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Intérieur de Cerbère, cavité finale, 2567

La gemme brillait maintenant d’un éclat nettement bleuté, comme si la présence de Sylveste avait figé ses fluctuations spectrales, lui imposant une sorte de stase transitoire. Sylveste avait toujours conscience qu’il avait tort d’en approcher, mais la curiosité – et un fort sentiment de prédestination – le poussait à avancer. Cette démarche était peut-être issue d’une partie basique de son esprit qui relevait du besoin d’affronter le danger et de le dompter. C’était l’instinct qui avait dû amener au premier contact avec le feu, au premier sursaut de douleur et à la sagesse consécutive.

La gemme se déploya devant lui, subissant des transformations géométriques auxquelles il n’osait consacrer trop d’attention, de crainte que le fait de les comprendre ne lui fissure l’esprit selon des lignes de faille similaires.

— Tu es sûr que c’est une bonne idée ? demanda Calvin, dont les interventions faisaient plus que jamais partie du dialogue intérieur de Sylveste.

— Il est trop tard pour repartir, maintenant, dit une voix.

Une voix qui n’était ni celle de Calvin, ni celle de Sylveste, mais qui paraissait profondément familière, comme si elle avait longtemps fait partie de lui, mais était fondamentalement silencieuse.

— Le Voleur de Soleil, c’est ça ?

— Il est avec nous depuis le début, répondit Calvin. Pas vrai ?

— Depuis plus longtemps que vous ne l’imaginez, Dan. Depuis que vous êtes revenu du Voile de Lascaille.

— Alors tout ce que disait Khouri était vrai, dit Sylveste, qui savait déjà que c’était la vérité.

Si le scaphandre vide de Sajaki ne l’avait confirmé, les révélations qu’il avait eues dans la lumière blanche auraient définitivement mis fin à ses doutes.

— Qu’attendez-vous de moi ?

— Seulement que vous entriez dans le… dans la gemme, comme vous l’appelez, dit la créature d’une voix sibilante, glaçante, qui était le seul son audible, à présent. Vous n’avez rien à craindre. Cela ne vous fera aucun mal, et rien ne vous empêchera de repartir.

— Que pourriez-vous dire d’autre, hein ?

— Rien. Mais c’est la vérité.

— Et la tête de pont ?

— Le dispositif est toujours opérationnel. Et il le restera jusqu’à ce que vous quittiez Cerbère.

— Comment savoir ? demanda Calvin. Quoi que ce… enfin, quoi qu’il dise, rien ne prouve que ce soit vrai. Il nous abuse et nous manipule depuis le début à seule fin de te faire venir ici. Pourquoi se mettrait-il tout d’un coup à dire la vérité ?

— Parce que ça n’a aucune importance, répondit le Voleur de Soleil. Vous êtes allés trop loin. Vos propres désirs ne jouent plus aucun rôle dans l’affaire.

Sylveste sentit que son scaphandre se ruait vers la gemme, entrait dans l’ouverture, suivait un couloir scintillant, aux multiples facettes miroitantes, éblouissantes, une galerie qui se prolongeait dans la structure.

— Mais qu’est-ce que… ? commença Calvin.

— Je n’y suis pour rien, répondit Sylveste. Ce salaud doit contrôler mon scaphandre !

— Ça se tient. Il contrôlait bien celui de Sajaki. Sans doute préférait-il rester en retrait et te laisser faire tout le boulot. Flemmard, en plus !

— À ce stade, répondit Sylveste, je ne pense pas que ça serve à grand-chose de l’invectiver.

— Tu as une meilleure idée ?

— Eh bien, à vrai dire…

Le corridor qui l’environnait ressemblait à une trachée luisante qui faisait des tours et des détours jusqu’à ce qu’il paraisse rigoureusement impossible qu’il soit encore dans le joyau. Cela dit, ajouta-t-il in petto, il n’était jamais arrivé à une conclusion nette quant à sa vraie taille, qui pouvait faire de quelques centaines de mètres à quelques dizaines de kilomètres. Sa forme fluctuante interdisait toute mesure, et signifiait peut-être que la réponse n’avait pas de sens ; de la même façon qu’on ne pouvait préciser le volume d’un solide fractal.

— Euh… tu disais ?

— Je disais… reprit Sylveste d’une voix traînante. Voleur de Soleil, vous m’écoutez ?

— Comme toujours.

— Je ne comprends pas pourquoi je devais venir ici. Vous avez réussi à animer le scaphandre de Sajaki et vous aviez le contrôle conscient du mien depuis le début, alors pourquoi teniez-vous à ce que je vienne en personne ? Vous n’aviez pas besoin de moi, même s’il y avait quelque chose que vous vouliez rapporter d’ici.

— Le dispositif ne réagit qu’à la vie organique. Un scaphandre vide aurait été interprété comme une intelligence mécanique.

— Cette… chose est un dispositif ? C’est bien ce que vous dites ?

— C’est un dispositif inhibiteur.

L’espace d’un instant, très brièvement, ces mots ne lui dirent rien. Puis ils s’attachèrent brumeusement à certains des souvenirs qu’il conservait de son passage dans la lumière blanche qui était le portail vers la matrice d’Hadès. Ces souvenirs se raccordèrent à d’autres, formant une résille infinie d’associations.

Et c’est alors qu’il parvint à une sorte de compréhension.

Il sut comme il n’avait jamais rien su de sa vie qu’il ne devait pas aller plus loin ; que s’il entrait dans le cœur de la gemme – du dispositif inhibiteur, puisqu’il savait maintenant ce que c’était – ça finirait très, très mal pour lui. En réalité, il avait du mal à imaginer comment les choses pourraient aller plus mal.

— Nous ne pouvons pas aller plus loin, dit Calvin. Je comprends maintenant ce que c’est.

— Moi aussi. Mais c’est trop tard.

