28

Système Cerbère-Hadès,
héliopause de Delta Pavonis, 2566

Volyova avait à nouveau perdu le contrôle des armes secrètes.

Impuissante, elle les regarda ouvrir le feu sur Cerbère. Les rayons atteignirent leur cible en premier, naturellement, et la première indication qu’ils en eurent fut un éclair blanc-bleu qui illumina la planète grise, aride, à l’endroit précis que la tête de pont devait percuter. Les armes relativistes à projectiles entrèrent presque aussitôt en action, et les preuves que les frappes étaient victorieuses leur parvinrent quelques secondes plus tard : des flashes crachotants, spectaculaires, figurant la mitraille qui arrosait la surface d’une pluie de neutronium et d’antimatière. Pendant tout ce temps, Volyova ne cessa de hurler dans son bracelet des ordres de désarmement, mais l’espoir d’être entendue déclinait d’instant en instant. Elle voulut croire, au début, que son bracelet de rechange était défectueux, ce qui n’expliquait évidemment pas la soudaine autonomie des armes. Elles avaient fait feu pour une raison donnée ; de même qu’elles avaient ignoré l’ordre de regagner le ventre du vaisseau.

Tout ça parce que quelqu’un – ou quelque chose – était maintenant aux commandes.

— Que se passe-t-il ? demanda Pascale du ton de celle qui n’espère pas vraiment une réponse compréhensible.

— Il est impossible que ce soit la Demoiselle de Khouri, répondit Volyova en laissant retomber son bras, renonçant à reprendre le contrôle des armes. Même si elle avait encore les moyens d’intervenir sur la cache d’armes, elle ferait tout ce qui est en son pouvoir pour éviter ça. Ça doit donc être le Voleur de Soleil.

— Une partie de lui a dû rester dans le poste de tir, ajouta Khouri, qui parut le regretter, et s’interrompit très vite, avant d’ajouter : Enfin, nous avons toujours su qu’il pouvait le contrôler. C’est pour ça qu’il s’est opposé à la Demoiselle quand elle a tenté de tuer Sylveste avec l’autre arme.

— Mais… avec cette précision ? demanda Volyova en secouant la tête. Tous les ordres que j’adresse à la cache d’armes ne transitent pas par le poste de tir ; je savais que ç’aurait été trop risqué.

— Et vous dites que même ces ordres-là restent sans effet ?

— On dirait bien.

On voyait à présent sur la sphère synoptique que l’attaque avait pris fin. À court d’énergie et de munitions, les armes décrivaient autour de Hadès des orbites inutiles sur lesquelles elles resteraient pendant des millions d’années, jusqu’à ce qu’elles soient balayées par des perturbations gravitationnelles aléatoires et propulsées sur des trajectoires qui les enverraient s’écraser sur Cerbère ou les projetteraient vers les points de Lagrange, où Delta Pavonis, la géante rouge, finirait par leur apporter la mort. Volyova trouva une parcelle résiduelle de consolation dans le fait que les armes ne pourraient être réutilisées et se retourner contre elle. Mais ce réconfort venait beaucoup trop tard. Les dommages infligés à Cerbère étaient irréversibles, et il n’y aurait plus grand-chose pour supporter la tête de pont quand elle arriverait. Elle voyait déjà la preuve de leur attaque sur la sphère synoptique, dans les panaches de régolite pulvérisé qui se déployaient en éventail dans l’espace autour du point d’impact.


Sylveste arriva à l’hôpital de bord. Sajaki pesait de tout son poids sur ses épaules. Il paraissait beaucoup trop lourd pour sa maigre carcasse. Sylveste se demanda si c’était à cause du poids des machines qui circulaient dans son sang, qui rongeaient leur frein, dans chacune de ses cellules, attendant qu’une crise de cette espèce les ramène à la vie. Sajaki était brûlant de fièvre – preuve, peut-être, que les droggs avaient lancé toutes leurs forces dans la bataille et se reproduisaient frénétiquement pour faire face à l’urgence de la situation, réquisitionnant les molécules des tissus « normaux » jusqu’à ce que le danger soit écarté. Sylveste jeta, à son corps défendant, un coup d’œil à son poignet blessé. Le sang avait cessé de couler et la terrible plaie circulaire était maintenant entourée d’un cal membraneux. Une faible lueur ambrée brillait à travers les tissus.

