ou, plus terrifiant, ne pouvait pas se retenir.

— Kjarval ! ordonna à nouveau Volyova, si vous n’arrêtez pas, je vais être obligée de vous désarmer !

Kjarval n’en fit rien. Elle continua à tirer, et chaque impact faisait à Khouri l’effet d’une déchirure. Elle se tortillait sous le déluge de feu comme si elle tentait désespérément de se frayer un chemin à coup de griffes dans l’alliage torturé de la chambre vers le sanctuaire qui se trouvait de l’autre côté.

C’est alors que Volyova descendit du milieu de la soute, où elle se tenait, apparemment invisible, depuis le début. Tout en descendant, elle ouvrit le feu sur Kjarval, avec les armes les plus légères à sa disposition, mais avec une force croissante. Kjarval contra en dirigeant une partie de son tir vers le haut, vers Volyova qui fondait sur elle. Les tirs atteignirent Volyova, laissant des cicatrices noires sur sa cuirasse, détachant des fragments au tégument flexible, arrachant les armes que son scaphandre s’efforçait d’extruder et de déployer. Mais Volyova ne lui laissait pas de répit. La combinaison de Kjarval commença à se recroqueviller, à perdre son intégrité. Ses armes devinrent folles, manquèrent leur but, commencèrent à arroser tous les coins de la soute au hasard.

Alors – il n’avait pas pu se passer plus d’une minute depuis le moment où elle s’était mise à tirer sur Khouri –, Kjarval s’affaissa contre la paroi. Son scaphandre, aux endroits où il n’était pas noirci par les tirs de lasers, était un patchwork de couleurs psychédéliques criardes et de textures hypergéométriques en morphing ultra-rapide, d’où émergeaient des armes et des accessoires à moitié finalisés. Ses membres étaient agités de mouvements frénétiques, spasmodiques, et extradaient avant de les réintégrer des bourgeons de manipulateurs et des ébauches de mains humaines grandes comme des menottes de bébé.

Khouri se releva, étouffa un cri de douleur en portant son poids sur sa cuisse. Son scaphandre était une masse inerte qui se rigidifiait autour d’elle, mais elle réussit tant bien que mal à marcher, ou du moins à se traîner, vers l’endroit où gisait Kjarval.

Volyova et une autre forme en scaphandre – sans doute Sudjic – étaient déjà auprès d’elle, penchées sur ce qui restait de son scaphandre, essayant de comprendre quelque chose à l’affichage de données médicales.

— Elle est morte, déclara Volyova.

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