Le dispositif avait été laissé ici par les Inhibiteurs. Ils l’avaient placé en orbite autour de Hadès, à côté du portail d’un blanc chatoyant qui était encore plus ancien que les Inhibiteurs. Ils se fichaient de ne pas bien comprendre sa fonction, de ne pas vraiment savoir qui l’avait placé là, à côté de l’étoile neutronique. D’après certaines indications sibyllines, et restées inexplorées, celle-ci n’était pas tout à fait comme elle aurait dû être. Mais, en écartant l’énigme de son origine, elle convenait parfaitement à leurs plans. Leurs systèmes étaient conçus pour attirer les espèces pensantes, et en plaçant l’un d’eux à côté d’une entité encore plus énigmatique, ils étaient sûrs d’avoir des visites. À vrai dire, c’était la stratégie qu’ils avaient suivie dans toute la galaxie : positionner des dispositifs inhibiteurs près d’objets intéressants d’un point de vue astrophysique, de ruines de civilisations disparues, ou dans tout endroit qui avait des chances d’attirer l’attention.

Et les Amarantins étaient venus, et ils l’avaient observé. Se faisant connaître du dispositif. Qui les avait étudiés, avait analysé leurs faiblesses.

Et les avait anéantis – à part une poignée de descendants des Bannis, qui avaient trouvé deux moyens d’échapper au feu barbare des Inhibiteurs. Certains avaient franchi le portail et s’étaient intégrés à la matrice de la croûte, où ils avaient continué à fonctionner sous la forme de simulations, préservées dans l’ambre immuable de la matière nucléaire asservie à des besoins numériques.

Ce n’était pas vraiment vivre, se dit Sylveste. Mais au moins en était-il resté quelque chose ; ils n’avaient pas irrémédiablement disparu.

Et puis il y avait les autres : ceux qui avaient trouvé un moyen d’échapper aux Inhibiteurs. Leur mode de fuite n’était pas moins radical, irréversible…

— Ils sont devenus les Vélaires, c’est ça ? fit Calvin, dans la tête de Sylveste (à moins que ce ne soit Sylveste lui-même qui exprimait sa pensée comme il le faisait parfois, dans le feu de la réflexion ; il avait du mal à faire la différence, et il s’en moquait, au fond). C’était tout à la fin. Resurgam avait déjà disparu, et la plupart de ceux qui étaient partis dans l’espace avaient été repérés et annihilés. Certains étaient entrés dans la matrice de Hadès. D’autres avaient appris à manipuler l’espace-temps, probablement grâce aux transformations qui s’effectuaient à proximité du portail. Et ils avaient trouvé une solution pour échapper aux armes des Inhibiteurs. Ils avaient découvert un moyen de s’enrouler dans l’espace-temps, de le coaguler, de le figer jusqu’à ce qu’il forme une coque invulnérable. Et ils s’étaient réfugiés derrière ces carapaces et les avaient scellées pour l’éternité.

— C’était toujours mieux que de mourir.

L’espace d’un instant, tout lui apparut clairement : comment ceux qui étaient derrière les Voiles avaient attendu, attendu, à peu près coupés de l’univers extérieur, à peine capables de communiquer avec lui, tant les barrières qu’ils avaient érigées autour d’eux étaient sûres.

Longue avait été leur attente.

Ils savaient, alors même qu’ils s’enfermaient dans la réclusion, que les systèmes laissés derrière eux par les Inhibiteurs se détraquaient lentement ; ils perdaient peu à peu leur faculté à supprimer l’intelligence. Pas assez vite, pour eux – mais au bout d’un million d’années passées à l’abri dans leur bulle d’espace-temps, ils commencèrent à se demander si la menace avait maintenant diminué…

Ils ne pouvaient se contenter de démanteler les Voiles et de regarder autour d’eux. C’eût été trop dangereux ; d’autant que, si les machines des Inhibiteurs avaient une caractéristique, c’était la patience. Et s’ils jouaient au chat et à la souris ? Et si leur silence apparent n’était qu’un stratagème pour faire sortir les Amarantins – devenus les Vélaires – de leur coquille, dans l’arène ouverte de l’espace où ils pourraient facilement les détruire, mettant fin à une traque d’un million d’années ?

Et puis, avec le temps, d’autres étaient venus.

N’était-ce qu’une coïncidence, ou bien y avait-il, dans cette région de l’espace, une chose qui favorisait l’évolution de la vie vertébrée ? En tout cas, parmi les nouveaux humanoïdes qui s’étaient lancés à la conquête de l’espace, les Vélaires virent des échos de ce qu’ils étaient jadis. Un peu de la psychose même qui les habitait autrefois : le désir simultané de solitude et de compagnie ; le besoin du réconfort de la société et des steppes infinies de l’espace ; un schisme qui les poussait à la fois vers l’intérieur et vers l’extérieur.

Philip Lascaille avait été le premier à les rencontrer, du côté du Voile qui portait maintenant son nom.

L’espace-temps torturé des environs du Voile avait éventré son esprit, l’avait déformé et remonté en une parodie baveuse de ce qu’il était auparavant. Mais c’était une parodie orchestrée avec brio. Quelque chose avait été introduit en lui ; la connaissance nécessaire à un autre pour s’approcher… et le mensonge qui l’amènerait à le faire.

C’est ce que Lascaille avait communiqué au jeune Dan Sylveste juste avant de mourir.

Allez voir les Mystifs, lui avait-il dit.

Parce que les Amarantins étaient allés les voir, jadis ; ils avaient imprimé leurs schémas neuraux dans l’océan des Mystifs. Ces schémas stabilisaient l’espace-temps autour du Voile ; ils permettaient de s’insinuer dans ses replis de plus en plus épais sans être déchiqueté par les tensions. C’est ainsi que Sylveste, ayant accepté la conversion mystif, avait pu surfer sur les tempêtes et pénétrer dans les profondeurs du Voile.

Il en était ressorti vivant.

Mais changé.

Quelque chose était reparti avec lui ; une chose qui se faisait appeler le Voleur de Soleil, sauf qu’il le savait à présent : ce n’était qu’un nom mythique. La chose qui vivait en lui depuis lors aurait été mieux définie comme un assemblage ; une personnalité artificielle, tissée dans la coque du Voile, placée là par ceux qui se trouvaient à l’intérieur et qui voulaient que Sylveste fasse office d’émissaire pour eux ; qu’il étende leur influence au-delà du rideau infranchissable de l’espace-temps.