Le voyant approcher, des cyborgs sortirent du centre médical et le soulagèrent de son fardeau. Sajaki fut allongé sur un brancard et les machines s’activèrent autour de lui pendant quelques minutes. Des capteurs s’incurvèrent au-dessus de lui, des moniteurs neuraux se plaquèrent sur son cuir chevelu. Les systèmes ne paraissaient pas exagérément préoccupés par sa blessure. Peut-être communiquaient-ils déjà avec ses droggs, de sorte que toute intervention complémentaire était inutile à ce stade. Malgré sa faiblesse, il était toujours conscient, remarqua Sylveste.

— Vous n’auriez jamais dû faire confiance à Volyova, dit-il rageusement. Vous avez tout gâché. Elle a trop de pouvoir, maintenant. C’était une erreur fatale, Sajaki.

— Bien sûr que nous lui avons fait confiance, imbécile ! lâcha Sajaki d’une voix à peine audible. C’était l’une des nôtres ! Elle faisait partie du Triumvirat ! Et qu’est-ce que vous savez de Khouri ? ajouta-t-il dans un croassement.

— C’est une taupe, répondit Sylveste. Introduite à bord de ce bâtiment pour me tuer.

— C’est tout ? fit Sajaki comme s’il trouvait la nouvelle divertissante.

— C’est ce que je croyais, en tout cas. Je ne sais ni qui l’a envoyée, ni pourquoi, mais elle a fourni des explications absurdes, que ma femme et Volyova semblent avoir prises au pied de la lettre.

— Ce n’est pas encore fini, dit Sajaki en ouvrant de grands yeux entourés de jaune.

— Comment ça, ce n’est pas fini ?

— Je le sais, voilà tout. Rien n’est terminé.

Sur ces mots, il ferma les yeux et sembla se détendre.


— Il s’en sortira, annonça Sylveste en regagnant la passerelle, manifestement inconscient des derniers événements.

Il regarda autour de lui, et Volyova imagina sa confusion. Au premier abord, rien n’avait changé pendant le temps qu’il lui avait fallu pour emmener Sajaki à l’infirmerie et revenir : les mêmes personnes tenaient les mêmes armes, mais l’ambiance était radicalement différente. Hegazi, par exemple, bien qu’étant du mauvais côté du lance-aiguilles de Khouri, n’avait pas l’air d’un homme vaincu. Non plus que particulièrement réjoui, d’ailleurs.

Ça nous échappe à tous, maintenant, et Hegazi le sait, se dit Volyova.

Puis Sylveste regarda l’image de Cerbère affichée sur la sphère synoptique. Cerbère, et sa croûte fracturée suintant dans l’espace.

— Il y a quelque chose qui cloche, hein ? dit-il. Vos armes ont bel et bien fait feu, comme nous le souhaitions.

— Désolée, fit Volyova en secouant la tête. Je n’y suis pour rien.

— Vous feriez mieux de l’écouter, dit Pascale. Quoi qu’il se passe ici, nous ne voulons pas y être associés ; ça nous dépasse, Dan. Même toi, si difficile à croire que ça puisse être.

— Vous n’avez pas encore compris ? fit-il d’un ton méprisant. C’est exactement ce que voulait Volyova.

— Vous êtes fou ! lança Volyova.

— Vous avez réussi votre coup, reprit Sylveste. Vous allez voir votre foreuse à planète en action, et en même temps vous vous en lavez les mains avec votre numéro de prudence et de circonspection qui a si commodément échoué. Ah oui, franchement ! fit-il en frappant deux fois dans ses mains. Je suis authentiquement impressionné !

— Vous allez être authentiquement mort, rétorqua Volyova.

Mais tout en le détestant pour ce qu’il venait de dire, elle ne pouvait totalement réfuter ses allégations. Elle aurait fait tout ce qui était en son pouvoir pour stopper les armes, les empêcher de mener leur mission à bien – et merde ! elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir, et ça n’avait pas marché. Même si elle n’avait pas donné l’ordre de lancement, elle était persuadée que le Voleur de Soleil aurait trouvé le moyen de le faire. D’un autre côté, maintenant que l’attaque avait eu lieu, elle éprouvait une sorte de curiosité fataliste. La tête de pont allait percuter la planète comme prévu, à moins qu’elle ne trouve un moyen d’éviter ça, or elle avait déjà tout essayé, en vain. Une partie d’elle-même commençait à attendre l’événement avec impatience, doublement fascinée à l’idée de ce qu’ils allaient apprendre et de voir comment son enfant allait encaisser l’épreuve. Quoi qu’il arrive – et tant pis si les conséquences étaient effroyables –, ce serait la chose la plus fascinante à laquelle elle aurait jamais assisté. Et peut-être la plus terrible.

