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En approche du système Cerbère-Hadès, 2566

Calvin reparut dans l’infirmerie du gobe-lumen. Il trônait, comme toujours, dans cet énorme fauteuil de maître.

— Où sommes-nous ? demanda-t-il en se frottant le coin de l’œil comme s’il émergeait d’un sommeil aussi profond que délicieux. Toujours autour de Resurgam, ce trou du cul de l’univers ?

— Nous avons quitté Resurgam, répondit Pascale, assise dans un fauteuil, à côté de la table d’opération sur laquelle Sylveste était allongé, tout habillé et encore complètement conscient. Nous sommes à la limite de l’héliosphère de Delta Pavonis, près du système Cerbère-Hadès. Ils ont retrouvé l’épave du Lorean.

— Pardon ? Je crois que j’ai mal entendu !

— Non, tu as parfaitement entendu, fit Sylveste. Volyova nous l’a montrée. C’est bien le même bâtiment.

— Le Lorean ? Comment est-ce possible ? s’exclama Calvin, les sourcils froncés.

Comme tout le monde, il était convaincu que le Lorean n’était plus dans le système de Resurgam, ni même à proximité. Alicia et les autres mutins s’en étaient emparés, il y avait des années, pour regagner Yellowstone.

— Nous l’ignorons, répondit Sylveste. Nous ne savons que ce que nous venons de te dire. Nous nous posons autant de questions que toi sur cette affaire.

Normalement, à ce stade de la conversation, il aurait dû lancer une pique à Calvin, mais, pour une fois, quelque chose lui fit tenir sa langue.

— Il est intact ?

— Apparemment, il a été attaqué.

— Il y a des survivants ?

— Ça, j’en doute. Le bâtiment a subi d’énormes dégâts. Quelle qu’ait été la nature de l’attaque, elle a dû être soudaine, ou ils auraient tenté de prendre le large.

Calvin resta un moment silencieux, puis :

— Alicia est probablement morte, alors. Je suis désolé.

— Nous ne savons ni par qui, ni comment ils ont été attaqués, reprit Sylveste. Mais nous en saurons peut-être davantage d’ici peu.

— Volyova a lancé une sonde robot, poursuivit Pascale. Elle ne devrait pas tarder à rejoindre le Lorean. Volyova nous a expliqué qu’elle allait entrer dans le bâtiment et chercher les enregistrements électroniques subsistants.

— Et après ?

— Après, nous saurons ce qui s’est passé.

— Mais ça ne te suffira pas, hein, Dan ? Quoi qu’on apprenne sur la fin du Lorean, ça ne te fera pas faire demi-tour. Je te connais trop pour penser ça.

— C’est ce que tu crois, répondit Sylveste.

— Ahem, toussota Pascale en se levant, on ne pourrait pas remettre ça à une autre fois ? Si vous n’arrivez pas à travailler ensemble, Sajaki n’aura que faire de vous deux.

— Ce que pense Sajaki n’a aucune importance, répondit Sylveste. Il est obligé d’en passer par mes exigences.

— Là, ce n’est pas faux, commenta Calvin.

Pascale ordonna à la pièce d’extruder un scripto doté de commandes et de voyants conformes au standard de Resurgam. Elle suscita un siège et s’assit devant le capot d’ivoire incurvé du scripto, puis elle chargea une carte des connexions de données avec l’infirmerie afin d’établir les liens nécessaires entre les systèmes médicaux et le module de Calvin. On aurait dit qu’elle traçait une tour Eiffel élaborée dans le vide. Au fur et à mesure que les liens s’établissaient, Calvin en accusait réception et lui disait d’augmenter ou de diminuer la largeur de bande de certains chemins, précisait si des topologies additionnelles étaient nécessaires. À l’issue de la procédure, qui prit quelques minutes à peine, Calvin était en mesure d’actionner l’équipement servo-mécanique de l’installation médicale. Il fit descendre du plafond une batterie de bras articulés en alliage métallique, qui évoquait une sculpture de méduse.

— Tu n’as pas idée de ce que je peux ressentir, dit Calvin. C’est la première fois depuis des années – depuis que j’ai réparé tes yeux – que je suis une partie de l’univers physique.

Pendant qu’il parlait, les bras articulés exécutèrent une danse scintillante de lames, de lasers, de pinces, de manipulateurs moléculaires et de capteurs qui fléchaient l’air dans un tourbillon métallique, vicieux.