Ce qu’ils attendaient de lui était très simple, rétrospectivement.

Il devait aller à Resurgam, où les ossements de leurs ancêtres corporels étaient enfouis.

Il devait trouver le dispositif inhibiteur.

Et, si le dispositif était toujours opérationnel, l’activer, afin qu’il l’identifie comme un membre d’une espèce intelligente nouvellement émergée.

Si les Inhibiteurs étaient toujours dans le secteur, l’humanité serait identifiée comme l’espèce suivante sur la liste des cibles à éliminer.

Sinon, les Vélaires pourraient tranquillement ressortir.


La lumière bleutée qui l’entourait lui paraissait à présent indiciblement maléfique. Il se pouvait que, rien qu’en entrant, il en ait déjà trop fait. Peut-être avait-il déjà manifesté une intelligence suffisante pour convaincre le dispositif inhibiteur qu’il représentait une espèce digne d’être anéantie.

Il détestait ce que les Amarantins étaient devenus ; il se détestait d’avoir consacré une partie tellement importante de sa vie à leur étude. Mais que pouvait-il y faire, à présent ? Il était beaucoup trop tard pour avoir des remords.

Le tunnel s’était élargi, et il se retrouva – sans contrôle conscient du scaphandre – dans une chambre à facettes, baigné dans la même lueur bleue, putride, pleine de formes étranges, qui évoquaient des reconstitutions de cellules humaines. Les formes étaient toutes rectilignes, des carrés, des rectangles et des rhomboïdes complexes, reliés les uns aux autres, formant des sculptures suspendues qui ne répondaient à aucune tendance esthétique identifiable.

— Qu’est-ce que c’est ? souffla-t-il.

— Disons que ce sont des puzzles, répondit le Voleur de Soleil. L’idée est que, en tant qu’explorateur intelligent et curieux, vous ne pouvez résister à la pulsion de les compléter, de déplacer les formes afin d’obtenir les configurations géométriques impliquées par les pièces.

Il voyait ce que le Voleur de Soleil voulait dire. Le plus proche assemblage, par exemple… Il était évident que… il suffirait de quelques manipulations pour obtenir un tesseract… c’était presque tentant…

— Ne comptez pas sur moi pour faire ça, dit Sylveste.

— Vous n’aurez pas besoin de le faire.

En guise de démonstration, le Voleur de Soleil obligea les appendices supérieurs de son scaphandre à se tendre vers l’assemblage, lequel était beaucoup plus proche qu’il ne l’avait d’abord cru. La main du scaphandre empoigna la première pièce et la mit en place sans effort.

— Il y aura d’autres épreuves, en d’autres lieux. Vos processus mentaux seront soumis à un examen scrupuleux, approfondi, de même que, plus tard, votre biologie. Je crains que ces dernières procédures ne soient pas spécialement agréables. Mais elles ne seront pas fatales non plus. Ça découragerait les visiteurs suivants, à partir desquels pourrait être assemblée une image plus vaste de l’ennemi, fit le Voleur de Soleil avec, dans la voix, quelque chose qui s’apparentait à de l’humour, comme s’il avait été assez longtemps en compagnie d’êtres humains pour acquérir quelques-uns de leurs tropismes. Vous serez, hélas, le seul représentant humain à entrer dans ce dispositif. Mais soyez assuré que vous ferez un excellent spécimen.

— C’est là que vous vous trompez, répliqua Sylveste.

Le premier signe d’inquiétude transparut dans la voix implacable, silencieuse, du Voleur de Soleil.

— Expliquez-vous, je vous prie.

L’espace d’un instant, Sylveste s’abstint de réagir.

— Calvin, commença-t-il enfin. J’ai quelque chose à te dire. (Tout en parlant, il se demanda à la fois pourquoi il le faisait et à qui il s’adressait en réalité.) Quand nous étions dans la lumière blanche, quand nous avons tout partagé, dans la matrice de Hadès, j’ai découvert quelque chose ; une chose que j’aurais dû savoir il y a des années.

— Sur toi, c’est ça ?

— Sur moi, oui. Sur ce que je suis. Sur les raisons pour lesquelles je ne peux te détester, car ce serait retourner cette haine contre moi-même. Comme si je te haïssais vraiment, d’ailleurs.

Sylveste avait envie de pleurer ; c’était la dernière fois qu’il en aurait l’occasion. Mais ses yeux ne le lui permettraient pas ; ils ne le lui avaient jamais permis.

— Ça n’a pas très bien marché, hein ? Ce que j’ai fait de toi. Ce n’était pas ce que j’avais prévu. Enfin, je ne peux pas dire que je suis déçu de ce que tu es devenu. De ce que je suis devenu, rectifia Calvin.

— Je suis content de l’avoir découvert, même si c’était un peu tardif.

— Que vas-tu faire ?

— Tu le sais déjà. Nous avons tout partagé, non ? répondit Sylveste en riant malgré lui. Maintenant, tu connais aussi tous mes secrets.

— Ah. Tu parles de ce petit secret-là, c’est ça ?

— Quoi ? siffla le Voleur de Soleil, d’une voix pareille à un crépitement de quasars dans le lointain.

— Je suppose que vous avez écouté les conversations que j’ai tenues sur le bâtiment, répondit Sylveste. Quand je leur ai laissé penser que je bluffais.

— Que vous bluffiez ? demanda la chose. À quel sujet ?

— Au sujet de la poussière de feu que j’avais dans les yeux, répondit Sylveste.

Il rit plus fort, cette fois. Et il exécuta la série de commandes neurales qu’il avait depuis longtemps mémorisée. Une série d’instructions qui initiaient une cascade d’événements dans les circuits de ses yeux et – pour finir – dans les minuscules grains d’antimatière confinée qu’ils contenaient.

Il y eut une lumière plus pure que toutes celles qu’il avait connues, même dans le portail qui menait à Hadès.

Et puis il n’y eut plus rien.


C’est Volyova qui le vit la première.