Il n’y avait rien à faire, qu’attendre, et voilà tout.

Les heures ne passèrent ni vite ni lentement, parce que c’était un événement qu’elle espérait autant qu’elle le redoutait. À mille kilomètres de Cerbère, la tête de pont amorça la phase de ralentissement finale. Les flux d’éjection des deux propulsions Conjoineur brillaient comme deux soleils miniatures, et leur clarté livide, choquante, accentuait dramatiquement les cratères et les ravins de Cerbère. Pendant un moment, sous cet éclairage implacable, la planète eut vraiment l’air artificielle ; comme si ceux qui l’avaient conçue s’étaient donné trop de mal pour créer l’impression qu’elle était érodée par des millénaires de bombardement.

Sur son bracelet, Volyova voyait les images enregistrées par les caméras fixées sur les flancs de la tête de pont. Elles étaient disposées le long d’anneaux espacés tous les cent mètres, sur les quatre mille mètres de la longueur du cône, de sorte que, quelle que soit la profondeur à laquelle il s’enfoncerait dans la croûte, il y aurait toujours des caméras au-dessus et au-dessous de la surface. Elle regardait à présent par la blessure ouverte dans la croûte par l’arme secrète.

Sylveste n’avait pas menti.

Il y avait des choses, dans les profondeurs. Des choses énormes, organiques et tubulaires, qui évoquaient un nid de serpents. La chaleur provoquée par les tirs de l’arme secrète s’était maintenant dissipée. Des nuages de fumée grisâtre s’échappaient encore du trou, mais Volyova soupçonnait qu’il s’agissait de machinerie carbonisée plutôt que de la matière de la croûte. Aucun des tubes reptiliens ne bougeait. Leurs anneaux argentés, segmentés, étaient maculés de noir et parfois éventrés sur des centaines de mètres. Une masse intestinale grouillante, composée de plus petits serpents, avait jailli par les ouvertures béantes.

Volyova avait blessé Cerbère.

Elle ignorait si la plaie était mortelle, ou si ce n’était qu’une éraflure qui guérirait en quelques jours, mais elle avait mutilé la planète et cette idée la faisait frémir. Elle avait fait mal à une chose non humaine.

Mais la chose non humaine ne devait pas tarder à répliquer.

Elle sursauta lorsque cela se produisit, alors que – intellectuellement sinon émotionnellement – elle s’y attendait. Cela se produisit alors que la tête de pont était à deux kilomètres de la surface – à la moitié de sa propre longueur.

L’événement proprement dit se déroula presque trop vite pour qu’ils l’intègrent. En l’espace d’un instant, la croûte changea avec une rapidité stupéfiante. Autour de la blessure d’un kilomètre de large apparut une série de creux grisâtres, disposés en cercles concentriques, dans lesquels se formèrent des ampoules, ou des sortes de pustules de pierre. À la seconde où Volyova remarquait leur existence, ces ampoules crevèrent, libérant des spores étincelantes, des échardes lumineuses qui entourèrent la tête de pont comme des lucioles. Volyova n’avait pas la moindre idée de ce que cela pouvait être : des particules d’antimatière, de minuscules têtes nucléaires, des capsules virales ou des batteries d’armes miniatures ? Tout ce qu’elle savait, c’est que ces choses voulaient du mal à sa création.

— Maintenant… murmura-t-elle. Maintenant…

Elle ne fut pas déçue. Peut-être, d’un certain point de vue, aurait-il mieux valu que la tête de pont ait été détruite à cet instant, mais alors elle n’aurait pas éprouvé l’excitation de la voir réagir avec toute l’efficacité prévue. Les armements de la couronne circulaire entrèrent en éruption. Les lasers à bosons traquèrent les étincelles et les anéantirent presque toutes avant qu’elles n’atteignent sa carapace en hyperdiamant.

La tête de pont accéléra et couvrit les deux derniers kilomètres en un tiers de minute, tout en continuant à éliminer les particules brillantes libérées par les pustules de la croûte. Sa coque était maintenant criblée de cratères, aux endroits où quelques-unes des spores étincelantes l’avaient impactée, dans une brève lueur rosâtre, mais son intégrité opérationnelle n’était pas compromise. La pointe acérée comme un dard pénétra dans la croûte, au beau milieu de la blessure.