— Très impressionnant, commenta Sylveste, la joue caressée par le vent du déplacement. Fais quand même attention.

— Je pourrais reconstruire tes optiques en une journée, dit Calvin. Je pourrais les refaire mieux qu’elles n’ont jamais été. Putain ! Avec la technologie dont nous disposons ici, je pourrais leur donner un aspect humain, je pourrais même t’implanter des yeux biologiques.

— Je ne te demande pas de me les refaire complètement, répondit Sylveste. Pour le moment, c’est mon seul moyen de pression sur Sajaki. Contente-toi d’arranger le travail de Falkender.

— Ah oui, j’oubliais ! fit Calvin en haussant un sourcil, l’un de ses rares mouvements jusqu’à présent. Tu es sûr que ce moyen de procéder est bien raisonnable ?

— Fais attention avec tous ces objets pointus !


Alicia Keller Sylveste avait été sa dernière femme avant Pascale. Ils s’étaient mariés sur Yellowstone, au cours des longues années où l’expédition de Resurgam avait été planifiée avec un luxe de détails fastidieux. Ils avaient participé ensemble à la fondation de Cuvier et travaillé en harmonie aux fouilles, pendant les premières années. C’était une femme brillante, peut-être trop pour rester confortablement dans son orbite. D’esprit indépendant, elle avait commencé à prendre ses distances par rapport à lui, sur le plan personnel comme sur le plan professionnel, alors qu’ils entraient dans leur troisième décennie de présence sur Resurgam. Alicia n’était pas seule à penser qu’on en savait suffisamment sur les Amarantins ; il était temps que l’expédition retourne vers Epsilon Eridani. Il n’avait jamais été prévu que la colonie soit permanente, et s’ils n’avaient rien appris de fracassant, loin de là, en trente ans, il n’y avait pas de raison que les trente, et même les cent prochaines années, apportent quoi que ce soit de plus renversant. Alicia et ses sympathisants croyaient que les Amarantins ne méritaient pas qu’on poursuive une étude détaillée. L’Événement n’était qu’un accident malencontreux, sans signification cosmique particulière. Après tout, les Amarantins n’étaient pas la seule espèce disparue connue de l’humanité. Dans la bulle en expansion continue de l’espace exploré, il se pouvait tout à fait qu’on découvre d’autres mondes riches de trésors archéologiques qui n’attendaient que d’être déterrés. La faction d’Alicia sentait qu’il fallait abandonner Resurgam. Les plus brillants esprits de la colonie devaient retourner sur Yellowstone et s’investir dans d’autres domaines de recherche.

La faction de Sylveste n’était évidemment pas d’accord, et le disait dans les termes les plus vifs. À ce moment-là, Alicia et Sylveste n’étaient plus ensemble, mais même dans l’inimitié ils avaient conservé un froid respect pour leurs compétences mutuelles. Si l’amour s’était éteint, l’admiration détachée demeurait.

C’est alors qu’Alicia et ses amis s’étaient rebellés. Ils avaient mis leurs menaces à exécution et abandonné Resurgam. Comme ils n’avaient pu convaincre le reste de la colonie de repartir avec eux, ils s’étaient emparés du Lorean sur son orbite de stationnement. La mutinerie n’avait pas été sanglante, mais, en volant le vaisseau, la faction d’Alicia avait porté un coup beaucoup plus insidieux à la colonie. Avec le Lorean, c’étaient tous les vaisseaux et les navettes intra-système qui avaient disparu, de sorte que les colons étaient condamnés à rester sur la planète. Ils n’avaient aucun moyen de réparer ou d’améliorer la ceinture comsat jusqu’à l’arrivée de Remilliod, qui ne reviendrait pas avant des dizaines d’années. Les cyborgs, la technologie de réplication, les implants, tout cela avait cruellement manqué après le départ d’Alicia.

Eh bien, en réalité, c’était la faction de Sylveste qui avait eu de la chance.

« Entrée dans le journal de bord, fit le fantôme d’Alicia qui flottait, désincarné, sur la passerelle. Vingt-cinquième jour depuis notre départ de Resurgam. Nous avons décidé – contre mon gré – d’approcher l’étoile neutronique. L’alignement est propice ; ça ne nous écartera pas beaucoup de notre destination prévue, qui est Eridani, et cela ne nous retardera que très peu, en fin de compte, par rapport aux années de vol qui nous attendent de toute façon. »

Elle ne ressemblait pas tout à fait au souvenir qu’en avait gardé Sylveste. Mais ça faisait si longtemps… Elle n’avait plus l’air furieuse contre lui. Elle avait plutôt l’air égarée. Elle portait des vêtements vert foncé comme on n’en voyait plus à Cuvier depuis la mutinerie, et sa coiffure semblait presque théâtrale par son ancienneté.