Elle attendait que le bâtiment l’élimine. Elle attendait en regardant l’immense forme conique aussi noire que la nuit, uniquement visible parce qu’elle masquait la lumière des étoiles en s’approchant d’elle. Elle la regardait s’approcher de l’allure délibérée d’un requin. Quelque part dans son immensité, des systèmes pesaient les avantages et les inconvénients des différentes façons de l’éliminer afin de sélectionner la plus intéressante. C’était la seule explication qu’elle voyait au fait de n’être pas encore morte, puisqu’elle était à distance de frappe de chacune de ses armes. Peut-être la présence du Voleur de Soleil lui avait-elle conféré une sorte de sens de l’humour tordu ; le désir de la tuer avec une lenteur sadique ; un processus qui commençait par cette attente mortelle, l’attente de quelque chose, n’importe quoi. Son imagination était maintenant sa pire ennemie ; elle lui rappelait trop efficacement tous les systèmes susceptibles de servir les buts du Voleur de Soleil, les armes qui pourraient la faire frire en quelques heures, la démembrer sans la tuer immédiatement (des lasers réglés pour cautériser les chairs, par exemple), ou la broyer (un groupe de cyborgs externes, par exemple). Oh, le fonctionnement de ses processus mentaux était admirable ! Et c’était, en gros, la même inventivité qui avait donné naissance à tant de modes d’élimination possibles.

Et c’est alors qu’elle le vit.

L’éclair jaillit de la surface de Cerbère, marquant un bref instant l’emplacement de la tête de pont. Pendant une fraction de seconde, une lumière phénoménale avait brillé dans le monde et s’était aussitôt éteinte.

Une lumière intérieure, ou une explosion phénoménale ?

Elle regarda voler dans l’espace les entrailles de roches et de machines pulvérisées.


Khouri mit un moment à admettre qu’elle n’était pas vraiment morte. Elle était pourtant sûre d’être condamnée à plus ou moins bref délai. Elle s’attendait au minimum à être provisoirement réveillée par la douleur. Ce seraient ses derniers moments de conscience avant que Hadès ne la désintègre, avant qu’elle ne disparaisse, le corps et l’âme dépecés par les serres monstrueuses de la gravité qui entourait l’étoile neutronique. Elle s’attendait aussi à avoir le plus beau mal de tête depuis que la Demoiselle avait invoqué ses souvenirs enfouis de la Guerre de l’Aube. Sauf que, cette fois, ce serait une migraine d’origine purement chimique.

Elles avaient trouvé le cabinet à liqueurs de la chambre-araignée.

Et elles l’avaient vidé jusqu’à la dernière goutte.

Mais elle avait la tête douloureusement claire, comme une vitre qu’on vient de laver ; pas trace de griserie. Elle était très vite revenue à la conscience, d’ailleurs, sans transition, sans se sentir vaseuse, comme si l’instant précédant celui où elle avait ouvert les yeux n’avait jamais existé. Mais elle n’était pas dans la chambre-araignée. En y réfléchissant, elle se rappelait s’être réveillée ; elle se rappelait aussi le terrible assaut de ces marées, et comment elles avaient, Pascale et elle, rampé vers le centre de la pièce pour atténuer les tensions différentielles. Ça avait dû rater ; elles avaient compris, à un moment donné, qu’elles ne pouvaient survivre, c’était impossible. La seule chose qu’elles pouvaient faire était d’endormir la douleur, d’une façon ou d’une autre…

Au nom du diable, où était-elle ?

Elle s’était réveillée, le dos plaqué sur une surface dure, aussi résistante que le béton. Au-dessus, les étoiles tournaient, tournaient, tournaient follement dans le ciel, et il y avait quelque chose qui n’allait pas dans la façon dont elles se déplaçaient, comme si elle les voyait à travers une lentille grossissante qui aurait occupé tout le ciel, d’un horizon à l’autre. Elle se rendit compte qu’elle pouvait bouger, se releva et manqua tomber à la renverse.

Elle était en scaphandre.

Elle n’en avait pas, dans la chambre-araignée. C’était le même genre de tenue qu’elle portait à la surface de Resurgam, et que Sylveste avait dû revêtir pour entrer dans Cerbère. Comment était-ce possible ? Si cette expérience était un rêve, alors il ne ressemblait à aucun de ceux qu’elle avait jamais faits, parce qu’elle pouvait consciemment en relever les contradictions sans que tout l’édifice s’écroule autour d’elle.

Elle était dans une plaine. Une plaine couleur de métal en train de se refroidir ; pas tout à fait aveuglante, mais assez brillante pour faire mal aux yeux. Aussi plate qu’une plage à marée basse. La plaine, maintenant qu’elle la voyait de plus près, était tavelée, mais pas au hasard : elle était ornée de dessins complexes, ordonnés, comme un tapis persan. Entre chaque niveau de dessin s’en trouvait un autre, jusqu’à ce que l’agencement vacille au bord du microscopique, et s’abîme probablement dans de plus petits royaumes, dans le subnucléaire et le quantique. Et c’était en mouvement ; ça se brouillait, ça redevenait net et ça repassait constamment du flou au net, d’un instant à l’autre. Elle finit par se sentir vaguement mal et reporta son attention vers l’horizon.

Qui semblait très proche, en vérité.

Elle se mit à marcher, écrasant le sol mouvant sous ses pieds. Les schémas se réorganisaient, créaient des dalles lisses, sur lesquelles elle pouvait mettre les pieds.

Il y avait quelque chose, droit devant elle, sous le champ d’étoiles tourbillonnantes.

Une chose qui faisait une bosse, sur la courbe lisse de l’horizon tout proche : un petit monticule sur lequel se dressait un socle. Comme elle s’approchait, un mouvement attira son regard. Le socle ressemblait à une bouche de métro : trois murets encadrant une volée de marches qui descendaient dans les entrailles de la planète.

Le mouvement était causé par une silhouette qui remontait des profondeurs ; une femme. Elle gravissait les marches patiemment, avec énergie, comme si elle prenait l’air du matin pour la première fois. Elle ne portait pas de scaphandre. En réalité, elle portait exactement les mêmes vêtements que lors de leur dernière rencontre.