Au bout de quelques secondes, l’arme, qui allait en s’évasant, commença à frotter contre les parois rugueuses de l’ouverture. Le sol se crevassa, des lignes de fracture partirent en éventail. Les ampoules continuaient à se former, mais plus loin de la blessure proprement dite, comme si les mécanismes sous-jacents étaient endommagés ou neutralisés à l’intérieur d’un certain périmètre. La tête de pont avait maintenant pénétré de plusieurs centaines de mètres dans Cerbère. Des ondes de choc partant du point d’impact irradiaient le long de l’arme, mais les buffers de cristal piézoélectrique incorporés dans l’hyperdiamant amortirent la collision, convertissant son énergie en chaleur qui serait ensuite canalisée dans les armements défensifs.

— Dites-moi que nous sommes en train de gagner, dit Sylveste. Pour l’amour du ciel, dites-moi que nous sommes en train de gagner !

Elle parcourut à toute vitesse les données détaillées qui défilaient sur son bracelet. L’espace d’un instant, tout antagonisme avait cessé entre eux : il n’y avait plus qu’une curiosité partagée.

— Jusque-là, ça va, répondit-elle. L’arme s’est enfoncée d’un kilomètre dans la croûte. Elle maintient un taux de pénétration régulier d’un kilomètre toutes les quatre-vingt-dix secondes. La puissance de poussée est maximale. El elle va en augmentant. Ça doit vouloir dire que l’arme rencontre une résistance mécanique.

— On sait à travers quoi elle passe ?

— Impossible à dire. D’après les données d’Alicia, la fausse croûte ne faisait pas plus d’un demi-kilomètre d’épaisseur, mais il n’y a pas beaucoup de capteurs dans la coque de l’arme. Ils auraient accru sa vulnérabilité aux modes d’attaque cybernétiques.

Sur la sphère synoptique apparut une sculpture abstraite : l’image, relayée par les caméras du bâtiment, d’un cône tronqué, la pointe posée sur une improbable surface grise. Des schémas convulsés parcouraient le terrain environnant, des ampoules projetaient des spores dans tous les sens, comme si le système de visée sous-jacent était détraqué. Puis l’arme ralentit et, bien que la scène se déroulât dans un silence absolu, Volyova imagina l’horrible grincement de la friction, le bruit que cela aurait fait s’il y avait eu de l’air pour transmettre les sons et des oreilles pour se laisser assourdir par ce rugissement, ce raclement titanesque. Son bracelet lui annonça que la pression sur la pointe avait dramatiquement chuté, comme si l’arme avait traversé toute la croûte et était entrée dans l’espace relativement vide situé en dessous : le domaine des serpents.

Lentement…

Des icônes figurant des crânes et des tibias entrecroisés dansèrent sur son bracelet, annonçant le début de l’attaque moléculaire contre la tête de pont. Volyova s’y attendait. Des anticorps devaient déjà suinter à travers la carapace, rencontrer l’ennemi et l’affronter.

Lentement… Et tout s’arrêta.

La tête de pont n’irait pas plus loin. Un bon kilomètre du cône dépassait encore de la surface craquelée de Cerbère. On aurait dit une sorte de château d’eau à la partie supérieure hypertrophiée. Les armements du pourtour paraient toujours les assauts de la croûte, mais les salves de spores devaient désormais parcourir plusieurs dizaines de kilomètres et ne constitueraient plus une réelle menace, à moins que la croûte ne soit capable d’une régénération d’une rapidité improbable.

La tête de pont allait maintenant s’ancrer, assurer sa prise, analyser les armes moléculaires utilisées contre elle, concevoir des stratégies de défense subtilement adaptées.

Elle n’avait pas laissé tomber Volyova.

Celle-ci fit pivoter son siège pour faire face aux autres et remarqua que son poing était crispé sur son lance-aiguilles, elle n’aurait su dire depuis combien de temps.

— Eh bien, ça y est, dit-elle.


On aurait dit une leçon de biologie destinée à des dieux, ou une photo porno susceptible d’être appréciée uniquement par des planètes pensantes.

Après l’ancrage de l’arme, Khouri et Volyova passèrent des heures à suivre les données chiffrées, en perpétuelle évolution, de la molle bataille en cours. Les formes géométriques des deux protagonistes lui rappelaient un virus conique nanifié par la cellule sphérique beaucoup plus vaste qu’il se serait efforcé de contaminer. Khouri devait faire un effort pour se rappeler que ce cône insignifiant était gros comme une montagne et que la cellule était un monde.