« Dan était convaincu qu’il y avait quelque chose d’important dans les parages, mais nous n’en avons jamais eu la preuve. »

Ce qui le surprit. Elle parlait d’une époque bien antérieure à la découverte de l’obélisque et de ses curieux glyphes qui rappelaient un système solaire. Son obsession était-elle si forte, même à l’époque ? C’était tout à fait possible, mais cette idée n’était pas confortable. Alicia avait raison : on n’en avait jamais eu la preuve.

« Nous avons vu quelque chose de bizarre, dit Alicia. Un impact cométaire sur Cerbère, la planète qui est en orbite autour de l’étoile neutronique. Ce genre d’impact doit être assez rare, aussi loin de la ceinture de Kuiper. Cela nous a intrigués, naturellement. Mais lorsque nous avons été assez près pour examiner la surface de Cerbère, il n’y avait pas de trace récente d’impact. »

Sylveste sentit les poils de sa nuque le picoter.

— Et… ? articula-t-il silencieusement, comme si Alicia était là, en chair et en os, debout devant eux sur la passerelle, et non pas une projection tirée des banques mémorielles de l’épave du Lorean.

« Nous ne pouvions ignorer ce phénomène, dit-elle. Même si ça paraît apporter de l’eau au moulin de Dan, qui pensait qu’il y avait quelque chose de bizarre dans le système Cerbère-Hadès. Nous avons donc modifié notre trajectoire pour nous rapprocher. (Elle s’interrompit.) Et si nous trouvions quelque chose de significatif… quelque chose que nous ne pourrions expliquer… je pense que nous n’aurions pas d’autre solution, sur le plan éthique, que d’en informer Cuvier. Sans cela, les savants que nous sommes ne pourraient plus jamais se regarder en face. De toute façon, nous en saurons plus long demain, quand la sonde sera à portée de Cerbère. »

— Il y en a encore long ? demanda Sylveste à Volyova. Des entrées dans le livre de bord, je veux dire ?

— Une journée, à peu près, répondit Volyova.


Elles étaient retournées dans la chambre-araignée, à l’abri – c’est du moins ce que Volyova se plaisait à croire – des oreilles indiscrètes de Sajaki et des autres. Ils n’avaient pas encore écouté tout ce qu’Alicia avait à dire, parce que le seul fait de parcourir les enregistrements était long et épuisant, sur le plan émotionnel. La vérité était sur le point d’émerger dans toute sa brutalité, et c’était loin d’être encourageant. L’équipage d’Alicia avait été la proie d’une agression soudaine et définitive du côté de Cerbère. D’ici peu, Volyova et ses compagnons de bord en sauraient davantage sur le danger vers lequel ils se ruaient.

— Vous avez compris, commença Volyova, qu’en cas de problème, vous serez peut-être obligée de réintégrer le poste de tir.

— Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment une bonne idée, répondit Khouri, avant d’ajouter, pour se justifier : Nous savons bien, toutes les deux, que le poste de tir a été le théâtre d’événements inquiétants, ces temps derniers.

— Oui. En fait, pendant ma convalescence, je me suis convaincue que vous en saviez beaucoup plus que vous ne vouliez bien l’admettre. (Volyova se cala au dossier de son siège et joua avec les commandes de cuivre placées devant elle.) Je pense que vous m’avez dit la vérité quand vous m’avez raconté que vous étiez une taupe, mais c’est tout. Le reste était un mensonge conçu pour satisfaire ma curiosité et m’empêcher de parler aux autres… et ça a marché. Seulement il y a trop de choses que vous ne m’avez pas expliquées de façon satisfaisante. Prenez l’arme secrète, par exemple. Lorsqu’elle s’est mise à débloquer, pourquoi s’est-elle pointée sur Resurgam ?

— C’était la cible la plus proche.