Pascale Sylveste.

— Il y a longtemps que je vous attends, dit-elle, sa voix portant dans le vide sombre qui les séparait.

— Pascale ?

— Oui, répondit-elle, avant de préciser : D’une certaine façon. Oh, ma chère ! ça ne va pas être facile à expliquer… Enfin, j’ai eu tout le temps de répéter…

— Pascale… Que s’est-il passé ? questionna Khouri (il lui paraissait impudent de lui demander pourquoi elle n’avait pas de scaphandre, pourquoi elle n’était pas morte). Quel est cet endroit ?

— Vous n’avez pas encore compris ?

— Désolée de vous décevoir.

Pascale eut un sourire compréhensif.

— Vous êtes sur Hadès. Vous vous souvenez ? L’étoile neutronique. Celle qui nous attirait en son cœur. Eh bien, ce n’était pas ça. Une étoile neutronique, je veux dire.

— Sur Hadès ?

— Oui, dessus. Vous ne vous attendiez pas à ça, hein ?

— Ça non, vous pouvez le dire !

— Je suis là depuis aussi longtemps que vous, reprit Pascale. Ce qui veut dire quelques heures seulement ; mais j’ai passé ce temps sous la croûte, où les choses vont un peu plus vite. Alors j’ai l’impression que ça fait beaucoup plus.

— Beaucoup plus ? Combien ?

— Disons quelques décennies… Sauf qu’à certains égards le temps ne passe pas vraiment, et même pas du tout, ici.

Khouri hocha la tête comme si tout ça était parfaitement sensé.

— Pascale… Je crois qu’il va falloir que vous m’expliquiez…

— Bonne idée. Je vais le faire en descendant.

— En descendant où ça ?

Elle fit signe à Khouri de la suivre vers l’escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs de la plaine rouge cerise, comme si elle avait invité une voisine à prendre l’apéritif.

— À l’intérieur, répondit Pascale. Dans la matrice.


La mort n’était pas encore venue.

Volyova passa l’heure suivante à regarder – à l’aide du super-zoom de son scaphandre – la tête de pont qui se déformait lentement, comme un pot de yaourt mis au four. Elle la vit se dissoudre graduellement dans la croûte qui la digérait, et perdre finalement la bataille contre Cerbère.

Trop vite ; trop tôt.

Les choses ne se passaient pas comme elles auraient dû, et ça la tenaillait. Elle était sur le point de mourir, certes, mais elle n’aimait pas voir faillir l’une de ses créations et – merde ! – faillir si prématurément.

Pour finir, incapable d’en supporter davantage, elle se retourna vers le bâtiment, tendit le doigt comme une dague, dans une fureur meurtrière, puis elle écarta largement les bras en croix. Elle ignorait si le vaisseau était capable de lire ses transmissions vocales.

— Viens un peu par ici, svinoï ! Finissons-en ! J’en ai assez ! Je ne veux plus voir ça. Finissons-en !

Un sas s’ouvrit, dans la coque du bâtiment, révélant brièvement l’intérieur éclairé d’un orange vif. Elle s’attendait plus ou moins à en voir sortir une arme meurtrière, dont elle se souvenait à peine ; peut-être une chose qu’elle aurait inventée dans un spasme de créativité alcoolique.

À la place, une navette en émergea et s’approcha lentement d’elle.


Pascale raconta à Khouri que l’étoile neutronique n’en était pas une, ou plutôt, qu’elle en avait été une il y avait très très longtemps, ou que c’était ce qu’elle aurait été sans une certaine intervention sur laquelle Pascale refusa de s’étendre. Mais l’idée était simple. L’étoile neutronique avait été convertie en un ordinateur géant, d’une rapidité aveuglante – et qui, d’une façon très bizarre, était capable de communiquer avec son propre passé et ses « moi » futurs.

— Qu’est-ce que je fous là ? demanda Khouri, alors qu’elles descendaient l’escalier. Non, j’ai une meilleure question : qu’est-ce qu’on fout là, toutes les deux ? Et comment se fait-il que vous en sachiez tellement plus que moi, tout d’un coup ?

— Je vous l’ai dit : il y a plus longtemps que je suis dans la matrice, répondit Pascale en s’arrêtant sur l’une des marches. Écoutez, Khouri – ce que je vais vous dire ne va peut-être pas vous plaire. D’abord, vous êtes morte ; pour le moment, du moins.

Khouri fut moins surprise par la nouvelle qu’elle ne l’aurait cru. Ça paraissait presque prévisible.

— Nous sommes mortes dans les marées gravitationnelles, répondit Pascale d’un ton factuel. Nous nous sommes trop rapprochées de Hadès, et les marées nous ont déchiquetées. Ça n’a pas été très agréable, d’ailleurs. Mais la plupart des souvenirs que vous auriez pu en conserver n’ont pas été sauvegardés, alors vous ne vous en souvenez pas.

— Sauvegardés ?

— D’après toutes les lois physiques normales, nous aurions dû être concassées, réduites en atomes. Et d’une certaine façon, c’est ce qui nous est arrivé. Mais les données qui nous décrivent ont été conservées dans le flux de gravitons qui nous séparait – ou plutôt, qui séparait nos restes – de Hadès. La force qui nous a tuées nous a aussi enregistrées, et a transmis les données à la croûte…

— D’accord, fit lentement Khouri, résolue à prendre la nouvelle pour argent comptant – jusqu’à plus ample informé, du moins. Et une fois que nous avons été transmises à la croûte ?

— Nous avons été… comment dire ? ramenées à la vie sous forme de simulation. Évidemment, la computation de la croûte se produit beaucoup plus vite qu’en temps réel. C’est pour ça que j’ai passé plusieurs dizaines d’années de temps subjectif à l’intérieur, dit-elle comme pour s’excuser.

— Je ne me rappelle pas avoir passé plusieurs dizaines d’années où que ce soit.

— C’est parce que ça ne vous est pas arrivé. Vous avez été ramenée à la vie, mais vous n’avez pas voulu rester ici. Vous ne vous en souvenez pas et pourtant c’est vous qui l’avez décidé. Rien ne vous retenait ici.