Il semblait qu’il ne se passait pas grand-chose à présent, parce que le combat se livrait essentiellement au niveau moléculaire, par-delà un front invisible, presque fractal, qui s’étendait sur plusieurs dizaines de kilomètres carrés. Au début. Cerbère avait vainement tenté de repousser l’envahisseur avec des armes hautement entropiques et de le dégrader en mégatonnes de cendres atomiques. Puis la planète avait opté pour une stratégie de digestion. Elle essayait encore de démanteler l’ennemi atome par atome, mais systématiquement, comme un enfant qui démonte un jouet complexe au lieu de le briser en mille morceaux, plaçant diligemment chacun de ses composants dans un compartiment particulier afin de pouvoir le réutiliser par la suite. Il y avait une logique là-dedans, après tout ; les armes secrètes avaient annihilé plusieurs kilomètres cubes de ce monde, et le système de Volyova comportait probablement plus ou moins les mêmes ratios d’éléments et d’isotopes que la matière détruite, ce qui éviterait à Cerbère de consommer ses propres ressources, limitées, dans le processus. Peut-être la planète procédait-elle toujours selon cette méthode pour réparer les inévitables dégâts causés par des millénaires de frappes de météorites et de bombardement par les rayons cosmiques. Peut-être s’était-elle emparée de la première sonde de Sylveste non dans le désir pervers de préserver son secret mais parce qu’elle avait faim, répondant au même genre de stimulus aveugle qu’une fleur Carnivore, sans réfléchir à l’avenir.

Seulement l’arme de Volyova n’était pas conçue pour se laisser digérer sans livrer combat.

— Vous voyez, avec nous, Cerbère aura appris quelque chose.

Elle affichait, depuis son siège sur la passerelle, des schémas combinant les douzaines de composants que l’arsenal moléculaire de la planète déchaînait actuellement contre son arme. Il en résultait une image évoquant une page de livre d’entomologie, un catalogue d’insectes métalliques, diversement spécialisés. Certains étaient des désassembleurs : la ligne de front du système de défense amarantin. Leur rôle consistait à attaquer matériellement, concrètement, la surface de la tête de pont, à en déloger les atomes et les molécules avec leurs manipulateurs, puis à en démanteler les liaisons chimiques. Ils s’engageaient ainsi dans un combat à mains nues avec les propres lignes de front de Volyova. La matière libérée était ensuite passée, juste derrière la ligne de front, à des insectes plus gros. Tels des employés industrieux, ils catégorisaient et triaient inlassablement les bouts de matière qu’ils recevaient. Si la structure du fragment était simple – un bout de fer ou de carbone indifférencié, par exemple –, ils l’étiquetaient aux fins de recyclage et le transmettaient à d’autres insectes plus gros, qui fabriquaient encore d’autres insectes, répondant à des critères spécifiques différents. Et si les fragments de matière étaient organisés autour d’une structure digne de ce nom, ils n’étaient pas destinés au recyclage immédiat mais confiés à d’autres insectes qui fractionnaient les segments en s’efforçant de déterminer s’ils recelaient des principes utiles. Auquel cas ils seraient mémorisés, évalués et envoyés aux insectes ouvriers. De la sorte, la génération suivante d’insectes serait sensiblement plus avancée que la précédente.

— Ils auront appris quelque chose grâce à nous, répéta Volyova, comme si elle trouvait cette perspective aussi glorieuse que dérangeante. Ils isolent nos principes d’action et les incorporent dans leurs propres forces.

— On dirait que ça vous fait jubiler, nota Khouri en mangeant une pomme cultivée à bord.

— Et pourquoi pas ? C’est un système élégant. J’en apprendrai bien quelque chose, moi aussi, mais pas de la même façon. Ce qui se passe là-bas est méthodique, infini, et tout ça sans une once d’intelligence, dit-elle, sincèrement admirative.

— Très impressionnant, en effet, confirma Khouri. Une réplication aveugle, sans un poil d’intelligence, mais comme elle se produit simultanément en un milliard d’endroits, ils vont l’emporter sur nous par la seule force du nombre. C’est bien ça, hein ? Vous allez rester assise ici, à tourner et retourner tout ça dans votre tête, et ça ne changera rien au résultat. Tôt ou tard, ils apprendront tous vos trucs.

— Mais pas immédiatement, répondit Volyova avec un mouvement de tête en direction du schéma. Vous croyez que j’aurais été assez bête pour les attaquer du premier coup avec la plus avancée des armes à notre disposition ? On ne fait jamais une chose pareille, à la guerre, Khouri. On ne déploie jamais plus de force ou de ruse contre un ennemi que la situation ne l’exige, de même qu’on ne joue jamais sa meilleure carte en premier au poker. On attend que la mise le justifie.