— Désolée. Argument refusé. Il y a quelque chose de particulier à propos de Resurgam, hein ? De fait, vous ne nous avez approchés qu’à partir du moment où vous avez connu la destination du bâtiment… D’accord, cette planète perdue était l’endroit idéal pour tenter de vous emparer de la cache d’armes, mais ça n’a jamais été votre intention. Vous n’êtes pas dépourvue de ressources, Khouri, mais vous n’auriez jamais pu nous faucher ces armes, à moi ou aux autres membres du Triumvirat. (Elle posa son menton sur sa main.) Du coup, une question s’impose : si vous ne m’avez pas dit la vérité, qu’êtes-vous venue faire à bord de ce bâtiment ? Vous avez intérêt à me le dire tout de suite, Khouri, parce que sinon, la prochaine personne qui vous interrogera sera Sajaki. Il n’a pas pu vous échapper qu’il avait des soupçons – surtout depuis la mort de Kjarval et de Sudjic.

— Je n’ai rien à… Sudjic avait une rancune particulière contre vous, poursuivit-elle d’une voix manquant de conviction. Je n’ai rien à voir là-dedans.

— Non, sauf que j’avais désarmé votre scaphandre. J’étais seule à pouvoir annuler cette instruction, et j’étais trop occupée à me faire tuer pour y penser. Comment avez-vous réussi à outrepasser le verrouillage pour éliminer Sudjic ?

— Ce n’est pas moi qui l’ai fait. C’est quelqu’un d’autre, répondit Khouri avec un profond soupir. Enfin, je devrais plutôt dire quelque chose d’autre. La chose qui s’était introduite dans le scaphandre de Kjarval et l’a poussée à tenter de me tuer lors de la séance d’entraînement.

— Ce n’était pas Kjarval ?

— Non… pas vraiment. Elle n’avait peut-être pas beaucoup de sympathie pour moi, mais je suis à peu près sûre qu’elle n’avait pas l’intention de me tuer lors de cette séance d’entraînement.

Ça avait des accents de vérité, bien sûr, mais c’était quand même un peu dur à avaler.

— Alors, que s’est-il passé au juste ?

— La chose qui était dans mon scaphandre tenait à ce que je sois dans l’équipe de récupération de Sylveste. Éliminer Kjarval était la seule option.

Mouais. Elle arrivait presque à trouver ça logique. Elle ne s’était pas interrogée une seule fois sur la façon dont Kjarval était morte, tellement il paraissait normal que l’un des membres de l’équipage lui cherche noise – surtout Kjarval ou Sudjic. De même, l’une ou l’autre ne pouvait faire autrement que de se retourner contre Volyova, tôt ou tard. Et c’est exactement ce qui s’était passé, mais à présent elle voyait autre chose derrière tout ça… les ondes de propagation d’une chose qu’elle ne prétendait pas comprendre, mais qui se déplaçait avec la furtivité du requin sous la surface des événements.

— Pourquoi était-il si important que vous participiez à la récupération de Sylveste ?

— Je… Écoutez, Ilia, je ne suis pas certaine que ce soit le meilleur moment. Pas alors que nous sommes si près de ce qui a détruit le Lorean, quoi que ça puisse être…

— Qu’est-ce que vous croyez ? Que je vous ai fait venir ici pour admirer la vue ? Rappelez-vous ce que je vous ai dit : tout de suite, vous avez affaire à moi, la personne qui ressemble le plus à une alliée ou à une amie à bord de ce vaisseau ; sinon, plus tard, ce sera Sajaki, avec du matériel dont vous préférez probablement ignorer l’existence.

Ce n’était pas une grande exagération, au demeurant. Les techniques d’interrogatoire de Sajaki n’étaient pas précisément le summum du raffinement.

— Bon, eh bien, je vais commencer par le début… fit Khouri, Volyova se réjouissant que ses paroles lui aient apparemment délié la langue, car sans cela elle aurait été obligée de réactualiser ses propres méthodes coercitives. Quand je vous ai dit que j’avais été dans l’armée… c’était vrai. La façon dont je suis arrivée sur Yellowstone… c’est compliqué. Je me demande encore aujourd’hui si c’était vraiment un hasard ou si elle a joué un rôle là-dedans. Tout ce que je sais, c’est qu’elle m’a repérée très tôt pour la mission.

— Qui ça, « elle » ?

— Je ne sais pas vraiment. Quelqu’un qui a beaucoup de pouvoir à Chasm City ; peut-être sur la planète entière. Elle se fait appeler la Demoiselle. Elle a pris bien soin de ne jamais me donner son nom.

— Décrivez-la-moi. Il se peut que nous la connaissions. Que nous ayons eu affaire à elle dans le passé.