— Ce qui veut dire que quelque chose vous y retenait, vous ?

— Oh oui, fit Pascale avec émerveillement. Oh oui ! Mais j’y viendrai.

Elles arrivèrent, en bas de l’escalier, dans un corridor éclairé par des lanternes dignes d’un conte de fées. Les murs grouillaient de la même lueur fractale que la surface. Ils rayonnaient d’une intense activité, comme si l’algèbre infiniment complexe d’une machine impossible à deviner bourdonnait constamment, juste hors de portée.

— Que suis-je ? demanda Khouri. Et vous, qu’êtes-vous ? Vous avez dit que j’étais morte. Ce n’est pas l’impression que j’ai. Je n’ai pas l’impression d’être simulée dans je ne sais quelle matrice. J’étais bien sur la surface, non ?

— Vous êtes de chair et de sang, répondit Pascale. Vous êtes morte, et vous avez été recréée. Votre corps a été reconstitué à partir des éléments chimiques présents dans la croûte extérieure de la matrice. Vous avez été ranimée, on vous a ramenée à la conscience. Le scaphandre que vous portez provient aussi de la matrice.

— Vous voulez dire que quelqu’un qui portait un scaphandre s’est rapproché suffisamment pour être tué par les marées ?

— Non… répondit prudemment Pascale. Non ; il y a un autre moyen d’entrer dans la matrice. Un moyen beaucoup plus simple. Ou du moins, il l’était.

— Je devrais être morte, quand même. Rien ne peut vivre sur une étoile neutronique. Ni dedans, d’ailleurs.

— Je vous l’ai dit ; ce n’en est pas une.

Elle lui expliqua alors comment ce miracle était possible ; comment la matrice générait une poche de gravité tolérable dans laquelle elle pouvait vivre ; comment ce résultat était obtenu, par la circulation, dans les profondeurs de la croûte, de quantités affolantes de matière dégénérée. Peut-être un sous-produit computationnel. Ou peut-être pas. Mais, telle une lentille divergente, le flux concentrait la gravité et l’éloignait d’elle, pendant que des forces tout aussi farouches empêchaient les murs de s’effondrer à une vitesse à peine inférieure à celle de la lumière.

— Et vous ?

— Je ne suis pas comme vous, répondit Pascale. Le corps que je porte n’est qu’une enveloppe que j’anime comme une marionnette, et qui me permet de vous rencontrer. Il est formé de la même matière nucléaire que la croûte. Les neutrons sont solidarisés par des quarks étranges, afin que je ne me volatilise pas sous l’effet de ma propre pression quantique. Mais je ne pense pas, dit-elle en portant la main à son front. Ça, c’est tout autour de vous que ça se passe, dans la matrice proprement dite. Je vous demande de m’excuser – ça va vous paraître terriblement grossier – mais je trouverais mortellement ennuyeux d’être obligée de ne rien faire d’autre que de vous parler. Comme je disais, nos vitesses de computation sont très différentes. J’espèce que vous ne le prenez pas mal ? Ça n’a rien de personnel, j’espère que vous le comprenez.

— N’ayez crainte, répondit Khouri. Je suis sûre que je penserais comme vous.

Le corridor s’élargit, ou plutôt elles se retrouvèrent dans le bureau d’un savant, un savant des cinq ou six derniers siècles, à en juger par tout le matériel scientifique qui s’y trouvait. La couleur dominante était le marron, le marron du temps qui passe, des étagères qui couvraient les murs et des reliures patinées des vieux livres rangés sur les rayons, le brun lustré du bureau d’acajou, le bronze des appareils scientifiques disposés un peu partout, en guise de décoration. Les murs libres étaient occupés par des vitrines de bois contenant des ossements jaunis : des squelettes non humains, qu’on aurait pu, au premier abord, prendre pour des fossiles de dinosaures ou de gros oiseaux sans ailes, à présent disparus, pourvu qu’on ne prête pas une attention exagérée à la capacité du crâne non humain, à l’ampleur de l’esprit qu’il contenait sûrement jadis.

Il y avait aussi du matériel moderne : des scanners, des outils de découpe évolués, des racks d’eidétiques et de stockage holographique. Un cyborg relativement récent attendait sans bouger dans un coin, la tête légèrement inclinée, comme un serviteur fidèle dormant debout, faisant un somme bien mérité.

Des fenêtres garnies de persiennes donnaient sur un paysage aride de mesas et de formations rocheuses précaires, balayées par les vents, ensanglantées par la lumière rouge du soleil couchant qui disparaissait déjà derrière l’horizon chaotique.

Et là, derrière le bureau… Sylveste se leva en les voyant entrer, comme si elles interrompaient sa réflexion.

Pour la première fois, elle le regarda dans les yeux, ses yeux humains, en chair et en os, si l’on peut dire.

Il parut d’abord ennuyé par leur intrusion, puis son expression s’adoucit et il esquissa un demi-sourire.

— Je suis heureux que vous ayez pris le temps de nous rendre visite, dit-il. Et j’espère que Pascale a répondu à toutes vos questions.

— Presque, répondit Khouri en s’émerveillant de la précision apportée à tous les détails de la reconstitution.

C’était la meilleure des simulations qu’elle ait jamais vues. Et pourtant – idée aussi impressionnante que terrifiante –, tous les objets de cette pièce étaient moulés dans de la matière nucléaire d’une densité telle que, normalement, le moindre presse-papier posé sur son bureau, à l’autre bout de la pièce, aurait exercé sur elle une attraction gravitationnelle fatale.

— Presque, mais pas toutes. Comment êtes-vous arrivé ici ?

— Pascale vous a probablement dit qu’il y a un autre moyen d’entrer dans la matrice. Je l’ai trouvé, c’est tout, répondit-il en levant les mains, les paumes tournées vers elle. Je suis passé par là.

— Et qu’est-il arrivé à votre…

— Mon vrai moi ? fit-il avec un sourire, comme s’il s’amusait d’une plaisanterie qu’il était seul à comprendre. Je doute qu’il ait survécu. Et franchement, je ne me sens pas vraiment concerné. Je suis le vrai moi, maintenant. Je suis tout ce que j’ai jamais été.