Puis elle lui expliqua comment les mesures actuellement déployées par son arme étaient en réalité très anciennes, et pas d’une grande sophistication. Elle les avait adaptées de textes anciens trouvés dans la base de données holographique de l’armothèque.

— Ils ont près de trois cents ans de retard sur nous, dit-elle.

— Mais Cerbère rattrape son retard.

— D’accord, mais en réalité, ce genre d’acquis technique est plutôt stable, probablement à cause de la façon irréfléchie avec laquelle nous dispensons nos secrets. Il n’y a pas de sauts intuitifs possibles ; les systèmes amarantins ont évolué de façon linéaire. C’est comme si on essayait de déchiffrer un code par la seule computation brutale. En tout cas, j’ai une idée assez précise du temps qu’il leur faudra pour arriver à notre niveau actuel. Pour le moment, ils nous rattrapent au rythme de dix ans toutes les trois ou quatre heures, temps de bord. Ce qui veut dire que, d’ici moins d’une semaine, les choses vont devenir intéressantes.

— Pourquoi ? Vous trouvez que ça ne l’est pas ? fit Khouri en secouant la tête, avec l’impression – et ce n’était pas la première fois – que bien des choses lui échappaient au sujet de Volyova. Et comment cette escalade doit-elle se dérouler ? Votre arme transporte une copie de l’armothèque ?

— Non ; ce serait trop dangereux.

— D’accord ; autant envoyer un soldat derrière les lignes ennemies avec tous ses secrets. Alors, comment ça se passe ? Les secrets sont transmis à l’arme au moment où elle en a besoin ? C’est tout aussi risqué, non ?

— C’est bien comme ça que ça se passe, mais c’est beaucoup plus sûr que vous ne pensez. Les transmissions sont codées à l’aide d’une clé d’encryptage à usage unique, une chaîne de digits à génération aléatoire qui spécifie le changement à effectuer – s’il faut ajouter zéro ou un à chacun des bits du signal brut. Une fois encrypté, le signal est indéchiffrable sans une copie de la clé. L’arme en a une, évidemment, mais elle est logée dans son cœur, sous des dizaines de mètres de diamant massif, et les liaisons avec les systèmes de commande assembleur sont hyper-sécurisées. Il n’y a aucun risque que la clé tombe entre des mains ennemies même si l’arme était attaquée ou détournée. Dans ce cas, je n’aurais qu’à m’abstenir de toute transmission.

Khouri acheva de grignoter le trognon de sa pomme.

— Il y a donc un moyen, dit-elle après réflexion.

— Un moyen de quoi ?

— De mettre fin à tout ça. C’est bien ce que nous voulons, n’est-ce pas ?

— Vous ne pensez pas que les dégâts sont déjà faits ?

— Nous n’avons aucun moyen d’en être sûrs, mais à supposer qu’ils ne l’aient pas été ? Après tout, nous n’avons encore vu qu’une strate de camouflage. Stupéfiante, d’accord, et comme il s’agit d’une technologie non humaine, nous aurions beaucoup à en apprendre, mais nous ne savons toujours pas ce qu’elle cache, dit-elle avec emphase, en ponctuant son propos d’un coup sur son siège qui fit sursauter Volyova, ainsi qu’elle le constata avec satisfaction. Nous n’avons pas encore atteint la chose proprement dite ; nous ne l’avons même pas encore aperçue, et nous ne la verrons pas avant que Sylveste n’y arrive en personne.

— Nous l’empêcherons de partir, fit Volyova en tapotant le lance-aiguilles passé à sa ceinture. Nous contrôlons la situation, à présent.

— Vous prendriez le risque de nous faire tous tuer s’il déclenche la chose qu’il a dans les yeux ?

— Pascale a dit que c’était du bluff.

— Ouais, et je suis sûre qu’elle le croit.

Khouri n’eut pas besoin d’en dire davantage. Volyova hocha lentement la tête ; elle avait compris.

— Il y a un meilleur moyen, poursuivit Khouri. Laissons partir Sylveste s’il y tient absolument, mais faisons en sorte qu’il ait du mal à entrer.

— Ce qui signifie…

— Je vais le dire, si vous ne voulez pas le faire. Nous devons le laisser mourir, Volyova. Nous devons laisser gagner Cerbère.

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