— J’en doute. Elle n’était pas… elle n’était pas comme vous. Enfin, elle l’avait peut-être été dans le temps, mais elle ne l’était plus. J’ai eu l’impression qu’elle était depuis longtemps à Chasm City. Mais elle n’a obtenu son pouvoir qu’après la Pourriture Fondante.

— Elle aurait pris le pouvoir et je n’aurais pas entendu parler d’elle… ?

— C’était l’essence même de son pouvoir. Il n’était pas apparent. Elle n’avait pas besoin qu’on ait conscience de sa présence pour obtenir que les choses soient faites. Elle se contentait de provoquer les événements. Elle n’était même pas riche – mais elle contrôlait plus de ressources que quiconque sur la planète, par son entregent. Pas assez pour se procurer un vaisseau, cela dit, et c’est pour ça qu’elle avait besoin de vous.

Volyova hocha la tête.

— Vous avez dit qu’elle avait peut-être été comme nous, autrefois. Qu’entendez-vous par là ?

Khouri hésita à son tour.

— Je ne sais pas trop. Mais l’homme qui travaillait pour elle – un dénommé Manoukhian – était un Ultra, c’est certain. Il a lâché assez d’indices pour me faire comprendre qu’il l’avait trouvée dans l’espace.

— Trouvée… sauvée, vous voulez dire ?

— C’est l’impression que j’ai eue. Et puis il y avait ces sculptures en éclats de métal déchiquetés… Enfin, au début, j’ai pensé que c’étaient des sculptures. Par la suite, je me suis dit que ça ressemblait à des bouts d’épave de vaisseau spatial qu’elle aurait gardés en souvenir de je ne sais quoi.

Ça lui disait vaguement quelque chose, mais quoi ? Volyova n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Quoi qu’il en soit, le souvenir n’affleura pas au niveau de sa conscience.

— Vous l’avez vue ? À quoi ressemblait-elle ?

— Non. J’ai vu une projection d’elle, mais elle n’était pas forcément fidèle. Elle vivait dans un palanquin, comme tous ces hermétiques.

Volyova connaissait un peu les hermétiques.

— Ça n’en était pas forcément une. Le palanquin n’était peut-être qu’un moyen de dissimuler son identité. Dommage que nous n’en sachions pas plus long sur ses origines… ce Manoukhian ne vous a rien dit d’autre ?

— Non. J’ai eu l’impression qu’il aurait bien voulu, mais il a réussi à ne rien me révéler d’utile.

Volyova se pencha vers elle.

— Pourquoi dites-vous qu’il aurait bien voulu vous parler ?

— Parce que c’était son style. Le type n’arrêtait pas de bavarder, de me raconter ses exploits, de me parler de tous les gens célèbres qu’il connaissait. Mais rien qui ait un rapport avec la Demoiselle. Ça, c’était un sujet tabou ; peut-être parce qu’il était encore à son service. Mais je voyais bien que ça le démangeait de m’en dire plus long.

Volyova tapota sur la console du bout des doigts.

— Il a peut-être trouvé le moyen de le faire.

— Je ne comprends pas.

— Ça ne m’étonne pas. Il n’avait pas à vous le dire, mais je pense qu’il a trouvé le moyen de vous parler quand même. Je n’en ai pas encore la certitude, évidemment…

Le processus mémoriel qui s’était mis en route un instant plus tôt avait porté ses fruits, et ça lui était revenu : au moment du recrutement de Khouri, peu après son arrivée à bord, elle l’avait soumise à un examen…

Khouri la regarda.

— Vous avez trouvé quelque chose sur moi, hein ? Quelque chose que Manoukhian m’avait implanté ?

— Oui. Ça avait l’air anodin, au départ. Par bonheur, j’ai un curieux trait de caractère, assez répandu chez les scientifiques : je ne jette jamais, jamais rien.

C’était vrai. Se débarrasser des choses qu’elle avait trouvées aurait été beaucoup plus compliqué que de les garder dans son labo. Ça paraissait sans intérêt, sur le coup – il ne s’agissait que d’une écharde, après tout –, mais, grâce à cette manie, elle allait pouvoir analyser la composition du fragment de métal qu’elle avait ôté du crâne de Khouri.