— Qu’est-il arrivé dans Cerbère ?

— C’est une très longue histoire, Khouri.

Mais il la lui raconta quand même. Il lui raconta comment il était entré dans la planète, comment le scaphandre de Sajaki s’était révélé n’être qu’une enveloppe vide – découverte qui avait renforcé sa résolution de continuer –, et ce qu’il avait fini par trouver dans la dernière chambre. Après quoi il était entré dans la matrice, et là, ses souvenirs divergeaient de ceux de son autre moi. Il lui affirma que son autre moi était mort, mais il le fit avec une telle conviction que Khouri se demanda s’il n’y avait pas un moyen de s’en assurer ; si un autre lien, moins tangible, ne les avait pas liés, jusqu’à la fin.

Il y avait des choses que Sylveste lui-même ne comprenait pas vraiment ; cela au moins, elle le sentait. Il n’avait pas atteint la divinité – ou alors, un instant à peine, lorsqu’il s’était immergé dans le portail. Elle se demanda si c’était un choix qu’il avait fait par la suite. Si la matrice le simulait ; et si la matrice était, par essence, infinie dans sa capacité computationnelle… quelles limites lui avaient été imposées, autres que celles qu’il avait consciemment choisies ?

Voici ce qu’elle apprit : Karine Lefèvre avait été maintenue en vie par une partie du Voile, mais il n’y avait rien d’accidentel là-dedans.

— C’était comme s’il y avait deux factions, dit Sylveste en jouant avec un microscope de cuivre posé sur son bureau, tournicotant le petit miroir dans tous les sens comme s’il essayait de capter les derniers rayons du soleil couchant. L’une d’elles voulait m’utiliser pour découvrir si les Inhibiteurs étaient toujours dans les parages et constituaient encore une menace pour les Vélaires. L’autre faction se fichait de l’humanité tout autant que la première, à mon avis, mais prenait plus de gants. Elle considérait qu’il devait y avoir un meilleur moyen que de tester le dispositif inhibiteur pour voir s’il déclenchait toujours une réponse.

— Mais ce qui nous arrive, à nous, en ce moment ? Qui a gagné, en fin de compte ? Le Voleur de Soleil ou la Demoiselle ?

— Ni l’un ni l’autre, répondit Sylveste en reposant le microscope, son socle garni de velours heurtant doucement le bureau. Du moins, c’est mon sentiment instinctif. Je pense que nous… pardon, que j’ai bien failli déclencher le dispositif, lui fournir l’impulsion dont il avait besoin pour alerter les systèmes restants et entraîner la guerre contre l’humanité. Enfin, pour que ce soit une guerre, encore faudrait-il qu’il y ait deux camps, reprit-il en riant. Or je ne pense pas que ça se serait passé comme ça. Pas du tout.

— Mais vous ne pensez pas que c’en est arrivé là ?

— Je l’espère, je fais des vœux pour ça, c’est tout, répondit-il en haussant les épaules. Évidemment, il se peut que je me trompe. Moi qui croyais avoir toujours raison, j’ai bien appris la leçon.

— Et les Amarantins, les Vélaires ?

— Ça, c’est le temps qui le dira.

— C’est tout ?

Il parcourut la pièce du regard, s’attarda sur les rayonnages couverts de livres, comme pour se rassurer par leur présence.

— Je n’ai pas toutes les réponses, Khouri. Même pas ici.

— Il est temps d’y aller, dit soudain Pascale.

Elle était apparue au côté de son mari avec un verre de liquide transparent : de la vodka, peut-être. Elle le posa sur le bureau, à côté d’un crâne poli, couleur de vieux parchemin.

— Où ça ? demanda Khouri.

— Dans l’espace, Khouri. C’est ce que vous voulez, non ? Vous n’avez sûrement pas envie de passer le restant de l’éternité ici.

— Il n’y a nulle part où aller, dit Khouri. Vous devriez le savoir, Pascale. Le bâtiment était contre nous ; la chambre-araignée est détruite ; Ilia a été tuée…

— Elle s’en est tirée, Khouri. Elle n’est pas morte dans la destruction de la navette.

Elle avait donc réussi à enfiler un scaphandre – mais à quoi bon ? Khouri s’apprêtait à poser d’autres questions, puis elle réalisa que, quoi que Pascale puisse lui dire, c’était très probablement vrai, si invraisemblable que ça puisse paraître. Et si inutile que soit la vérité ; comme si ça pouvait changer quelque chose…

— Et vous, qu’allez-vous faire ?

Sylveste trempa ses lèvres dans le verre de vodka.

— Vous n’avez pas encore compris ? Cette pièce n’a pas été créée à votre intention. C’est là que nous vivons ; ou plutôt une version simulée, dans la matrice. Et nous n’occupons pas seulement cet endroit mais toute la base, comme nous l’avons toujours connue, sauf que maintenant, elle est entièrement à nous.

— C’est tout ?

— Non… pas tout à fait.

Pascale s’approcha de Sylveste, qui la prit par la taille. Ils se tournèrent d’un même mouvement vers la fenêtre et le coucher de soleil étranger, le paysage rouge et sans vie de Resurgam qui s’étendait à perte de vue.

C’est alors que tout changea.

Une vague partie de l’horizon fonça vers eux à la vitesse du jour levant, bouleversant tout sur son passage. Des nuages aussi vastes que des empires apparurent dans le ciel de plus en plus bleu, alors que le soleil continuait à descendre vers l’horizon crépusculaire. Et le paysage n’était plus aride mais d’un vert luxuriant, car cette vague de transformation laissait sur son passage des lacs et des arbres – des arbres inconnus –, et même des routes qui serpentaient entre des maisons en forme d’œuf, groupées en hameaux. Vers l’horizon, une agglomération plus vaste entourait une mince flèche qui montait à l’assaut du ciel. Khouri regarda tout cela comme si elle n’en croyait pas ses yeux, frappée par l’immensité de ce qu’elle voyait : un monde entier retourné à la vie. Et puis – mais c’était peut-être une illusion d’optique, elle ne le saurait jamais – elle crut les voir bouger entre les maisons. Ils allaient aussi vite que des oiseaux, mais sans jamais quitter le sol ; sans jamais prendre leur essor.