— Si j’ai vu juste, si c’est bien Manoukhian qui vous a implanté ça, il se peut que ça nous révèle quelque chose sur la Demoiselle. Peut-être son identité, qui sait ? Mais vous ne m’avez pas encore dit ce qu’elle attendait de vous. Nous savons déjà que Sylveste est concerné, d’une façon ou d’une autre…

— En effet, acquiesça Khouri. Et j’ai peur que ça ne vous plaise pas du tout.


« Nous avons effectué une inspection détaillée de la surface de Cerbère à partir de notre orbite actuelle, disait la projection d’Alicia. Nous n’avons pas trouvé trace d’impact cométaire. Beaucoup de cratères, certes, mais aucun de récent. Ce qui n’a aucun sens. (Elle développa la seule théorie plausible à leur portée, selon laquelle la comète avait été détruite juste avant l’impact. Cette explication impliquait le recours à une forme de technologie défensive, mais au moins elle évitait le paradoxe de la surface intacte.) Cela dit, nous n’avons rien vu qui confirme notre théorie. Par ailleurs, il n’y a absolument aucune trace de structures technologiques à la surface. Nous avons décidé de lancer une flottille de sondes vers la planète. Si quelque chose nous a échappé, elles devraient le repérer : des machines cachées dans des grottes ou dissimulées dans des canyons, hors de vue, mais capables de déclencher une réponse d’une sorte ou d’une autre, s’il y a des dispositifs automatiques en bas. »

Oui, pensa aigrement Sylveste. Elles avaient bien déclenché une réaction, en effet. Mais sûrement pas celle qu’Alicia avait prévue.

Volyova repéra le segment suivant du récit d’Alicia. Les sondes avaient été lancées ; de petits engins automatiques, aussi frêles et maniables que des libellules. Les drones avaient filé vers la surface de Cerbère – il n’y avait pas d’atmosphère pour les freiner –, ne ralentissant qu’au dernier moment, leurs moteurs à fusion crachant de petits jets incandescents. Pendant un instant, du Lorean, ils n’avaient vu que des étincelles brillantes sur le fond gris, immuable, qui était la surface de Cerbère. Et puis, au fur et à mesure que les étincelles rapetissaient et disparaissaient, ils avaient réalisé que ce petit monde mort était malgré tout plusieurs fois plus gros que la plupart des œuvres humaines.

« Entrée dans le journal de bord, fit Alicia, après une interruption dans le récit. Les sondes viennent de renvoyer des données insolites… (Elle regarda sur le côté, comme si elle consultait un afficheur, hors champ.) Une activité sismique en surface. Nous aurions déjà dû la constater, mais la croûte n’a absolument pas bougé jusqu’à maintenant, alors que l’orbite de la planète n’est pas tout à fait circularisée et qu’on devrait remarquer des tensions dues à l’effet de marée. On serait tenté de dire que ce sont les sondes qui ont déclenché cette activité, si ce n’était pas complètement ridicule. »

— Pas plus qu’une planète qui efface toute trace d’impact cométaire à sa surface, dit Pascale en se tournant vers Sylveste. Je ne dis pas ça pour critiquer Alicia…

— Non. Mais la critique aurait été recevable, répondit-il, avant de regarder Volyova. Vous avez retrouvé quelque chose, à part les entrées dans le journal de bord d’Alicia ? Ses sondes ont dû envoyer des données télémétriques…

— Nous les avons, répondit Volyova avec circonspection. Je ne les ai pas nettoyées. C’est un peu brut de fonderie.

— Je pourrais les voir ?

Volyova souffla un chapelet d’instructions dans le bracelet qui ne la quittait pas et la passerelle s’embrasa. Il y eut comme un barrage de synesthésies qui perturbèrent les sens de Sylveste. Il était immergé dans les données renvoyées par l’une des sondes d’Alicia – le sensorium de l’engin de surveillance, aussi brut de fonderie que l’avait annoncé Volyova. Mais Sylveste savait plus ou moins à quoi s’attendre ; la transition, qui aurait aisément pu être une torture, lui procura un simple vertige.

Il planait au-dessus d’un paysage. L’altitude était difficile à estimer, les caractéristiques de la surface fractale – les cratères, les falaises et les fleuves de lave grise, figée – auraient eu à peu près le même aspect vues de n’importe quelle distance. Mais, d’après l’engin de surveillance, il n’était qu’à un demi-kilomètre de la surface de Cerbère. Il regarda attentivement la plaine à la recherche d’un signe de l’activité sismique qu’Alicia avait signalée. Cerbère avait l’air éternellement vieille et immuable, comme s’il ne lui était rien arrivé depuis des milliards d’années. Le seul signe de mouvement venait des réacteurs à fusion, qui projetaient des ombres radiales à partir de sa position alors que la sonde ralentissait.

Qu’avaient vu les drones ? Sûrement rien dans la bande visible. En explorant le sensorium – Sylveste avait l’impression d’enfiler un gant inconnu –, il trouva les commandes neurales qui donnaient accès aux différents canaux de données. Il s’intéressa aux capteurs thermiques, mais la température de la plaine ne donnait aucun signe de variation. Il n’y avait rien d’anormal sur l’ensemble du spectre électromagnétique. Les flux de neutrinos et de particules exotiques restaient stables, dans les limites attendues. Et pourtant, quand il passa sur les imageurs gravitationnels, il sut qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas du tout sur Cerbère. Son champ visuel était surchargé de courbes colorées, translucides, qui faisaient apparaître les forces gravitationnelles. Et les contours bougeaient.

Des choses – assez énormes pour être enregistrées par les capteurs de masse – se déplaçaient sous le sol, convergeaient comme les mâchoires d’une pince directement en dessous de lui. L’espace d’un instant, il s’autorisa à croire que ces formes mouvantes n’étaient que de vastes courants de lave enfouis, mais cette illusion réconfortante ne tint pas plus d’une seconde.

Rien de tout ça n’était naturel.

Des lignes apparurent sur la plaine, formant un mandala pareil à une étoile, centré sur un même point focal. Il avait vaguement conscience que des schémas similaires s’ouvraient sous les autres sondes, à la limite de son champ de vision. Les failles s’élargirent, devinrent des crevasses noires, monstrueuses. Par ces fissures, Sylveste entrevit ce qui paraissait être des kilomètres d’abîmes lumineux au fond desquels des machines convulsées grouillaient, déroulant des tentacules gris-bleu plus vastes que les canyons. Le mouvement était frénétique, orchestré, organisé, mécanique. Il éprouva une étrange sorte de révulsion, comme s’il avait mordu dans une pomme et découvert une colonie d’asticots grouillants, affairés. Il en était sûr, à présent. Cerbère n’était pas une planète. C’était une machine. Un mécanisme.

Puis les tentacules enroulés jaillirent par le trou en forme d’étoile pratiqué dans la plaine et se précipitèrent rêveusement vers lui, comme s’ils voulaient l’attraper, l’arracher au ciel. Il y eut un horrible moment de blancheur qui atteignit tous ses sens, et les données du sensorium fourni par Volyova s’interrompirent avec une soudaineté hurlante. Sylveste réprima un cri, en proie à un choc existentiel, alors qu’il reprenait brutalement conscience – sa conscience personnelle, sur la passerelle.

Il eut le temps, en reprenant ses esprits, de voir Alicia marmonner quelques paroles inaudibles, le visage figé dans une expression qui pouvait être de la peur, mais qui aurait tout aussi bien pu être le désespoir d’apprendre – juste avant sa mort – qu’elle s’était trompée tout du long.

Puis l’image se perdit dans l’électricité statique.

— Maintenant, au moins, nous savons qu’il est fou, dit Khouri, des heures plus tard. Si ça ne le dissuade pas d’approcher de Cerbère, je ne vois pas ce qui pourrait le faire.

— Ça pourrait bien avoir l’effet opposé, dit Volyova, tout bas, malgré la sécurité relative de la chambre-araignée. Maintenant, Sylveste ne se contente plus de soupçonner qu’il y a là-bas quelque chose qui vaut la peine d’être étudié ; il le sait.

— Un mécanisme non humain ?

— À l’évidence. Dont nous pourrions peut-être deviner la finalité, au demeurant. Il est clair que Cerbère n’est pas un monde naturel. C’est au minimum un monde réel entouré par une coquille de machines, avec une croûte artificielle. Voilà pourquoi l’équipage d’Alicia n’avait pu repérer le point d’impact cométaire : la croûte s’est probablement réparée toute seule avant l’arrivée du vaisseau.

— Une sorte de camouflage ?

— On le dirait bien.

— Alors pourquoi attirer l’attention en attaquant ces sondes ?

Volyova avait manifestement déjà réfléchi à la question.

— L’illusion de réalisme ne tient évidemment pas à moins d’un kilomètre d’altitude à peu près. J’imagine que les sondes étaient sur le point d’apprendre la vérité juste avant leur destruction. Comme ça, non seulement la planète n’a rien perdu dans l’affaire, mais encore elle a gagné de la matière première.