— Tout ce qu’ils ont été, reprit Pascale, ou du moins l’essentiel, est stocké dans la matrice. Ce n’est pas une reconstitution archéologique, Khouri. C’est Resurgam, comme ils y vivent à présent. Ramenés à la vie par la force de la volonté de ceux qui ont survécu. C’est un monde entier, complet, jusqu’au plus petit détail.

Khouri parcourut la pièce du regard et comprit.

— Et vous allez l’étudier, c’est ça ?

— Pas seulement l’étudier, répondit Sylveste en sirotant sa vodka. Y vivre. Jusqu’à ce que nous en ayons assez, ce qui n’est pas pour tout de suite, j’imagine.

Alors elle les laissa dans leur bureau reprendre la conversation profonde et grave qu’ils avaient interrompue le temps de s’occuper d’elle.


Elle remonta l’escalier et se retrouva à la surface de Hadès. La croûte était toujours embrasée par les feux du couchant, toujours grouillante de calculs. Elle était suffisamment restée là pour que ses sens se soient affûtés, et elle se rendit compte que, depuis le début, la croûte palpitait sous ses pieds comme si un moteur titanesque rugissait en dessous. Elle se dit que la vérité ne devait pas être si éloignée. C’était un moteur de simulation.

Elle pensa à Sylveste et Pascale, qui partaient pour une nouvelle journée d’exploration de leur fabuleux nouveau monde. Depuis qu’elle les avait quittés, des années avaient passé pour eux. Ça semblait ne pas avoir grande importance. Elle les croyait capables de ne choisir la mort que lorsque tout le reste aurait cessé de les fasciner. Ce qui, comme l’avait dit Sylveste, n’était pas près d’arriver.

Elle brancha le communicateur de son scaphandre.

— Ilia… vous m’entendez ? Oh, merde… C’est idiot. Mais ils m’avaient dit que vous étiez peut-être encore en vie.

Il n’y eut pas de réponse. Juste le bruit blanc de l’électricité statique. Tout espoir évanoui, elle regarda la plaine ensanglantée autour d’elle en se demandant ce qu’elle allait faire maintenant.

Et puis…

— Khouri, c’est vous ? Qu’est-ce qui vous prend d’être encore en vie ?

Sa voix avait quelque chose de très bizarre. Elle montait et descendait la gamme comme si elle avait trop bu, mais c’était trop régulier pour être ça.

— Je pourrais vous en dire autant ! La dernière chose dont je me souvienne, c’est que la navette était kaput. Et vous me dites que vous êtes toujours dans le coin, à dériver ?

— Mieux que ça, répondit Volyova, sa voix parcourant toute la gamme du spectre. Je suis à bord d’une navette. Vous m’entendez ? Je suis à bord d’une navette !

— Comment diable… ?

— C’est le vaisseau qui l’a envoyée. Le Spleen, fit Volyova, le souffle court, comme si elle était surexcitée, ou avide de raconter son histoire. Je croyais qu’il allait me tuer. Je n’attendais plus que ça, le coup de grâce. Mais il n’est jamais venu. Au lieu de ça, le bâtiment m’a envoyé une navette !

— Ça n’a pas de sens. Le Voleur de Soleil, qui s’en était emparé, devrait être encore en train d’essayer de nous éliminer…

— Mais non ! fit Volyova du même ton de jubilation enfantine. Il y a une explication à ça. J’ai fait quelque chose, et ça a dû marcher. Enfin, je crois…

— Et qu’avez-vous fait, Ilia ?

— J’ai… euh, j’ai laissé le capitaine se réchauffer.

— Vous avez fait quoi ?

— Oui. C’était une approche assez radicale du problème. Mais j’ai pensé que si un parasite tentait de prendre le contrôle du bâtiment, le moyen le plus sûr de le combattre était d’en déchaîner un autre, encore plus puissant. (Volyova s’interrompit, comme si elle attendait que Khouri lui confirme que c’était la seule chose sensée à faire. Rien ne venant, elle poursuivit :) C’était il y a une journée à peine – vous savez ce que ça veut dire ? En une heure, une seule et unique heure, la peste a dû transformer une partie substantielle du bâtiment ! Ça implique une vitesse de contamination incroyable : des centimètres à la seconde !

— Vous êtes sûre que c’était une bonne idée ?

— Khouri, c’est probablement la chose la moins raisonnable que j’aie jamais faite de ma vie. Mais on dirait que ça a marché. Nous avons troqué un mégalomane contre un autre, mais au moins celui-ci a l’air un peu moins voué à notre destruction.

— J’imagine que ça va dans la bonne direction. Où êtes-vous, maintenant ? Vous êtes remontée à bord ?

— Non, pas du tout. J’ai passé les dernières heures à vous chercher. Où étiez-vous passée, Khouri ? Je n’arrive pas à obtenir une localisation significative de votre position.

— Je ne crois pas que vous ayez envie de le savoir.

— Bon, on verra. Mais je veux que vous reveniez à bord du bâtiment le plus vite possible. Je ne tiens pas à m’y retrouver seule, figurez-vous. Je crains qu’il n’ait plus grand-chose à voir avec ce qu’il était quand nous en sommes parties, avec la chambre-araignée. Vous… euh, vous pourriez me rejoindre ?

— Oui, je crois.

Khouri fit ce qu’on lui avait dit de faire quand elle voudrait quitter Hadès. Ça n’avait pas beaucoup de sens, mais Pascale était formelle : la matrice comprendrait le message et projetterait dans l’espace une bulle à faible gravité ; une bouteille dans laquelle elle pourrait regagner la sécurité.

Elle écarta largement les bras, comme des ailes ; comme si elle allait voler.

Le sol rouge – toujours aussi fluctuant, changeant – s’éloigna, en dessous d’elle.


FIN DU TOME I
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