— Mais pourquoi ? Pourquoi entourer une planète d’une croûte artificielle ?

— Je n’en sais rien, et Sylveste non plus, j’imagine. Résultat : il est plus probable que jamais qu’il va insister pour s’en rapprocher. À vrai dire, ajouta-t-elle en baissant la voix, il m’a déjà demandé d’élaborer une stratégie.

— Une stratégie pour quoi faire ?

— Pour entrer dans Cerbère. (Elle marqua une pause.) Il est au courant pour les armes secrètes, évidemment. Il compte sur elles pour l’aider à atteindre son but, en affaiblissant la coque mécanique en un point donné. Je crains qu’il n’en faille davantage, mais enfin… Vous croyez que votre Demoiselle a toujours su que c’était son objectif ? demanda-t-elle d’une voix changée.

— Elle a été parfaitement claire : il ne fallait pas qu’il mette les pieds à bord.

— La Demoiselle vous avait dit ça avant que vous nous rejoigniez ?

— Non. Après.

Elle parla à Volyova de son implant crânien, lui raconta comment la Demoiselle avait chargé un aspect d’elle-même dans la tête de Khouri pour les besoins de la mission.

— C’était une vraie plaie, dit-elle. Mais elle m’a immunisée contre vos thérapies de loyauté, ce dont j’imagine que je devrais lui être reconnaissante.

— Les thérapies ont marché comme prévu, objecta Volyova.

— Non, j’ai fait semblant. La Demoiselle me soufflait les réponses, et il faut croire qu’elle a fait du bon boulot, ou nous n’aurions pas cette conversation.

— Elle ne peut exclure la possibilité que les thérapies aient en partie marché, non ?

Khouri haussa à nouveau les épaules.

— Quelle importance ? Quel genre de loyauté aurait un sens, maintenant ? Vous attendiez que Sajaki fasse un faux pas, vous me l’avez pratiquement dit. La seule chose qui maintient la cohésion de cet équipage, c’est que Sylveste menace de nous tuer tous si nous ne faisons pas ce qu’il veut. Sajaki est un mégalomane – il aurait peut-être dû vérifier doublement les thérapies qu’il vous faisait subir.

— Vous avez résisté à Sudjic quand elle a essayé de me tuer.

— Ouais. Mais si elle m’avait dit qu’elle allait se retourner contre Sajaki – ou même ce con de Hegazi –, je ne sais pas comment j’aurais réagi.

Volyova réfléchit un instant.

— Très bien, dit-elle enfin. Passons sur le problème de la loyauté. De quoi cet implant était-il encore capable ?

— Quand vous m’avez connectée aux armes, répondit Khouri, elle a utilisé l’interface pour s’insinuer – ou une copie d’elle-même, dans le poste de tir. Au début, je pense qu’elle voulait seulement prendre le contrôle de la plus grande partie possible du vaisseau, et le poste de tir était son point d’entrée.

— L’architecture ne lui aurait pas permis d’aller plus loin.

— Non. Du reste, elle l’en a empêchée. À ma connaissance, elle n’a jamais réussi à prendre le contrôle d’une autre partie du vaisseau.

— En dehors de la cache d’armes, vous voulez dire ?

— C’est elle qui contrôlait l’arme folle, Ilia. Je ne pouvais pas vous le dire sur le coup, mais je savais ce qui était en train de se passer. Elle voulait utiliser l’arme pour tuer Sylveste à distance, avant même que nous ne descendions sur Resurgam.

— J’imagine, dit Volyova d’un ton grave et résigné, que ça a un sens, même tordu. Mais utiliser une arme pareille pour tuer un seul homme… il va falloir que vous m’expliquiez pourquoi elle voulait tant sa mort.

— Ça ne va pas vous plaire. Surtout pas maintenant, avec ce que Sylveste projette de faire.

— Dites-le-moi quand même.

— Oh, je vais vous le dire, je vais vous le dire, répondit Khouri. Mais il y a encore un autre facteur qui vient compliquer les choses. Il s’appelle le Voleur de Soleil, et je pense que vous avez déjà fait sa connaissance.

Volyova eut l’impression qu’une blessure à peine cicatrisée venait de se rouvrir en elle, que la suture avait lâché, comme un linge se déchire.

Ah ! dit-elle enfin. Encore ce nom.

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